TEMPS MODERNES
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‘DEPUIS I45S JUSQU’A 1789
. . / PAR V. DÜRUY
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Inspecteur général de l’instruction publique
Professeur d’htatuire à l'Ecole polyteclinique
OUVRAGE
CONTENANT SIX CARTES GÉOGRAPHIQUES
.-i|> ^ ET QUATRE GRAVURES
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PARIS
UBRAUIIE DE L. HACDETTE ET C»
BOULEVARD SAINT-GESHAIN , N* 77
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OUVRAGES DE M. DÜRÜY
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Classe de Troisième : Histoire de France et du moyen âge du v* au
XIV* siècle. 1 vol. 3 fr. 50 c.
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Paris. — Imprimerie de Ch. Lahore et C‘*, rue de Fleuras, 9.
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HISTOIRE
DES
TEMPS MODERNES
DEPUIS 1453 JUSQU'A 1789
PAR V. DÜRÜY
Inspecteur général de l’Instruction publique
Professeur à l’£cole polytechnique
OUVRAGE
CONTENANT SIX CARTES aÉDORAPRIQUES
ET QUATRE ORAVURES
PARIS
UBHATRIE DE L. HAGOETTE ET
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N” 77
1863
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-1
PRÉFACE.
Ce volume renferme l’histoire générale des États euro-
péens, de 1453 à 1789, c’est-à-dire depuis la fin du moyen
âge jusqu’au commencement de l’histoire contemporaine.
Sur les trois siècles et demi qui ont précédé 1789, on peut
prononcer à présent le consummatum est. La Révolution
française, qui tend de plus en plus à devenir une révolu-
tion européenne, sépare l’ancien régime, décidément bien
mort, du régime nouveau que nos grands aïeux de la
Constituante ont inauguré.
Le moyen âge avait été caractérisé par la prédominance
des pouvoirs locaux et par le développement le plus
complet des énergies individuelles, au moins parmi les
seigneurs de la féodalité et la bourgeoisie communale ; les
temps modernes le furent par la prépondérance du pouvoir
central, ou l’autorité absolue des rois, et par l’action de
l’État substituée partout à celle des communautés et des
individus.
Mais, tandis que la puissance et toute la vie politique des
nations se concentraient dans la main de leurs chefs, par
un effort contraire l’esprit brisant ses entraves, se répan-
dait partout et sur tous. La Révolution fut la lutte de ces
nUPS MODERNES.
a
U
PRÉFACE.
deux forces opposées; comme leur conciliation, l’ordre
avec la liberté, le développement de l’activité et des droits
individuels avec la force de l'État est le problème de notre
âge et sera le caractère dominant de la société future.
Je n’ai pas prétendu faire entrer dans ce volume tous
les faits, même considérables, qui se sont produits de
1453 à 1789, mais seulement donner un dessin rapide de
la vie générale de l’Europe et des grands événements qui
en marquent la marche progressive.
Le mot de révolution y revient souvent. C’est que je
n’en connais point d’autre pour exprimer ces modifica-
tions qui s’opèrent continuellement dans la vie des na-
tions. La science a démontré qu’il n'est pas un de nos
organes dont les éléments ne soient en un court espace
de temps, complètement remplacés. Si le corps de
l’homme est ainsi le théâtre d’un travail incessant de re-
nouvellement et de transformation, quel ne doit pas être
celui qui s’accomplit au sein du corps social sur lequel
tant d’influences exercent leur puissante action?
Il est des personnes que ce seul mot etTraye et fait fuir.
N’ayons pas de ces terreurs d’enfant; regardons toute
chose en face, et nous verrons le fantôme menaçant se
changer en un conseiller prudent et nécessaire.
Pourquoi le nom qui sert à désigner la sagesse éter-
nelle lorsqu’il s’agit des mouvements du ciel, deviendrait-
il une cause d’épouvantement, quand il faut peindre les
mouvements généraux du monde moral. Dieu qui a fait
l’homme, comme il a fait les astres, est dans les uns aussi
bien que dans les autres.
L’histoire des temps modernes regardée, je n’ose pas
dire de haut, mais de loin, se ramène à un petit nombre
de faits dominants. Le reste est épisodiqpie.
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PRÉFACE.
in
D’abord la révolution politique qui remet aux mains des
rois l’autorité possédée auparavant par les seigneurs,
avec ses conséquences inévitables : les grandes guerres
extérieures. Les rois, en effet, ne résistent pas à la tenta-
tion d’user des forces nationales dont ils disposent pour
satisfaire leur ambition personnelle. Charles VIII, Louis
XII et François vont chercher au delà des Alpes des
couronnes que d’autres saisissent, et le résultat des pre-
mières guerres d’Italie est la domination de l’Espagne et
de la maison d’Autriche sur la Péninsule.
Pendant que les rois sont aux prises, le long de toutes
leurs frontières, Christophe Colomb, Raphaël, Copernic,
Rabelais et les prédécesseurs de Bacon et de Descartes
trouvent de nouveaux mondes. C’est le grand commerce
maritime qui naît pour les nations occidentales, les mé-
taux précieux qui, par leur soudaine abondance, produi-
sent des effets analogues à ceux dont nous sommes témoins,
et la richesse mobilière qui s’amasse dans les mains rotu-
rières. Ce sont aussi les arts, les lettres, la science et la phi-
losophie qui changent; en un mot, la révolution, ou,
comme les hommes du seizième siècle l’appelaient d’un
nom expressif et charmant, la Renaissance, qui se fait dans
les idées et dans les intérêts; comme elle s’est faite dans
la politique et qui se produit même dans les croyances.
Mais le passé vaincu se débat contre sa défaite. La féo-
dalité essaie de revivre en se servant du protestantisme;
si elle échoue en France, oit Henri IV retrouve sous les
débris sanglants amoncelés par les guerres de religion,
les droits et l’autorité de François 1", elle réussit en
Allemagne, où la paix d’Augsbourg, prélude des traités
de Westphalie, consacre l’indépendance des princes et la
ruine définitive de l’autorité impériale.
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IV
PRÉFACE.
Dans le même temps, les catholiques déterminent au
sein de l’Église, par le concile de Trente et la création de
l’ordre des Jésuites, un mouvement de concentration pa-
reil à celui qui s'est accompli dans la société politique.
L’autorité absolue de la monarchie pontificale est fondée,
et, contre l’esprit nouveau, Rome s’arme enfin d’austérité
et de discipline. Philippe II met au service de la restau-
ration catholique les trésors du nouveau monde et ses
vieilles bandes espagnoles. Le grand combat des croyances
s’engage; mais la victoire reste aux idées de tolérance re-
présentées par Henri IV. L’Espagne baisse et la France
monte.
Dans la seconde moitié du seizième siècle, tout avait pris
la forme religieuse : les aspiration^ démocratiques des
grandes villes s’appelaient la Ligue; les désirs d’indépen-
dance de la noble.sse provinciale, le calvinisme; et la
royauté était tour à tour de l’un ou de l’autre côté. Au
dix-seplième, tout redevient politique. Richelieu, un car-
dinal d’Éiat, comme le pape appelait dédaigneusement ce
prêtre allié des puissances protestantes, en est la plus
haute expression et, grâce à lui, la prépondérance exercée
par la maison d’Autriche passe à la maison de Bourbon.
I
Mais Louis XIV commet la même faute que Charles-
Quint et Philipiie II, en reprenant, à son compte, leurs
ambitieux projets; il abandonne la politique tradition-
nelle de la France, celle de François I", de Henri II, de
Henri IV et de Richelieu ; il répudie nos alliances protes-
tantes; il épuise la France pour dominer l’Europe, au
nom de sa race qu’il rend envahissante, comme au nom
du catholicisme qu’il rend persécuteur, et il descend au
tomoeau, aussi triste que les gi'ands vaincus de l’âge pré-
cédent, découronné de sa gloire, avec la douleur de voir
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PRÉFACE. V
monter à l’horizon des astres nouveaux qui éclipsent le
sien. C’est Louis XIV qui a fait la grandeur de la Prusse
et de l’Angleterre.
Au dix-huitième siècle, la France continue de descen-
dre politiquement; elle semble perdre, à Rosbach, jusqu’à
ses qualités militaires et n’a pas plus de grands généraux
que de grands évêques ou de grands ministres. Une autre
puissance d’autrefois, l’Autriche, a le sort de la France.
Elle perd, en Allemagne, une vaste et riche province; en
Italie, un royaume, et, par un étrange renversement des
idées politiques, ces deux irréconciliables ennemies qui
s’étaient, pendant deux siècles, disputé la suprématie, s’u-
nissent sans pouvoir relever leur honneur militaire, ni
leur fortune compromise.
En face de ces vieilles monarchies qui déclinent, de
jeunes et vaillants États grandissent.
L’Angleterre achève de saisir l’empire de l’Océan, tandis
que le temps affermit et consolide son heureuse révolution
de 1688 ; la Prusse, avec Frédéric II, double ses forces et
prend conscience de sa nationalité; la Russie, sous Pierre
le Grand et Catherine II, naît, s’élève et projette déjà son
ombre menaçante sur la moitié orientale de l’Europe.
Mais, au delà de l’Atlantique, les colonies anglaises s’in-
surgent et triomphent. Ce n’est pas seulement l’indépen-
dance de l’Amérique que le drapeau étoiié porte dans ses
plis, c’est encore une politique commerciale qui va pro-
duire dans les intérêts économiques du monde une révo-
lution nouvelle. Au bout de la victoire de Washington, il
y avait, pour un avenir qui est le présent d’aujourd’hui,
l’abolition des monopoles, de la traite et du système colo-
nial dont Colbert avait donné la formule rigoureuse. La
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VI
PRÉFACE.
liberté du commerce, des colonies et des mers était en
germe dans la liberté des insurgents d’Amérique.
Tandis que par delà l'Océan un peuple nouveau appa-
raît, au milieu de notre vieux monde, un peuple ancien,
héroïque, nécessaire, est effacé de la liste des nations. La
Pologne est envahie et démembrée; la Prusse, la Russie
et l’Autriche s’en partagent les lambeaux sanglants. Crime
politique qui a fait couler des torrents de sang et de lar-
mes dont les sources ne sont pas taries.
L’Angleterre, la France l’ont lais*sé s’accomplir, absor-
bées qu’elles étaient l’une et l’autre par leurs préoccupa-
tions domestiques ; celle-là par la guerre d’Amérique qui
s’approchait; celle-ci par la fermentation des esprits qui
devenait redoutable.
La France au dix-huitième siècle avait retrouvé dans
les lettres l’influence qu’elle avait perdue dans la guerre.
Les peuples qu’elle ne dominait plus par les armes subis-
saient l’influence de son esprit. Ses vainqueurs môme par-
laient sa langue, lisaient ses livres et se laissaient vaincre
par ses idées. Qu’importait à Voltaire que la France per-
dît le Canada, à Buffon, à Diderot, à d’Alembert, aux
philosophes et aux gens de lettres de ce temps que les
Russes allassent à Constantinople et les Prussiens à Var-
sovie? Ils avaient bien autre chose à faire que de s’in-
quiéter du sort d’une province, même d’un empire. Ils
cherchaient l’homme, croyaient l’avoir trouvé et comp-
taient en faire un citoyen. Ils étudiaient la société, l’es-
timaient mal construite et voulaient la rebâtir. C’était une
civilisation à refaire. Pour des ouvriers si ardemment oc-
cupés à une telle œuvre, qu’était le bruit d’une pierre qui
se détachait du vieil édifice et tombait?
Ceux mêmes qu’ils semblaient menacer les écoutaient
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PRÉFACE. vn
avec déférence. Les potentats courtisaient ces rois de l’es-
prit. Ils mettaient partout leurs idées en expérience, et,
malgré les guerres, il se fît alors d’un bout à l’autre de
l’Europe un immense travail de réformation. On sentait
qu'il existait au sein de la société moderne un profond
désaccord ; que, par les institutions on était bien loin en-
core dans le passé, tandis que par les idées on vivait déjà
dans l’avenir. Les princes voulurent rétablir l’harmonie.
Pour nos économistes, ils firent des routes, des canaux, de
l’agriculture ; pour Beccaria et Montesquieu, ils adoucirent
les lois pénales et améliorèrent en beaucoup de poinls la
législation; pour Voltaire, ils parlèrent de tolérance,
chassèrent les jésuites, diminuèrent les couvents et cher-
chèrent le bien public.
Mais ils cherchaient encore, et déjà quelques-,’r.s,
comme Joseph II, étaient morts à la peine; d’autres,
comme Charles IV ou Ferdinand IV, retombaient dans
l’ancienne quiétude, lorsque la digue, malheureusement
opposée en France à des vœux légitimes et derrière
laquelle on avait laissé s’accumuler les grandes eaux,
céda et tout fut emporté par le torrent furieux.
Une leçon sort de ce livre ; elle est exprimée par une
belle parole de l’empereur Napoléon III. « L’histoire dit
« hautement aux rois : « Marchez à la tête des idées de
« votre siècle, ces idées vous suivent et vous soutiennent ;
« marchez à leur suite, elles vous entraînent; marchez
« contre elles, elles vous renversent. »
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CARTES ET GRAVURES
CONTSIICES
DANS L’HISTOIRE DES TEMPS MODERNES.
CARTES.
La France sous Louis XI. .^. . . Page 9
Les Iles Britanniques de 1066 à 1603 29
Italie au quinzième siècle 56
Planisphère indiquant les possessions portugaises au seizième siècle. 129
L’Europe .en 1648 2%
La France à la mort de Louis XIV 383
GRAVURES.
La Tour de Londres 36
Chapelle de Henri VII 41
Château Saint-Ange J 86
La colonnade du Louvre 417
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HISTOIRE
DES
TEMPS MODERNES
(14S3-1789).
LIVRE PREMIER.
RÉVOLUTION DANS L’ORDRE POLITIQUE, OU RUINE DÉFI-
NITIVE DES INSTITUTIONS POLITIQUES DU MOYEN AüE
ET SYSTÈME NOUVEAU DE GOUVERNEMENT.
CHAPITRE PREMIER.
ETAT DE L’EUROPE AU MILIEU DU QUINZIEME
SIÈCLE.
De la limite entre le moyen âge et les temps modernes. — Europe
occidentale. — Etats du Nord, de l’Est et du Centre.
De la limite entre le moyen âge et les temps modernes.
L’usage est de prendre l’année 1453 pour la fin du moyen
âge et le commencement des temps moefemes, parce que oette
date marque deux événements considérables, la prise de Con-
stantinople par les Turcs, et la fin de la guerre de cent ans
entre la France et l’Angleterre. C’est plus haut qu’il faudrait
aller chercher les raisons de tracer une limite entre ces deux
périodes de la vie du monde; et ce serait plus bas dans le temps
TEMPS MOnrPNES. 1
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aiAPITRK I.
O
qu’on les trouverait : h la fin du quinzième siècle et au com-
mencement du seizième, quand s’opère la révolution qui
change les intérêts, les idées et les croyances de l’Europe.
En 1494, les guerres d’Italie commencent, et avec elles les
rivalités et les batailles des grandes nations européennes.
En 1492, Christophe Colomb découvre l’Amérique, et cinq
ans plus tard Vasco de Gama arrive aux Indes : révolution
commerciale.
En 1508, Raphaël et Michel-Ange peignaient à Rome les
loges du Vatican et la chapelle Sixtine ; révolution dans les
arts.
A cette époque. Copernic méditait son nouveau système du
monde: révolution dans les sciences; et l’imprimerie récem-
ment découverte, l’antiquité classique comme retrouvée, pré-
paraient une révolution littéraire.
Enfin, en 1517, éclate la voix de Luther: révolution reli-
gieuse.
La civilisation moderne est encore sous l’influence de ces
grandes choses, mais elle est aussi restée trois ou quatre cents
ans sous celle d’un autre fait qui s’était produit antérieurement
à ceux-là, l'avénement de la royauté absolue. C’est dans la
seconde moitié du quinzième siècle que les rois de France,
d’Angleterre, de Portugal et d’Espagne reprirent pour leur
pouvoir les droits que leur déniait le moyen âge et que les
empereurs romains avaient autrefois exercés.
La date de 1453 est donc plus rationnelle qu’on ne le croi-
rait d’abord, et nous nous y tiendrons.
De tous les grands faits qui déterminent le caractère nou-
veau de l’histoire moderne, le changement dans le gouverne-
ment des États est le premier à se montrer et à produire ses
conséquences; il sera le premier aussi que nous étudierons,
mais il convient d’énumérer auparavant les divers États qui se
partageaient l’Europe en 1453.
Europe oeeldentale.
A cette époque, les peuples européens n’étaient point,
comme aujourd’hui, unis par la ressenîblance des mœurs, des
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3
L’EUROPE AU MILIEU DU QUINZIÈME SIÈCLE.
goûts, des habitudes, et par les mille liens que nouent les re-
lations fréquentes. A peine si les nations du Nord connaissaient
de nom celles du Midi.
Cependant tous ces peuples étaient chrétiens et, sauf dans
l’Église grecque, tous reconnaissaient l’autorité spirituelle des
papes, comme successeurs de saint Pierre et vicaires de Jésus-
Christ. Il semble donc que l’Europe, qui, au onzième siècle,
avait couru à la croisade avec tant d’enthousiasme, alors que
Constantinople était seulement menacée, devait, au milieu du '
quinzième, se lever tout entière contre l’islamisme qui, cette
fois, s’établissait à demeure sur son propre sol. Il n’en fut
rien pourtant, et c’est par l’examen attentif de sa situation po-
litique que nous découvrirons les causes de son inaction et de
son indifférence.
La France venait, par l’expulsion des Anglais (1453), de
fonder sa nationalité d’une manière inébranlable ; il s’en fal-
lait toutefois qu’elle eût aussi bien constitué son unité politi-
que. Le domaine royal se trouvait de toutes parts gêné, com-
me l’autorité du roi, par les domaines ou par l’influence d’une
féodalité nouvelle, due en grande partie à la funeste coutume
des apanages. Mais Charles \'II, qui avait gagné le titre de
Victorieux, allait mériter celui de Charles le Bien servi,
grâce aux habiles ministres qui l’entourent, et qui, après avoir
reconquis le royaume, veulent le réorganiser.
L’Angleterre, sous ün prince imbécile, le malheureux
Henri VI, et une reine étrangère, Marguerite d’Anjou, voyait
déjà s’accomplir des catastrophes qui annonçaient les terribles
tragédies de la guerre des deux Roses. Le prince le plus popu-
laire, le duc de Glocester, venait de périr d’une manière mys-
térieuse, et sans doute par l’ordre de la cour (1447).
L’Écosse était le théâtre d’une lutte acharnée entre les rois
et leurs barons. Jacques I" avait été assassiné en 1437, par
les grands. Pour briser leur ligue, Jacques II, à son tour,
poignarda de sa main leur chef, William Douglas, mais le
frère de la victime marchait contre le roi à la tête de 40000
hommes (1452), et Jacques III sera tué de sang-froid, après
la bataille de Bannock-Burn (1488).
On comptait encore en Espagne cinq royaumes. Dans la
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4
CHAPITRE I.
Castille, cette année même (1453), les grands avaient fait dé-
capiter le favori du roi Jean II, et cette tragédie montre qu’il j
n’y avait là ni une royauté bien forte ni un pays bien tran- ^
quille. Aussi la croisade contre les Maures était-elle abandon-
née, et c’était le roi musulman de Grenade qui osait intervenir ^
dans les troubles du royaume. Mais la Castille enveloppait de
toutes parts ce dernier reste de la domination arabe, et le ren-
versera dès qu’elle aura retrouvé l’union et la paix intérieure.
En Navarre, le père combattait contre le fils.
La Castille occupant le royaume de Murcie, V Aragon n’é-
tait plus en contact avec les Maures, aussi ses rois avaient-ils
tourné leur ambition vers la Méditerranée et l’Italie. Mais ’
Alphonse V le Magnanime allait ruiner lui-même la gran-
deur de sa maison, en partageant ses couronnes d’Aragon, de
Sardaigne, de Sicile et de Naples entre son frère et son
fils (1458).
Le Portugal, séparé aussi des Maures d’Espagne depuis
que Cordoue et Sé\'ille avaient été prises par les Castillans, et
ne pouvant plus s’agrandir dans la Péninsule, était tout entier
aux découvertes le long des côtes d’Afrique. Il allait trouver
dans cette voie un siècle de prospérité et de puissance.
L’Italie s’était affranchie à peu près complètement de la su-
prématie allemande ; mais elle n’avait point su constituer son
unité nationale, et se trouvait divisée en une foulé d’États.
Alphonse V d’Aragon régnait à iVap/es depuis 1442, et essayait
d’étendre son influence dans la haute Italie, où il eût voulu
briser la fortune de Sforza. Gênes oubliait, dans des révolu-
tions perpétuelles, et Galata, ce faubourg de Constantinople
que les Turcs venaient de lui enlever, et les dangers qui me-
naçaient son commerce du Levant. Embarrassée de sa liberté,
elle se donnait tour à tour à Milan et à la France. En 1453,
par exception, elle n’appartenait à personne. Venise s’était
laissé prendre à l’ambition des conquêtes continentales, et
s’était créé des ennemis dans l’Italie même, quand elle eût dû
employer toutes ses ressources à défendre contre les Turcs ses
colonies et ses comptoirs. Un condottière, François Sforza,
avait tout récemmment enlevé auxVisconti J/i/an, qu’il gardait,
malgré l’empereur et malgré le roi de Naples (1447).
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5
L’EUROPE AU MIIJEU DU QUINZTf-:ME SIÈCLE.
La paix venait d’être rétablie dans Y Église par l’abdication
de Félix V et la déclaration d’obédience faite par les Pères du
concile de Bâle au nouveau pape Nicolas V (1449). Ce pontife
lettré accueillait les savants fugitifs de Constantinople ; mais
la papauté, à peine échappée au schisme, n’avait pas la voix
assez puissante pour soulever, comme autrefois, la chrétienté
contre les infidèles; et, de retour à Rome après un si long
exil, elle trouvait les États pontificaux en proie au plus af-
freux désordre. En Toscane, Gosme, fils du banquier Jean de
Médicis, endormait les Florentins sous le charme des arts et
de la poésie. Florence ne jouait plus, en Italie, qu’un rôle se-
condaire, et partageait même la Toscane avec plusieurs répu-
bliques et seigneuries. Vingt autres princes dominaient dans
la Romagne, dans la Lombardie; et une civilisation brillante,
mais corrompue, recouvrait ITtalie entière.
Les huit cantons helvétiques venaient dé conclure une
alliance avec la France (1452). Les victoires sur l’Autriche à
Moi^arten et à Sempach, la récente mais glorieuse défaite
de Saint-Jacques, avaient porté au loin la réputation militaire
de ces monta^ards.
KtatM du Word, de et du Centre.
Dans le Nord, l’union formée à Calmar, depuis 1397, entre
le Danemark et la Suède, venait d’être rompue. Les Suédois
avaient élu un prince de leur sang, Charles VIII Canutson
(1448); cette élection allait devenir pour les deux peuples l’ori-
gine d’une guerre séculaire. La prépondérance appartient, de
ce côté, au Danemark.
La Russie, intéressée plus directement que toute autre na-
tion aux malheurs des Grecs byzantins, ne pouvait agir : les
Tartares de la Horde d’or la tenaient sous le joug ; la républi-
que de Novogorod l’isolait de la Baltique; la Pologne lui fer-
mait l’Europe. Legrand-duc de Moscou, Vassili III, avait été,
en 1445, fait prisonnier par le khan de Kazan et contraint
de se racheter. Un usurpateur, Dmitri, avait profité de ce re-
vers pour renverser le grand-duc et lui faire crever les yeux
Vassili fut rétabli ; mais, en 1451, les Tartares pénétrèrent
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6
CHAPITRE I.
jusqu’aux murs de Moscou, d’où ils furent repoussés par le
canon. Rien donc n’annonçait encore la menaçante grandeur
réservée à cet empire.
Mais déjà la Horde d’or se démembrait et, en se démem-
brant, s’affaiblissait; les petites principautés et les républi-
ques disparaîtront promptement, dès que le grand-duc n’aura
plus rien à craindre des Mongols. Cela aura lieu bientôt,
sous Ivan III (1462-150à), cette grossière ébauche d’un autre
barbare de génie , qui se nommera Pierre le Grand. Ivan va
déjà prendre le titre de frère de César-Auguste, épouser une
Paléologue, comme s’il voulait se porter l’héritier des empe-
reurs de Constantinople, et se laisser appeler l’Étoile choisie
de Dieu pour illuminer le monde.
En Prusse et en Livonie l’ordre Teutonique, vaincu par
les Polonais, qui en 1435 lui avaient enlevé la Pomérellie,
(Dantzick), était encore affaibli par l’insurrection des villes et
de la noblesse de province qui avaient formé, en 1440, la
ligue de Mariemverder. Cette ligue, malgré une excommuni-
cation du pape et un arrêt de l’empereur, refusait obéissance
à l’ordre, qui, après avoir dominé jadis dans tout le nord de
l’Europe, était maintenant en pleine décadence.
En Pologne, Casimir IV avait réuni, depuis 1444, la Li-
thuanie à la Pologne. Cette réunion, toute précaire qu’elle
était encore, donnait cependant assez de force à la Pologne
pour lui faire prendre le premier rang parmi les États slaves.
Au centre du continent, l’Allemagne, si forte par le nombre
et l’esprit guerrier de ses habitants , était condamnée à l’im-
puissance par les vices de sa constitution. L’aristocratie féo-
dale avait annulé à peu près complètement le pouvoir central,
et le saint empire germanique n’était plu» qu’une aggloméra-
tion anarchique d’États indépendants, juxtaposés mais non
unis, dont le chef, sans pouvoir, sans armée, sans revenus,
n’avait d’empereur que le nom : aussi c’est à grand peine que
les électeurs trouvent quelqu’un pour accepter ce titre oné-
reux. Un membre de la maison de Habsbourg-Autriche, Fré-
déric de Styrie, élu en 1440, sur le refus du landgrave de
Hesse, resta trois mois sans notifier son acceptation, et régna
en duc d’Autriche, bien plutôt qu’en empereur. Cependant,
L’EUROPE AU MILIEU DU QUINZIÈME SIÈCLE. 7
t
de la Carniole et de la Garinthie, il pouvait entendre le bruit
menaçant des progrès des Turcs dans la vallée du Danube.
Mais, au lieu de s’unir fortement à l’héroïque défenseur de
la Hongrie, Jean Huniade, il retenait le jeune roi de ce pays,
liadislas VI, et ne le rendit que par force, en 1453. . .
Maître de l’Autriche, de la Hongrie et de la Bohême,
Ladislas VI, fils du dernier empereur d’Allemagne, pouvait
fonder une puissance qui serait devenue le boulevard de l’Eu-
rope contre les Turcs; mais la Bohême n’était pas remise en-
core de l’effroyable guerre des hussites. Les utraquîstes ‘ y
formaient un parti puissant, qui avait imposé au prince une
capitulation dont il s’indignait; et, en Hongrie, ce roi autri-
chien semblait, au milieu de la noblesse magyare, un prince
étranger. Il était lui-même d’ailleurs incapable de suffire â
la tâche qu’il eût dû remplir.
Les Turcs avaient été arrêtés dans la vaUée du Danube
par six États chrétiens, dont trois au sud du fleuve, les
royaum.es de Bulgarie, de Servie et de Bosnie, et trois autres
au nord, les principautés de Moldavie et de Valachie, enfin,
le royaume de Hongrie. Mais, en 1453, la Bulgarie était,
depuis plus d’un demi-sièçle, conquise, la Servie était en
grande partie domptée, et le krale n’avait pu sauver Bel-
grade, la clef de la vallée du Danube, qu’en la remettant
aux Hongrois (1437); la Bosnie était déjà tributaire de Ma-
homet II, et depuis longtemps les sultans inscrivaient là
Valachie sur la longue liste de leurs provinces. Les Moldaves
avaient jusqu’à présent échappé au joug, et les Hongrois fai-
saient tête à l’orage, sous leur brave régent Jean Huniade, à
qui allait succéder son fils, plus célèbre encore, Matthias Cor-
vin. La Hongrie sera, au quinzième et au seizième siècle,
' contre les Turcs, ce que la Pologne avait été au treizième et
au quatorzième contre les Mongols, le boulevard de la chré-
tienté.
Les Turcs étaient alors conduits par im de leurs plus glo-
4. On donnait ce nom à ceux qui avaient obtenu, en 44S3, des Pères du
concile de Bâle, de pouvoir communier sous les deux espèces. On les nom-
mait aussi Calixtins.
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8
CHAPITRE I.
rieux sultans, Mahomet II, qui avait juré de prendre Con-
stantinople, et qui venait, le 29 mai 1453, de tenir son ser-
ment : la chrétienté avait laissé tomber son dernier rempart.
Au bruit de cette grande chute, l’effroi fut dans l’Italie. Tous
les princes de la Péninsule se sentirent menacés et se recon-
cilièrent solennellement à Lodi (9 mai 1454). On reprit la
pensée de la croisade ; cette pensée 'franchit les monts ; et, à
la cour du grand-duc d' Occident, toute la noblesse de Flandre
et de Bourgogne jura sur le faisan de s’armer pour rejeter
les Turcs en Asie. Vaines paroles : le temps des croisades
était passé et ne devait plus revenir. Venise traitait cette an-
née même avec Mahomet II, qui dominait maintenant depuis
le milieu de l’Asie Mineure jusqu’aux murs de Belgrade et
jusqu’aux rives de l’Adriatique.
L’Europe, en effet, n’était plus capable de s’unir, comme
au onzième siècle, dans une grande pensée religieuse, et elle
n’était pas encore en état de se concerter pour une grande
pensée politique. Au milieu du quinzième siècle, chacun vi-
vait à l’écart, dans l’isolement, comme en plein moyen âge ;
il n’y avait pas une seule question générale qui ralliât tous
les gouvernements ; il n’y avait même pas une grande force
qui ralliât les ' peuples autour d’un principe. Pourtant cette
force existe ; et, dans cette France toujours à l’avant-garde
de l’Europe, cette force agissait déjà. C’est la royauté qui
allait tirer chaque État du chaos féodal, assurer l’ordre inté-
rieur, préparer l’égalité et, par les encouragements donnés
au commerce, à l’industrie, aux lettres et aux arts, aider au
développement d’une civilisation nouvelle.
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LA FRANCE DE 1453 A 1494.
9
CHAPITRE II
LA FRANCE DE 14S.’l A 1494.
Progrès de l’autorité royale dans les dernières années de Charles VII. —
Louis XI (1461-1483). Ligue du bien public (1465). Entrevue de Pé-
ronne (1468). — Ambition et mort du duc de Bourgogne (1477). —
Ruine des grandes maisons féodales. — Mort de Louis XI (1483). — Le
règne de Charles VIII, jusqu’à l’expédition d’Italie (1483-1494).
Progrèa de rantorlté reyele dann les dernières années
de Charles Vil.
La royauté française avait passé déjà par bien des vicissi-
tudes. Clovis et ses fils n’étaient que des chefs de guerre; Hu-
gues Capet un seigneur féodal, ayant un titre de plus que ses
vassaux, mais non plus de pouvoir. Sous ses premiers suc-
cesseurs, cette ombre même d’autorité se perd. Avec Louis le
Gros ou l’Éveillé , la royauté secoue cette torpeur, le roi se
fait le grand justicier du pays ; et en mettant de la sécurité
sur les grands chemins, surtout plus d’ordre dans la société,
il gagne une popularité qui double ses forces. Philippe Au-
guste rend la royauté conquérante, Louis IX la sanctifie ;
sous Philippe le Bel et Philippe de Valois elle se trouve assez
forte pour détruire la grande féodalité, s’emparer de l’admi-
nistration du pays, braver le successeur de Grégoire VH, et
s’approcher du pouvoir absolu. Mais alors la guerre contre
les Anglais commence ; la France est rejetée dans le chaos ;
une féodalité nouvelle se forme, relevée par les mains affai-
I. Un ouvrage ayant été conaacré spécialement, dans la collection de
rHistoire universelle, à la France, l’iiistoire de ce pays ne sera, dans le pré-
sent volume, présentée que d’une manière sommaire.
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10
CHAPITRE IL
blies de la royauté même ; Charles VII n’est plus, au com-
mencement de son règne, que le roi de Bourges.
Mais, sous le poids des malheurs, la nation se rapproche;
au contact de l’étranger, elle se reconnaît, prend conscience
d’elle-même et se sauve par cette explosion de patriotisme
qui se personnifie dans Jeanne d’Arc. Une fois sortie de l’a-
bîme elle n’y veut plus retomber, se serre autour de son chef
et lui donne toute force pour qu’il lui assure en échange l’or-
dre et la sécurité. L’indolent Charles VII se trouve ainsi re-
porté au pouvoir qu’avait eu Philippe le Bel , et le roi de
Bourges devient Charles le Victorieux. D’habiles généraux,
Richemond, Dunois, la Hire, Xaintrailles, conduisent ses
armées; de sages ministres, Jacques Cœur, les frères Bureau,
Chevalier, Cousinot, dirigent ses conseils; alors les réformes
s’accomplissent, les victoires se gagnent et la France se délivre
de l’Anglais.
La plus importante de ces réformes fut celle de l’armée.
Au moyen âge toute la force militaire était aux mains des
grands; le roi, pour la leur ôter et s’en saisir, institua quinze
compagnies d’ordonnance qui commencèrent l’armée perma-
nente, et, pour la payer, établit l’impôt perpétuel. Dans le
même temps l’artillerie était mise sur un pied formidable.
Maintenant plus de bonne armure qui rende le noble invul-
nérable ; plus de muraille qui ne puisse être jetée bas. Le
boulet passe partout, et les tours les plus hautes seront celles
qu’il renversera le plus vite. Mais cette arme redoutable est
très-coûteuse, il n’y a guère que le roi qui puisse avoir du
canon ; il n’y aura bientôt plus que lui seul qui en ait. Il
possédera donc deux des plus grandes forces matérielles qui
soient au monde, l’argent et l’armée ; et il en a une troisième
qui vaut mieux que ces deux-là, l’opinion. Alors nulle ambi-
tion féodale ne pourra se produire sans être humiliée ; nulle
révolte n’éclatera sans être aussitôt punie.
La noblesse en fit l’épreuve sous Charles lui-même. Les
complots qu’elle forma furent impuissants, et elle vit ce qu’elle
ne connaissait plus depuis longtemps, la loi frapper dans ses
rangs ; un chef d’écorcheurs, le frère bâtard du duc de Bour-
bon, fut cousu dans un sac et jeté à la rivière; le sire de
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LA FRANGE T)E 1453 A 1494.
11
l’Esparre, qui iniriguait pour les Anglais, décapité; le duc
d’Alençon, qui promettait de leur ouvrir ses forteresses, con-
damné à mort, et le comte d’Armagnac au bannissement et à
la confiscation des biens. Le Dauphin lui-même, qui se naît
de tous les complots contre son père, fut d’abord réduit à aller
vivre dans son apanage fl447-1456,), puis à fuir auprès du
duc de Bourgogne.
Cependant la noblesse n’acceptait pas sa défaite, et nous la
verrons sous Louis XI livrer une dernière bataille, car ses
domaines étaient assez vastes, ses ressources assez grandes
pour lui donner le légitime espoir de vaincre encore.
La force qui poussait en avant la royauté française et qui
allait pousser de même toutes les royautés européennes, je
veux dire le besoin d’une concenfration du ,pouvoii\ agissait
aussi dans l’intérieur des grands fiefs. Le duc de Bretagne,
par exemple, dans sa presqu’île de l’ouest si bien disposée
pour former un Etat k part, et le duc de Bourgogne, dans ses
grandes et riches provinces de l’Est et du Nord, rêvaient l’au-
torité souveraine et y arrivaient, tout comme le roi, ce qui
était un moyen de plus pour eux de faire reculer la royauté.
Le comte deDunois, au moment même où expirait Charles Vil,
avait dit le mot de tous ; « Messieurs, que chacun songe à se
pourvoir. »
XiOubi X.I (1 4A1-14H3). 1/lgae dn bien publie (44tttt).
Kntrevue de Péronne (440b).
Le nouveau roi avait été, sous le dernier règne, le chef des
mécontents. En 1440, il s’était fait l’âme d’un complot de
l’aristocratie contre son père. Plus tard, son esprit remuant
et de so,urdes intrigues l’avaient fait exiler dans son apanage.
De là il avait continué ses menées, si bien que Charles VII
avait envoyé Dammartin et une armée pour le saisir. Il s’était
échappé, avait demandé un asile au duc de Bourgogne, et il
était encore dans les Etats de ce prince quand il apprit la mort
de son père. Charles VII, miné par la maladie et craignant
xm vilain cas, chose qui arrivait parfois, disait-on, aux ennemis
de son fils, s’était laissé mourir de faim, le 22 juillet 1461.
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12
CHAPITRE II.
Les grands crurent leur règne venu lorsqu’ils virent l’an-
cien chef de la Praguerie, le protégé du duc de Bourgogne,
recevoir presque de ses mains la couronne de France. Il les
détrompa vite. Il s’y prit mal d'abord. Il destitua la plupart
des officiers mis en place par son père, et réhabilita ceux
qu’il avait condamnés, d’Alençon, d’Armagnac. Le peuple
s’attendait à une abolition générale des taxes pour marque
de joyeux avènement : la taille perpétuelle fut portée do
I 800 000 livres à 3 millions, et des émeutes ayant éclaté à
Reims, à Rouen, il les réprima durement. Il signifia à TUni-
versité de Paris défense pontificale de se mêler des affaires du
roi et de la ville. Il restreignit les juridictions singulièrement
étendues des parlements de Paris et de Toulouse, en créant à
leurs dépens, en 1462, le parlement de Bordeaux; il avait
déjà organisé, en 1453, celui de Grenoble; plus tard (1479),
il fondera celui de Dijon.
Le corps ecclésiastique n’eut pas lieu d’être plus satisfait.
Le roi, moins pour plaire à Rome que pour déplaire à sa no-
blesse, révoqua la pragmatique de Bourges, malgré les re-
montrances du parlement, qui lui représenta que par les
annates, grâces expectatives, etc., le saint-siège tirait chaque
année de France 1 200 000 ducats ; mais il demanda aux gens
d’Église un cadastre exact de leurs propriétés, avec pièces à
l’appui, ce qui, à tous égards, était menaçant pour les pro-
priétaires. Enfin la noblesse l’entendit avec effroi et colère
interdire la chasse, réclamer tous les vieux droits féodaux,
les aides, les rachats, les garde-nobles, les forfaitures, dres-
ser d’énormes comptes d’arriérés et en exiger le payement
immédiat.
Il ne ménagea même pas la haute aristocratie. Il enleva à
la maison de Brézé la sénéchaussée de Normandie, à la mai-
son de Bourbon le gouvernement de la Guyenne, qu’il donna
à un membre de la maison d’Anjou, pour brouiller ensemble
les deux familles, et il retint à son frère Charles son gouver-
nement du Berry. Il obligea le duc de Bretagne à reconnaître
les appels de sa cour au parlement de Paris, à payer les droits
de vassalité féodale, à accepter les évêques qu’il lui envoyait.
II s’en prit même à la puissante maison de Bourgogne, ra-
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LA FRANCE DE 1453 A 1494.
13
cheta au vieux duc Philippe le Bon les villes de la Somme,
que le comte de Charolais, son fils, n’eût voulu restituer à
aucun prix (1463), comme il venait de se faire livrer, par le
roi d’Aragon, la Gerdagne et le Roussillon, en gage de
360 000 écus d’or qu’il lui prêta (1462).
Louis n’avait pas régné quatre ans que tout le monde était
contre lui. Cinq cents princes ou seigneurs formèrent la Ligue
du bien public; car üs n’agissaient, disaient-ils, que par com-
passion pour les misères du royaume « sous le discord et
piteux gouvernement de Louis XI, »
Louis XI jugea que tant de princes et de seigneurs ne se
mettraient pas aisément en mouvement, et qu’il lui serait
possible de gagner la partie à force d’activité et de prompti-
tude. Il courut d’abord contre les coalisés du Midi et contre
leur chef, le duc de Bourbon. Avec cette armée disciplinée,
cette excellente artillerie que lui avait léguées son père, il
imposa en effet au duc de nouvelles protestations de fidélité.
Mais pendant qu’il croyait en finir avec ceux-là, le comte du
Maine, chargé d’arrêter les Bretons, reculait devant eux ; le
duc de Nevers, au lieu de défendre la barrière de la Somme
contre les Bourguignons, la livrait au comte de Charolais ; et
le 5 juillet, ce comte, qu’on appelait déjà Charles le Témé-
raire, arrivait devant Paris, sans avoir rencontré un seul
obstacle, faisant crier partout qu’il venait pour le bien du
royaume, qu’il abolissait les tailles, les gabelles.
Paris serait-il aux princes? Paris serait-il au roi? C’était là
une question de vie ou de mort pour Louis XI, qui, laissant là
le Bourbonnais et les coalisés du Midi, ne songea plus qu’à
rentrer dans sa capitale, se croyant perdu s’il n’y rentrait pas.
D arriva à Montlhéry le 16 juillet au matin, y rencontra les
Bourguignons qui lui barraient la route. Forcé de combattre,
le roi attaqua vivement. Il chargea et culbuta le comte de
Saint-Pol, qui se trouvait devant lui. Le Téméraire, avec le
gros de son armée, chargea à son tour une aile de l’armée du
roi, la mit en déroute et la poursuivit jusqu’à plus d’une demi-
lieue de Montlhéry. Ainsi demi-victoire , demi-défaite pour
chaque parti ; mais le but de Louis était atteint : il était entré
à Paris. 50000 hommes l’y enveloppèrent. Avant que cette ar-
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14
CHAPITRE II.
mée eût fermé toutes les issues, le roi partit, le 1 0 août, pour
la Normandie, et revint le 28, avec 12 000 hommes, 60 cha-
riots de poudre, 700 muids de farine, des vivres de toute
sorte. Puis il alla prendre l’oriflamme à Saint-Denis, et fit
mine de vouloir attaquer, ne voulant en réalité que se tenir
sur la défensive.
Quoique Louis XI fût très-brave de sa personne sur le
champ de bataille, ses combats de prédilection étaient ceux
qui se livrent avec l’esprit, la finesse, la ruse. Humble en pa-
roles et en habits, donnant beaucoup, promettant bien plus,
achetant ou rachetant, sans marchander, ceux dont il avait
besoin, et ne les ayant en nulle haine pour les choses passées,
il était sûr de rattacher à lui beaucoup de ces princes et de
ces seigneurs qui avaient tant de peine à vivre ensemble. Aussi
il négociait, pourparlait, parlementait incessamment ; beau-
coup étaient déjà venus se vendre ; le comte d’Armagnac pour
de l’argent, le duc de Nemours pour des domaines, le comte
de Saint-Pol pour l’épée de connétable, d’autres pour des
pensions ou des commandements. Rien n’était refusé; et le
roi voyait déjà la ligue dissoute par son adresse, les ducs de
Bretagne et de Bourgogne isolés, peut-être ennemis.
Malheureusement Louis XI ne pouvait pas être partout à
la fois. Il était impuissant contre les désertions, les trahisons
lointaines, et il s’en faisait beaucoup. Pontoise fut livré par
son gouverneur, Rouen par le sien, puis ce fut Évrèux, puis
Caen, puis Beauvais, puis Péronne qui passèrent aux princes.
Le roi se hâta d’en finir. Il accorda tout ce qu’on voulut ; au
duc de Berry, son frère, la Normandie; au duc de Bourgogne,
Boulogne, Guines, Roye, Montdidier, Péronne, les villes de
la Somme; au comte de Charolais, le Ponthieu; au duc dé
Bretagne, l’exemption de l’appel au parlement, la nomination
directe des évêques, la dispense des devoirs féodaux, en un
mot une petite royauté indépendante ; au duc de Lorraine, la
marche de Champagne sans obligation d’hommage, Mouzon,
Sainte-Menehould, Neufchâteau, 30 000 écus comptants; aux
ducs de Bourbon et de Nemours, aux comtes d’Armagnac, de
Dunois, de Dammartin, au sire d’Albret, et à bien d’autres
encore, des domaines, d’énormes pensions, sans compter les
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LA FRANCE DE 1453 A 1494. 15
promesses pour l’avenir. Quant au bien public, personne n’eu
parla; personne jamais n’y avait sérieusement songé.
Un tel traité, strictement exécuté, eût été la ruine de la
royauté, la ruine de la France. Mais on pouvait être sûr que
Louis XI ne l’exécuterait pas s’il y avait possibilité de faire
autrement ; et déjà le parlement, pratiqué sous main, refu-
sait de l’enregistrer.
La cession de la Normandie surtout était dangereuse : car,
par cette province, les domaines des ducs de Bretagne et de
Bourgogne se touchaient, et toutes les côtes, de Nantes jus-
qu’à Dunkerque, étaient ouvertes aux Anglais. Louis songea
dès le premier jour aux moyens de la reprendre. Pour cela
il fallait que le Téméraire, qui ne devint duc qu’en 1467,
mais qui régnait de fait depuis 1465, fût distrait des affaires
de France. Louis trouva aisément à l’occuper chez lui : trois
soulèvements éclatent à la fois, à Liège, à Dinant, à Gand.
Pendant que le Téméraire y court, le roi envoie au duc de
Bretagne 120 000 écus d’or qui le déterminent à ne pas bou-
ger, et ü entre en Normandie. Évreux, Vernon, Louviers,
Rouen lui ouvrent leurs portes; en quelques semaines la pro-
vince tout entière est entre ses mains, et Gharolais ne peut
faire autre chose que d’écrire au roi bien doucement en fa-
veur de son ancien allié. Les chefs des autres maisons prin-
cières n’agissaient pas non plus. Le roi les avait, l’un après
l’autre , gagnés ou neutralisés. Il s’était rattaché la maison
de Bourbon, en donnant au duc Jean tout un royaume à gou-
verner dans le midi de la France (Berry, Orléanais, Limosin,
Périgord, Quercy, Rouergue, Languedoc); au frère du duc,
Pierre de Beaujeu, sa Slle Anne en mariage ; au bâtard de
Bourbon, le titre d’amiral de France, la capitainerie de Ron-
fleur. Il avait gagné la maison d’Anjou, en donnant au fils de
René, à Jean de Calabre, 120 000 livres; la maison d’Or-
léans, en s’attachant le vieux Dunois, le héros des guerres
anglaises; enfin, le compagnon, l’ami d’enfance du Témé-
raire, le comte de Saint-Pol, en le faisant connétable.
Personne ne songeait donc à disputer la Normandie au roi.
Le Téméraire était seul, et quelle que fût sa puissance, étant
seul il ne pouvait rien. Mais il s’allia au roi d’Angleterre,
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CHAPITRE II.
Édouard et il réussit à ramener à lui le duc de Bretagne,
qui appela aussi les Anglais à son mde, et leur oiïrit pour ga-
rantie de sa foi douze places dans son duché, à leur volonté.
En face de ce nouveau péril, Louis en appela à l’opinion de
la France. Le 6 avril 1468, il convoqua à Tours les états gé-
néraux du royaume, et il leur demanda simplement s’ils vou-
laient que la Normandie cessât de faire partie du domaine de
la couronne. Les États répondirent « que, d’après les lois, le
frère du roi aurait dû se contenter d’un apanage de 1 2 000 li-
vres de rente; et que, puisque son frère voulait bien lui en
accorder 60 000, il devait en être fort reconnaissant. » Louis
envoya solennellement cette décision au duc de Bourgogne,
qui reçut fort mal les députés. Pendant ce temps il accablait
le duc de Bretagne et le forçait, par la rapidité de ses coups,
à traiter dans Ancenis, avant que le duc de Bourgogne, qui
rassemblait ses troupes à Péronne, fût en mesure de l’aider.
Le roi alors, débarrassé des Bretons, ayant à ses ordres une
excellente armée, une artillerie supérieure, eût pu, à ce qu’il
semble, mener le duc de Bourgogne fort rudement ; mais il y
avait à Portsmouth une flotte et une armée anglaises toutes
prêtes à passer; le roi Édouard avait publiquement annoncé à
son parlement une prochaine descente en France, et Louis XI
désirait à tout prix l’empêcher.
Le moyen de l’empêcher était de traiter aussi avec le Té-
méraire. Comptant sur son adresse, Louis voulut négocier
lui-même, et alla trouver le duc à Péronne. C’était ime grande
imprudence, malgré le sauf-conduit qu’il se fit donner avant
de se remettre entre les mains de son ennemi : car les princes
de ce temps ne gardaient guère leur parole, et lui tout le
premier.
Louis XI avait depuis longtemps des émissaires à Liège,
ville turbulente placée en dehors des États du duc de Bour-
gogne et qui ne dépendait que de son évêque ; mais cet évê-
que, Louis de Bourbon, s’étant mis sous la protection du duc,
toute, révolte contre lui semblait une révolte contre le duc
même. Or, dans le temps où Louis se dirigeait vers Péronne,
un mouvement éclatait à Liège, et il était déjà en conférence
avec le Téméraire quand la nouvelle arriva que les Liégeois
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LA FRANCE DE 1453 A 1494.
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avaient mis en prison leur évçque et massacré plusieurs cha-
noines. Charles en conçut une violente colère, accusa le roi
de trahison et l’enferma dans le château de Péronne, où
Charles le Simple était déjà mort captif. Louis n’en sortit
qu’après avoir signé un traité ruineux et humiliant. Il pro-
mettait de céder à son frère la Champagne, ce qui menait les
Bourguignons, sans coup férir, jusqu’aux portes de Paris, et
s’engageait à accompagner le duc contre Liège. Cette mal-
heureuse ville, dont les habitants se battaient au cri de Vive
le roi ! fut mise à sac (1468). ^
Le traité de Péronne marque, pour Louis XI et pour Char- ,
les le Téméraire, le point de départ d’une conduite nouvelle.
Ce fut pour l’un la dernière de ses fautes ; pour l’autre, le
commencement de rêves et d’entreprises impossibles. Tandis
que le roi de France, ne se fiant à personne, depuis qu’il a
été trompé par tout le mqnde, se refuse à tout hasard, même
lorsqu’il a dix chances contre une, le duc de Bourgogne, par
un effet contraire, ne croit rien au-dessus de ses forces, parce
qu’il ne voit rien au-dessus de ses espérances.
Ambition et mort du due de Bourgogne (14VV).
Il fallait d’abord que Louis regagnât le terrain perdu. H fit
accepter à son frère Charles la Guyenne au lieu de la Cham-
pagne, qui convenait si bien au duc de Bourgogne. Le duc de
Bretagne fut contraint encore une fois de renoncer à toute
alliance étrangère ; pour le mieux tenir, Louis acheta son fa-
vori Lescun, s’attacha la puissante famille bretonne des Rohan,
et plus tard se fit céder les droits que la maison de Blois pré-
tendait avoir sur la Bretagne. Deux traîtres, le cardinal la
Balue et l’évêque de Verdun, furent enfermés dans des cages
de fer où ils restèrent dix ans ; deux autres, le duc de Ne-
mours et le comte d’Armagnac, furent réduits, le premier à
implorer son pardon, le second à se sauver hors du royaume,
en abandonnant ses biebs, que le roi confisqua. En même
temps Louis XI donna ajiFaiscur de rois, ku comte deWarvvick,
qu’il réconcilia avec Maiguerite d’Anjou, les moyens de ren-
verser en Angleterre Édouard IV, le beau-frère du Téméraire.
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CHAPITRE II.
Sûr alors d’avoir encore une fois isolé le duc, le roi osa
l’attaquer de front; il convoqua à Tours une assemblée de
notables, exposa longuement ses griefs, et obtint de l’assem-
blée une déclaration portant que, par ses actes d’hostilité,
Charles avait dégagé le roi des obligations contractées à Pé-
ronne (1470). En vertu de cette déclaration, le roi fit saisir
ces places de la Somme qui lui tenaient tant au cœur et qui
étaient à sa portée, Saint-Quentin, Roye, Montdidier, Amiens.
Il avait mis sur pied 100 000 hommes, et le duc était au dé-
pourvu (1471).
Mais les ducs de Bretagne et de Guyenne et le connétable
de Saint-Pol, le chef même de l’armée, effrayés des rapides
progrès du roi, le trahissaient déjà. Un dauphin était né l’an-
née précédente; le duc de Guyenne, n’étant plus héritiérde
la couronne, avait intérêt à renouer la ligue des princes.
Louis, en voyant ses succès se ralentir, comprit que de nou-
veaux complots se formaient ; il crut prudent de s’arrêter et
convint d’une trêve avec le duc de Bourgogne. Elle était
nécessaire, car Édouard IV, l’allié du Bourguignon, remon-
tait à ce moment même sur le trône d’Angleterre.
Ainsi Louis XI avait à briser encore une fois les mille
liens dont l’aristocratie cherchait à enlaper la royauté. U ne
s’agissait de rien moins que de démembrer la France.® J’aime
mieux le bien du royaume qu’on ne pense, disait le duc de
Bourgogne, car pour un roi qu’il y a, j’y en voudrais six. »
La cour du duc de Guyenne était le centre de toutes ces intri-
gues. Par lui une nouvelle et grande maison féodale se refor-
mait. Le duc de Bourgogne lui offrait la main de sa fille uni-
que, Marie, c’ést-à dire l’espérance dé réunir un jour à ses
possessions d’Aquitaine des États plus étendus, plus peuplés,
plus riches que ceux du roi lui-même. Le jeune duc était
donc le plus grand obstacle qui gênât le roi.
Cet obstacle disparut : le prince mourut. Y eut-il empoi-
sonnement ? cet empoisonnement, s’il a eu lieu, était-il le fait
de Louis X1 1 Ce sont là des questions que l’histoire ne peut
résoudre. Mais si là culpabilité du roi sur ce point reste
douteuse, la joie atroce que lui inspirèrent là maladie, puis la
mort de son frère, ne l’est pas.
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LA FRANCE DE 1453 A 1494.
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Cet événement détruisait tous les projets de Charles le Té-
méraire. Néanmoins, comme il était prêt, il passa la Somme
et entra dans le royaume, jurant de tout mettre à feu et à
sang, encore que la trêve qu’il avait conclue avec Louis XI ne
fût pas expirée. Cette guerre se fit avec une atroce cruauté. A
Nesle, hommes, femmes et enfants s’étaient réfugiés dans la
grande église ; ils y furent massacrés.
Les habitants de Beauvais se tinrent pour avertis, et lors-
que, le 27 juin 1472, l’armée bourguignonne arriva sous leurs
murs, ils soutinrent vaillamment un assaut qui dura onze
heures. Les femmes elles-mêmes prenaient part à la défense.
Une d’elles, Jeanne Hachette, arracha un étendard bourgui-
gnon qu’un soldat avait déjà planté sur le rempart. Le duc,
arrêté par cet héroïsme, fut contraint de se retirer. Il se
dédommagea en brûlant Saint-Valéry, Eu, Neufchâtel ; il
échoua devant Dieppe, et vint sous les murs de Rouen, où il
avait donné rendez-vous, disait- il, au duc de Bretagne. Il s’y
arrêta quatre jours ; puis, accusant François II de manquer à
sa promesse, il reprit la route de ses États.
Si le duc François II avait manqué au rendez-vous, c’est
que Louis XI lui avait fait rude guerre ; il lui avait enlevé la
Guerche, Machecoul, Ancenis, Ghantocé ; puis, après l’avoir
effrayé par ses succès , il lui avait offert une paix avanta-
geuse. Le duc la signa le 18 octobre, et le 23, Charles le
Téméraire, tout à l’heure si intraitable, accepta lui-même la
trêve de Senlis.
Ainsi le traité de Péronne, par lequel on avait cru mettre
le roi de France si bas, était déchiré ; la honte de Liège était
compensée, aux yeux de Louis XI, par la honte de Beauvais.
Et si le roi était sorti avec tant de bonheur et d’adresse d’un
bien mauvais pas, que ne ferait-il point à l’avenir, avec plus
de ressources et moins d’embarras? Ces ressources, il les
augmentait par une administration habile et ferme, et ces
embarras, le Téméraire semblait prendre à tâche de les di-
minuer, en poursuivant la réalisation de projets au-dessus de
ses forces.
A partir de 1472, toute l’attention du duc de Bourgogne se
porta vers l’Allemagne, la Lorraine et la Suisse. Les affaires
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CHAPITRE II.
de France n'eurent plus pour lui qu’une importance secon-
daire. Un prince autrichien, Sigismond, venait de lui enga-
ger pour une somme d’argent le landgraviat de haute Alsace
et le comté de Ferrette ; il acheta le Gueldre et le comté de
Zutphen (1469). En voyant s’augmenter ainsi ses domaines
dans les vallées de la Meuse et du Rhin, il songea à réunir
tous les pays qui avaient autrefois composé la part de Lothaire,
et à en former un nouveau royaume sous le nom de Gaule
Belgique. Ses États formaient deux groupes séparés et qui
eussent pu être réunis par la Champagne, par la Lorraine ou
par l’Alsace. H avait manqué la Champagne, mais il tenait
l’Alsace, il comptait prendre sans difficulté la Lorraine; la
Suisse viendrait après, puis la Provence, et la Lotharingie
serait reconstituée. Il commença par où il eût dû finir. Il de-
manda à l’empereur le titre de roi (1473). Louis empêcha la
négociation d’aboutir.
Il échouait de ce côté, et de l’autre il voyait une ligue se
former entre le jeune duc de Lorraine, René H, l’archiduc
Sigismond, les villes du Rhin, qui se sentaient menacées, les
Suisses que son agent en Alsace, Hagenbach, avait gênés dans
leur commerce par mille exactions, enfin l’éternel ennemi, le
roi de France, l’instigateur de cette coalition qui enlaçait les
États bourguignons. L’archiduc lui apporte tout à coup les
100 000 florins convenus pour le rachat de l’Alsace ; Hagen-
bach est saisi et décapité par les habitants de Brisach (1474).
Avec cette nouvelle, le duc reçoit le solennel défi des Suisses,
qui entrent en Franche-Comté, qui gagnent sur les Bourgui-
gnons la sanglante bataille de Héricourt. Et ces événements
arrivaient au moment où il était lui-même engagé dans une
autre guerre pour soutenir l’archevêque de Cologne contre le
pape, contre l’empereur, contre ses sujets. R assiégeait, au
nom de ce prince, la petite ville de Neuss, qui résista onze
mois. Pendant qu’il perdait de ce côté son temps et ses forces,
Édouard IV, son beau-frère et son allié, descendait enfin à
Calais.
Édouard s’attendait à ime courte et glorieuse campagne. Ses
espérances se dissipèrent lorsqu’il eut fait quelques pas dans
l’intérieur du pays. Les villes bourguignonnes ne s’ouvrirent
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LA FRANCE DE 1453 A 1494.
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pas pour recevoir l’allié du duc de Bourgogne ; les soldats
bourguignons ne parurent pas pour se joindre aux troupes
anglaises qui se trouvèrent sans abri, sans magasins. Il comp-
tait au moins entrer à Saint-Quentin, où commandait Saint-
Pol, le secret allié de Charles le Téméraire. Il fut reçu à
coups de canon. Déçu, irrité, il s’empressa d’accepter les con-
ditions avantageuses auxquelles Louis XI offrait de traiter.
Par la paix de Pecquigny, « les deux rois promirent de
s’assister réciproquement contre leurs sujets rebelles; » de
plusf, Édouard obtenait 75 000 écus comptants et une rente
viagère de 50 000 (29 août 1475).
Il fallut bien alors que le Téméraire aussi s’apaisât. Le
13 septembre suivant, il signa avec le roi de France la trêve
de Soleure, pour terminer ses affaires de Lorraine et de
Suisse. Le 30 novembre, en effet, il entrait à Nancy; la
Lorraine , abandonnée du roi , qui avait pourtant le premier
poussé René à prendre les armes, était conquise. Aussitôt
Charles se tournait contre les Suisses, qui couraient h leur
aise dans la Franche-Comté, brûlant et pillant. Il les atta-
qua en plein hiver, avec une armée de 18 000 hommes, qui
venaient de faire deux fatigantes campagnes. Il fut com-
plètement battu à Granson (mars 1476), et trois mois après
à Morat.
La Lorraine, à ces nouvelles, se soulève et rappelle le jeune
René de Vaudemont. Ce dernier affront fait perdre au Témé-
raire toute prudence. Il rassemble à la hâte 6000 mercenai-
res et accourt devant Nancy. Mais René, avec l’argent de
Louis XI, trouve des soldats : les Suisses , avec lesquels il a
combattu à Morat, viennent à son aide. Le Téméraire ne veut
pas reculer et accepte un combat inégal. En quelques heures
les Bourguignons sont mis en déroute, et c le grand-duc
d’Occident » reste parmi les morts (1477).
Ruine des grandes nulsonR féodales. Mort de liOuls XI
(fl48S).
Pendant que Charles le Téméraire allait se heurter et se
perdre contre les Allemands, les Lorrains et les Suisses,
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CHAPITRE II.
Louis XI avait profité du répit qu’il lui laissait pour régler ses
comptes avec ceux qui s’étaient tant de fois tournés contre lui.
Un des premiers qui eurent h rendre ce compte difficile était
le duc d’Alençon. Ce duc, condamné à mort sous Charles YH,
avait été gracié par Louis XI; mais il assassina ceux qui
avaient déposé contre lui; il fit de la fausse monnaie; il entra
dans tous les complots formés contre le roi. Arrêté en 1473,
il fut, l’année suivante, condamné pour la seconde fois à la
f)eine capitale ; Louis le retint en prison jusqu’à sa mort. Il
aissait un fils; ceux qui s’étaient fait donner les biens du père
l’impliquèrent dans un complot de haute trahison, puis le fi-
rent condamner à remettre tous ses châteaux au roi, à lui de-
mander pardon, et à tenir prison perpétuelle (1481).
Il y avait des griefs bien autrement sérieux à alléguer con-
tre le comte d’Armagnac, contre cet horrible Jean V, qui
avait épousé sa sœur Isabelle, et forcé son chapelain à bénir
ce mariage incestueux, menaçant de le jeter à la rivière s’il
faisait difficulté. Décrété de prise de corps par le parlement,
pour inceste, pour meurtre, pour faux, il avait été condamné,
sous Charles VII, mais s’était enfui; et un des premiers actes
de Louis XI, à son avènement, avait été de lui restituer ses
domaines. Cet homme efl’royable eut pour le roi la reconnais-
sance qu’il fallait attendre de lui ; il fut constamment parmi
ses ennemis. Ce ne fut qu’en 1473 que le roi put s’occuper de
lui. Le cardinal d’Albi vint avec une armée assiéger Lectoure.
La place se défendait; on négocia, et pendant qu’on négo-
ciait, le cardinal s’empara d’une porte de la ville. Jean d’Àr-
magnac fut poignardé sous les yeux de sa femme. Celle-ci
était grosse, on l’empoisonna. De toute la population de Lec-
toure, il survécut trois hommes et quatre femmes.
Il y avait dans cette maison d’Armagnac une branche ca-
dette, celle de Nemours, dont le chef, comblé de biens et
d’honneurs par Louis XI, le trahit dix fois. Débarrassé des
Bourguignons et des Anglais, Louis fit assiéger et prendre le
duc de Nemours dans sa forteresse de Carlat, et l’enferma au
château de Pierre-Encise, une si dure prison que les cheveux
du prisonnier y blanchirent en quelques jours. Puis il le fit
transporter à la Bastille, enchaîner, mettre dans une cage de
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LA FRANCE DE 1453 A 1494.
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fer; il ordonna qu’oR ne le fit sortir de là que pour le tortu-
rer, et qu’on le torturât bien étroit, qu’on le fît parler clair.
Nemours, condamné à mort, fut décapité aux halles.
Un frère de Jean V d’Armagnac et un membre de la puis-
sante maison d’Albret, coupables aussi de complots contre le
roi, furent, le premier emprisonné, le second décapité. Ces
sévères exécutions achevèrent d'enseigner aux seigneurs si
souvent rebelles du Midi, le respect de la loi et du roi.
Le roi d’Aragon avait engagé cette province à Louis XI, pour
200 000 écus. Mais il comptait bien ne pas rendre l’argent et
recouvrer la province, dont il fomentait secrètement l’esprit
d’hostilité contre les Français. En 1474 Louis coupa court à
ces menées, en envoyant une bonne armée, qui prit Perpignan
après un siège de huit mois soutenu avec une admirable con-
stance. Une femme, dit-on, avait nourri un de ses enfants
avec le corps d’un autre mort de faim.
Il y avait à punir au Nord un homme qui, comme Jacques
de Nemours, n’était rien que par Louis XI, h. qui Louis XI
avait donné, avec le titre de connétable, la défense du royaume,
l’épéo de la France. Cet homme, le comte de Saint-Pol, avait
résolu de se créer, entre l’Angleterre, la France et la Bour-
gogne, une souveraineté indépendante. Il y avait travaillé
pendant dix ans, employant pour réussir un seul moyen, trom-
per tour à tour les Anglais, les Français, les Bourguignons,
mais oubliant qu’il pouvait arriver un jour où le roi de
France, le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne échan-
geraient les lettres qu’il leur avait écrites. Louis fut le plus
implacable. A l’approche des troupes françaises, le connéta-
ble s’enfuit à Mous. Le roi lui écrivait de revenir sans crainte :
« J’ai de grandes difficultés, lui disait-il, j’aurais bien besoin
d’une tête comme la vôtre; » et il ajoutait devant ceux qui
étaient présents, de peur qu’on ne s’y trompât ; « Ce n’est
que la tête que je demande, le corps peut rester où il est. »
Le duc de Bourgogne le livra; il fut décapité en place de
Grève.
Mais de toutes ces morts, la plus heureuse pour le roi
était celle du Téméraire. Celle-là était vraiment la mort même
de la féodalité. « Oncques puis ne trouva le roi de France, dit
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CHAPITRE H.
Comines, homme qui osât lever la tête contre lui, ni contre-
dire à son vouloir.» Le duc ne laissait qu’une fille. Le roi tâ-
cha de prendre et l’héritière et l’héritage. Il mit en avant un
projet de mariage entre Marie de Bourgogne qui avait vingt ans,
et le Dauphin qui en avait huit; mais, comptant peu sur une
union si disproportionnée, il s’assura toujours d’une partie de
la dot, en s’emparant sous divers prétextes de la Bourgogne,
de la Picardie et de l’Artois. Marie, dépouillée, trahie par le
roi, qui, en livrant aux Flamands une de ses lettres, amena la
mort de ses deux conseillers, Hugonet et Humbercourt, se
jeta dans les bras de l’Autriche. Elle épousa l’archiduc Maxi-
milien : funeste mariage, d’où est sortie la monstrueuse puis-
sance de Charles -Quint, et qui devint, pour les maisons de
France et d’Autriche, la cause première d’une lutte deux fois
séculaire. Cette lutte, à son origine sous Louis XI, n’eut pas
la gravité qu’elle acquit plus tard. Elle ne fut marquée que
par une bataille, celle de Guinegate, perdue par les Français
(1479). Louis n’en réussit pas moins à incorporer définitive-
ment au domaine royal la Bourgogne, la Picardie avec le
Boulonnais, et obtint qu’on lui cédât en outre l’Artois et la
Franche-Comté, comme dot de la fille de Maximilien, qui fut
promise au Dauphin (traité d’Arras, 1482).
Il ne survécut guère à ce traité, couronnement de tout son
règne. Retiré dans son inaccessible château de Plessis-lez-
Tours, en proie aux remords et à de superstitieuses terreurs,
il y lutta longtemps contre la mort. Il avait fait venir de Cala-
bre le moine François de Paule, espérant que ses prières lui
prolongeraient la vie, et s’était fait envoyer par le sultan Ba-
jazet toutes les reliques trouvées à Constantinople. Les remè-
des, les prières au ciel, la volonté de vivre furent inutiles. « Le
tout n’y faisoit rien, dit Comines, et falloit qu’il passât par là
où les autres sont passés. » Averti enfin par son médecin Coit-
tier, qui lui avait extorqué en cinq mois 54 000 écus, qu’ü
fallait mourir, il se résigna, fit venir le Dauphin, son fils, qui
était élevé dans l’isolement au château d’Amboise, lui donna
d’excellents conseils, comme on en donne toujours à cette
heure, et la fameuse maxime : « Qui ne sait pas dissimuler
ne sait pas régner. » Il expira le 23 août -1483. Cette même
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LA FRANCE DE 1453 A 1494.
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année naissaient Luther et Rabelais, deux autres représentants
des temps nouveaux qui commençaient.
Ainsi, après vingt ans d’efforts, le roi avait vu « la maison
de Bourgogne faible et impuissante; le duc de Bretagne hors
d’état de rien entreprendre et tenu en bride par le grand nom-
bre de gens de guerre qu’il avait sur la frontière ; l’Espagne
en paix avec lui et en crainte de ses armes; l’Angleterre afi'ai-
Iilie et troublée elle-même; l’Écosse absolmnent il lui; en Al-
lemagne beaucoup d’alliés, et les Suisses aussi soumis que ses
propres sujets. » Bossuet dit trop à l’égard des Suisses, qui
n’étaient affectionnés au roi que parce qu’il semait beaucoup
d’argent dans leur pays, mais il ne dit pas assez pour l’inté-
rieur de la France. Aux quatre provinces gagnées sur la Bour-
gogne (le duché et le comté, avec le Gharolais et Auxerre,
l’Artois, la Picardie avec le Boulonnais), il faut ajouter le
Maine, la Provence et l’Anjou, qu’un testament lui avait don-
nés. Un procès lui avait valu le duché d’Alençon et le Perche;
la mort de son frère, la Guyenne ; son intervention dans les
affaires d’Espagne, le Roussillon et la Gerdagne. C’étaient
onze provinces réunies au domaine de la couronne, sans comp-
ter le profit des exécutions de Saint-Pol, de Nemours et d’Ax-
magnac.
B avait institué les postes, multiplié les fôires et marchés,
encouragé le commerce et l’industrie, et appelé en France les
premiers imprimeurs.
« Louis XI, dit un de ses historiens, fut également célèbre
par ses vices et par ses vertus, et tout mis en balance , o’était
on roi.» La France lui doit beaucoup, mais elle n’a pu l’ab-
soudre d’avoir cru que tous les moyens étaient bons pour ar-
river à un but utile.
ÎLe règne de Charles irni, Jusqu’à rexpéditlon d’italle
(«483-1494).
Le successeur de Louis XI était un enfant de treize ans et
deux mois, majeur de par la loi, mais faible de corps et
d’esprit, et destiné à rester longtemps en tutelle. Il était sous
la garde de sa sœur aînée, Anne de Beaujeu, « la moins folle
TEMPS MODEUXES. 2
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CHAPITRE II.
femme du monde, » disait son père Louis XI, dont elle avait
les bonnes qualités sans les mauvaises. Une réaction violente
éclata contre la politique du feu roi, et les plus compromis de
ses ministres, Olivier le Diable, Daniel, Jean Doyat, en furent
victimes. Mais les grands voulaient mieux encore, l’annulation
des principaux actes de Louis XI. C’est dans cet espoir qu’ils
demandèrent la convocation des états généraux.
Ils l’obtinrent, mais les députés, surtout ceux du tiers,
ne voulurent point servir d’instruments aux rancunes féo-
dales. Il y eut des discours très-hardis; on lit encore avec
étonnement celui d’un noble, Philippe Pot, seigneur de la
Roche, sur les obligations des princes et les droits des
peuples. Les états laissèrent à Anne de Beaujeu la plénitude
du pouvoir, en lui laissant la garde de la personne du roi,
sur l’esprit duquel elle exerçait une grande influence, et qui,
étant majeur, avait ou plutôt lui laissait la plénitude de l’auto-
rité royale.
Ils instituèrent un conseil de gouvernement que devaient
présider, en l’absence du roi, le duc d’Orléans et, à son défaut,
le duc de Bourbon et le sire de Beaujeu. La dame de Beaujeu
n’était pas même nommée dans cet acte; le duc d’Orléans, au
contraire, demeurait le chef ostensible du gouvernement, et
croyait l’être. Cependant la dame de Beaujeu, qui avaitaccou-
tumé son frère à lui obéir et à la craindre, en lui faisant pré-
sider le conseil, en écartait le duc d’Orléans ; et, en le faisant
présider par son mari, simple baron de Beaujeu, elle en écar-
tait le duc d’Alençon, le duc d’Angoulême et les autres princes
du sang qui, plus qualifiés, ne voulaient pas siéger au-dessous
de lui. Ainsi se trouva constitué, sans que personne l’eût
prévu, ce que l’on appela le gouvernement de Madame, ce qui
devait continuer le ferme et énergique gouvernement de
Louis XI.
Le duc d’Orléans ne tarda pas à voir qu’il était joué. H re-
courut alors aux complots. Anne y mit un terme en digne fille
de Louis XL Elle ordonna l’arrestation du prince. Il échappa,
en se sauvant à toute bride, au moment où on allait le saisir,
et prépara la guerre civile. Il attira dans son parti le duc de
Bretagne, François II, fit alliance avec Maximilien, qui se re-
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LA FRANCE DE 1453 A 1494.
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prochait les concessions du traité d’Arras, et sollicita même
l’assistance du roi d’Angleterre, Richard III.
Anne de Beaujeu déjoua tout. Elle retint Richard III dans
son royaume, en donnant des secours d’hommes et d’argent à
son compétiteur, Henri de Richement qui devint bientôt le roi
d’Angleterre Henri VH. Elle traita contre Maximilien avec
les états de Flandre, agissant au nom de leur prince enfant,
le duc Philippe d’Autriche; elle fit alliance avec la noblesse
de Bretagne, soulevée contre Landais, le ministre détesté de
François II. Landais fut saisi et pendu. Aussitôt la Trémoille
court assiéger le duc d’Orléans dans Baugency, l’y prend,
l’oblige à revenir à la cour promettre qu’il ne s’occupera plus
que de ses plaisirs.
Mais Maximilien, nommé quelques mois après roi des Ro-
mains, c’est-à-dire héritier de la couronne impériale, rompt
le traité d’Arrag. La ligue des princes se reforme, une vraie
Ligue du bien public, comme vingt ans plus tôt. Anne n’avait
pas commis les fautes de Louis XI. Il lui resta plus de res-
sources et elle en usa habilement. Pendant que Desquerdes
arrête Maximilien dans l’Artois (1487) et y prend Saint-Omer
et Térouanne, elle met à la tête d’une armée leste et dévouée
le jeune roi, qui est tout joyeux de se voir à cheval, dans une
belle armure; et l’on marche contre les confédérés du Midi.
Partout les bourgeois s’arment contre les seigneurs, contre
leurs garnisons; en quelques jours, « les besognes du Midi
sont ordonnées. » Elle se retourne alors contre la Bretagne.
La Trémoille y entre, avec les troupes françaises, au mois d’a-
vril 1488, il s’empare de Châteaub riant, Ancenis, Fougères,
et bat l’armée bretonne (2 7 juillet) à Saint-Aubin du Cormier.
Le duc d’Orléans y fut pris. Au nord, les choses n’allaient pas
moins bien. Les Flamands, soulevés contre Maximilien, chas-
saient de leur pays ses troupes allemandes, et l’obligeaient à
signer une nouvelle convention sur la base du traité d’Arras de
1482. Ainsi la dame de Beaujeu triomphait de toutes les coa-
litions et gardait les conquêtes de son père. Elle y ajouta une
grande province.
Le duc de Bretagne, François H, venait de mourir ; il n’y
avait pas d’autre héritier que sa fille Anne. Il ne fallait pas
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CHAPITRE IT.
laisser tomber en des mains étrangères une provincequi com-
plétait le royaume à l’ouest. Anne de Beaujeu mit tout en œu-
vre, même la force, pour amener le mariage du roi avec la
jeune duchesse. Charles VIII alla, le casque en tête, conqué-
rir sa femme et le duché. Anne de Bretagne, assiégée dans
• Rennes et abandonnée de Maximilien, qui l’avait cependant
fiancée par procuration, consentit à épouser Charles VIII
(1491). Le dernier asile de l’indépendance princière était ou-
vert à l’autorité royale, et la plus opiniâtre des individualités
provinciales venait se fondre, comme les autres, dans ce grand
tout du royaume de France. Les princes rebelles n’auront
plus de refuge où ils puissent lever bannière contre le roi; la
dernière guerre qu’ils ont faite, les contemporains l’ont ap-
pelée la guerre folle, et celles qu’ils entreprendraient à l’ave-
nir seraient bien plus folles encore, voilà donc la royauté de
France mise hors de page ; voyons comment celle d’Angleterre
arrive à s’y mettre.
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hsi.jire iiMi «
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L’ANGLETERRE DE 1453 A 1509.
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CHAPITRE III.
L’ANGLETERRE DE 1483 A 180».
Ëtat de l’Angleterre au milieu du quinzième siècle. — Guerre des deux
Roses (1455-1485). — Henri VII Tudor (1485-1509). — Suppression des
libertés publiques.
Etat de l’Angleterre nu mlllen da qninclème siècle.
En Angleterre, comme en France , une aristocratie puis-
sante tenait le pouvoir en échec. Mais, au lieu qu’en France
la bourgeoisie était l’alliée du roi contre la noblesse féodale,
en Angleterre elle s’était unie à la noblesse contre le roi, et
la royauté avait été contrainte dès le temps du roi Jean de
reconnaître et de proclamer, dans la Grande Charte, des
droit.s nationaux. Depuis près de deux siècles, le parlement,
composé de deux chambres, la chambre des lords ou chambre
haute, et la chambre des communes ou chambre basse, était
investi du droit de voter l’impôt, d’en régler la nature, d’en
fixer la quotité et d’en surveiller l’emploi ; le roi ne pouvait
faire aucune levée de deniers sans son consentement. C’était
aussi le parlement qui prononçait sur les questions de suc-
cession au trône et de régence, et il ne votait les subsides
qu’après que le roi avait satisfait à ses griefs. Il est vrai que
ses sessions n’étaient pas encore périodiques, que la cour
avait sur ses membres, pris individuellement, une influence
considérable ; mais ce grand corps n’en était pas moins re-
gardé comme le gardien sévère des libertés anglaises , et un
des deux éléments essentiels de la souveraineté nationale. Les
lois nouvelles devaient être approuvées par lui.
La vie et la liberté des particuliers étaient protégées, comme
leur fortune, contre les excès de pouvoir ou les erreurs des
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CHAPITRE 111.
agents du gouvernement. C’était un principe reconnu et pra-
tiqué en Angleterre que nul ne pouvait être arrêté et détenu
sans un ordre du magistrat, et jugé que par ses pairs : les
lords par la chambre haute , les autres citoyens par le jury
siégeant, en séance publique, dans le comté où le délit avait
été commis, et prononçant à Tunanimité, sans appel. Il y
avait eu sans doute plus d’un exemple de jugements arbi-
traires ; mais il n’y avait point de tribunaux exceptionnels.
C’étaient des abus passagers qui n’avaient pu s’ériger en
droit penûapent. Enfin tout officier du roi était exposé à être
poursuivi pour abus de pouvoir , sans avoir le droit d’invo-
quer, comme excuse, un ordre royal. Les ministres eux-
mêmes pouvaient être mis en accusation par le parlement.
L’Angleterre était donc déjà, à ne considérer que ses in-
stitutions, en avance sur tous les autres Etals. Mais elle avait
peu d’industrie, peu de commerce , de sorte que les intérêts
matériels n’y étaient pas assez forts pour dominer les ques-
tions politiques. De plus, les mœurs y étaient d’une violence
extrême. La giierre de cent ans avait développé à un haut
degré , dans toutes les classes , des instincts à la fois cupides
et- féroces. L’acharnement qu’on avait montré dans la lutte
contre la France allait se retrouver dans les luttes intestines.
( Ces luttes intestines naquirent de la rivalité de deux mai-
sons, celle d’York ou la Dose blanche, et celle de Lancastrt
ou la Rose rouge.
Vaerre dea deux Boaca (f
Les victoires de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt avaient
inspiré aux Anglais ce patriotique, cet immense orgueil qui
leur a fait faire de si grandes choses, et qui est resté comme
le trait distinctif de leur caractère national. Le malheur de la
maison de Lancastre, alors représentée par Henri YI, fut
d’être impuissante à satisfaire cet orgueil, et d’avoir à répondre
des cruelles atteintes qu’il recevait chaque jour par les dé-
faites essuyées en France depuis l’apparition de Jeanne d’Arc
et surtout depuis la mort du duc de Bedford. A chaque mau-
vaise nouvelle qui arrivait du continent , d’universelles cla-
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L’ANGLETERRE DE 1453 A 1509. 31
meurs s’élevaient contre les ministres. C’était le Mans qui
était livré sur un ordre de Suffolk, puis Rouen qui ouvrait ses
portes, puis une grande bataille rangée, celle de Fourmigny,
perdue par les Anglais, puis Bordeaux, qui voyait Danois
pénétrer en vainqueur dans ses murs.
Sous le coup de tant de désastres , on se rappela que la
dynastie régnante avait usurpé le trône, après la déposition
de Richard II, et que le duc d’York, Richard, en était le lé-
gitime héritier. Il descendait en ligne directe, par les femmes,
qui, en Angleterre, ont et donnent des droits au trône, du
second fils d’Édouard III, et par les hommes, du quatrième.
Henri VI ne descendait que du troisième fils de ce prince.
La maison de Lancastre s’appuyait sur le choix primitif de la
nation, sur une concession incontestée de soixante ans, et in-
voquait le serment de fidélité du duc d’York lui-même. Mais
la faiblesse d’esprit dont Henri VI avait hérité de son aïeul
maternel Charles VI, dégénérait en une véritable imbécillité ;
sa femme, Marguerite d’Anjou, se trouva seule en face des
ressentiments populaires.
Déjà suspecte aux Anglais par son origine française, la
reine était haïe depuis le meurtre du duc de Clocester, ce
frère du glorieux Henri V, qu’on appelait le bon duc, parce
qu’il voulait toujours la guerre contre la France, et qu’elle
avait, en 1447, fait arrêter et tuer deux jours après dans
sa prison. Plus la guerre allait mal sur le continent , plus la
haine croissait contre celle qu’on accusait de tous les désas-
tres, et qui, lors de son mariage, au lieu d’apporter une dot à
son époux, avait obtenu l’évacuation, par les troupes an-
glaises, de l’Anjou et du Maine. Le duc d’York crut l’occa-
sion favorable. Il poussa d’abord les communes à accuser le
ministre favori , le duc de Suffolk, et à refuser tout subside
jusqu’à ce qu’il eût été jugé. Le roi , pour soustraire l’accusé
à une sentence de mort, le condamna à un bannissement de
cinq années. Deux mille personnes essayèrent d’arrêter Suf-
folk à sa sortie de prison. Il put cependant gagner le port
d’Ipswiçh, d’où il se hâta de faire voile. Il se croyait sauvé,
lorsqu’il fut rejoint par le Nicolas de la Tour, un des plus
grands vaisseaux de la flotte royale. On lui ordonna de se
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CHAPITRE III.
rendre à bord, et, à son arrivée sur le pont, le capitaine le
salua par ces mots ; « Sois le bienvenu, traître! » Le surlen-
demain, le malheureux subit un jugement dérisoire devant
les matelots. Une barque était déjà le long du bord ; elle por-
tait un billot , une épée rouillée et un bourreau. Le duc y fut
descendu ; l’exécuteur ne lui abattit la tête qu’au sixième
coup (1450). Cette tragédie était à peine accomplie qu’une
autre commençait.
Un Irlandais, John Gade, se fit passer pour un prince du
sang illégalement décapité en 1445, et souleva le comté de
Kent. Il se rassembla autour de lui jusqu’à 60 000 hommes,
et il fut pendant plusieurs jours maître de Londres. Mais
l’aventurier ne put maintenir la discipline parmi les siens.
Les bourgeois s’armèrent pour se préserver du pillage. Une
promesse d’amnistie acheva la dispersion desânsurgés. Cade,
dont la tête avait été mise à prix, tomba dans un guet-apens
et fut tué (1450). *
Richard d’York avait trempé dahs ce mouvement; on n’osa
le frapper. Enhardi par l’impunité , par la faiblesse des Lan-
castriens, que le facile succès de Cade avait montrée, il leva
une petite armée, se présenta aux portes de Londres, et exi-
gea que le duc de Somerset, qui avait remplacé SufFolk, fût
mis à la Tour' (1462). R se contenta, cette fois, de prouver
ainsi sa force. Mais im héritier, du trône étant né en 1453,
Richard ne dissimula plus ses desseins ; pendant une maladie
mentale de Henri VI, il se fit nommer protecteur (1454).
Le roi, revenu à la santé, lui ôta ses pouvoirs. Alors il prit
ouvertement Jes armes, aidé de la haute aristocratie, surtout
de ce Warwick à qui ses richesses, ses talents et aussi son
inconstance valurent le surnom de Faiseur de rois. Ce fa-
meux capitaine, fils du comte de Salisbury, appartenait à
une des plus illustres familles d’Angleterre , la maison de
Nevil. Il nourrissait journellement dans ses terres jusqu’à
30 000 personnes. Quand il tenait maison à Londres, ses vas-
saux et ses amis consommaient six bœufs par repas. Vain-
queur à Saint-Albans, dans le comté de Hertford (1455),
Richard obtint encore des lords, pendant une nouvelle mala-
die du roi, le titre de protecteur. Il s’habituait ainsi à mettre
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L’ANGLETERRE DE 1453 A 1509. 33
la main .sur le gouvernement, tout en laissant à Henri VI la
couronne. .
En 1456, Henri, ayant recouvré la santé, reprit possession
de l’autorité, 'et le duc d’York affecta de se résigner. Il n’at-
tendait qu’une meilleure occasion d’agir. Il crut l’avoir trou-
vée en 1460; et, cinq ans après la journée de Saint-Albans,
fut livrée la seconde bataille de cette guerre, celle de North-
ampton. Avant l’action , les Yorkistes avaient donné l’ordre
d’épargner les simples soldats, mais de tuer tous les officiers.
Richard resta encore vainqueur, et le parlement le déclara
héritier légitime. On laissait pourtant à Henri VI son titre
de roi.
Marguerite protesta au nom de son fils, prit les armes, et,
aidée des secours de l’Écosse, qu’elle acheta par la cession de
la forte place de Benvlck, réunit 20000 hommes.. Richard
marcha contre elle avec 5000. Il fut cette fois vaincu et tué à
Wakefield, dans le comté d’York ; Marguerite exposa sur les
murs d’York sa tête, que par dérision elle avait fait orner d’une
couronne de papier (1460). Le plus jeune de ses fils, le comte
de Rutland, à peine âgé de dix-huit ans, fut égorgé de sang-
froid après la victoire. Il fuyait, quand il fut arrêté par lord
Clifford, sur le pont de Wakefield. Clifford lui demanda son
nom. L’enfant, effrayé, tombe à genoux.. Son gouverneur,
croyant le sauver, le nomme. « Ton père a tué le mien, s’é-
crie Clifford, je veux aussi te tuer, toi et tous les tiens, » et
il le poignarde. Ce meurtre, suivi de beaucoup d’autres, pro-
voqua de sanglantes représailles ; la lutte prit un caractère
atroce. Le massacre des prisonniers, la proscription des vain-
cus, la confiscation de leurs biens devinrent la règle des deux
partis. Le bourreau suivait toujours les soldats.
Richard d’York eut un vengeur dans son fils aîné, qui fut
proclamé roi à Londres, par le peuple et ensuite par le par-
lement, sous le nom d’Édouard IV. H éprouva d’abord une
défaite à la seconde bataille de Saint-Albans (1461), que
Warwick perdit. Mais deux mois après, Édouard lui-même
vainquit les Lancastriens à la sanglante journée de Towton
(au sud-ouest d’York). Plus de 36 000 hommes restèrent sur
le champ de bataille, dont 28000 de la Rose rouge. Margue-
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34
CHAPITRE III.
rite se réfugia en Écosse et de là en France, où Louis XI lui
prêta 2000 soldats, en lui faisant promettre de restituer Calais
à la France. Mais la bataille d’Hexham sur la Tyne, dans le
Northumberland, renversa de nouveau ses espérances (1463).
Elle n’échappa avec son fils qu’après avoir couru mille dan-
gers, et retourna en France, tandis que Henri VI, prisonnier
pour la troisième fois, était enfermé à la Tour de Londres,
où il resta sept ans.
La couronne d’Édouard IV était affermie sur sa tête. Mais,
par son mariage avec Élisabeth Wod ville (1465), fille d’un
simple gentilhomme, il mécontenta le duc de Glarence , son
frère, que la naissance d’un^rince de Galles dépouilla bien-
tôt du rang d’héritier présomptif, la puissante et fière mai-
son des Nevil, qui s’irritèrent de l’élévation rapide des pa-
rents d’Élisabeth, surtout Warwick, qu’il avait envoyé comme
ambassadeur en France pour demander la main d’une belle-
sœur de Louis XI. Warwick et Glarence associèrent leurs
rancunes ; ce fut d’abord sans succès , et ils furent réduits à
s’enfuir en France. La reine Marguerite et son plus redou-
table adversaire se trouvaient réunis dans le même asile (1469). •'
Le malheur les réconcilia et, par l’entremise de Louis XI,
qui était bien aise de susciter des embarras à l’allié du duc
de Bourgogne, ils s’unirent contre l’enijemi commun. War-
wick promit de rétablir la maison de Lancastre. A peine eut-
il débarqué en Angleterre que ses tenanciers , ses vieux com-
pagnons d’armes et les partisans de la Rose rouge accoururent
en foule ; en quelques jours il eut 60 000 hommes. Édouard,
abandonné • des siens à Notlingham près de la Trent (1470),
s’enfuit, sans avoir pu combattre, dans les Pays-Bas, auprès
de son beau-frère, Gharles de Bourgogne, pendant que le
parlement , docile aux volontés du plus fort , rétablissait
Henri VI.
Le triomphe des Lancastriens fut court. Au bout de quel-
ques mois Édouard reparut avec une petite armée que le
Téméraire l’avait aidé à former. Warwick succomba à Bar-
net, à quatre lieues de Londres, grâce à la défection du duc
de Glarence, qui retourna auprès de son frère. L’indomptable
Marguerite, arrivée de France avec une nouvelle armée, ne
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L'ANGLETERRE DE 1453 A 1509. 35
fut pas plus heureuse à Tewkesbury , dans le comté de Glo-
cester (mai 1471). Cette dernière victoire eut des résultats
décisifs. Le prince de Galles égorgé sous les yeux du roi,
Henri VI mort ou assassiné quelques jours après dans la
prison , Marguerite enfermée à la Tour, les partisans de la
Rose rouge tués ou proscrits , Edouard IV demeura paisible
possesseur du trône. Mais il n’usa de cette sécurité que pour
s’adonner aux plaisirs.
Cependant il sortit un moment de son voluptueux repos
pour commencer, en 1475, contre Louis XI, à la sollicitation
de Charles le Téméraire, une expédition que termina le traité
de Pecquigny (voy. p. 21). Ses dernières années furent assom-
bries par le procès de son frère Clarence, qu’il fit mettre à
mort (1478). Lui-même, victime de ses débauches, succomba
en 1483, jeune encore ; il n’avait que quarante-deux ans.
Avant d’expirer, Édouard IV conjura sa famille et ses prin-
cipaux partisans de rester unis. Il avait comme un pressenti-
ment des tragédies qui allaient suivre. Son fils, Édouard V,
ne lui survécut en effet que trois mois. Pepuis longtemps le
troisième frère d’Édouard IV, Richard d’York, duc de Glo-
cester, monstre d’hypocrisie et de cruauté, convoitait la cou-
ronne. Il profita de la jeunesse de son neveu pour le dépouil-
ler-; il commença par mettre à mort ceux qui pouvaient le
défendre, lord Rivers, son oncle, sir Richard Gray, lord Has-
tings ; puis il contesta la légitimité de sa naissance, et le fit
enfin étouffer, ainsi que son plus jeune frère, dans la Tour de
Londres, par l’infàme Tyrrel. On cacha les corps des deux
malheureuses victimes sous les marches de l’escalier de leur
prison, et Richard III fut proclamé roi (1483).
Cette usurpation jeta le trouble parmi les Yorkistes, et les
Lancastriens reprirent courage. Buckingham, un de ceux qui
avaient le plus fait pour mettre la couronne sur la tête de Ri-
chard, irrité, non de ses crimes, mais sans doute de quelque
avide demande qui avait été repoussée, se souleva contre lui
et appela le Gallois Henri Tudor, comte de Richemond, der-
nier rejeton, par les femmes, de la famille de Lancastre. Henri
leva en Bretagne 2000 hommes, et débarqua dans le pays de
Galles. Il arriva trop tard pour sauver Buckingham, qui fut
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36
CHAPITHE 111
accablé et tué, mais il vainquit Richard III à Bosworlh (entre
Leicester et Coventry). L’usurpateur, malgré des prodiges de
La Tour de Londres ’ .
valeur, périt dans la mêlée (1485). C’était la dernière des dix
grandes batailles de cette guerre. Les Lancastriens y avaient
été vaincus six fois ; mais l’honneur et le profit de la dernière
journée leur restait.
Henri VII se fit alors reconnaître roi d’Angleterre, et réunit
<. La grarure ne représente ici que la Tour Blanche (the ff'ithe lower),
le plus vaste des bâtiments dont l'ensemble forme ce qu’on appelle fort im-
proprement la Tour du Londres. Celte construction, assise sur le bord sep-
tentrional de la Tamise, à l’extrémité orientale de la Cité, a un circuit de
3656 pieds. Ce n’est plus une forteresse, bien qu’on y voie quelques canons
et des soldats , que le service s’y fasse militairement, et que la plupart des
treize petites tours qui entouraient la grande, subsistent encore. Celle-ci ,
ouvrage de Guillaume le Conquérant, est maintenant une sorte de musée
d’artillerie. La tour aux Joyaux renferme les bijoux et les insignes de la
coiironne. C’est dans la tour Sanglante que fqrent étouffés les enfants
d’Édouard, dans celle de Wakefield que Henri VI fut assassiné. Ailleurs on
montre la bâche qui décapita Anne Boleyn, celle qui servit pour le comte
d’Ëssex, des billots, etc. L’Angleterre est riche' en curiosités de ce genre.
L’ANGLETERRE DE 1453 A 1509.
37
les deux Roses en épousant l’héritière d’York, Élisabeth,
fille d’Édouard IV. Avec lui commença la dynastie des
Tudors, qui régna 118 ans, jusqu’à l’avénement des Stuarts,
en 1603.
Mais, en conservant, malgré ce mariage politique, surlout
en témoignant une préférence marquée pour les Lancastriens,
Henri' VII provoqua le ressentiment des Yorkistes. Ils susci-
tèrent contre lui deux imposteurs. L’un, Lambert Simnel, fils
d’un boulanger, se fit passer pour le jeune comte deWarwick,
fils du duc de Clarence; l’autre, Perkin Warbeck, fils d’un
juif converti de Tournay, prétendit être le duc d’York, se-
cond fils d’Édouard IV, que Richard avait fait étouffer à la
Tour. Henri VII vainquit le premier à Stoke près de Not-
tingham ( 1 487), et le second à Towton, au nord d’Exeter ( 1 498).
H pardonna à Simnel, qui reçut un emploi dans les cuisines
' royales ; mais Warbeck, ayant voulu s’évader de la Tour avec
le vrai comte de Warwick, qui y était détenu, fut pendu à
Tyburn, et pour se délivrer de toute crainte, le roi fit mettre
Wanrick à mort. Avec ce prince s’éteignit la race des Planta-
genels, qui avait gouverné l’Angleterre pendant 331 ans, de-
puis 1154.
Henri VII régna dès lors sans opposition. La sanglante
guerre des deux Roses avait décimé et ruiné l’aristocratie an-
glaise, quatre-vingts personnages tenant par le sang à la fa-
mille royale y avaient péri ; combien du reste de la noblesse !
S’il en faut croire un contemporain, sir John Forlescue, sous
Édouard IV seulement, un cinquième des terres du royaume
serait tombé par confiscation dans le domaine de la couronne.
Aussi la royauté anglaise ne rencontra plus devant elle, au
sortir de cette guerre, le principal obstacle qui l’avait jus-
qu’alors arrêtée, une aristocratie puissante et fière.
On a vu dans l’Histoire du moyen âge (p. 449) combien
la constitution anglaise était déjà libérale au milieu du quin-
zième siècle. La royauté conservait cependant un pouvoir im-
mense. « La personne du roi était inviolable. Lui seul avait
le droit de convoquer les états du royaume, qu’il pouvait
dissoudre selon son bon plaisir, et dont les actes législatifs
ne pouvaient se passer de son assentiment. Il était le chef de
TFMPS MODERNES. 3
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38
CHAPITRE III.
radministration exécutive, l’unique organe de la nation vis-à-
vis des puissances étrangères, le capitaine des forces de terre et
de mer de l’État, la fontaine de justice, de clémence et d’hon-
neur. Il avait de grands pouvoirs pour régler le commerce.
La monnaie était frappée en son nom ; il fixait les poids et
mesures, déterminait les lieux pour l’établissement des mar-
chés et des ports. Son patronage ecclésiastique était immense.
Ses revenus héréditaires, administrés avec économie, sufifi-
saient à couvrir les dépenses ordinaires du gouvernement.
Ses domaines particuliers étaient très-vastes. Il était en outre
le seigneur suzerain du sol entier de son royaume et, en cette
qualité, possédait un nombre infini de droits lucratifs et
formidables qui le mettaient à même d’inqméter et d’écraiser
ceux qui traversaient ses desseins, d’enrichir et d’élever, sans
qu’il lui en coûtât rien , ceux qui jouissaient de sa faveur. »
(Macaulay.) Ces pouvoirs indécis donnaient à celui qui en
était revêtu la tentation perpétuelle de les outre-passer et l’é-
puisement de l’aristocratie après la guerre des deux Roses en
fournit l’occasion.
Henri irn Tndor (idSS-ISOA). 8appre«aion des liberté*
publique*.
Édouard IV déjà n’avait pas toujours attendu le consente-
ment des chambres pour établir et lever l’impôt ; Henri VII
alla plus loin ; et ce prince craintif et cupide fut mieux obéi
qu’Édouard III, le vainqueur de Grécy, mieux que Henri V,
le héros d’Azincourt. Le parlement fut rarement convoqué
sous son règne ; quand il le fut, il ne montra aucune indépen-
dance et accepta sans mot dire les propositions que lui sou-
mettait le roi. Emprunts forcés, déguisés sous le nom de
feicnuei/Zanccs, confiscations arbitraires, proscriptions, mesures
barbares et iniques que la guerre civile seule avait amenées,
acquirent une sorte de légalité par l’adhésion ou le silence
des chambres. Le parlement reconnut la chambre étoilée, tri-
bunal nouveau sous un nom ancien, dont les membres étaient
entièrement à la dévotion du roi, et qui devint un des instru-
ments les plus dociles et l’une des armes les plus redoutables
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L’ANGLETERRE DE 1453 A 1509. 39
du pouvoir absolu. La chambre étoilée, en effet, multiplia les
cas qui furent soustraits à la connaissance du jury, et mit à
la discrétion des agents du roi la fortune et la vie de tous ceux
que le roi voulut frapper.
les grands avaient gardé du moyen âge le droit d’a-
voir autour d’eux toute une armée de serviteurs qui les
aidaient à troubler le pays et à braver la justice. C’était
le droit de maintenance, Henri VII l’abolit; de plus il '
autorisa les nobles à vendre leurs terres substituées. C’était
frapper l’aristocratie féodale dans le présent et dans l’ave-
nir. Car, en supprimant les maintenances, le roi enlevait
aux nobles leurs soldats ; en supprimant les substitutions *,
il eût préparé le morcellement des grandes propriétés, c’est-
à-dire la ruine des grands propriétaires terriens, si l’usage,
plus fort que la loi, n’avait continué à faire prévaloir le
système des substitutions, qui existe encore aujourd’hui en
Angleterre.
Henri VH a commencé la puissance commerciale et mari-
time de son pays. Un traité conclu avec les Pays-Bas, en 1496,
établit la liberté des échanges entre les deux pays; un autre
avec le Danemark ouvrit la Baltique aux Anglais, et leur as-
sura le commerce exclusif de l’Islande. A l’exemple des rois
de la péninsule espagnole, il essaya de tourner l’activité des
Anglais vers les découvertes maritimes, et le Vénitien Sébas-
tien Gabotto alla porter le premier le pavillon anglais dans
l’ile de Terre-Neuve et longer la côte des Florides, où il fut
bientôt suivi par des marchands de Bristol. Henri VII encou-
ragea aussi l’industrie nationale en attirant en Angleterre des
ouvriers flamands et en défendant l’exportation de la laine.
Enfin il rendit la justice moins inaccessible aux pauvres, et
prépara la réunion des deux couronnes qui se partageaient la
Grande-Bretagne en mariant sa fille Marguerite au roi Jac-
ques IV. De cette union datent les droits des Stuarts au trône
d’Angleterre, qu’ils prirent en 1603. Un autre mariage eut des
<. On appelle (erre subitilnée celle dont le propriétaire n’est considéré qoe
comme osurruitier et simple délenlcar an nom des générations Tulures, dont
il peut, par conséquent, percevoir les revenus, mais qu’il ne peut aliéner ni
partager, et qui passe de droit à son fils atné.
Jlt
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CHAPITRE III.
suites plus graves : je veux parler des fiançailles de Catherine
d’Aragon, fille de Ferdinand le Catholique, avec le fils aîné
du roi, Arthur, et, après la mort prématurée de ce jeune
prince, avec son second fils, qui fut depuis Henri VIII ; on
verra le schisme d’Angleterre sortir de cette union. Henri Vil
mourut en 1509.
Tel qu’il nous apparaît dans l’histoire, ce prince demeure
bien au-dessous de ses deux célèbres contemporains Louis XI
et Ferdinand le Catholique. Aussi cruel que le premier, aussi
fourbe que le second, il n’eut point leur génie politique. Une
avarice sordide rapetissa ou corrompit ses actes les plus ha-
biles. Ainsi la loi pour l’abolition des maintenances était pour
lui moins une grande mesure de gouvernement qu’un prétexte
à contraventions et h amendes. Il extorquait de l’argent à ses
sujets pour faire la guerre; il en recevait des étrangers pour
faire la paix, comme lorsqu’il descendit en France, en 1492,
et vendit à Charles VIII, par le traité d’Étaples, la retraite de
l’armée anglaise au prix de 745 000 écus d'or. Il se faisait
acheter les places de sa cour, même celles d’Église : il ne don-
nait d’évêchés qu’argent comptant, et vendait son pardon aux
coupables. II recherchait avec soin quelles gens mouraient
sans héritiers, et se saisissait de leurs biens par droit de déshé-
rence, ce qui bien souvent avait encore lieu en face d’héritiers
véritables. Ses ministres favoris, Empson, Dudley et le car-
dinal Morton, savaient tirer profit de tout, principalement de
la justice. Un expédient de Morton pour obtenir de l’argent
par béncvolence est resté célèbre. « Si tu dépenses beaucoup,
disait- il, c’est que tu es riche, tu dois payer; si tu ne dépenses
rien, c’est que tu fais des économies, paye encore. » Ce
dilemme infernal s’appelait la fourche ou l’hameçon de
Morton.
Ce règne inaugurait pour l’Angleterre un despotisme qm
durera un siècle et demi ; c’est qu’au sortir de la guerre des
deux Roses, la nation, fatiguée des stériles et sanglantes agi-
tations des luttes intestines, se jeta avec ardeur dans les tra-
vaux pacifiques du commerce et de l’industrie. Voyant le gou-
vernement de Henri VII seconder cette tendance par les
traités de commerce qu’il conclut, par les voyages de décou-
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41
L’ANGLETERRE DE 1453 A 1509.
vertes qp’il fit entreprendre, elle ne lui demanda rien de
plus, et oublia pour un temps son parlement et ses libertés.
La question de la réforme, la lutte contre l’Espagne, toumè-
Chapelle de Henri VII.
rent encore d’un autre côté l’attention du peuple anglais. Mais
après la tyrannie sanglante de Henri VIII, après la tyrannie
glorieuse d’Élisabeth, et grâce aux progrès de la richesse
42
CHAPITRE m.
nationale et de l’opinion publique, ces souvenirs se réveil-
leront avec une indomptable énergie.
L’Angleterre conserve un curieux monument de l’architec-
ture de ce temps, la chapelle où Henri VII fut enterré à West-
minster. C’est un des modèles du gothique flamboyant, der-
nière période de l’architecture ogivale.
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L’ESPAGNE DE 1453 A 1521.
-.3
CHAPITRE IV.
L'ESPAGNE DE i4S3 A 1S21.
État de l’Espagne au milieu du quinzième siècle. — Navarre, Aragon,
Castille et PortugaL
de l’Espacaie an mlllen du quinzième alècle.
Le peuple espagnol était demeuré jusqu’alors presque en-
tièrement étranger aux affaires des autres nations européen-
nes. 11 lui avait fallu conquérir son sol pied à pied contre les
Maures; et cette œuvre, première condition de son existence
nationale, n’était pas même achevée. L’extrémité méridionale
de la péninsule appartenait aux musulmans, et formait le
royaume de Grenade, le dernier des neuf Etats entre lesquels
avait été démembré le khalifat de Cordoue. L’Espagne avait
donc vécu d’une vie à part pendant tout le moyen âge. Elle
n’avait eu, pour ainsi dire, qu’une seule pensée : chasser les
Maures, qui lui étaient plus odieux encore comme musulmans
que comme étrangers.
A cet isolement elle avait dû une remarquable originalité.
Nulle part la religion n’avait plus d’ascendant sur les âmes.
Elle y était la moitié de la patrie.
L’Espagne était encore en plein moyen âge, c’est-à-dire
que l’anarchie y était au comble, sous le nom de privilèges
des castes, des provinces, des villes, des personnes. Les rois
n’avaient qu’une ombre de pouvoir. En Castille, les grands
venaient d’obliger le faible Jean II à laisser condamner et exé-
cuter son favori, Alvarès de Luna. On sait la formule dont se
servaient les seigneurs au couronnement des rois d’Aragon :
« Nous qui valons chacun autant que vous, et qui, réunis,
pouvons plus que vous, nousvous faisons notre roi et seigneur,
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44
CHAPITRE IV.
à condition que vous garderez nos fueros et nos franchises,
sinon, non. » Et ce n’étaient pas là de vaines paroles, sou-
venir de temps effacés, mais l’expression pure et simple des
faits vivants. Il y avait en Aragon un magistrat, investi de la
plus haute juridiction, et qui avait joué plus d’une fois le rôle
d’arbitre suprême entre le roi et ses sujets. C’était \ejusliza.
Ce magistrat, dont l’office avait quelque ressemblance avec
celui des éphores dans l’ancienne Sparte, faisait les fonctions
de surveillant du prince et de protecteur du peuple. Sa per-
sonne était sacrée, son pouvoir et sa juridiction presque sans
bornes. Les rois eux-mêmes étaient obligés de le consulter ^
dans les cas douteux. Il recevait l’appel des sentences des juges
royaux, pouvait, sans appel, évoquer une affaire, et avait le
droit d’examiner les proclamations royales, d’exclure les mi-
nistres ou de leur faire rendre compte, sans avoir compte à
rendre lui-même qu’aux états. Même comme particulier, il
ne pouvait être arrêté que par un décret des cortès. Mais un
tribunal était établi pour recevoir toutes les plaintes élevées
contre lui.
En Castille, comme en Aragon, la défense des libertés pu-
bliques était confiée surtout à ces assemblées sorties de l’élec-
tion, qu’on appelait et qu’on appelle encore aujourd’hui les
cortès. Les cortès d’Aragon se composaient de quatre ordres :
1° les prélats, 2® les barons ou ricos hombres, 3® les simples
nobles ou infanzones, 4° les députés des cités ou procuradores.
Les cortès d’Aragon votaient les taxes, décidaient de la paix
et de la guerre, faisaient frapper la monnaie, revisaient tous
les jugements des tribunaux, veillaient sur l’administration du
‘ pays pour réformer les abus, et avaient tous les deux ans tme
session de quarante jours, que le roi ne pouvait dissoudre. Les
cortès de Castille ne comprenaient que trois ordres : le clergé,
la noblesse et les députés des \dlles. Ils ne votaient les subsi-
des qu’après avoir fait les affaires du peuple. Souvent même,
dans les cas de minorité, par exemple, les cortès furent appe-
lées à constituer le gouvernement du pays : dans le conseil de
régence établi durant la minorité de Jean I", il avait fallu ad-
mettre des bourgeois égaux en nombre, en pouvoir, en insi-
gnes même, aux nobles membres du conseil.
I
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L’ESPAGNE DE 1453 A 1521.
45
Outre les cortès, chargées de défendre contre les rois la li-
berté générale, ily avait les libertés particulières ou privilèges
de chaque province, et qu’on appelait du nom de fueros. Les
plus fameux étaient ceux de l’ Aragon et ceux du pays basque.
Les provinces basques avaient et ont gardé pendant toute la
durée des temps modernes' une véritable indépendance ; les
Catalans l’ont plus d’une fois revendiquée ; en 1462, ils
déposèrent Jean II; en 1640, ils se constituèrent en répu-
blique.
Il résultait de tous ces privilèges qu’il n’y avait point en
Espagne de véritable patriotisme, et que l’esprit de localité
s’y trouvait profondément enraciné. Non-seulement les royau-
mes, mais les provinces, et dans les provinces les villes, vi-
vaient à l’écart; tout noble même n’était pas éloigné de se
croire souverain dans ses domaines, et, en souvenir de leurs
anciennes franchises, les grands d’Espagne ont gardé le privi-
lège de rester couverts en présence de leur souverain. Enfin
trois grands ordres militaires, ceux d’Alcantara, de Galatrava
et de Compostelle ou Saint-Jacques, formaient encore, avec
leurs richesses, leurs places fortes et leur organisation mi-
litaire, comme trois États dans l’État.
Mais déjà aussi la turbulence de l’aristocratie féodale, les
guerres privées, les brigandages qui en étaient la suite, avaient
amené la création de la sainte hermandad. Dès l’année 1260,
les villes d’Aragon, et un peu plus tard celles de Castille,
s’étaient imies pour<«ssurer le maintien de la paix publique.
Elles avaient institué des tribunaux, levé et organisé des trou-
pes pour la répression des désordres commis sur les routes.
L’établissement de la sainte hermandad, ou sainte confrérie,
sorte de garde civique, souleva de violents murmures dans la
noblesse. Les archers de la confrérie eurent plus d’une escar-
mouche à soutenir contre les bandits féodaux. Mais l’institu-
tion résista à tous les efforts qu’on fit pour la détruire, aux
vices même de son organisation, et lors du siège de Grenade,
elle rendit d’importants services.
Parcourons maintenant chacun de ces Etats.
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46
CHAPITRE IV.
naTarre, Aragoa, Caatllle ei Portugal.
Jean d’Aragon, prince actif et habile, mais d’une ambition
sans scrupules, avait épousé la reine de Navarre, dont il eut
un fils, don Carlos, prince d© Viane. Le jeune prince devait,
à la mort de sa mère, hériter de cette couronne. Son père la
retint. Les partisans du fils prirent les armes, et furent battus
à la journée d’Aïbar (1452). La guerre entre le père et le fils,
deux fois apaisée, deux fois recommença, et cette lutte sacri-
lège ne se termina que par la mort du jeune prince, qui fut
probablement empoisonné par son père (1461). Il avait deux
sœurs : l’une. Blanche, épouse répudiée de Henri IV de Cas-
tille; l’autre, Léonore, comtesse de Foix. Don Carlos avait
légué ses droits à la première. Elle n’eut que l’héritage de ses
malheurs, et mourut au fond du château d’Orthez, d’un poison
que sa sœur lui donna. Jean, puis Léonore, régnèrent alors
en Navarre. Une petite-fille de Léonore porta en 1484 cette
couronne dans la maison française d’Albret; mais un second
fils de Jean d’Aragon, Ferdinand le Catholique, conquit la
Navarre espagnole (1512) et la déclara en 1515 pour jamais
réunie à ses États. La basse Navarre, au nord des Pyrénées,
conserva ses rois particuliers jusqu’à Henri IV.
Ce Jean d’Aragon devint en 1458, par lamort d’Alphonse V,
son frère, roi d’Aragon. Son règne fut troublé par des révoltes
continuelles. Les Catalans, dont il violait les privilèges, épou-
sèrent la querelle du prince de Viane, et après la mort du
saint martyr^ plutôt que d’appartenir à Jean II, ils aimèrent
mieux se donner au roi de Castille, qui refusa, mais se fît
céder la ville d’Estella, en Navarre, puis à don Pèdre de Por-
tugal, enfin à la maison d’Anjou. La mort prématurée de
Jean de Calabre, fils du roi René, ruina leurs espérances.
Après onze ans de guerre, ils se soumirent (1472). C’est pour
trouver les moyens de résister à cette insurrection que Jean H
avait engagé à la France la Cerdagne et le Roussillon contre
un prêt de 350 000 écus d’or. Louis XI n’était pas homme à
lâcher ce qu’il avait une fois saisi. Une tentative de Jean II
pour recouvrer le Roussillon, en 1473, échoua. Il mourut en
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L’ESPAGNE DE 1453 A 1521. 47
1479, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Son second fils, Fer-
dinand le Catholique, lui succéda.
En Castille, même spectacle ou pis encore. Henri IV, qui
succéda en 1454 à son père Jean II, se rendit à la fois
odieux et méprisable par sa prédilection pour Bertrand de la
Cneva, favori cupide et lâche qui le déshonorait. Dès 1459
tes cortès exigèrent que le frère du roi, don Alphonse, fût re-
connu pour son héritier. En 1465, les nobles prirent les ar-
mes et déposèrent le roi en effigie. On éleva une estrade dans
la plaine d’Avila; on y plaça le simulacre de Henri avec le
sceptre et la couronne, mais couvert d’un crêpe noir. Alors un
héraut s’avança et lut à haute voix une longue énumération
des crimes du monarque. A l’énoncé du premier, l’archevêque
de Toulouse enleva la couronne ; au second, le comte de Pla-
centia détacha l’épée de justice ; au troisième, le comte de
Bénavent arracha le sceptre. A la fin, l’effigie royale fut jetée
du trône à terre. Cette cérémonie étrange fut le signal d’une
guerre civile, les principaux acteurs de cette scène ayant pro-
clamé roi le frère de Henri IV, don Alphonse, qui n’avait que
douze ans ; mais ce jeune prince mourut, après la bataille indé-
cise de Médina del Campo, en 1467, et Henri IV consentit à
reconnaître pour princesse des Asturies ou héritière, sa sœur
Isabelle, au détriment de sa propre fille (1468). Une des
clauses de la paix était qu’Isabelle ne pourrait se marier sans
l’aveu du roi. Plusieurs princes, parmi lesquels le roi de Por-
tugal et le duc de Guyenne, Charles, frère de Louis XI, solli-
citèrent sa main. Isabelle leur préféra Ferdinand, fils aîné du
roi d’Aragon, et l’épousa en secret à VaUadolid, sans attendre
le consentement de Henri IV (1469). Il fut établi dans le con-
trat que le gouvernement de la Castille n’appartiendrait qu’à
Isabelle.
Ce mariage ralluma la guerre civile. Le roi, cessant de dés-
avouer sa fille Jeanne, qu’on appelait la Bertraneïa, la déclara
son héritière, mais sans pouvoir lui assurer son héritage.
Lorsqu’il mourut, en 1474, le roi de Portugal, Alphonse V,
essaya de soutenir la cause de Jeanne : il fut battu à Toro,
malgré l’appui du riche et puissant archevêque de Tolède,
CayilJo d’Acunha (1476). Ce prélat, dont l’humeur inquiète
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48
CHAPITRE IV.
avait déjà troublé le règne de Henri IV, s’était déclaré contre
Isabelle, par haine de son mari aragonais. Il disait : « J’ai su
placer l’infante Isabelle sur le trône de Castille ; je saurai
bien l’en faire descendre : si je lui ai mis le sceptre à la main,
je veux l’obliger à reprendre le fuseau. » Il résista même aux
menaces du pape, et ne se réconcilia qu’en 1478 avec son
ancienne protégée. Dès lors le roi de Portugal dut céder; la •
Bertraneïa se retira dans un monastère; et la même année,
Ferdinand le Catholique devenait roi d’Aragon par la mort de
Jean II (1479) : les deux couronnes d’Aragon et de Castille
étaient réunies.
De ce jour l’Espagne exista. Isabelle, douée d’un ferme gé-
nie, Ferdinand, fort habile homme, quoique perGde et déloyal,
ce qui alors semblait une habileté de plus, travaillèrent avec
une vigueur et un accord qui ne se démentirent pas un instant,
à fonder l’unité nationale au profit de la royauté. Les Maures
occupaient encore le midi de la Péninsule. En 1462, ils per-
dirent Gibraltar, ce qui leur fermait l’Afrique ; les troubles de
la Castille suspendirent la guerre; elle recommença en 1482,
et, grâce à leurs discordes intestines, ils perdirent, la même
année, Alhama, boulevard de leur capitale, Ronda, trois ans
après, Velez-Malaga en 1487, Alméria en 1489; deux ans
plus tard, Grenade même fut assiégée. Cette grande ville était
flanquée de plus de mille tours et renfermait encore 200 000 ha-
bitants. Le siège dura près de neuf mois. Un accident mit
le feu pendant la nuit aux tentes d’Isabelle. La reine voulut
qu’à la place du camp brûlé les Espagnols bâtissent une ville,
afin de faire voir aux musulmans que le siège ne seraitjamais
levé. Bâtie, en quatre-vingts jours, cette ville existe encore
sous le nom de Santa-Fé. Enfin, pressés par la famine, vain-
cus le plus souvent dans les petits combats qui se livraient
sans cesse sous leurs murs, abandonnés par l’Afrique, qui ne
tenta aucun effort pour les sauver, les Maures se rendirent.
C’était la dernière « des trois mille sept cents batailles » que
les chrétiens leur avaient livrées. La capitulation, dont Gon-
zalve de Gordoue dressa les articles, portait que les musulmans
seraient toujours gouvernés selon leurs lois, qu’ils conserve-
raient leurs biens, leurs coutumes, le libre exercice de leur
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L’ESPAGNE DE 1453 A 1521. 49
culte, sans être astreints à d’autres impôts que ceux qu’ils
payaient à leurs rois (1492). Arrivé sur le mont Padul, d’où
l’on découvre Grenade, Boabdil (Aboul Abdallah), son dernier
prince, jeta sur elle un long regard et des larmes baignèrent
son visage. « Mon fils, lui dit sa mère Aïxa, vous avez raison
de pleurer comme une femme le trône que vous n’avez pas su
défendre comme un homme. » La domination des Arabes en
Espagne avait duré 782 ans. Elle laissa derrière elle, sur le
sol, des monuments d’une exquise élégance; une agriculture,
une industrie perfectionnées; dans les mœurs, les costumes,
les meubles, des détails pittoresques; dans la langue, plus d’un
mot sonore ; dans la pensée même un tour de politesse déli-
cate et fleurie que ne connaissaient point les rudes conquérants
du Nord.
L’Espagne était délivrée, mais elle conservait contre les in-
fidèles une horreur et une haine mûries, pour ainsi dire, par
huit siècles de guerre. La population de la Péninsule présen-
tai un singulier mélange de Maures, de juifs ex de chrétiens.
Pour en faire un tout homogène, en leur imposant une même
croyance; pour fortifier l’unité de l’État par l’unité de la reli-
gion, Ferdinand créa une inquisition nouvelle. Ce tribunal cé-
lèbre, qui a laissé un nom terrible et exécré, avait à sa seconde
origine une destination politique tout autant que religieuse*.
Organisé en Castille en 1480, le saint-office fut établi quatre
ans plus tard en Aragon, et s’y maintint malgré une vive op-
position ; il se trouva être alors le seul tribunal admis à la fois
dans les deux pays. Le roi en nommait le chef, le grand in-
quisiteur, et retenait pour son trésor les biens des condamnés.
Ceux-ci furent d’abord les chrétiens judaïsants; les Maures
convertis qui en secret restaient fidMes à Mahomet; plus
tard, ce furent les novateurs en politique comme en religion.
De janvier h novembre 1481, les inquisiteurs envoyèrent au
<. L’inquisition avait été créée au commencement du treizième siècle, par
taint Dominique et Innocent 111, contre les Albigeois. Elle fut complètement
réorganisée en <480 en Espagne, plus tard en Italie. On la nommait en Es-
pagne le saint-njjtce. L’inquisition espagnole fut introduite aux Pays-Bas par
Pliilippe 11 et causa la révolte de cette région. En Espagne, elle n’a été abo-
lie qu'en <820, après l’avoir couverte de bûchers ou auto-da-fe (actes de foi).
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50
CHAPITRE rV.
bûcher, dans Séville, 298 nouveaux chrétiens, et 2000 dans les
provinces de Séville et de Cadix. Placée sous la main des rois,
et parfois suspecte à la cour de Rome, elle fut tout d’abord un
moyen de gouvernement et un instrument de despotisme pour
défendre « les deux majestés (ambas majestades) ; » car, Fer-
dinand qui avait gagné, à la prise de Grenade, pour lui et ses
successeurs, le surnom de Catholique, confondit si bien la re-
ligion et la royauté, que le même nom servit à désigner Dieu
et le roi, et que la révolte devint un sacrilège. « Ce qui indi-
gnait davantage les esprits, dit le jésuite Mariana, c’était de
voir que ce tribunal sévère faisait porter aux enfants la peine
de leur père, et que l’on ne connaissait point l’accusateur;
qu’on ne le confrontait point avec le coupable ; qu’on ne faisait
point connaître les témoins. Rien d’ailleurs ne semblait plus
dur que ces perquisitions secrètes qui troublaient le commerce
et la société. » Le dominicain Thomas de Torquemada fut le
premier grand inquisiteur. Dans les dix-huit années qu’il di-
rigea ce tribunal de sang, 8800 personnes furent brûlées,
6500 le furent en effigie ou après leur mort, et 9000 subirent
la peine de l’infamie, de la confiscation des biens ou de la pri-
son perpétuelle.
Dès l’année 1492, l’inquisition se trouva assez forte pour
obtenir l’expulsion des juifs après les avoir dépouillés. D
leur fut en effet interdit d’emporter ni or ni argent, luffi.s
seulement des marchandises. Des écrivains contemporains éva-
luent à 800 000 le nombre de ceux qui sortirent d’Espagne ; le
plus grand nombre périt ou fut livré à d’atroces souffrances,
c’était l’immolation par le fanatisme de tout un peuple, long-
temps le principal, l’unique représentant de l’industrie et de
la science. Un décret enleva aux Maures la liberté religieuse
que le traité de Grenade (1499) leur avait laissée, et beaucoup
aussi s’exilèrent ; leur expulsion définitive ne fut prononcée
qu’un siècle après, en 1609. L’Espagne gagna ainsi son unité
religieuse, mais elle perdait son industrie et son commerce,
dont les juifs et les Maures étaient les agents les plus actifs.
Par l’inquisition, le roi dominait les consciences ; par le
droit que le pape lui conféra de nommer à tous les bénéfices,
il eut un grand ascendant sur le clergé; il acquit une puissance
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L’ESPAGNE DE 1453 A 1521. 51
militaire et des revenus considérables, en se faisant élire grand
maître des ordres de Calatrava' d’Alcantara et de Saint-Jac-
qnes (1494). Ce dernier ordre, le plus important il est vrai,
pouvait équiper 1000 lances. La réunion de ces dignités à la
couronne n’était d’abord que personnelle, mais Ferdinand la
fit déclarer par le pape perpétuelle. Par la réorganisation de
la sainte hermandad, qu’il subordonna au conseil de Castille
et dont il se déclara le protecteur, la royauté acquit le moyen
de faire la police du pays; et, sous prétexte de punir ou de ré-
primer les guerres privées entre les barons, elle rasa leurs châ-
teaux. En 1481, quarante-six forteresses furent démolies dans
la seule province de Galice, et les têtes les plus hautes tombè-
rent. Des commissaires furent envoyés dans toutes les provin-
ces pour écouter les plaintes des peuples contre les grands, et
surveiller les juges, qui, en cas de prévarication, durent ren-
dre au septuple. Enfin le roi catholique obtint du pape, parla
fameuse bulle de la Cruzada, une part considérable dans la
vente des indulgences.
Unie au dedans, l’Espagne prit au dehors une importance
qu’elle n’avait jamais eue. Colomb découvrit pour la couronne
de Castille le nouveau monde (voy. p. 2); Ximénès lui donna
Oran, sur les côtes d’Afrique (1509), et Pierre de Vera, les
Canaries, dont la population indigène, les Guanches, fut exter-
minée. Un point de relâche important pour la navigation de
l’AÜantique fut ainsi assuré à l’Espagne. Ferdinand conquit,
pour la couronne d’Aragon, le royaume de Naples (1504) et
enleva la Navarre à Jean d’Albret (1512), ce qui fermait, au
profit de l’Espagne, une des deux portes des Pyrénées. Il te-
nait déjà l’autre par le Roussillon, que Charles VIII lui avait
rendu en 1493.
La mort d’Isabelle faillit de nouveau séparer les deux royau-
mes. Il n’était resté à la reine qu’une fille, Jeanne la Folle,
mariée à l’archiduc Philippe le Beau, fils de Marie de Bour-
gogne et de Maximilien d’Autriche, par conséquent déjà sou-
verain des Pays-Bas. Mécontente de son gendre, Isabelle
donna par testament la régence de Castille à son mari. Les
Castillans se soumirent avec peine aux dernières volontés de
leur grande reine, et Philippe n’eut qu’à débarquer en Espa-
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52
CHAPITRE IV.
gne pour s’emparer du pouvoir. Mais il mourut presque aus-
sitôt (1506), et Ferdinand, grâce à l’appui de l’archevêque de
Tolède, le fameux cardinal Ximénès, fut reconnu par les
Cortès régent de Castille, pendant la minorité de son petit-
fils Charles, fils de Philippe le Beau.
Cependant l’unité de l’Espagne n’était pas encore assu-
rée. Ferdinand, par dépit contre Philippe le Beau, avait con-
tracté un nouveau mariage avec Germaine de Foix, nièce de
Louis XII, en faveur de laquelle le roi de France avait renoncé
à Naples (1506) ; mais cette union fut stérile. Un projet de lé-
guer l’Aragon à son second petit-fils, aux dépens du premier,
qu’il n’aimait pas, n’eut pas de suite, et Ferdinand s’inspirant,
au lit de mortes 16), de cette grande pensée de l’unité de l’Es-
pagne, légua toutes ses couronnes à Charles, qui avait déjà
recueilli l’héritage d’Isabelle et qui devait recueillir encore
celui de son aïeul, l’empereur Maximilien. Philippe II avait
bien raison de dire, en parlant du roi Ferdinand : « C’est à
lui que nous devons tout. »
L’archevêque de Tolède et grand inquisiteur, Ximénès,
fut régent de Castille jusqu’à l’arrivée du jeune roi, alors en
Flandre. Homme austère, esprit d’ime rare vigueur, il avait
prévenu la réforme en la faisant lui-même ; du moins il avait
ramené plusieurs ordres monastiques de l’Espagne à une
sévère discipline, et pour ranimer l’esprit religieux dans
le pays, il avait conduit à ses frais une croisade en Afri-
que, sous les murs d’Oran, dont il s’empara. Il administra
la Castille depuis la mort d’Isabelle, et la tint en repos, après
la mort de Ferdinand. Dur aux autres comme à lui-même, il
resta moine sous la pourpre romaine et dans le palais des rois ;
mais il ne souffrait pas plus de résistance contre la foi que
contre le prince. Il brûlait les hérétiques et domptait les sei-
gneurs. Un jour les grands lui demandèrent quel;? étaient ses
pouvoirs, oc Les voilà! » leur répondit-il, en montrant une
formidable artillerie et un corps de troupes rangé sous les fe-
nêtres du palais.
Charles, qui en Espagne est Charles I", et qui dans l’Empire
fut Charles-Quint, ne commit d’abord que des fautes. Il dis-
gracia Ximénès, et s’entoura de favoris flamands. Quand l’Es-
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L’ESPAGNE DE 1453 A 1521.
53
pagne apprit, en 1519, qu’il avait obtenu la couronne impé-
riale et qu’il l’acceptait, elle craignit avec raison de voir son
sang et son argent sacrifiés à l’ambition du nouvel empereur.
Charles dédaigna ces murmures et s’embarqua pour l' Allema-
gne; mais son départ fut le signal d’une insurrection qui
s’étendit de Tolède à toute la Castille. Les villes soulevées
s’unirent par une confédération qui prit le nom de Ligue
sainte {Junta santa), et refusèrent de poser les armes avant
que l’empereur eût aboli les immunités pécuniaires de la no-
blesse. L’aristocratie sépara alors sa cause de celles des bour-
geois, et se rallia autour du souverain. L’armée de la ligue fut
battue à Villalar, et son chef, le noble don Juan de Padilla,
mourut sur l’échafaud (1521).
Charles-Quint compléta alors l’œuvre de Ferdinand et d’Isa-
belle. Il obligea les Maures du royaume de Valence à se faire
baptiser, et tous ceux de Grenade h renoncer à leur costume
et k leur langue; il cita au tribunal du saint-office les évêques
qui s’étaient déclarés pour les communeros.'Le clergé dut cour-
ber la tête sous l’arme qu’il avait lui -même fournie. Bien
d’autres la courbèrent; les privilèges des villes furent abolis,
et Charles ôta leur importance aux cortès, en les obligeant à
voter l’impôt avant le redressement des griefs, et en défendant
aux députés toute réunion préparatoire. Les nobles refusant
de payer leur part des dépenses politiques, il cessa de les
convoquer aux cortès. Ils ne parurent pas davantage aux
armées, composées de mercenaires, ni k la cour peuplée de
Flamands.
Ainsi le roi triomphait à la fois des bourgeois comme des
nobles : victoire funeste qui fut pour l’Espagne une des pre-
mières causes de sa décadence ; car l’activité de cette grande
nation se trouva dès lors comprimée par un despotisme qui ne
sut pas, comme de l’autre côté des Pyrénées, donner la gloire
en échange et préparer l’égalité civile.
A l’extrémité sud-ouest de la presqu’île, le petit royaume
de Portugal jetait alors un vif éclat. La maison capétienne
de Bourgogne, qui avait fondé ce royaume, n’y était plus
continuée que par une branche illégitime, celle d’Avis,
qui régnait depuis la glorieuse journée d’Aljubarota, où
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54 CHAPITRE IV.
Jean I", le Bâtard, avait battu le roi de Castille, son com-
pétiteur (1385).
La dynastie nouvelle, née d’une réaction populaire et du
sentiment national, respecta d’abord les libertés publiques.
Jean I" avait convoqué vingt-cinq fois les cortès. La minorité
d’Alphonse V, surnommé l’Africain (1438-1481), fut favo-
rable aux grands : une guerre civile éclata; puis vinrent
d’inutiles mais glorieuses expéditions en Afrique, la prise
d’Arzile et de Tanger, et une malheureuse intervention en
Espagpne, où Alphonse soutint les droits de la fille de Henri IV,
Jeanne de Castille. Vaincu à Toro (1476), il alla solliciter les
secours de la France. Louis XI n’aimait guère les expéditions
aventureuses ; il ne lui donna rien, mais il l’empêcha de s’en-
fermer dans un couvent, préférant voir à Lisbonne un prince
ami de la France, ennemi de la Castille et de l’Aragon, que
de compter un moine de plus, fût-ce un roi, dans ses
abbayes.
Le successeur d’Alphonse V, Jean II (1481-1495), fut le
Louis XI du Portugal, et un Louis XI encore plus énergique
que le nôtre. Dès le commencement de son règne, il révoqua,
dans les cortès d’Évora, toutes les concessions faites à la no-
blesse au détriment du domaine royal ; il enleva aux seigneurs
le droit de vie et de mort sur leurs vassaux, et les soumit eux-
mêmes à la juridiction des officiers de la couroime (1482).
Cette réforme excita une révolte : le duc de Bragance se mit
à la tête des mécontents. Jean II le fit saisir et décapiter (1483).
Les nobles eurent alors recours aux tentatives d’assassinat. Le
roi poignarda de sa main leur chef, le duc de Viseu, son cou-
sin (1484). Efi'rayée de tels exemples, la noblesse courba la
tête. L’indépendance des assemblées nationales fut de même
brisée : les cortès ne reparurent que trois fois en quatorze
ans. Alors le despotisme royal se trouva solidement établi, mais
en retour une impulsion paissante était donnée au commerce,
à l’esprit d’aventures, et la renaissance était encouragée. Lis-
bonne, déclarée port franc, recevait les juifs chassés d’Espa-
gne ; les îles du cap Vert étaient découvertes; le cap de Bonne-
Espérance franchi, et la nation se lançait dans cette carrière
de voyages où elle devait trouver, sous les pas de Vasco de
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L’ESPAGNE DE 1453 A 1521. 55
Gama et d’Albuquerque, iine grandeur éphémère, mais un
moment éblouissante.
Emmanuel le Fortuné recueillit ce que Jean II avait semé.
Dans le cours de son règne, aussi tranquille au dedans que
glorieux au dehors(1495-1521), les découvertes se succédèrent
avec une rapidité merveilleuse (voy. plus loin), et au milieu
des richesses de l’Inde, le Portugal oublia son ancien esprit
d’indépendance. Emmanuel laissa tomber les cortès en dé-
suétude : dans les vingt dernières années de son règne, il ne
les convoqua pas une seule fois.
Ainsi le grand fait que nous avons déjà reconnu en France,
en Angleterre, en Aragon, en Castille, se reproduit en Por-
tugal : la royauté y devient prépondérante. « Jean enseigna
aux rois du monde l’art de régner, » dit le Gamoëns; et
lorsque, en apprenant sa fîn, la grande Isabelle s’écria :
c L’homme est mort I > tout le monde comprit que celui qui
venait d’expirer était l’énergique roi de Portugal.
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CHAPITRE V.
CHAPITRE V.
L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE DE 14S3 A 1494.
Divisions de l’Allemagne et de l’Italie. Les empereurs Frédéric III et
Maximilien. — L’Italie dans la seconde moitié du quinzième siècle.
DItIhIou* de l’Allemagne et de l'Italie. l.es emperenra
Frédéric lll et Hfaxlmlllen.
On vient de voir en France, en Angleterre, en Espagne se
former de vastes monarchies et de puissantes royautés. Les
trois grandes nations de l’Occident réunies, chacune sous un
chef national qui met à l’intérieur l’ordre et l’obéissance, sont
donc prêtes pour l’action au dehors et vont en effet agir au
delà de leurs frontières.
Au centre du continent européen deux pays s’obstinaient
au contraire à vivre de la vie anarchique du moyen âge.
Divisées, par conséquent faibles, l’Allemagne et l’Italie
tenteront l’ambition de tous les conquérants, et‘*^verront l’une
après l’autre accourir sur leur sol les armées européennes
pour vider leurs querelles. L’Italie sera le premier •champ de
bataille de l’Europe ; quand la victoire l’aura donnée à un des
assaillants, l’Allemagne sera le second. Ces deux contrées
payeront, par les maux d’invasions répétées, l’ambition et
l’orgueil de leurs cités et de leurs princes.
En Allemagne, la maison d’Autriche venait de ressaisir,
pour ne plus le perdre, le sceptre impérial. Mais ce n’était
pas l’indolent Frédéric III qui était capable de rattacher au
titre d’empereur un pouvoir sérieux. Pendant 53 ans de rè-
gne (1440-1493), il oublia l’Empire et ne s’occupa que d’a-
grandir ses domaines autrichiens, qu’il érigea en 1453 en
archiduché. Les électeurs eurent beau le menacer de dé-
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liiî^toivf niotU'i.M *o()
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L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE DE 1453 A 1494. 57
chéance, il ne sorlit point de sa nonchalance systématique. Il
laissa le duc de Bourgogne Philippe le Bon rompre le lien
féodal qui attachait les Pays-Bas à l’Empire ; et, s’il trompa
l’ambition du Téméraire en lui refusant le titre de roi, il fit
peu d’efforts pour sauver Neuss et les Suisses, qui se sauvè-
rent tout seuls, la première par une résistance indomptable,
les autres par trois victoires. En 1460, une guerre civile éclata
dans l’Allemagne même. Frédéric se contenta d’en mettre
l’auteur, l’électeur palatin, au ban de l’Empire; l’électeur
répondit à cette sentence impuissante en ajoutant à son châ-
teau d’Heidelberg une tour qu’il appela Trutz-Kayser (Nargue-
Vempcreur), et qui mérita son nom. Une autre avait eu lieu,
de 1449 à 1456, entre plusieurs princes et 72 villes. Plus de
200 villages avaient été brûlés de part et d’autre. Frédéric
était resté simple spectateur de la lutte à laquelle les Suisses
cependant avaient pris part.
Dans ses domaines, Frédéric III était plus actif, sans être
plus heureux, quand il tirait l'épée. Son prédécesseur, Albert
d’Autriche, avait laissé à son fils Ladislas le Posthume les
couronnes de Bohême et de Hongrie, avec le duché d’Autri-
che. Frédéric retint le jeune roi, et quand les énergiques ré-
clamations des Bohémiens et des Hongrois l’eurent obligé à
les laisser Ubres, il garda du moins la couronne de saint
Étienne, à laquelle semblait attachée, aux yeux des Hongrois,
l’indépendance de leur pays. Mahomet II entrait à Constan-
tinople, et, en 1456, il conduisait ses troupes victorieuses
devant Belgrade, le dernier boulevard de la chrétienté. Il y
avait alors un beau rôle à jouer ; Frédéric le laissa à Jean
Huniade, « le chevalier blanc de Valachie. » Un franciscain,
Jean Gapistran, amena au héros magyare 40 000 Allemands
que ses prédications avaient entraînés. Huniade pénétra dans
la place, et en fit lever le siège, mais mourut de ses blessures,
léguant à son fils, Matthias Gorvin, sa gloire et sa popularité.
Deux ans après , Ladislas mourut. Frédéric se porta son
héritier. Il échoua partout. Les Bohémiens élurent pour roi
Podiébrad, les Hongrois Matthias Gorvin, et Frédéric dut
partager l’archiduché d’Autriche avec son cousin Sigismond
et son frère Albert. 11 essaya d’enlever leur part de vive force.
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58
CHAPITRE V.
fut battu et eût été pris dans Vienne, sans un secours que
Podiébrad lui amena. La mort d’Albert lui donna naturelle-
ment ce qu’il convoitait; mais, après celle de Podiébrad en
1471, la Bohême lui échappa encore. Wladislas, fils aîné du
roi de Pologne, Casimir IV, fut élu. Frédéric espéra qu’au
moins une longue rivalité allait épuiser la Bohême et la Hon-
grie, où Matthias, aidé des Vénitiens et de Scanderbeg, sou-
tenait glorieusement la lutte contre les Ottomans. Mais les
deux rois s’entendirent, et Matthias se trouva libre de de-
mander compte à l’empereur de ses intrigues, de ses sourdes
menées en Hongrie, et du lâche abandon qu’il faisait de la
cause de la chrétienté et de la civilisation. Les troupes autri-
■ chiennes furent vaincues; Vienne fut prise en 1485, et resta
entre les mains de Matthias jusqu’à sa mort, en 1490.
Cependant cet empereur de très-petit cœur, comme dit
Comines, cet archiduc toujours battu, fonda la grandeur de
sa maison. Le mariage de son fils Maximilien avec Marie
de Bourgogne donna les Pays-Bas et plus tard l’Espagne à
l’Autriche. On verra plus loin comment se fit ce mariage et
les relations de Frédéric IH avec Charles le Téméraire.
Maximilien était instruit, éloquent et brave. Il aimait les
lettres, les arts, les sciences, et les cultiva avec succès;
mais esprit léger -et mobile, ne s’arrêtant jamais longtemps
sur la même affaire ni au même lieu, toujours sur les grands
chemins de l’Europe et dans toutes les aventures, faisant, en
un mot, beaucoup de bruit et peu de besogne. Il s’occupa ce-
pendant un peu plus de l’Allemagne que son père. L’anar-
chie y était devenue telle, que certains Etats avaient pris l’ini-
tiative des mesures les plus énergiques. En 1488, les princes
et les villes de Souabe s’étaient ligués à Eslingen, et l’on peut
juger de l’étendue du mal par ce fait, qu’en quelques années
la confédération n’avait pas rasé moins de 144 forteresses, dont
les maîtres étaient de temps immémorial dans l’habitude de
détrousser les voyageurs et de piller les campagnes.
Mais il ne suffisait pas d’un effort partiel et temporaire ; il
fallait organiser un système de répression général et perma-
nent, si l’on voulait fonder la paix publique. C’est le but que
se proposa la diète de Worms, en promulguant la fameuse
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L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE DE 1453 A 1494. 59
constitution de 1495, qui défendait, sous peine d’amende et
de déchéance, toute guerre contre les États. Pour punir les
violations de cette loi fondamentale, ou pour les prévenir, on
institua un tribunal inamovible, dont les membres étaient
choisis par l’empereur, sur ime liste de candidats présentés
par les États. Ce tribimal prit le nom de Chambre impériale.
Restait maintenant à faire exécuter les arrêts de la cour
suprême. On y pourvut par la division de l’Allemagne en dix
cercles, sage projet qu’avait déjà tenté l’empereur Albert II,
et qui fut réalisé, sous le règne de Maximilien, par les diètes
d’Augsbourg (1500) et de Trêves (1512). Tout le sol germa-
nique, sauf la Bohême et ses annexes, fut partagé en dix cir-
conscriptions, qui eurent chacune leur directeur. Chaque cer-
cle entretenait à ses fréiis un corps de troupes placé sous le
commandement du prince directeur, et chargé de maintenir
la paix publique. Les postes, instituées par Maximilien à
l’instar de celles que Louis XI avait organisées en France, fu-
rent aussi un lien entre les diverses parties du territoire.
Malheureusement pour l’Allemagne, ces institutions de po-
lice générale ne réussirent qu’à demi. La diète, qui possédait
seule le pouvoir législatif, se défiait des empereurs autri-
chiens, et ceux-ci, par contre, entravaient la mise en œuvre
des règlements et des lois établis par l’assemblée souveraine.
C’est ainsi que le Conseil aulique, créé en 1501 par Maximi-
lien, pour l’administration de ses États héréditaires et pour le
jugement des causes réservées ^ l’empereur, amoindrit Tau-
torité 'de la Chambre impériale. Bornée d’abord aux États
autrichiens, la juridiction du nouveau tribunal, tout en dé-
pendant de la cour de Vienne, s’étendit peu à peu hors de ses
limites, et fit une redoutable concurrence à la Chambre im-
périale, dont les membres étaient mal payés et les arrêts mal
obéis L Les empiétements du conseil ’aulique seront une des
causes de la guerre de trente ans.
En somme, à la fin de cette période, le saint-empire ger-
L La Chambre impériale, organisée à plusieurs reprises, ne Tut constituée
(léflnitivetnenl qu’en t539 et rendue sédentaire à Spire. En <898, elle tut
filée à Wetzlar, où elle resta jusqu’à la chute de l’empire d’Allemagne,
en 4680.
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60
CHAPITRE V.
manique, de quelque titre que s’affublât l’oi^eil de son chef,
était en réalité une agglomération sans consistance de princes
et de villes, qui n’avaient guère d’autres liens que d’anciens
souvenirs, la ressemblance des mœurs et l’identité du lan-
gage; liens qui deviendront bien fragiles le jour où grondera
l’orage des passions religieuses.
Déjà même les plus puissants des princes allemands s’in-
quiétaient de cette activité de Maximilien. Ils avaient saisi sur
leurs terres, comme les rois dans leurs royaumes, le pouvoir
absolu. « Ils font tout ce qui leur plaît, » dit un écrivain
presque contemporain; la révolution signalée en France, en
Angleterre et en Espagne s’était donc opérée aussi dans l’Em-
pire, mais au profit des princes, non à celui de l’empereur.
En 1502, les sept électeurs conclurent Yunion électorale par
laquelle ils s’engagèrent à se réunir tous les ans pour aviser
aux moyens de maintenir leur indépendance et d’arrêter les
empiétements de l’autorité impériale. Leurs craintes étaient
mal fondées ; il manquait deux choses à Maximilien pour
réussir, de l’argent et de la persévérance. Toute sa vie il courut
d’un projet à un autre, et toute sa vie il fut, comme les Ita-
liens l’appelaient, Massimiliano pochi danari, Maximilien
sans argent.
L’histoire politique de l’Empire est aussi vide sous Maxi-
milien I" que sous Frédéric III, et c’est moins comme empe-
reur qu’il prend part aux grandes affaires de l’Europe, que
comme père du souverain des Pays-Bas ou comme archiduc
d’Autriche. C’est à ce titre qu’il signe avec Charles YIII le
traité de Senlis qui lui vaut l’Artois et la Franche-Comté (1493),
qu’il soutient une guerre désastreuse contre les Suisses et con-
clut avec eux la paix de Bâle (1499), qu’il entre dans la ligue
contre Charles VIII, plus tard dans celle de Cambrai contre
Venise (1508), plus tard encore dans la coalition contre
Louis XII, et qu’il gagne la bataille de Guinegate (1513).
Une querelle, survenue au sujet de la succession de Bavière
et à laquelle il se mêla, lui valut plusieurs villes et domaines
surl’Inn; la mort d’un comte de Goritz et de Gradisca le
dota de ces deux terres; celle enfin de l’archiduc Sigismond
de la branche du Tyrol réunit en ses mains toutes les posses-
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L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE DE 1453 A 1494, 61
sions de l’Autriche. II prolongea assez sa vie pour voir l’im-
mense extension donnée à la puissance de sa maison par le
mariage de Philippe le Beau avec Jeanne la Folle, héritière
de l’Espagne, de Naples et du nouveau monde, et il prépara
celui de son petit-fils Ferdinand avec la sœur de Louis II, qui
lui assura la succession aux couronnes de Hongrie et de
Bohême. Mais il vit aussi commencer ce qui fut un des prin-
cipaux obstacles à cette puissance, la réforme. Il mourut en
1519, et Luther, à cette époque, avait déjà rompu avec Rome.
On rapporte que, pour se familiariser avec la mort, Maximi-
lien, depuis un an, portait avec lui son cercueil.
1,'ltalle dans la seconde moitié dn qalnsième siècle.
Au moment de l’invasion des Français, l'Italie était le cen-
tre de tout le commerce de la Méditerranée. II n’y avait alors
en Europe aucune contrée qui possédât une agriculture aussi
savante, une industrie aussi active. « Les manufactures de
soierie, de laine, de lin, de pelleteries, l’exploitation des mar-
bres de Carrare, les fonderies des Maremmes, les fabriques
d’alun, de soufre, de bitume étaient encore en pleine activité.
Le système de culture par des métayers, si supérieur peur
cette époque à ce qui avait lieu dans le reste de l’Europe, as-
surait à l’Italie une fertilité augmentée en Lombardie par les
travaux hydrauliques de Louis le More, en Toscane par les
précautions prises contre les inondations et les eaux stagnan-
tes, qui désolent encore aujourd’hui des pays autrefois fertiles.
Les villages où se retranchaient les paysans, derrière des rem-
parts, témoignaient d’une aisance qui répondait à la splendeur
des grandes villes; et, dans celles-ci, tant d’agréments dans
les relations de la vie, tant de politesse et ime politesse si
exquise, tant d’intelligence enfin de ce qui rend la vie douce
et facile, que l’Italien, le plus riche, le plus heureux, le plus
civilisé des peuples européens, pouvait traiter de barbares les
autres nations, toujours prêtes à' admirer ses villes splendides
ou à s’asseoir à ses savantes écoles *. »
4. Zcller, Histoire de l’Italie, dans la colleclion de l’Eialoire universelle.
TEMPS MODERNES. 4
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62
CHAPITRE V.
Avec tout cela, l’Italie était la plus faible des nations euro-
péennes. Elle avait des artistes et des marchands, mais point
de peuple. Elle avait des condottieri, mais point de soldats.
Les Italiens, si habiles à conspirer, ne savaient plus se battre :
à la journée d’Anghiari, on lutta quatre heures, et il n’y eut
de mort qu’un cavalier étouffé dans la presse. Tels étaient les
fruits amers du despotisme : comme il n’y avait plus de li-
berté ni de patrie, il n’y avait plus de citoyens ni de courage.
Plus divisée que l’Allemagne, l’Italie n’avait même pas un
nom qui fût accepté par tous, comme celui d’empereur, une
autorité qu’on respectât au moins quelquefois, comme celle
de la diète. Ses divers États, complètement indépendants,
n’avaient d’autre lien entre eux que la similitude du langage
et des mœurs.
Au milieu du quinzième siècle rme situation nouvelle com-
mençait pour la Péninsule. Elle n’était plus en effet ni guelfe
ni gibeline, ni pontificale ni impériale, surtout elle n’était
plus républicaine, maisprincière.Un condottière, Sforza, avait
fait souche ducale à Milan, et bien d’autres dans la Homagne
et sur les rives du Pô. Une famille de banquiers, les Médi-
cis, dominait à Florence ; le roi d’Aragon à Naples. Il s’agis-
sait de savoir si ces princes allaient du moins s’entendre pour
défendre contre l’étranger l’indépendance de l’Italie qu’ils
avaient asservie. Sans parler des prétentions et des convoitises
qui menaçaient du côté de la France et de l’Allemagne, la
prise de Constantinople par les Turcs, et les efforts déjà heu-
reux des Portugais pour trouver par mer une route vers
l'Inde créaient à l’Italie de graves dangers. Il y allait peut-
être de son existence, certainement de sa fortune. Elle avait,
en effet, perdu à la chute de l’empire d’Orient le principal
aliment de son commerce. Si maintenant les Portugais lui fer-
maient la route de l’Inde par Alexandrie, en rendant cette
route mutile ; si les Turcs, ses ennemis sur le continent grec,
venaient encore à s’emparer de l’Égypte, le commerce italien
se trouvait anéanti. Ajoutez que ces Turcs, qui prendront
bientôt l’Égypte, lancent déjà leur cavalerie dans le Frioul, et
leur flotte sur les rivages italiens. Le doge n’est plus le seul
époux de l’Adriatique.
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L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE DE 1453 A 1494. 63
Il semble qu’en présence de tels périls, les Italiens ne de-
raient avoir qu’une pensée, l’union. Ce fut, en effet, le pre-
mier sentiment que leur inspira le coup terrible qui venait
de frapper l’empire grec. On oublia les anciennes inimitiés, et
l’on se jura une éternelle concorde à Lodi (1454), paix pré-
caire, due à la sagesse des grands hommes qui étaient alors
les arbitres des destinées italiennes : François Sforza, duc de
Milan; Gosme de Médicis, à qui Florence avait décerné le
beau surnom de Père de la patrie ; Alphonse V le Magna-
nime, les papes Calixte ni et Pie H (1455-1 464), qui voulaient
qu’on sonnât chaque matin la cloche des Turcs dans toute la
chrétienté.
Mais Alphonse meurt (1458). Le prince angevin Jean de
Calabre revendique sa couronne, et l’Italie est rejetée dans
une inextricable confusion. Le pape détourne Scanderberg de
sa lutte héroïque pour le mêler à ces guerres impies (1462).
D soutient Jean de Calabre. Fr. Sforza qui redoute lui aussi
un prétendant français, le duc d’Orléans, héritier des Viscontî
qu’il a dépossédés, prend parti pour l’Aragonais et aide le roi
de Naples Ferdinand à repousser son compétiteur (1463).
La paix, rétablie dans la Péninsule par la défaite de Jean
de Calabre à Troja, fut de nouveau compromise par la mort
presque simultanée de Cosme (1464), de François Sforza
(1466) et de Pie II, qui expira à Ancône, en vue de la flotte
BurlaqueUe il devait passer en Grèce (1464). En 1478, coah-
tion contre Florence; en 1482, coalition contre Venise. Les
Turcs en profitent. Ils surprennent Otrante (1480), égorgent
ou font esclaves 1 2 000 chrétiens et scient en deux le gouver-
neur. L’Italie s’habitue à la crainte du Turc comme elle s’est
habituée à ses tyrans. La génération d’hommes supérieurs
qu’elle avait encore au milieu du siècle n’a laissé que d’in-
dignes successeurs. Regardons dans l’intérieur de chaque État
et nous y verrons, sous l'éclat d’une civilisation matérielle
et corrompue, tous les signes de la mort politique et morale.
A Milan, les Sforza avaient remplacé, depuis 1450, les
Visconti. C’était une singulière fortune que celle de cette fa-
mille. Le paysan Attendolo, voyant un jour, au commence-
ment du qumzième siècle, passer des soldats pendant qu’il
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64
CHAPITRE V.
travaillait aux champs, quitte sa bêche et court s’enrôler. Il
avait du cœur et de l’intelligence ; il changea son nom en ce-
lui de Sforza, le brave, devint capitaine, chef de bande, le
condottière le plus redouté de l’Italie, et légua sa renommée,
ses talents, ses soldats et nombre de châteaux forts, à son fils
naturel, François Sforza, qui se fit donner par le pape la
marche d’Ancône ; puis battit, pour le compte de Venise et
de Florence, le duc de Milan, qui le désarma en lui donnant
sa fille. Le duc mort, Milan se remit en république et prit
Sforza pour la défendre contre Venise. Il la défendit d'abord,
vainquit les Vénitiens, mais vainquit ensuite les Milanais et
les obligea à le proclamer duc (1450). Il régna seize années,
respecté des souverains , qui recherchèrent son alliance,
comme fit Louis XI, à qui il envoya un secours durant la Li-
gue du bien public. Son indigne fils, Galéas-Marie, étendit
sur tout le duché une tyrannie rapace et violente, qui ne res-
pectait pas plus l’honneur que la vie des citoyens, H fut as-
sassiné par les grands, au milieu de ses gardes, dans la basili-
que de Saint-Étienne (147 6). Il laissait un enfant de huit ans,
Jean Galéas, qui lui succéda sous la tutelle de sa mère.
Bonne de Savoie, et du chancelier Simonetta. Mais l’oncle du
jeune prince, Ludovic Sforza, surnommé le Mpre, fit mourir
le ministre, chassa la régente et gouverna au nom de son ne-
veu, qu’il déclara majeur (1480). Bientôt, levant le masque, il
enferma Jean Galéas dans le château de Pavie, avec sa jeune
femme, Isabelle, petite-fille du roi de Naples, qui menaça
l’usurpateur d’une guerre, s’il ne restituait le pouvoir au sou-
verain légitime. Ce fut alors que Ludovic, craignant qu’il ne
se formât une ligue des États italiens contre lui, invita Char-
les VIII à passer les Alpes.
Du reste, le Milanais était toujours un des plus riches pays
du monde, elles Lombards demeuraient, comme au moyen
âge, les banquiers d’une partie de l’Europe, grâce à l’abon-
dance des capitaux qu’une agriculture perfectionnée, une in-
dustrie florissante et un commerce étendu rassemblaient dans
leurs mains. On les voyait accourir enfouie â la foire de Beau-
caire, à celle de Lyon, que Louis XI venait d’établir. A Bru-
ges, en Flandre, ils avaient un grand entrepôt de leurs mar-
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L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE DE 1453 A 1494. 65
chandises, qui de là se répandaient dans le nord de la France,
en Allemagne et en Angleterre ; les vaisseaux de la Hanse ve-
naient les y prendre pour les transporter jusque dans les pays
Scandinaves. Ils cultivaient aussi les arts. Ludovic le More
retenait à Milan le grand Léonard de Vinci, et continuait le
dôme, cette montagne de marbre couverte d’un peuple entier
de statues , et qui ne le cède en grandeur qu’à Saint-Pierre
de Rome.
Quant à Gênes, cédée par Louis XI à François Sforza en
1464, elle ne recouvra quelques instants de liberté après la
mort de Galéas-Marie, en 1476, que pour retomber sous le
joug de Ludovic le More, qui s’en fit investir par Charles VIII
comme d’un fief de la couronne de France (1490).
Le premier rang parmi les États italiens appartenait à V enise.
Depuis cinquante ans, elle avait profité de toutes les discor-
des pour augmenter sa puissance. De 1423 à 1453, elle avait
acquis quatre provinces sur le continent italien ; mais ces rui
neuses acquisitions avaient diminué ses revenus de 100 000 du-
cats. Quand la terrible nouvelle de la prise de Constantinople
par Mahomet II tomba sur l’Italie, elle se rallia aux autres
princes et signa avec^eux la paix de Lodi ; mais, dès l’année
suivante, elle oubliait la croisade et traitait avec Mahomet II.
Leur reprochait-on cette défection précipitée, ils répondaient:
Siamo Veneziani, poi cristiani, « nous sommes d’abord Vé-
nitiens, chrétiens après. » Cependant leurs possessions dans
l’Archipel et en Grèce rendaient une paix avec les Turcs im-
possible. La guerre éclata en 1464; Les Turcs prirent Né-
greponl et Scutari , passèrent la Piave et ravagèrent tout jus-
qu’aux lagunes. De Venise on voyait l’incendie. Elle traita
encore et subit cette fois des conditions honteuses ; elle paya
tribut aux musulmans (1479). Mais quatre ans plus tôt, elle
avait acquis Chypre, en maintenant dans cette île , une de ses
patriciennes, Catherine Cornaro, « la fille de saint Marc, »
qui institua la république son héritière en 1489; Venise ne se
fit pas scrupule de demander au Soudan d’Égypte l’investiture
de cet ancien royaume des Lusignan.
Venise semblait alors à l’apogée de sa puissance. Avec ses
3000 navires, ses 30 000 matelots, son armée nombreuse et
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CHAPITRE V.
aguerrie, ses fabriques renommées de glaces, d'étoffes de
soie et d’objets d’or et d’ai^ent, son immense commerce et
son gouvernement despotique mais habile, elle aurait pu être
d’une grande utilité contre l’étranger ; mais elle « restait à
l’écart dans son ambition importune et impétueuse, croyant
avoir toujours le vent en poupe, et ne se faisant jamais faute
de gagner aux dépens de chacun. Aussi tous la haïssaient. »
Cette haine se montra une première fois en 1482. Une ligue
de tous les princes se forma contre elle. La prétention du duc
de Ferrare d’établir des salines à Gommacchio, pour se dis-
penser de prendre, suivant les traités, du sel dans les greniers
de Venise, en fut le prétexte. La vraie cause était la jalousie
qu’inspirait Venise. Le roi de Naples, Milan, Mantoue, Flo-
rence et, bientôt le pape, soutinrent le duc de Ferrare.
Mais Venise brava les armées des alliés comme les excom-
munications du pontife, et gagna h la paix, la Polésine de
Rovigo.
Elle avait aussi un gouvernement très-propre à lui donner,
sinon la liberté, au moins la puissance et la richesse. Elle
était allée aussi loin que possible dans l’aristocratie. L’auto-
rité du doge, déjà si restreinte par le grand conseil, puis
par le conseil des Dix , était devenue purement nominale ,
depuis la création, en 1454, des trois inquisiteurs d’Etat,
maintenant les vrais maîtres de Venise. Ils pouvaient, sans
rendre compte de leur jugement, prononcer la peine de mort
et disposer des deniers publics. On avait justement craint
l’ambition de ces trois hommes, à qui toute autorité était re-
mise, et deux d’entre eux, en s’adjoignant le doge, pouvaient
condamner le troisième. Les trois inquisiteurs d’État avaient
le droit de faire sur eux-mêmes leurs statuts et de les changer
quand bon leur semblait, de sorte que la répubUque ignorait
même la loi qui la régissait.
Venise dut à ce régime une paix intérieure qui contrastait
avec les agitations continuelles des autres villes d’Italie. On
admirait partout la sagesse de ce gouvernement, qui mainte-
nait les sujets tranquilles, et savait en même temps leur pro-
curer le bien-être, en leur assurant du travail. Nulle ville
n'était vantée comme Venise pour ses plaisirs et la vie molle
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L’ALLEMAGNE ET L’ITAUE DE 1453 A 1494. 67
que le riche et parfois le peuple y menaient. Mais l’espion-
nage et la délation y régnaient, encouragés, soldés, organisés,
et la terreur planait sur toutes les têtes à qui le bien-être ma-
tériel ne suffisait pas. Le noble qui parlait mal du gouverne-
ment était averti deujt fois, la troisième, noyé ; tout ouvrier
q\ii exportait une industrie utile à la république était poi-
gnardé. Le jiigement, l’exécution, tout était secret. La gueule
du lion de Saint-Marc recevait la délation anonyme, et les
flots qui passaient sous le pont des Soupirs emportaient les
cadavres.
Pour se préserver de l’ascendant des généraux et de l’in-
fluence des armées, Venise n’employait que des condottieri
et des chefs étrangers, auprès desquels eUe entretenait, comme
surveillants, deux provéditeurs. Aussi ne pouvait-elle sans
péril entreprendre de guerre offensive et se faire conqué-
rante, car elle flottait toujours entre la crainte de succès trop
grands qui rendaient le général trop puissant, ou d’une tra-
hison qui le ferait passer à l’ennemi. Le procès du condottière
Garmagnola avait été instruit pendant huit mois , sans que
rien pût révéler au comte le danger qu’il courait; on le lais-
sait à la tête de son armée, et on le comblait d’honneurs, alors
qu’ü était déjà condamné à périr (1432).
De l’autre côté de l’Italie, dans la vallée de l’Amo, s’élevait
Florence la Belle. Longtemps troublée par la querelle des
guelfes et des gibelins, elle n’avait retrouvé la paix qu’en 1343,
alors que toutes les classes de la population se confondirent
dans l’égalité politique. Les nobles, longtemps tenus à l’écart
du gouvernement, furent élevés au rang de citoyens. La con-
stitution de Florence était remarquale. Le pouvoir exécutif
appartenait à un collège de six prieurs que l’on renouvelait
tous les deux mois, le pouvoir législatif à deux assemblées, le
conseil du peuple et le conseü de la commune^ dont les mem-
bres étaient nommés pour quatre mois. Afin d’éviter les ca-
bales, on avait recours au sort, soit pour la nomination des
conseillers, soit pour celle des prieurs. De plus l’assemblée
générale du peuple restait seule souveraine, et devait être con-
voquée toutes les fois qu’il s’agissait de modifier la loi fonda-
mentale.
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CHAPITRE V.
De même que la démocratie athénienne excluait de son
sein les métèques ou étrangers domiciliés, la démocratie
florentine n’admettait point au pouvoir politique les arti-
sans non privilégiés, les Ciompi ou compères. Ceux-ci se sou-
levèrent en 1378. Mais les bourgeois restèrent maîtres de
l’autorité.
Cette victoire ne profita qu’aux grandes familles de la bour-
geoisie, d’abord à celle des Albizzi, puis aux Méoicis. Cette
maison, qui allait devenir si puissante, s’était rendue popu-
laire en élevant aux droits politiques les bourgeois du second
ordre, ou, comme on disait à Florence, les arts mineurs.
Après Sylvestre, Cosme de Médicis acquit par le commerce
et surtout par la banque une immense fortune. Il s’en ser\ût
pour secourir les pauvres, pour se faire des amis parmi les
riches en leur prêtant de l’argent. Il se trouva bientôt le bien-
faiteur ou le créancier de la plupart des citoyens florentins. Les
Albizzi en prirent ombrage et le bannirent. Mais cet exil fît
sa puissance ; au bout d'un an, Cosme rentra en triomphe
(1434). Il ne tenait qu’à lui de prendre le pouvoir suprême;
il se soucia peu d’un grand titre. Son autorité n’en fut que
, plus absolue et plus durable. Toutes les fonctions, toutes les
places appartinrent à ses amis. Il était, en apparence, un
simple banquier ; au fond, il était le maître, et le resta toute
sa vie (1434-1464).
Ce furent pour Florence de belles années. L’ombre du gou-
vernement républicain subsistait, et cela suffisait à beaucoup.
La paix et l’ordre régnaient, au profit et à la. satisfaction de
tous. Les lettres, les arts florissaient, grâce à la protection de
Cosme et aux progrès croissants de l’industrie et du com-
merce : aussi Florence reconnaissante décerna-t-elle à son
chef le nom de Père de la patrie. Il dépensa 32 millions en
constructions de palais , d’hôpitaux, de bibliothèques ; mais
il menait lui-même la vie la plus simple ; et, au beu de cher-
cher pour ses enfants des alliances princières, il les mariait
dans des familles de Florence : aussi ses fils se souvinrent en-
core qu’ils étaient les égaux de leurs concitoyens avant de
leur commander. Mais dès la première génération l’hérédité
du pouvoir dans une famille de parvenus produira ses résul-
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L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE DE 1453 A 1494. 69
tats trop ordinaires : les Médicis oublieront leur origine bour-
geoise, se regarderont comme des princes, et Florence perdra
jusqu’à l’apparence de son ancienne liberté.
Cette liberté fut revendiquée dès 1465 par les nobles,
contre Pierre I''. Il déjoua leurs complots ; mais un de ses
deux fils tomba leur victime (1478). Le pape Sixte IV, aveu-
glé par son affection pour un de ses neveux, Jérôme Hiario,
voulut lui conquérir une principauté en Homagne. C’était
détruire l’équUibre italien, violer le traité de Lodi. Les Flo-
rentins J)rotestèrent. Irrité de cette résistance, Riario prit
part à la conspiration des Pazzi. On devait assassiner Julien
et Laurent de Médicis, pendant la messe, au moment de l’é-
lévation (1478). Julien fut tué, mais Laurent échappa et pu-
nit les meurtriers. Parmi leurs complices était l’archevêque
de Pise, Salviati, qui fut pendu avec ses habits pontificaux à
une fenêtre de son palais. De là une excommunication lancée
contre les Médicis, et une guerre dans laquelle s’engagèrent
toutes les puissances italiennes. C’est durant cette guerre que
les Turcs saccagèrent Otrante.
Cette apparition du croissant sur le sol même de l’Italie
épouvanta les princes. Sixte IV ouvrit les yeux et consentit
à traiter. La paix fut de nouveau rétablie par la prudence
de Laurent de Médicis, qui se rendit lui-même à Naples
pour négocier avec Ferdinand.
Laurent mérita son surnom de Magnifique et de' Père des
Muses par son zèle pour les savants et les artistes. Il accueil-
lit les Grecs chassés de Constantinople , fit traduire Platon
par Ficin, publier une édition d’Homère par Chalcondyle,
encouragea Ange Politien, poète érudit, le Pogge, savant lit-
térateur, et fit fondre par Ghiberti les portes du baptistère
de Saint-Jean, « dignes d’être les portes du paradis, » disait
Michel- Ange. En 1490, Laurent, ruiné par ses magnificences,
était près de faire banqueroute. Florence, pour le sauver de
cette honte, fit banqueroute elle-même. Elle réduisit de moi-
tié l’intérêt de la dette publique et d’un cinquième la valeur
nominale des espèces versées pour le trésor, qui lui-même
les émettait à leur ancien titre.
Une seule voix osa s’élever contre cette toute-puissance
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CHAPITRE V.
des Médicîs, celle d’un moine dominicain de Ferrare, Jérôme
Savonarole. Il voulait rendre au clergé la pureté des mœurs,
au peuple la liberté, aux lettres et aux arts le sentiment reli-
gieux. Quand Laurent fut sur son lit de mort, en 1492, il
l’adjura de restituer la liberté à Florence, mettant son abscH
Intion à ce prix. Laurent refusa. Alors le moine s’écria : c Le
temps est arrivé ; un homme viendra qui envahira l’Italie en
quelques semaines, sans tirer l’épée. Il passera les monts
comme Cyrus , et les rochers et les forts tomberont devant
lui. >
Le fils de Laurent, Pierre U, ne montra que de l’incapa-
cité. Il s’isola des plébéiens, vécut en prince et souleva par
ses débauches des haines violentes. Deux partis se formèrent
alors dans la ville : celui des jeunes nobles, les arrabbiati ou
enragés, et celui du peuple, les frateschi ou amis des moines.
Savonarole était à la tête des derniers. Les désordres de
Pierre ne firent que confirmer le moine dans la pensée
qu’une grande punition était réservée à l’Italie ; et il fut, lui
aussi, pn de ceux qui facilitèrent les voies au conquérant
étranger. « O Italie 1 ô Rome 1 disait Savonarole' les barba-
res vont venir, affamés comme des lions.... Et la mortalité
sera si grande, que les fossoyeurs iront par les rues, criant :
« Qui a des morts? » et alors, l’un apportera son père, l’autre
son fils.... O Rome! je te le répète, fais pénitence; faites
pénitence, ô Venise ! ô Milan ! »
Le concile de Bâle avait mis fin ah schisme de l’Église, et,
depuis 1447, la chrétienté n’avait plus qu’un seul chef. Nico-
las Y, homme lettré et protecteur des savants. La conjura-
tion de Stefano Porcari.Xf^^3)> rétablir dans
Rome le gouvernement répubhcain, et la prise de Constan-
tinople par les Turcs, contre lesquels il prêcha lui-même
une croisade en 1455, avaient troublé son pontificat. Son suc-
cesseur, l’Espagnol Alphonse Borgia , pape sous le nom de
Calixte III, avait frayé la route des honneurs à sa famille,
destinée à une si honteuse célébrité. En 1458, la tiare pon-
tificale avait été donnée à l’ancien secrétaire du concile de
Bâle, Ænéas Silvius Piccolomini, célèbre sous le nom de Pie II.
Le pape Paul II (1464-1471) fut bien encore animé par la
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L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE DE 1453 A 1494. 71
grande pensée de la croisade. Il soutint Scanderberg, il arma
les Persans contre les Turcs ; mais après lui commence dans
rhistoire de la papauté une période déplorable. Pendant plus
d’un demi-siècle les pontifes, dont plusieurs furent pourtant
remarquables par leur génie, oublièrent les intérêts de la
chrétienté pour ne songer qu’à leur famille ou à leur domaine
temporel. On a vu les efforts de Skte IV (1471-1484), pour
créer une souveraineté à son neveu. Le faible Innocent VIII
(1484-1492) ne fit pas rentrer le pontificat dans des voies
meilleures. Après lui l’Église eut la douleur et la honte de
voir dans la chaire de Saint-Pierre Alexandre VI, le second
pape de la famille Borgia. Son élection fut souillée par la
simonie la plus flagrante , son pontificat par la débauche, la
cruauté et la perfidie. Il ne manquait pourtant ni d’habileté
ni de pénétration ; il excellait dans le conseil et savait ma-
nier les grandes affaires avec une adresse et une activité mer-
veilleuses. C’était toujours, il est vrai, en se jouant de sa pa-
role ; mais l’Italie de ce temps-là, tenait en bien mince estime
la probité et la bonne foi ‘.
L’État romain se trouvait alors en proie à une foule de pe-
<. Voici ce que Machiavel, dan* son livre du Prince, dil d'Alexandre VI,
elles conseil* qu'il donne : « Le pape Alexandre VI ne Ht jamais autre chose
que tromper; jamais homme ne fut plus persuasif, jamais personne ne pro-
mit rien avec de plus grands serments, ni ne tint moins sa parole; et néan-
moins ses tromperies lui réussirent toujours, tant il savait bien par ou il
fallait prendre les hommes. Il n'est pas nécessaire qu'un prince ait toutes les
qualités qne j'ai marquées, mais seulement qu’il paraisse les avoir. J'oserais
même avancer qu'il lui serait dangereux de les avoir et de les mettre en pra-
tique, au lieu qu'il lui est utile de paraître les avoir. Tu dois paraître clément,
6dèle, courtois, intègre et religieux; mais avec cela tu dois être si bien ton
maître, qu’au besoin tu saches et lu puisses faire tout le contraire.... faire
sans scrupule le mal quand il le faut.... Chacun voit ce que tu parais être,
mais presque personne ne connaît ce que tu es, et le petit nombre n’ose pas
eontredirc la multitude.... Dans toutes les actions des hommes, et surtout
des princes, contre lesquels il n’y a point déjugés à réclamer, on ne regarde
qu’à l'issue qu’elles ont. Uu prince n’a qu’à maintenir son état. Tous les
moyens dont il se sera servi seront toujours trouvés honnêtes , et chacun les
louera, car le vulgaire est toujours pris par l’apparence, par le succès, et
dans ce monde il n’y a que le vulgaire, etc. Un prince de ce temps-ci, qu’il
n’est pas A propos de nommer, ajoute prudemment Machiavel en terminant
son dix-tniiliërae chapitre et en faisant allusion à Ferdinand le Catholique,
ne nous prêche rien que la paix et la boune foi; mais s’il eût gardé lui-même
Tune et l’autre, il eût perdu bien des fois sa réputation et se* Etats. » Voilà
le code politique et moral do l’Italie à la fin du quinxième siècle, ______
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CHAPITRE V.
tits tyrans, et désolé par leurs sanglantes rivalités. C’étaient
des guerres, des assassinats, des empoisonnements continuels.
Aux portes mêmes de Rome , les Colonna et les Orsini se
vantaient d’être les menottes des papes. Alexandre VI réussit,
à force de ruses et de cruauté, à détruire ou à subjuguer tous
ces seigneurs. Nul ne le seconda mieux dans cette œuvre que
son fils César Borgia, qui avait pris pour devise : Aut Cæsar,
aut nihil. Beau, instruit et brave, mais corrompu et méchant,
cet homme, capable d’abattre d’un seul coup de son sabre la
tête d’un taureau, et de persuader tout ce qu’il voulait par
les enchantements de sa parole, n’eut guère recours qu’au
mensonge, au poison et au poignard . Il méditait longuement
ses coups, prenait son temps et agissait en silence, secretis~
simo, «ht le Florentin Machiavel, son secrétaire et son pané-
gyriste : « Ce qu’on n’a pas fait à l’heure de midi, répétait-il
souvent, se fera le soir. > Nul crime ne lui coûtait ; il contri-
bua plus qu’un autre à mériter à l’Italie le surnom «jue
lui donnent les écrivains du temps , « la Vénéneuse. » Ce-
pendant il ne put recueillir le fruit de ses efforts. A peine
eut-il conquis la Romagne, que son père mourut, c II avait
tout préparé, dit Machiavel, tout prévu, sauf qu’il serait à la
mort au moment où mourrait son père. » Le père et le fils
avaient buparmégarde un poison qu’ils destinaient à un car-
dinal. On le trahit comme il avait trahi tout le monde ; em-
prisonné quelque temps par Ferdinand le Catholique, il vécut
ensuite en aventurier et fut tué devant une bicoque de la
Navarre.
Dans le royaume de Naples, la\ictoire de Troja, en 1462,
avait affermi la couronne sur la tête de Ferdinand I" ; mais
ce prince sembla prendre à tâche d’amener une révolution
nouvelle, en ravivant les haines au lieu d’effacer les traces
des discordes civiles. La dureté de son gouvernement ayant
soulevé contre lui ses barons, il les trompa par des promesses,
les invita à un festin de réconciliation, et à sa table même les
fit saisir, puis égorger. Le peuple n’était pas mieux traité
que les grands. Ferdinand s’attribuait le monopole du com-
merce de tout le royaume ; il vendait les évêchés et les ab-
bayes, faisait argent de tout, et ne savait pas employer cet
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L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE DE 1453 A 1494. 73
argent à défendre l’État : aussi laissa-t-il les Turcs s’emparer
d’Otranle en 1480, et les Vénitiens de Gallipoli et de Policas-
tro, en 1484. Une pareille administration rendait une cata-
strophe inévitable et prochaine.
A la fin du quinzième siècle, l’Italie était un pays de civi-
lisation riche et corrompue ; les merveilles des arts cachaient
mal une décadence précoce, et l’éclat des lettres n’empêchait
pas de voir l’affaissement des caractères. On n’y faisait plus
la guerre que par les bras des condottieri , qui déployaient
une savante tactique d’escarmouche où le sang coulait peu,
et qui gagnaient leur argent au meilleur marché possible.
Or c’est un signe fatal pour un peuple, que la perte des ver-
tus militaires. Pour bien vivre, il faut être prêt à bien mou-
rir ; et l’Italie tremblait devant une épée : aussi avait-elle mis
en honneur la ruse, la perfidie, le mensonge. On résolvait
avec du poison ou un poignard les questions qu’ailleurs ou
en d’autres temps on eût tranchées avec le glaive. La diplo-
matie italienne était une école de crimes. Regorgeant de ri-
chesses et livrée à l’anarchie, la Péninsule était une proie
réservée au premier qui oserait la saisir. Charles VIII voulut
la prendre. Mais avant de l’y conduire , voyons d’autres con-
quérants qui approchent aussi de ses rivages.
TEMPS MODERNES.
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74
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VI.
L’EMPIRE TURC DE 1483 A 1320.
Hahomet II (1451-1481). — Bajazet II et Sélim (1481-1520).
nahomet II
Pour les Turcs, la prise de Constantinople avait été la sé-
curité de leur domination en Europe. Malgré leurs conquêtes
jusque sur les bords du Danube et sur les rives de l’Adriati-
que, Constantinople, restée debout, était pour eux une m&-
nace perpétuelle. Un revers pouvait leur tout ôter, les rejeter
en Asie, d’où les Grecs et les flottes des puissances chrétiennes,
enfin averties du péril, les eussent empêchés de sortir. Con-
stantinople tombée, leur établissement en Europe n’était plus
ce campement qu’un ouragan eût emporté. Le château des
Sept-Tdurs remplaçait la tente du désert.
Mahomet II, le neu\ième empereur ottoman, était alors
obéi depuis les murs de Belgrade sur le Danube jusqu’au mi-
lieu de l’Asie Mineure. Cet empire, déjà formidable, avait
deux ennemis ; à l’occident, le grand corps des nations chré-
tiennes, qui avait bien pu rester indifférent au sort des Grecs
schismatiques, mais qui ne se laissera pas entamer par l’inva-
sion, arrivée maintenant sur ses frontières; à l’orient, au
centre de l’Asie Mineure, la principauté seldjoucide de la Ca-
ramanie (Konieh, Kaisariéh), et derrière cette principauté,
quand elle sera tombée (1464), les Persans animés contre les
Ottomans de la haine que le voisinage excite souvent entre
deux peuples, et que des différences religieuses enveniment.
On verra Mahomet II et ses successeurs se heurter contre ces
deux barrières, et les deux ennemis du nouvel empire, qui
menace à la fois l’Europe et l’Asie, se relayer pour arrêter
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L’EMPIRE TURC DE 1453 A 1520. 75
I ses progrès. A un succès sur le Danube répondra une attaque
* sur l’Euphrate; à une victoire en Asie, une guerre nouvelle
en Europe. N’oublions pas, parmi les ennemis des Turcs, la
troupe intrépide des chevaliers de Rhodes, de cette île qui
était sur les flancs de l’Asie, comme une vigilante sentinelle
de la chrétienté.
Ajoutons encore les ràias (troupeaux), c’est-à-dire les sujets.
Pour l’heure ils sont dociles et tremblants, mais plus nom-
breux que leurs maîtres, du moins en Europe ; ils seront plus
tard un danger pour eux, car Mahomet U leur a concédé des
privilèges qui les constituent en corps de nation, ayant leurs
lois, leurs tribunaux, leurs chefs, comme ils ont leur langue
et leur religion à part*.
Le gouvernement turc était, comme celui de tous les peu-
ples asiatiques, le despotisme. Le sultan ou padischah jouis-
sait d’un pouvoir absolu. Ses sujets n’étaient que ses esclaves,
qu’il élevait ou faisait rentrer dans le néant, selon les caprices
de sa volonté.
Ce despotisme trouvait des bornes dans les forces mêmes sur
lesquelles il s’appuyait. Ainsi, le Coran était placé au-dessus
du sultan. La loi du prophète était la loi de tous, du maître
comme des sujets. Bien que le mufti et les ulémas, chargés
d’interpréter le livre, n’eussent aucune attribution politique,
on écoutait souvent leur voix, lorsqu’ils invoquaient le nom
sacré de Dieu, contre une mesure inique ou dangereuse. Mais
ceux que les sultans avaient le plus à craindre étaient ceux qui
les servaient le mieux, les janissaires. Cette müice d’élite
s’était déjà révoltée sous Amurath U.
I. Avec on «sprit de tolérance qtie nul alors en Europe n’eOl montré,
Mahomet II avait laissé aux Grecs le libre exercice de leur culte, une partie
‘ de leurs églises, leurs lois civiles, leurs tribunaux, leurs écoles, et reconnu
leur patriarche pour chef de sa communauté ou nation grecque [Roum milleti),
eettti-ci étant responsable envers le gouverncnient du maintien de l’ordre dans
sa natitm et de l’acquittement du kliaradj ou capitation et des autres impôts,
et pour cela investi d’une grande autorité temporelle. Les Arméniens, les
Juifs obtinrent les mêmes privilèges et la même organisation, de sorte qu’il y
eut an-dessous de la nation doiniuanle trois autres nations régulièrement
constituées. De nos jours, ce nombre a été doublé par la concession de sem-
blables immunilés aux Arméniens catholiques (1829), aux Arméniens protes-
tants (f850), et aux catholiques (4854).
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76
CHAPITRE VI.
Si l’on excepte l’armée naissante de la France, les Otto-
mans avaient k cette époque sur les Européens une supériorité
incontestable dans l’art militaire, plus de discipline, une plus
grande expérience dans l’art de fortifier les places et de fondre
les canons, l’emploi habile de l’artillerie de campagne ou de
siège. D’ailleurs aucune puissance chrétienne n’était alors ca-
pable et n’avait l’idée d’entretenir une armée permanente aussi
nombreuse que celle du sultan. Qu’on ajoute à ces moyens
matériels l’énergique stimulant du fanatisme et de l’ardeur
guerrière, et l’on comprendra la rapidité de leurs progrès. « Le
paradis est k l’ombre des épées, » avait dit le prophète. Les
nations chrétiennes étaient toutes encore des sociétés aristo-
cratiques; l’esprit le plus complet d’égalité régnait dans la
nation turque. L’homme de cœur pouvait aspirer k tout, car
le sultan allait chercher au plus épais de la foule et jusque
parmi les esclaves le plus brave et le plus babile pour en faire
un pacha ou un vizir. A tous ces traits on reconnaît que les
Turcs avaient sur les chrétiens une grande supériorité en
moyens d’action et en instruments de conquête ; cela explique
leurs succès non interrompus durant un siècle que trois grands
hommes remplissent, les sultans Mahomet II, Sélim et Soli-
man, avec l’intermède du faible Bajazet II.
Au premier revint la gloire d’avoir achevé la conquête de
l’empire grec. Il s’empara du duché d’Athènes, de Corinthe,
et de la Morée presque entière (1458). En 1461, il prit Tré-
bizonde, l’année suivante l’ile de Lesbos, et deux ans plus tard
la principauté de Garamanie, dont le chef, par ses attaques
sur les derrières des Turcs en Asie Mineure, avait souvent
arrêté leurs progrès en Europe. Les Osmanlis étaient alors
comme une formidable marée montante qui battait alternati-
vement ses deux rivages : océan aujourd’hui desséché.
Venise, dont les doges disaient : nous sommes Vénitiens *
d’abord, ensuite chrétiens, avait obtenu, dès l’année 1454, de
Mahomet II, un traité favorable k son commerce. Aussi fit-
elle peu d’efforts pour seconder le pape Pie II, qui- réussit
cependant k réunir un moment les puissances italiennes contre
les Turcs, mais expira de fatigue k Ancône,' au moment de
s’embarquer (1464). Venise, k la fin alarmée de leurs progrès.
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l’empire turc de 1453 A 1520. 77
commença la guerre pour son compte, sans aucun résultat que
des ravages sur les côtes ennemies.
Contre Tltalie une attaque sérieuse était difficile. Mais la
Hongrie , placée sur la route même de l’invasion, avait tout à
craindre : elle accepta la lutte. Huniade, son régent, s’enferma
dans Belgrade, au confluent de la Save et du Danube. Toutes
les forces de Mahomet II s’y brisèrent (1456). Ce vaillant
homme tomba au milieu de son triomphe. Son fils, Mat-
thias Gorvin, le remplaça dignement. Élu roi en 1458, il dé-
fendit avec succès la ligne du Danube contre toutes les attaques
du sultan. La Hongrie lui doit sa première armée permanente
(la garde noire), ses fonderies de canons, son université de
Bude. Il fut le plus grand de ses rois (1458-1493), et il au-
rait peut-être infligé aux Turcs quelque désastre signalé, s’il
n’avait dépensé ses forces dans une lutte impolitique contre la
Bohême et contre Frédéric III d’Autriche, qui refusait de
restituer à la Hongrie la couronne de saint Étienne, et dont
Matthias occupa pendant cinq ans la capitale. Vienne.
Ari^té au nord par les Hongrois, qui défendaient énergi-
quement le passage de leurs fleuves, et par les Roumains, qui
s’appuyaient à leur immense forteresse des Garpathes, Ma-
homet II se rejeta au sud et attaqua l’Albanie. La conquête
devint facile, quand Scanderberg fut mort (1467). Cet intré-
pide partisan, qui s’était fait prince d’Albanie (Épire) par son
courage, avait pendant vingt- trois ans repoussé toutes les at-
taques des Turcs et remporté sur eux vingt-deux victoires.
Après sa mort, les Turcs se partagèrent ses ossements, pour
les porter au cou en guise d’amulettes (1468). Groïa, sa prin-
cipale forteresse, ne se rendit pourtant que dix ans plus tardv
En 1470, une flotte immense vint débarquer une armée tur-
que dans l’île vénitienne de Négrepont. Après quatre assauts
terribles, la capitale de l’île, qui porte le mênq^ nom, fut en-
levée; pas un de ses défenseurs ou de ses habitants ne fut
épargné. Heureusement Mahomet II fut alors appelé à l’autre
extrémité de som empire par le Tartare Ouzoun-Haçan, qui
venait de fonder en Perse la dynastie àn Mouton Blanc, et que
le pape Paul II poussa à attaquer les Turcs. Haçan fut battu
(1473). Cette diversion n’en eut pas moins l’effet désiré. Les
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CHAPITRE VI.
INIoldaves, commandés par VAthlcte du Christ, Étienne IV,
défirent une armée ottomane près de Rackowitz (1475); en
Albanie et en Grèce, les Turcs échouèrent dans deux attacpies *
contre Scutari et Lépante. Mahomet II n’était pas habitué
aux défaites. Son orgueil s’irrita. D’un côté il lança sa flotte
contre Gaffa, riche comptoir des Génois au fond de la mer
Noire, qui fut ruiné, et de l’autre, une immense cavalerie qui
pénétra jusqu’à la Piava et jeta la terreur dans toute l’Italie
(1477).
Venise demanda humblement la paix, et l’obtint au prix de
Scutari, qu’elle rendit, et d’un tribut annuel par lequel elle
acheta la liberté de commercer dans la mer Noire (1479).
L’année suivante, une flotte ottomane s’empara d’Otrante, sur
les côtes du royaume de Naples. Mais cette ville fut reprise,
et le grand maître des chevaliers de Saint-Jean, Pierre d’Au-
busson, défendit Rhodes contre le grand vizir, qui, après trois
mois d’efforts impuissants, leva le siège. Mahomet II n’en for-
mait pas moins les plans les plus redoutables. Il voulait mar-
cher contre les mameluks d’Égypte, jurait de faire manger
Tavoine à son cheval sur l’autel de Saint-Pierre de Rome, et
en entendant parler de la cérémonie dans laquelle le doge de
Venise épousait l’Adriatique, se promettait i de l’envoyer bien-
tôt au fond de cette mer consommer son mariage. » Une ma-
ladie arrêta tous ces desseins. R mourut à Nicomédie à l’âge
de cinquante-trois ans (1481).
Bajaset H et Sellm
Bajazetll, plus lettré que soldat, eut à lutter contre son
frère Zizim, qui lui disputait le pouvoir. Grâce au génie de
son grand vizir Achmet, Bajazet l’emporta. Quelque temps
après, il fit éj|rangler celui auquel il devait l’empire. Zizim
vaincu s’était réfugié à Rhodes, Les chevaliers lui firent un
brillant accueil. Mais, pour éviter une guerre avec le sultan,
Pierre d’Aubusson consentit, moyennant un tribut annuel de
40 000 sequins, à empêcher Zizim de retourner en Turquie.
On l’interna dans une commanderie du Poitou. De là il passa
entre les mains du pape Alexandre VI. Charles VUI, durant
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L’EMPIRE TURC DE 1453 A 1520. 79
son expédition d’Italie, exigea que ce frère de Bajazet lui fût
remis. Zizim pouvait l’aider à conquérirClonstantinople. L’in-
fortuné lui fut livré, mais empoisonné. Le bruit courut que
le sultan avait promis 300 000 ducats au souverain pontife
pour le débarrasser de son frère. Malgré son humeur pacifi-
que, le sultan dut occuper les janissaires : il conquit la Bosnie,
la Croatie et la Moldavie. Les Ottomans, déjà maîtres de la
VaJachie, dominèrent alors sur les deux rives du Danube ( 1 489) .
Mais Bajazet ^'evint bientôt à son goût favori, l’étude des let-
tres, et une courte guerre contre Venise troubla seule le repos
de ce prince indolent et voluptueux. Les soldats mécontents le
déposèrent. Sélim, son quatrième fils, ceignit le sabre, et
commença son règne par im parricide : il fit empoisonner son
père, puis égorger ses frères et leurs enfants, afin de n’avoir
point de rivaux à craindre (1512).
Le mouvement de conquête, interrompu sous Bajazet II ,
recommença avec Sélim le Féroce. C’est à son ardeur belli-
queuse que Sélim avait dû l’affection des janissaires, et par
suite le pouvoir. Il justifia leurs espérances. Deux grands
vizirs furent successiv ement mis àmort pour lui avoir demandé
de quel côté devait être tournée la tente impériale, c’est-à-dire
vers quelle contrée il devait porter ses armes. Un troisième
dressa les tentes vers les quatre points du monde. « Voilà, dit-
il, comme je veux être servi. » U ne cessa, pendant les huit
ans de son règne, de mener ses janissaires à de nouvelles en-
treprises. D’abord il attaqua la Perse, où Ismaël venait de
fonder la dynastie des Sophis. Il n’y avait pas seulement riva-
bté politique entre les deux peuples, mais encore haine reli-
gieuse: les Persans sont schiites, c’est-à-dire n’admettent pour
véritable successeur du prophète, qu’Ali, le quatrième khalife,
et sa descendance; les Turcs reconnaissent la légitimité d’A-
boubekre, d’Omar et d’Othman, et défèrent à leurs explica-
tions théologiques ; ils acceptent, en un mot, la tradition ou
Sonna, d’où leur nom de sonnites. C’était chez eux un dicton
populaire que la mort d’un seul schiite était plus agréable à
Dieu que celle de soixante-dix chrétiens : aussi le sultan ne
manqua-t-il pas, avant de se mettre en campagne, de faire
dans son empire une exacte recherche des hérétiques : on en
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I
80 CHAPITRE VI.
trouva 40 000, qui furent tous égorgés. Cet horrible massacre
inaugura la guerre. Les deux armées se rencontrèrent près de
Taiiris, dans l’Aderbaïdjan, et engagèrent une bataille terri-
ble. Les Ottomans furent vainqueurs, grâce à leur artillerie ;
mais ils avaient perdu 40 000 hommes, et ce jour est encore
pour eux un jour de deuil (1514). Les janissaires contraigni-
rent Sélim à se retirer, et le seul résultat de cette victoire san-
glante fut la possession temporaire de Tauris.
Les mameluks dominaient depuis plus de deux siècles sur
l’Égypte et sur la Syrie. Cette puissante république militaire
était pour les Turcs un objet d’inquiétude et de jalousie. SélW
passa le Taurus à la tête de 150 000 hommes, et pénétra dans
la Syrie, qui lui fut ouverte par la trahison du gouverneur de
Damas et d’Alep. Une grande bataille se livra près de cette
dernière ville ; les mameluks vaincus perdirent leur Soudan,
l’héroïque Kansou-al-Gouri, qui mourut d’épuisement et de
rage, après avoir tué de sa main quarante ennemis. La Syrie
se soumit au sultan (1516). La victoire de Gaza et une autre
près du Caire lui donnèrent l’Égypte, où il fut reçu comme un
libérateur par la population indigène. Les Cophtes lui livrè-
rent plus de 20 000 mameluks, qu’il fit égorger en un seul
jour, et dont les cadavres furent jetés au Nil. Malgré ce mas-
sacre, Sélim dut conserver une partie des beys mameluks dans
la nouvelle organisation administrative qu’il donna à l’Égypte ;
et les Cophtes, ainsi que les fellahs, ne gagnèrent à la con-
quête ottomane qu’une aggravation de leurs maux (1517). La
soumission de l’Egypte entraîna celle des tribus arabes; le ché-
rif de la Mecque vint offrir au vainqueur les clefs de la Kaaba,
et Sélim se trouva maître des trois villes saintes: la Mecque,
Médine et Jérusalem. En 1518, une expédition heureuse con-
tre les Persans lui valut encore le Diarbékir ou la partie su-
périeure du bassin du Tigre et de l’Euphrate.
Au Caire, Sélim avait trouvé le dernier descendant d’Abbas,
le khalife Motawakkel, qu’il emmena à Constantinople, où il
mourut dans l’obscurité. Mais Motawakkel lui avait remis au-
paravant l’étendard de Mahomet, et avait abdiqué entre ses
mains son autorité spirituelle. De sorte que le sultan devint le
commandeur des fidèles, l’héritier du prophète, et qu’il tint à
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L’EMPIRE TURC DE 1453 A 1520.
81
la fois, comme disait le moyen âge, les deux glaives, celui de
l’autorité temporelle et celui du pouvoir spirituel.
La conquête de l’Égypte eut un autre résultat. La prise
d’Alexandrie par les Turcs acheva de porter le coup mortel à
Venise, ses communications avec l’Orient furent dès lors inter-
ceptées.
A ces vastes acquisitions le sultan ajouta celle d’Alger,
qu’un pirate, fils d’un potier de Mitylène, Horouk, surnommé
Barberousse, avait, en 1516, enlevé aux Espagnols. Horouk
étant mort, son frère Khayrouddin lui succéda. Mais, se
voyant trop faible pour résister aux Arabes et aux chrétiens, il
s’adressa à’ia Porte, qui, moyennant un acte formel de sou-
mission, lui accorda le titre de bey, avec 2000 janissaires, de
l’artillerie et de l’argent. Grâce à ce secours, Khayrouddin
chassa les Espagnols du fort qu’ils occupaient près de la ville,
et, par des travaux intelligents, fit du port d’Alger un repaire
redoutable pour ses pirates.
Ainsi, en quelques années, Sélim avait presque doublé l’em-
pire des Osmanlis. Sa domination s’étendait depuis le Danube
jusqu’à l’Euphrate, et de l’Adriatique aux cataractes du Nil.
Maîtres du bassin oriental de la Méditerranée, dont ils possé-
daient tous les rivages, les Turcs venaient d’acquérir dans le
bassin occidental de cette mer européenne l’importante posi-
tion d’Alger. La forme despotique de leur gouvernement as-
surait à leur politique le secret, à leurs opérations militaires
l’unité. Enfin nulle armée en Europe n’égalait la milice des
janissaires. C’est à ce moment que mourut Sélim, et que So-
liman le Magnifique ceignit le sabre dans Sainte-Sophie. Il
allait être l’émule de ses deux grands contemporains, Fran-
çois I" et Gharles-Quint, l’ami de l’un, l'ennemi de l’autre
0520).
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CHAPITRE >Vn.
LIVRE IL
CONSÉQUENCES DE LA RÉVOLUTION POLITIQUE. PREMIÈRES
GUERRES EUROPÉENNES (lWA-1559).
CHAPITRE VII.
GUERRES D'ITALIE DE 1494 A 1^16.
Résumé de la période précédente. — Expédition de Charles VIII en
Italie (1494). — Louis XII (1498-1515). — Nouvelle conquête du Mila*
nais par François I**^ (1515).
Ké«umé de la période précédente.
En étudiant l’histoire des grandes nations européennes, du-
rant la seconde moitié du quinzième siècle, on a vu un fait
général se produire et la société reprendre une forme de gou-
vernement qui s’était perdue depuis l’empire romain, le pou-
voir absolu des rois. C’est le côté politique de la grande révo-
lution qui s’opère, et qui va changer les arts, les sciences, les
littératures, même, pour une moitié de l’Europe, les croyances^
en même temps qu’elle change les institutions.
L’inévitable conséquence de cette première transformation
qui met les peuples, avec leurs richesses et leur force, à la
disposition des rois, sera de donner à ceux-ci la tentation d’a-
grandir leurs États. Les grandes guerres européennes vont
donc succéder aux guerres féodales, comme les rois ont suc-
cédé aux seigneurs.
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GUERRES D’ITALIE DE 1494 A 1516. 83
Ces premières guerres européennes, dites guerres d’Italie,
parce que la possession de cette contrée en fut l'occasion et le
résultat principal, forment pour nous la seconde période des
temps modernes.
La France était entrée la première dans le régime féodal, et
avec ses rois si faibles et ses barons si fiers, avec ses châteaux
innombrables et sa littérature toute chevaleresque, elle en
avait été la plus brillante expression; elle fut aussi la pre-
mière à en sortir pour revêtir une forme nouvelle et puissante.
Louis XI, tout entier à sa grande bataille féodale, avait dit:
« Les Génois se donnent à moi et moi je les donne au diable. »
Mais la bataille gagnée, et tout réglé au dedans, il fallait bien
regarder au dehors, ne fût-ce que pour tourner de ce côté l’aç-
tivité des grands et les assouplir à l’obéissance politique, en
les faisant passer par la discipline militaire.
Charles VIII, bien entendu, ne vit rien de tout cela. U eut
l’instinct, non la réflexion de son rôle. L’action extérieure de
la France était après Louis XI une nécessité. Son fils n’avait
rien de ces hommes qui résistent aux circonstances et les do-
minent; il alla donc où elles le poussaient. Il aurait pu au
moins choisir sa direction, et pour le malheur de la France,
de l’Italie etde l’Europe, il prit la plus mauvaise.
Expédition de Charlco VIII en Italie (I4IM).
Louis XI s’était bien gardé de faire valoir les droits qu’il
tenait de la maison d’Anjou sur le royaume de Naples.
Charles VIII les tira de l’oubli pour aller frapper quelque
grand coup d’épée au delà des monts. Les vieux politiques
essayèrent en vain de l’en détourner. L’Italie d’ailleurs venait
elle-même se jeter aux bras de la France. Ludovic, menacé
par le roi de Naples, appelait Charles VIII; bien d’autres
l’appelaient aussi, et le marquis de Saluces, et les barons na-
politains,et Savonarole, et les cardinaux ennemis d’Alexandre.
« Nobles esprits! Italie bien-aimée, s’écriait le poète San-
nazar, quel vertige vous pousse à jeter le sang latin à d’odieuses
nations? »
Cependant, eu égard à la situation de la France, le mo-
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CHAPITRE VII.
ment était mal choisi pour une expédition lointaine. Les puis-
sances voisines, mécontentes de la réunion de la Bretagne à la
couronne, formaient une nouvelle ligue. Le fondateur de la
maison des Tudors, Henri VII, débarquait une armée anglaise
à Calais; Maximilien, que Charles VIII avait si vivement sup-
planté, attaquait l’Artois; le roi d’Espagne, Ferdinand le Ca-
tholique, promettait de franchir les Pyrénées. Il y avait là de
belles occasions de guerroyer. Mais Charles VIII,, pressé de
partir, aima mieux négocier : traité d’Étaples avec Henri VII,
qui, sur la promesse d’une somme de 745 OOOécus d’or paya-
bles en quinze ans (40 millions de francs), se rembarque ; traité
de Senlis avec Maximilien, qui recouvre pour son fils l’Artois,
ia Franche-Comté et le Charolais, conquêtes de Louis XI ;
traité de Narbonne avec Ferdinand le Catholique, à 'qui l’on
rend la Cerdagne et le Roussillon sans exiger même les som-
mes déboursées, et malgré les protestations de Perpignan,
qui voulait rester française. C’étaient là toutes provinces fron-
tières, essentielles à la défense du royaume, puisqu’elles for-
maient les Pyrénées, le Jura et la Somme. Qu’importe à
Charles VIII? la soumission de l’Italie était certaine, et cette
conquête le commencement d’une fortune plus haute. De
Naples, il espérait bien passer en Grèce, chasser les Turcs
de Constantinople’, et remettre , en preux du moyen âge, le
tombeau de Jésus-Christ sous la protection d’un royaume
- chrétien de Jérusalem. C’est avec une telle imprudence que
la France fut jetée dans ces expéditions hasardeuses qui la dé-
tournèrent d’améliorations intérieures et d’agrandissements à
sa portée. Pour trouver un successeur à Louis XI, il faudra
attendre Henri IV et Richelieu.
Une belle et bonne armée se rassembla promptement à la
fin de l’été de 1494 au pied des Alpes; tant les Français « fré-
tillaient » d’entrer dans ce pays de merveilles, qui allait deve-
nir leur tombeau. C’étaient 3000 lances, 6000 archers bretons,
6000 arquebusiers gascons, 8000 Suisses, et 50 000 hom-
mes avec 150 gros canons, « gaillarde compagnie, mais de
peu d’obéissance. » Bayard y servait au rang d’écuyer.
Beaucoup de choses nécessaires à une si grande entreprise
manquaient; il n’y avait ni vivres préparés ni équipages de
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GUERRES D’ITALIE DE 1494 A 1516. 85
campagne et nul argent comptant. Le ciel y pourvut; « le
voyage, dit Comines, fut conduit de Dieu tant à l’aller qu’au
retourner; car le chef et les conducteurs ne servirent de
guère. »
Le roi de Naples avait envoyé son frère avec une flotte à
Livourne et à Pise, et son fils avec une armée de l’autre côté
des Apennins, vers Ferrare, l’un qui devait garder les appro-
ches par mer, l’autre la route de terre ; le duc d’Orléans ra-
massa quelques vaisseaux à Marseille et défit le premier à
Rapallo; le second n’osa pas seulement attendre l’avant-garde
française de d’Aubigny. Il savait que le duc d’Orléans avait
tout tué à Rapallo ; ce n’était plus une guerre de condottieri,
à belles passes d’armes, oii le pis était d’être .jeté terre
et mis à rançon ; mais « la mauvaise guerre, » sans merci,
sans quartier. L’effroi gagna la Péninsule entière. On se res-
souvint des barbares; il était trop tard pour renvoyer l’étranger
qu’on avait appelé.
Charles VIII avait franchi le mont Genèvre le 2 septembre.
Il se trouva à court d’argent dès le début de la campagne.
Après « avoir dansé et ballé » à Turin avec la duchesse de
Savoie et la marquise de Montferrat, il se fit prêter leurs
diamants pour continuer le voyage. A Gênes, il emprunta
100 000 francs, qui lui revinrent, tout compte fait, à l’intérêt
de 42 pour 100. Malade quelque temps à Asti, il y fut rejoint
par Ludovic le More, puis alla visiter Galéas, enfermé au
château de Pavie, sans se laisser toucher par la douleur de sa
jeune femme. Ludovic le More conduisit par la main le con-
quérant à travers son duché jusqu’aux frontières de la Tos-
cane : son neveu mourut quelques jours après; on crut qu’il
avait ainsi acheté le droit de l’empoisonner et de prendre sa
place. Les deux forteresses de Sarzane et de Pietra Santa
pouvaient arrêter l’armée française ; Pierre de Médicis vint
les lui ouvrir, dans l’espoir d’être maintenu dans Florence, que
Savonarole soulevait contre lui. Pierre n’en fut pas moins
chassé par le peuple à son retour, aux cris de : « Plus de Mé-
dicis! » Mais le moine-tribun, (|pi regardait Charles YIII
comme un envoyé de Dieu, pour flageller l’Italie, alla trouver
le jeune roi et l’introduisit dans la ville. Il y entra en conqué-
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86 CHAPITRE VIL
rant, la tête haute, la lance sur la cuisse, et voulut lever une
contribution de guerre. Sur un refus, il fit des menaces :
« Faites battre vos tambours, dit hardiment le gonfalonier Ga>
ponni, pour mettre un terme aux exigences de ce vainqueur
sans combat, et nous sonnerons nos cloches » (novembre).
A Rome, les cardinaux et les seigneurs, maltraités par
Alexandre YI, ouvrirent les portes aux Français comme à des
libérateurs, et pressèrent le roi de France de déposer ce pape
incestueux et simoniaque. Il s’était réfugié dans le château
Saint-Ange. Charles VIII fit braquer ses canons sur la vieille
forteresse ; il obtint de lui son fils César Borgia comme otage
<le sa fidélité, et un prince turc, Djem ou Zizim, la frère du
sultan Bajazet, qui devait servir aux projets ultérieurs des
Français sur l’Orient (31 déc.). Quelques jours après, le pre-
mier s’échappa; le second, livré empoisonné, mourut. Mais
on touchait au but de l’expédition, aux frontières de Naples.
Elles tombèrent d’elles-mêmes. Ferdinand B' venait de
mourir. Son fils Alphonse II, effrayé, abdiqua. Le nouveau
souverain, Ferdinand II, avait plus de cœur et voulait com-
battre; à San Germano,il se trouva pris entre deux trahisons,
(
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GUERRES D’ITALIE DE 1494 A 1516. 87
l’iine dans son armée, l’autre dans sa capitale, et fut réduit à
s’enfuir dans l’ile d’Ischia, d’où il gagna la Sicile. Il n’y eut
pas une lance à rompre. Les valets de l’armée allèrent mar-
quer dans Naples, à la craie, les maisons que devaient habi-
ter leurs maîtres. Charles VIII et les siens entrèrent dans
cette capitale (22 février 1495), au milieu des fleurs que leur
jetaient les habitants. C’était, comme tous les caprices popu-
laires, un enthousiasme qui tenait du délire, «t Jamais peuple,
disaient les Français, ne montra tant d’afl’ection à roi ni à na-
tion. B Le bruit de cette rapide conquête passa les mers, et
déjà les Grecs préparaient des armes en attendant leur libéra-
teur, a le grand roi des Francs. »
Une fois là, cependant, les conquérants ne songèrent qu’à
jouir de leur facile victoire. Charles VIII se fit couronner roi
de Naples, empereur d’Orient et roi de Jérusalem. H se
montra aux Napolitains, la pourpre sur l’épaule, avec le globe
d’or dans la main, et « célébra force beaux tournois et passe-
temps. » Ses compagnons se partagèrent les fiefs et épousèrent
les belles héritières, aux dépens des nobles du pays. Mais
deu.x mois après, un soir, le futur conquérant de Constanti-
nople et de Jérusalem reçut une lettre de son ambassadeur
auprès de la république de Venise, Philippe de Comines l’his-
torien. Une ligue formidable dés souverains de l’Europe avait
été conclue contre lui, à l’effet de lui fermer la sortie de l’Italie
et de faire rentrer la France dans ses limites. Ferdinand le
Catholique, Maximilien, Henri VIII, en étaient les instiga-
teurs ; les Italiens eux-mêmes, qui avaient appelé les Fran-
çais, ou qui leur avaient promis fidélité, Ludovic le More,
Alexandre VI, Venise, etc., en faisaient partie. 40 000 hom-
mes devaient être réunis par les puissances italiennes dans la
vallée du Pô, tandis que les frontières françaises seraient at-
taquées par les autres confédérés. Déjà le duc d’Orléans était
pressé dans Novare. La jalousie de l’Europe contre la France
se révélait pour la première fois.
Il fallait se hâter. Charles laissa 1 1 000 hommes à Gilbert
de Montpensier, qu’il nomma vice-roi de Naples, et prit avec
le reste la route des Apennins. On eut grand peine à franchir
cette chaîne par l’étroit défilé de Pontremoli, au nord de Sar-
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CHAPITRE VII.
zane; les Suisses s’altelèrent aux canons, les nobles eux-
mêmes portèrent les munitions. Au revers des montagnes,
les Français découvrirent , dans la vallée du Taro, l’ar-
mée des confédérés, forte de 25000 hommes, qui barrait
la route : ils n’étaient eux-mêmes que 10 000. Charles
résolut néanmoins de passer. Pendant qu’il poussait son
avant-garde le long du Taro, il fut attaqué sur les der-
rières; il fit face aux assaillants; en une heure 3500 de
ceux-ci furent jetés à terre; les autres se débandèrent. Les
Italiens attribuèrent ce prompt succès à la furia francese
plutôt qu’à leur lâcheté. Au reste, la victoire de Fornoue ne
servit aux Français qu’à leur ouvrir un chemin de retraite
(6 juillet 1495).
Une fois en France, Charles parut oublierrilalie et ne prit
aucune précaution pour conserver sa facile conquête. Gilbert
de Montpensier, brave chevalier, mais qui « ne se levait ja-
mais avant midi, » n’était pas homme à suppléer par lui-même
aux secours qu’il ne recevait pas. Ferdinand II, parti de Si-
cile, avec quelques troupes espagnoles, surprit Naples le len-
demain de la bataille de Fornoue, et resserra Montpensier
dans Atella, où il mourut de la peste. D’Aubigny ramena en
France les débris de nos garnisons. La domination française
était tombée dans le royaume de Naples aussi vite qpi’elle
s’était élevée, et au milieu des mêmes témoignages de joie de
la part des habitants.
L’Italie, à peine délivrée, retourna à ses divisions, et la
guerre civile ne tarda pas à ramener la guerre étrangère.
Appelé par Ludovic, l’empereur Maximilien passa les Alpes
à l’exemple de Charles YIII. Ses ressources ne répondaient
guère à ses prétentions. Il voulait jouer le rôle d’Othon ou de
Charlemagne, et pouvait à peine jouer celui d’un condottière.
Avec une petite armée, il attaqua les Florentins, fut repoussé
devant Livourne, et retourna en Allemagne. II n’avait gagné
qu’un surnom à cette ridicule équipée : on l’appela Maximi-
lien sans argent.
La guerre civile continua donc : dans la Romagne, entre le
pape et les barons romains; dans la Toscane, entre Pise et
Florence ; à Florence même, entre les partisans et les enne-
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GUERRES D’ITALIE DE 1494 A 1516.
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mis de Savonarole. Ce dernier périt sur le bûcher (1498); mais
sa mort ne rétablit pas la concorde.
En France, Charles VIII, averti par les plaintes de ses peu-
ples, mettait « son imagination, dit Comines, à vouloir vivre
selon les commandements de Dieu, à mettre la justice en bon
ordre et à ranger les finances, » lorsqu’il mourut des suites
d’un accident, le 7 avril 1498, à l’âge de vingt-huit ans, au
château d’Amboise, qu’il faisait réparer. Comines a dit de
lui : « Il était si bon qu’il n’était pas possible de voir meil-
leure créature. » La branche des Valois directs s’éteignit avec
lui, et fut remplacée par celle des Valois-d’Orléans.
Louis XII (1498-lSfS).
Charles VIII n’ayant pas laissé d’enfant, la couronne reve-
nait de droit au duc Louis d’Orléans, alors âgé de trente-six
ans, et petit-fils d’un frère de Charles VI. Louis XII était
d’une famille aimable, remuante et spirituelle, qui plaisait
pour ses qualités et même pour ses défauts. Son aïeul avait
été un brillant chevalier; sou père un poète qui a laissé quel-
ques pièces charmantes; son oncle, Duuois, le plus brave des
capitaines de Charles VII et un des noms de la vieille France
qui sont restés populaires. Louis, sans qualités supérieures,
se distinguait par un grand fonds de débonnaireté. Il com-
mença son règne en diminuant la taille, et il refusa le don
de joyeux avènement ‘ qui s’élevait à 300 000 livres.
Pour empêcher la veuve de Charles VIII de porter son du-
ché de Bretagne dans une autre maison, il l’épousa (1499).
Malheureusement, après quelques soins donnés à l’adminis-
tration du pays, il recommença la fatale expédition de son
prédécesseur.
Héritier des droits de Charles VIII sur Naples, il tenait
encore de sa grand’mère, Valentine Visconti, des prétentions
sur le Milanais, usurpé par Ludovic Sforza. Il se résolut à les
•I. Ce don de joyeux avènement était nn tribut que tout anjct tenant de la
couronne un privilège ou une charge, à quelque titre que ce fût, devait payer
|K>ur obtenir d'élre conOrmé dans su place ou ses privilèges.
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CHAPITRE VII.
faire valoir, promit aux Vénitiens Crémone et la Ghiara
d’Adda; à Florence, la soumission de Pise révoltée. César
Borgia avait déjà reçu le duché français de Valentinois. Tri-
vulce, Italien passé au service de Louis XII, n'eut qu’à se
présenter dans le Milanais, à la tête de 8000 chevaux et de
12 000 fantassins. Ludovic, repoussé de tout le monde, s’en-
fuit dans le Tyrol (1499).
La mauvaise administration de Trivulce, ancien guelfe qui
persécuta ses adversaires, rendit à Ludovic l’espoir de recou-
vrer ce qu’il avait perdu. Il revint avec un ramas d’aventuriers
suisses et allemands, surprit Milan et en chassa les Français.
Mais Louis XII descendit les Alpes avec une nouvelle armée,
et rencontra son compétiteur près de Novare (1500). Les
Suisses de Ludovic refusèrent de se battre contre leurs com-
patriotes qui étaient dans l’armée française. Ludovic espérait
au moins sauver sa personne ; il fut vendu par un Suisse, au
moment où il voulait s’échapper sous un déguisement de cor-
delier ou de soldat; il fut envoyé en France, enfermé dans un
, cachot du château de Loches, et mourut de joie en appre-
nant, douze ans après, la fin de sa captivité.
Le Milanais conquis, Louis songea à Naples. Il s’assura
d’abord de la neutralité ou de l’appui des États de l’Italie cen-
trale. Les Florentins reçurent de lui des secours contre Pise,
toujours révoltée. Alexandre VI voulait faire une principauté
dans la Romagne à son fils. César Borgia, aux dépens des
mille petits tyrans qui changeaient ce pays en un repaire de
brigands. Quelques troupes françaises permirent à cet homme,
passé maître en crimes et en trahisons, qui est devenu le hé-
ros de Machiavel, dans son livre du Prince, de balayer cette
petite et sanguinaire féodalité romagnole.
Enfin, pour prendre le royaume de Naples sans coup férir,
Louis le partagea d’avance avec Ferdinand le Catholique (1500).
Il se réservait le titre de roi, avec la capitale, les Abruzzes et
la Terre de Labour. Ferdinand ne demandait que la Pouille
et la Calabre, avec le titre de duc. Le malheureux roi de
Naples, alors Frédérie, prince tout populaire, avait eula con-
fiance d’ouvrir ses forteresses au général même du roi d’Es-
pagne, Gonzalve de Cordoue, « qui pensait que la toile d’honneur
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GUERRES D’ITALIE DE 1494 A 1516.
«levait être d’un tissu lâche. » Quand il demanda des secours à
celui-ci contre les Français, déjà sur la frontière (juin 1501),
il s’aperçut qu’il était trahi. Plus irrité contre un traître que
contre un ennemi, il livra aux Français Naples et le château
Neuf, et se remit entre les mains de Louis XII, qui lui offrit
une paisible retraite sur les bords de la Loire (1501).
La conquête faite, le partage ne s’opéra point aussi à l’a-
miable. Les Espagnols et les Français se disputèrent plusieurs
cantons et l’impôt payé par les troupeaux qui, en automne,
passent des hauteurs des Abruzzes dans les plaines de la Ca-
pitanate. Cet impôt était le revenu le plus clair du royaume.
Le vice-roi, duc de Nemours, qui était en force, resserra
Gonzalve dans la ville de Barletta (1502). Mais Ferdinand le
Catholique laissa négocier par son gendre, Philippe le Beau,
avec Louis XII, un traité qui suspyendit les hostilités et lui
permit de faire passer des renforts à Gonzalve; puis, désa-
vouant le négociateur, il continua la guerre. Nemours ne put
tenir. Son lieutenant d’Aubigny, battu à Séminara, perdit la
Calabre (21 avril 1503); lui-même attaqua fort imprudem-
ment près de Cérignola (28 avril), fut défait et tué. Venouse
et Gaéte restèrent seules aux Français.
Louis XII, pour tirer vengeance de cette trahison, envoya
sur les Pyrénfes deux armées, qui échouèrent, et au delà des
Alpes une troisième, sous la Trémoille, qui n’eut pas meil-
leur sort. Arrêté quelque temps aux environs de Rome par les
intrigues auxquelles donna lieu l’élection d’un nouveau pape,
la Trémoille laissa à Gonzalve le temps de se mettre en dé-
fense, fut vaincu sur le Garigliano, malgré le courage de
Bayard, qui défendit seul un pont contre 200 Espagnols
(27 déc.), et forcé dans Gaëte à se rendre (1" janvier 1504).
Louis d’Ars, qui commandait à Venouse, s’ouvrit, avec les
débris qui lui restaient, la route de France.
Il y avait à craindre que la perte du Milanais ne suivît celle
du royaume de Naples. Louis XII désarma ses ennemis par
le premier traité de Blois (1504). En retour de l’investiture
du Milanais, il renonça au royaume de Naples, qui appar-
tiendrait au souverain des Pays-Bas, à l’héritier de l’Autriche
et dè l’Espagne, au prince Charles, lequel époiiserait la fille
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CHAPITRE VII.
du roi et d’Anne de Bretagne, Madame Claude, avec la Bour-
gogne et la Bretagne en dot. On ne pouvait signer de traité
plus désastreux. Mais la France réclama, et Louis XII saisit
la première occasion de faire droit à ses vœux. En 1505,
Ferdinand le Catholique, irrité contre son gendre, songea k le
déshériter en contractant un second mariage. Il épousa (ger-
maine de Foix, nièce de Louis XII; et ce prince, par un traité
signé encore k Blois (octobre 1505), céda de nouveau ses droits
sur Naples k sa nièce, ce qui était rompre une des principa-
les conditions du mariage de Madame Claude. La Bretagne et
la Bourgogne étaient encore engagées par les précédentes sti-
pidations; Louis convoqua les états généraux k Tours, pour
les rompre ouvertement (15 mai 1506). Ceux-ci déclarèrent
l’inaliénabilité des deux provinces comme domaine delà cou-
ronne, et supplièrent le roi de marier sa fille Claude k son
héritier présomptif, François, duc d’Angoulême. Louis XII
n’eut pas de peine k accorder ce que lui-même désirait. Cette
fois il avait peut-être trompé les trompeurs. Maximilien, qui
avait toujours la même ambition et la même pénurie; Ferdi-
nand, chargé par la mort de Philippe le Beau de la tutelle de
son petit-fils, Charles d’Autiâche , ne réclamèrent point ;
Louis XII put même, l’année suivante, et sans être inquiété,
faire rentrer Gênes, qui s’était révoltée, dans le devoir.
n Ores, marchands, criait Bayard, défendez-vous avec vos
aulnes et laissez les piques et lances, lesquelles vous n’avez ac-
coutumées. » Le fort de la Lanterne fut élevé pour les tenir
en respect (1507).
La chute de Borgia, après la mort du pape Alexandre VI,
avait eu pour les États pontificaux de désastreuses conséquen-
ces : l’anarchie reparut, et k sa suite les guerres civiles, les
pillages et les massacres. « L’Italie, dit Machiavel, est aujour-
d’hui sans chef, sans institutions, sans lois. Vaincue, déchi-
rée, conquise, elle n’étale aux regards de ses enfants que des
ruines. Et pourtant, tout humiliée qu’elle est par les barbares,
on la voit disposée k suivre une bannière commune, s’il se
présente un homme qui prenne cette bannière et qui la dé-
ploie. »
Cet homme qu’appelait l’Italie fut le pape Jules II, éner-
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GUERRES D’ITALIE DE 1494 A 1516. 93
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gique vieillard qui voulait être le seigneur et le maître du jm
du monde. Il souffrait de voir l’étranger dans la Péninsule, et
se proposait d’en chasser ceux qu’il appelait les barbaresj
Mais il voulait que, dans cette Italie délivrée, le saint-siège
occupât le premier rang. Il fallait pour cela lui rendre les do-
maines qui lui avaient été enlevés, et que Venise retenait. Il
commença par là. Mais cette politique, qui consistait à humi-
lier les Vénitiens par les barbares, puis à chasser ceux-ci par
d’autres, reposait sur une base bien fragile. Jules II put en-
lever l’Italie aux Français ; il la donna aux Espagnols. Ce n'é-
tait que changer de maîtres.
Venise avait profité de tous les désastres de l’Italie. Chacun
de ses voisins croyait avoir à se plaindre d’elle. Louis XII re-
grettait Crémone, qu’il lui avait récemment cédée, et Crème,
Brescia, Bergame, anciennement perdues par le duché de
Milan. La cession de quelques villes sur la côte orientale du
royaume de Naples avait payé trop chèrement, au gré de Fer-
dinand le Catholique, les secours en argent qu’il avait reçus
de la république contre les Français.
Jules II réclamait Ravenne, Cervia, Faenza, Rimini, vieil-
les possessions du saint-siège; Maximilien revendiqua Vérone,
Vicence, Padoue, au nom de l’empire, et le Frioul, Trieste,
au nom de la maison d’Autriche. Toutes ces jalousies, toutes
ces cupidités se coalisèrent à Cambrai contre la république
(10 décembre 1508). Quelques mois après, le pape lança l’m-
terdit contre Venise, ses magistrats, ses citoyens et ses défen-
seurs.
Louis XII, le premier prêt, passa l’Adda(8 mai), à la tête de
plus de 20 000 fantassins et de 2300 lances, et atteignit l’Al-
viano, condottière au service de Venise, sur la digue d’Agna-
deljle 14 mai 1509. Les Vénitiens tinrent ferme d’abord; mais
Bayard et quelques chevaliers déterminés se jetèrent dans les
marais et arrivèrent sur le flanc de l’ennemi. Cette attaque
déterminala déroute des Vénitiens. Huit à dix mille hommes
restèrent sur le champ de bataille, avec toute l’artillerie et les
bagages. Cette victoire menait les Français jusqu’aux lagunes.
La république se sauva par un trait de sagesse. Elle retira
ses troupes de toutes les villes, et délia ses sujets du serment
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CHAPITRE VII.
de fidélité. Ceux-ci tinrent à honneur de rester fidèles à ceux
qui ne leur commandaient pas le dévouement. Repliée sur
elle-même et inexpugnable au milieu de la mer, Venise at-
tendit que la discorde éclatât parmi les alliés : cela ne tarda
guère.
Le pape Jules II aurait atteint son premier but, puisqu’il
avait repris les villes de la Romagne ; il songea au second,
l’expulsion des barbares de la Péninsule, et il voulut, sans
scrupule pour sa dernière alliance, commencer par les Fran-
çais, qu’il avait plus que tout autre contribué h appeler dans
la Péninsule, au temps de Charles VIII. Le 2 février 1510 il
accorda l’absolution à la république de Venise ; ensuite il eut
peu de peine â détacher de la ligue de Cambrai Ferdinand,
qui avait déjà recueilli tous les fruits qu’il en attendait; il
ébranla la fidélité de Maximilien, et fit travailler les Suisses,
dont Louis XII n’avait pas voulu augmenter les subsides, par
le cardinal de Sion , Mathieu Schinner. Le duc de Ferrare,
allié de la France, et la ville de Gènes furent aussitôt atta-
qués, mais sans succès. Cependant Louis XII hésitait à com-
battre le chef de la chrétienté. Le clergé de France, rassemblé
à Tours, déclara que la guerre, n’étant pas faite au pape,
mais au souverain des États romains, était légitime, et que les
excommunications seraient considérées comme non avenues.
On combattit, en effet, sans ménagements, de part et d’au-
tre. Chaumont, à la tête des troupes françaises, surprit réso-
lûment l’armée pontificale devant Bologne, et « il ne s’en fal-
lut pas de la durée d’un Pater nosler que le chevalier sans
peur et sans reproche ne mit la main sur l’étole pontificale. »
Attaqué comme un prince, Jules II se défendit en soldat ; il
entra dans la Mirandole par la brèche (1511), et eût peut-être
poussé plus loin ses succès, sans une révolte des Bolonais, qui
brisèrent sa statue, œuvre de Michel-Ange. Obligé de recu-
ler, il fut battu à Casalecchio, et rentra malade dans Rome.
Louis XII crut le moment venu d’attaquer le pontife. Il con-
voqua un concile général à Pise pour examiner 'la conduite du
pape et le faire déposer. C'était une faute, parce que cette
mestire changeait la nature de la lutte. Au-dessus du prince
temporel affaibli se trouva le prince spirituel tout-puissant ;
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GUERRES D’ITALIE DE 1494 A 1516. 95
Jules II mit la ville de Pise en interdit, excommunia les car-
dinaux dissidents, rassembla un autre concile à Saint- Jean de
Latran, et invoqua l’appui des puissances catholiques. Toutes
y répondirent. Ferdinand d’Espagne, le roi d’Angleterre
Henri YUI, IVIaximilien, la république de Venise, les Suisses,
flattés du nom de défenseurs du saint-siège, formèrent un e
sainte ligue (5 octobre 1511) dans le but avoué de préserver
l’Église d’un schisme, en réabté pour renvoyer les Français
au delà des Alpes.
L’Espagnol Raymond de Cardone vint rejoindre , avec
12000 hommes, les troupes pontificales. Les Vénitiens, grâce
à celte diversion, reprirent peu à peu leurs places perdues
10000 Suisses, conduits par Mathieu Schinner, descendirent
de leurs montagnes; la trahison travailla les troupes et les
garnisons allemandes encore au service de Louis XII en Italie,
tandis que les frontières mêmes de la France furent menacées
au nord, à l’est et au sud. Un jeune et héroïque général con-
jura un moment tous les dangers. Gaston de Foix, duc de Ne-
mours, âgé de vingt-deux ans, vint prendre le commandement de
Tîjnuée d’Italie. Le fer et l’argent à la main, il refoule d’abord
les Suisses dans leurs montagnes (décembre 1511), Bologne
était pressée par les troupes de l’Espagne et du saint-siège ;
il se jette dans la ville (7 février 1512) et la dégage. Les Alle-
mands avaient livré Brescia aux Vénitiens ; il arrive à l’im-
proviste sous ses murs, et l’emporte d’assaut (19 février);
enfin, le 11 avril, il défait l’armée espagnole à Raveiine; mais
« ce foudre de guerre » tombe et meurt au milieu de son
triomphe. La Palisse, lui succéda sans le remplacer. L’ar-
mée française, mal conduite, recula devant Raymond de
Cardone, laissa reprendre Bologne, et trouva derrière elle
20 000 Suisses qui 'venaient rétablir un fils de Ludovic le
More, Maximilien Sforza, dans le duché de Milan. La Palisse
ne les attendit pas, et se retira dans le Piémont, Sur ces en-
trefaites, Jules II mourut (21 février 1513). Ses derniers re-
gards avaient vu fuir les Français. Son successeur, Léon X,
continua ses desseins. Il resserra à Malines la sainte ligue,
qu’abandonnèrent cependant les Vénitiens pour retourner à
Louis XTT, et l’invasion du territoire français fut résolue.
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96
CHAPITRE VII.
Louis XII fit tête à l’orage. Menacé dans son royaume
même, il n’abandonna pas l’Italie. En dépit de Ferdinand,
qui, déjà maître de la Navarre espagnole, menaçait la Na-
varre française, et des Anglais, qui étaient débarqués à Calais,
il envoya la Trémoille et Trivulce en Italie. Ils enfermèrent
d’abord les Suisses avec Maximilien Sforza dans Novare;
mais un grand secours pénétra de nuit dans la ville. Au matin,
les Sbisses sortirent piques baissées, marchèrent droit à l’ar-
tillerie française, s’en emparèrent malgré les ravages qu’elle
faisait dans leurs rangs, et, après une lutte acharnée, mirent
l’armée de siège en déroute (5 juin). Au nord, une panique
saisit, près de Guinegate, l’armée française opposée aux An-
glais, que Maximilien était venu rejoindre. Bayard, se dévouant
pour arrêter l’ennemi, fut fait prisonnier; le reste ne coji-
battit que des éperons, qui donnèrent leur nom à la journée
(16 août). Enfin 20 000 Suisses pénétrèrent jusqu’à Dijon, Ob'-
iis ne furent arrêtés par la Trémoille qu’avec beaucoup d’ar-
gent et plus de promesses (13 septembre). Le seul allié de la
France, le roi d’Écosse, Jacques IV, partagea sa mauvaise
fortune ; il fut vaincu et tué à Flowden par les Anglais (9 sep-
tembre).
La triple invasion que la France venait de subir força
Louis XII à traiter. La convention de Dijon avait déjà débar-
rassé la France des Suisses. Louis désavoua le concile de Pise
pour regagner le pape, et convint, avec l’empereur et le roi
d’Aragon, delà trêve d’Orléans (mars 1514). Henri VHI re-
fusa quelque temps de poserT^ armes ; le traité de Londres,
qui lui laissa Toumay et lui assura une pension annuelle de
100 000 écus pendant dix ans, rétablit aussi la paix de ce
côté. Elle fut scellée par le mariage de Louis XII avec Marie,
sœur du roi d’Angleterre; mais il ne survécut guère à cette
paix et à cette union : il mourut le 1" janvier 1515, à l’âge
de cinquante-trois ans.
»
Ifonvelle conquête da milannlo par François I" (ISIS).
Au bout de ces vingt années de combats il ne restait donc,
comme dit Gomines, mémoire des Français en Italie que par
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GUERRES D’ITALIE DE 1494 A 1516. 97
les tombeaux qu’ils y avaient laissés. Le fougueux pontife qui
avait pris pour devise : « Plus de Français en deçà des monts ! »
était mort avec la pensée d’avoir réussi dans son œuvre. Mais
les Espagnols dominaient à Naples, les Autrichiens dans le
Frioul et le Vicentin, les Suisses dans le Milanais; enfin la
France, surtout son nouveau roi, n’avait nulle envie d'accep-
ter la situation inférieure que les derniers traités lui faisaient.
Pendant qu’à Jules II succédait Léon X, l’aimable et spiri-
tuel protecteur des lettres et des arts, François I" remplaçait
en France le roi Louis XII. Jeune, ardent, avide de gloire, le
nouveau prince rompit la trêve d’Orléans et entreprit de re-
couvrer le Milanais. Les Vénitiens, ses alliés, tenaient en
échec les troupes austro-espagnoles de Ferdinand le Catholi-
que et de l’empereur Maximilien ; il n’avait donc à combattre
que les Suisses, seul appui du duc Maximilien Sforza. Tandis
que, trompés par de fausses démonstrations, les Suisses cou-
raient au mont Cenis et au mont Genèvre pour en garder les
passages, l’armée française s’engageait dans le col de l’Ar-
gentière et les tournait. Il fallut jeter des ponts sur des abî-
mes, faire sauter des rochers pour ouvrir passage aux 72 piè-
ces de canon que l’armée traînait après elle. Grâce à l’ingénieur
Navarre et au courage des troupes, tous les obstacles furent
surmontés. Le général des alliés, Prosper Golonna, surpris à
table dans Villafranca, fut enlevé avec 700 cavaliers, et le roi
entra dans le Milanais avec 35 000 combattants. Il prit posi-
tion près du petit village de Marignan. Excités par le cardinal
de Sion, Mathieu Schinner, les Suisses, au nombre de 30000,
s’avancèrent le long de la chaussée de Marignan en une co-
lonne serrée, et selon leur coutq|rae marchèrent droit à l’ar-
tillerie. Le roi se jeta au-devant avec sa noblesse et ses gens
d’armes; maisj’espace manquait, ou. ne pouvait engager plus
de 500 chevd^à la fois, et plus de trente charges successives
ne purent ni rmnpre ni entamer l’ennemi. Le lendemain, à la
pointe du jour, le combat recommença ; mais le duc de Bour-
bon avait mis la nuit à profit. Assaillis sur les flancs par la
cavalerie, écrasés en tête par une artillerie formidable, les
Suisses commençaient à hésiter, lorsque l’apparition sur leur
derrière de l’avant-garde vénitienne les décida enfin à se re-
rrUPS UODEHXES. 6
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98
CHAPITRE VII.
plier sur Milan. Ils avaient perdu 12 000 hommes, l’honneur
du champ de bataille, et plus encore, la réputation d’invinci-
bles. Trivulce, qui s’était trouvé à dix-sept batailles rangées,
appela celle de Marignan un combat de géants (13 et 14 sep-
tembre 1515).
Cette bataille ne fut pas moins grande par ses résultats po-
litiques : le duc de Milan céda ses droits pour une pension ;
le pape rendit Parme et Plaisance par la convention de Vi-
terbe, dans laquelle se firent comprendre les Espagnols;
^ enfin, une bonne paix ferma aux Suisses l’Italie. Par le traité
de Fribourg , la confédération helvétique s’engagea , moyen-
nant une pension annuelle de 700 000 écus, à laisser le roi
lever chez elle les troupes dont il avait besoin. Cette paix, dite
perpétuelle, a duré autant que l’ancienne monarchie française.
Un autre traité fut signé avec Léon X : celui-là ne re-
gardait que la France. Ce fut le concordat de 1516, qui rem-
plaça la pragmatique sanction de 1438. Le concordat abolit
les appels en cour de Rome, source de nombreux abus, les
réserves et les grâces expectatives par lesquelles le saint-siège
avait la nomination à une foule de bénéfices, et conféra au roi
le droit de nommer directement à toutes les dignités ecclé-
siastiques, ne se réservant celui de refuser l’investiture aux
élus qu’en cas d’indignité canonique. François renonça seu-
lement à la convocation périodique des conciles et rétablit
l’impôt des annotes, ou revenu d’une année que tout nouveau
bénéficiaire dut payer au saint-siège.
Ainsi la première période des guerres d’Italie se terminait
à l’avantage apparent de la France. Elle avait gagné le duché
de Milan, dont la séparaient toute l’épaisseur des Alpes et les
domaines de la maison de Savoie. Son roi pouvait mettre une
couronne de plu^ sur sa tête ; mais elle allait avoir une guerre
terrible de quarante années sur les bras.
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mVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AÜTRICHE. 99
CHAPITRE VIII.
PREMIÈRE RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE
ET D’AUTRICHE (1SI0-IS29).
François I" et Charles-Quint. Première guerre (1521-1526). — Seconde
guerre (1526-1529) ; traité de Cambrai.
Vraneols I” et CharicH-Qnliit. Première guerre
L’année même où François I" recueillait les fruits de sa
victoire de Marignan et croyait consolider la pacification de
ritalie, ainsi que la grandeur de la France, en signant la paia;
perpétuelle et le concordat, la mort du roi d’Aragon, Ferdi-
nand le Catholique, donnait Naples et la moitié de l’Espagne
à celui qui allait être bientôt Charles-Quint (1516). Ce
prince, arrière-petit-fils du grand-duc cC Occident, ce qui le
faisait souverain des Pays-Bas et de la Franche-Comté, avec
des prétentions sur la Bourgogne, était, par son père, petit-
fils de l’empereur Maximilien et héritier de l’Autriche ; par
sa mère, petit-fils encore de Ferdinand le Catholique et d’I-
sabelle, avec le droit de succession aux couronnes de Castille,
d’Aragon, de Navarre et de Naples. François 1“ ne chercha
pas à l’empêcher de recueillir ce magnifique héritage. 11 signa
même avec lui à Noyon un traité d’alliance , sans exiger rien
de plus que la restitution de la Navarre aux d’Albret. Charles
promit, mais avec la ferme résolution de ne pas tenir sa
promesse.
Trois ans après l’empire devint vacant par la mort de
Maximilien (1519). Charles et François I" se disputèrent
cette couronne. Les électeurs , en présence de deux compé-
titeurs si puissants, ne voulurent ni de l’un ni de l’autre,
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100
CHAPITRE Vm.
quoiqu’ils se fussent vendus fort cher à tous les deux, et
nommèrent Frédéric le Sage , électeur de Saxe ; mais il re-
fusa et conseilla aux princes de choisir Charles d’Autriche,
plus intéressé que personne, à cause de ses Etats héré-
taires, à défendre l’Allemagne contre les Turcs. On redoutait
d’ailleurs le despotisme du roi de France. Charles fut pro-
clamé empereur. Ses représentants avaient promis qu’il ne
ferait la paix ou la guerre et ne mettrait aucun État au ban
de l’Empire qu’avec l’assentiment de la diète; qu’il don-
nerait tous les emplois à des Allemands, et fixerait sa rési-
dence en Allemagne.
A part le ressentiment de cet échec, François I" avait plus
d’im motif sérieux pour combattre le nouveau césar. S’il est
douteux en effet que Charles-Quint ait jamais aspiré à la mo-
narchie universelle, au moins*est-il certain qu’on pouvait le
craindre, et à coup sûr il mettait en péril l’équilibre européen,
lui qui venait de réunir sous sa domination les Pays-Bas, l’Au-
triche, le royame des Deux-Siciles , l’Espagne , le Nouveau
Monde, enfin l’empire. Que manquait-il à l’ambitieux qui avait
pris pour devise : Plus ouhre (toujours plus loin), pour être un
nouveau Charlemagne ? la France. Il appartenait donc à la
France de résister à cette ambition menaçante, et ç’a été son
honneur de défendre contre la maison d’Autriche l’indépen-
dance des États européens, et par suite la civilisation du monde.
Dans cette lutte qui allait durer deux siècles, l’inégalité des
forces était plus apparente que réelle. La maison d’Autriche
avait de plus vastes domaines; mais ils étaient disséminés,
séparés par des mers, par des États ennemis ou étrangers.
La France était compacte ; et rien n’y faisait obstacle à la
volonté du souverain : le concordat venait de placer le clergé
sous sa main ; la noblesse et le tiers état y étaient depuis
longtemps. François I" se vantait lui-même d’avoir mis les
rois hors de page, et, le premier de nos rois, il signa ses or-
donnances de cette formule : car tel est mon bon plaisir.
Charles-Quint avait à lutter contre des résistances intérieures
et des embarras de toute nature. Nulle part il n’était libre
de ses mouvements. En Espagne, c’était l’opposition des com-
niunèros et les privilèges des provinces ; en Flandre, la tur-
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 101
bolence des bourgeois; en Allemagne, les protestants, en
Autriche, les Ottomans ; sur la Méditerranée, les Barbares-
ques. L’Amérique ne lui versait pas encore ses trésors, tandis
que François I" puisait à volonté dans la bourse de ses su-
jets, Ainsi s’explique la résistance victorieuse de François I",
malgré la supériorité de talents que possédait l’empereur.
Les deux rivaux cherchèrent d’abord des alliés. Là, comme
dans la poursuite du trône impérial, Gharles-Quint l’em-
porta. Tandis que François I" ne réussissait, à l’entrevue du
camp du Drap d’or, qu’à blesser l’amour-propre de Henri VIII
en l’éclipsant par son luxe élégant et ses grâces chevaleres-
ques, Charles s’adressait à Wolsey, le ministre dirigeant du
roi d’Angleterre, lui promettait la tiare, et s’assurait l’alliance
anglaise. Léon X, effrayé des progrès de la réforme après
l’avoir trop méprisée, se déclara également pour l’empereur.
Battu en diplomatie, François espéra mieux de la guerre.
Il la fit d’abord indirectement. Il donna à Henri d’Albret
6000 hommes pour envahir la Navarre, que Gharles-Quint
retenait contrairement aux stipulations du traité de Noyon;
il fournit d’autres troupes au duc de Bouillon, qui avait de
son côté des griefs contre l’empereur, et attaquait, en son
propre nom, le Luxembourg. Mais les Français furent battus
en Castille, où ils arrivèrent trop tard pour donner la main
aux communeros révoltés et à leur héroïque chef, don Juan
de Pâdilla (voy. p. 53). Le duc de Bouillon ne fut pas plus
heureux, et les impériaux vinrent assiéger Mézières. Heureu-
sement Bayard se jeta dans la place, la défendit six semaines,
et donna au roi le temps d’accourir avec son armée. L’ennemi
recula en désordre, et les Français se vengèrent par une in-
vasion dans les Pays-Bas (1521). Mais en Italie, Lautrec,
qui avait irrité la population par un gouvernement dur et
rapace, fut obligé d’abandonner Parme , Plaisance , même
Milan. C’est pour subvenir aux frais de cette campagne que
furent créées les premières rentes perpétuelles sur l’hôtel de
ville, origine de la dette publique en France. Le roi, faisant
argent de tout, avait aussi vendu vingt places de conseillers
au parlement de Paris, et fait fondre une grille d’argent que
Louis XI avait donnée à Saint-Martin de Tours.
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102
CHAPITRE VIII.
L’année suivante (1522,i, le fort de la guerre fut en Italie.
Lautrec avait reçu des renforts, mais point d’argent; Louise
de Savoie, jalouse de la comtesse de Ghateauhriant, sœur de
Lautrec, favori du roi, avait contraint le surintendant Sam-
blançay de lui livrer les sommes destinées aux Suisses. Ceux-
ci, n’étant point payés, se mutinèrent et demandèrent à Lau-
trec argent, congé ou bataille. Il les conduisit à l’attaque des
formidables retranchements de la Bicoque, qu’il aurait pu
faire tomber par la famine, et il fut complètement battu.
Cette défaite entraîna la perte du Milanais, où un fils de
Ludovic le More fut rétabli, et la défection de Venise, de
Gênes (1522). La même année, Charles-Quint avait fait mon-
ter sur le trône pontifical son ancien précepteur, Adrien VI ;
l’Italie était à sa discrétion.
François F' crut qu’il réparerait tout par sa présence et
s’apprêta à passer les Alpes avec 25 000 hommes, quand le
royaume même fut menacé dans son existence par la trahi-
son du connétable de Bourbon. C’était le dernier des grands
seigneurs féodaux, le prince le plus puissant du royaume, et
le meilleur général de François I*^ Lhe injustice flagrante
que le roi laissa commettre, par faiblesse pour sa mère,
Louise de Savoie, le poussa au coupable projet de se venger
du roi en trahissant la France. Une convention secrète avec
Charles-Quint stipula le démembrement du royaume au pro-
fit de l’empereur, du roi d’Angleterre et du connétable : l’an-
cien royaume d’Arles devait être rétabli en faveur du dernier.
François I" , averti, quoique vaguement, alla trouver le con-
nétable à Moulins, espérant tirer de lui un aveu, un signe de
repentir, au moins une parole d’affection et de dévouement :
Bourbon resta impénétrable et froid, mais se crut découvert
et s’enfuit. Au lieu d’amener à Charles-Quint une armée, il
ne lui apporta que l’épée d’un proscrit. Henri VIII avait,
l’année précédente, déclaré la guerre à la France, et une ar-
mée anglaise venait de descendre à Calais; les Espagnols
attaquaient Bayonne , et 12 000 impériaux entraient en
Champagne. François n’osa s’éloigner. Il envoya en Picardie,
contre les Anglais, la Trémoille, qui les contint par d’ha-
biles manœuvres, puis les repoussa, malgré l’infériorité d« '
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 103
ses forces. Lautrec arrêta les Espagnols, Guise les Allemands,
Bonnivet fut chargé de recouvrer l’Italie (1523). Ce dernier
choix était malheureux.
L’incapable Bonnivet, battu et blessé à Biagrasso, laissa
le commandement à Bayard, qui fut atteint d’un coup mortel
pendant (ju’il couvrait la retraite. Le connétable, en conti>
nuant la poursuite, le trouva couché au pied d’un arbre et
lui exprima sa douleur de le voir en cet état ; « Monsieur, ce
n’est pas moi qu’il faut plaindre, répondit-il, car je meurs en
homme de bien. Mais j’ai pitié de vous, qui servez contre
votre prince, votre patrie et votre serment. » (lS^4.)
Après ce triste succès, Bourbon envahit la Provence; mais
Charles-Quint , se défiant du traître , avait donné à Pescaire
la direction suprême de l’expédition. Aucune des promesses
du connétable ne se réalisa. Il comptait sur ses anciens vas-
saux : nul ne bougea. Il avait cru que les bourgeois de Mar-
seille viendraient, la corde au cou, apporter les clefs de
leur ville : ils firent une résistance vigoureuse. François 1“
arrivait à la tête d’une açmée formidable. Les impériaux,
ruinés, reculèrent en désordre (août), ne s’arrêtant ni derrière
les Alpes, ni sous les murs de Milan ; Pescaire ne put que
jeter 6000 hommes dans Pavie, et se fortifia derrière l’Adda,
pendant que Bourbon cherchait de toutes parts des renforts.
François les suivit; il prit Milan sans coup férir. Mais
Pavie résistait : il en fit le siège ; toutefois il se crut assez fort
pour détacher 10 000 hommes sur Naples. L’ennemi eut le
temps de se remettre : Bourbon , animé par la haine , trouva
des ressources qu’on ne soupçonnait pas. Il ramassa de l’ar-
gent par tous les moyens, passa en Allemagne, et au bout
de quelques semaines ramena 12 000 lansquenets. Il rallia
alors Pescaire et Lannoy, le vice-roi de Naples, et tous trois
^ revinrent sur Pavie, mettant François I" entre eux et la ville,
où commandait un homme résolu, le vieux capitaine Antonio
de Leyva. On conseillait à François P*’ de prendre une posi-
tion plus forte; Bonnivet s’écria qu’un roi do France ne re-
culait jamais, et l’on accepta la bataille. L’ennemi, pour se
former en ligne, était contraint de subir le feu terrible de nos
redputes. Le grand maître de l’artillerie, Genouillac, « fai-
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104
CHAPITRE VIII.
sait coup sur coup des brèches dedans les bataillons ennemis,
de sorte que vous) n’eussiez vu que bras et têtes voler. » Le
roi-soldat rendit son artillerie inutile, en s’élançant au-devant
d’elle sur les Espagnols avec les gens d’armes. Alors les Espa-
gnols se reforment ; la garnison fait une sortie et tout est
perdu : les Suisses lâchent pied , les lansquenets sont anéan-
tis ; François I*’’ tue encore sept ennemis de sa main , mais
est forcé de se rendre. Tous les gentilshommes qui avaient
chargé avec lui étaeint morts ou pris (1525). » Pour vous
faire savoir, écrivait-il le soir à sa mère dans une lettre assez
longue, quelle est mon infortune, de toutes choses ne m’est
demeuré que l’honneur et la vie qui est sauve. » On en a
fait le mot héroïque : « Tout est perdu fors l’honneur, » J-i^
(24 février 1525.)
L’Europe s’émut à la nouvelle de ce grand désastre et
trembla pour elle-même, croyant la France prise avec son
roi. L’Italie voyait trop que la victoire des Espagnols était sa
ruine. Wolsey, ne comptant plus sur l’empereur, qui venait
de faire arriver un nouveau pape. Clément VII, au trône
pontifical, se vengea d’avoir été dupe, en conseillant à son
roi d’abandonner l’alliance autrichienne. La régente de France,
Louise de Savoie, exploita habilement ces craintes ou ces
rancunes. Elle noua même des relations avec le sultan des
Turcs, Soliman. Ces négociations n’eurent alors d’autre effet
que d’obtenir dispense, pour les Français établis en Turquie,
du tribut que payait tout chrétien qui voulait avoir le libre
exercice de sa religion. Mais on en verra plus tard les suites
importantes.
Cependant François I" ne trouvait pas à Madrid Charles-
Quint aussi magnanime qu’il l’avait cru. L’empereur le fai-
sait surveiller étroitement et refusa longtemps de le voir.
Malade de chagrin, François eut un instant le dessein d’ab-
diquer en faveur de son fils, pour ne laisser entre les mains
de son ennemi qu’un brave chevalier au lieu du roi de
France. Cette bonne résolution ne dura point. Il consentit à
signer un traité désastreux (1526), après avoir protesté secrè-
tement contre une violence morale qui, selon lui , frappait de
nullité tous les actes du captif. Il cédait à Charles , sous la
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 105
réserve de rhommage, la province de Bourgogne, renonçait
à Naples, à Milan, à Gênes, à la suzeraineté sur la Flandre et
l’Artois, réintégrait Bourbon dans ses biens, et promettait
d’épouser la sœur de l’empereur , reine douairière de Por-
tugal.
•ee«nde snerre (f Sttt-tltttfl). Traité de Cambrai.
Rendu à la liberté, François I" refusa d’exécuter le traité de
Madrid : les députés de la Bourgogne déclarèrent, dans l’as-
semblée de Cognac, que le roi n’avait pas le droit d’aliéner une
province du royaume dont il avait juré à son sacre de maintenir
l’intégrité. L’empereur accusa François de manquer à sa pa-
role; le roi lui répondit qu’il « en avait menti par la gorge, » et
offrit de vider leur différend en champ clos. La guerre recom-
mença. Les Italiens, horriblement foulés par les impériaux,
s’y portaient avec enthousiasme. « Cette fois, disait Giberti,
ministre du pape Clément VII, il ne s’agit pas d’une petite
vengeance; cette guerre va décider de la délivrance ou de
l’esclavage de l’Italie. » — «Si l’Italie, disait un autre, fait
alliance avec François I", c’est pour son bien et non parce
qu’elle aime les Français. » Henri VIH d’Angleterre avait
pris le titre de protecteur de la ligue. Le pape, Venise, Flo-
rence, Milan, les Suisses en étaient membres.
Mais, comme toutes les coalitions, la ligue de l’indépendance
italienne manqua de concert et d’énergie. Son général, le duc
d’Urbin, laissa succomber Sforza dans Milan. Au lieu d’ap-
puyer la flotte pontificale qui menaçait Gênes, il s’amusa à
prendre Crémone. H dissimulait ses terreurs en se compa-
rant à Fabius Cunctator. Pendant ces funestes retards, Bour-
bon avait reçu des renforts. Il lui vint d’Allemagne 10 000 à
15 000 lansquenets, luthériens fanatiques, commandés par
Georges Frondsberg. Après avoir dévoré le Milanais, ils vou-
lurent une autre proie, Florence ou Rome, Rome surtout, la
sacrilège Babylone! Frondsberg portait au cou une chaîne d’or
avec laquelle il jurait d’étrangler le pape. Il ne déplaisait pas
à Cbarles-Quint que l’Italie reçût une leçon sévère; il laissa
Bourbon sans argent et sans ordres. Alors ces bandes affamées.
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106
CHAPITRE VIII.
n’écoutant plus rien, tuant leurs officiers et menaçant le con-
nétable lui-mcme, franchirent l’Apennin ; l’armée italienne
se contenta de couvrir la Toscane. Bourbon marcha sur Rome,
rêvant peut-être de grands desseins, un royaume d’Italie in-
dépendant de l’Espagne comme de la France. Rome avait
fermé ses portes. Il ordonna l’assaut et tomba un des pre-
miers ; mais ses soldais le vengèrent cruellement. En moins
d’une heure la ville fut prise (6 mai) ; le pillage dura neuf
mois, et les brigands ne s’arrêtèrent que devant une peste af-
freuse qui les décima. Au temps des Goths et des Vandales,
Rome n’avait rien souffert de plus affreux. Les couvents furent
forcés, les autels dépouillés, les tombeaux profanés, la bihho-
thèque du Vatican saccagée, les chefs-d’œuvre de Michel-Ange
et de Raphaël souillés, déchirés comme des monuments d’i-
dolâtrie.
Il n’y eut qu’un cri dans toute la chrétienté contre ces
nouveaux barbares. François lent, contre son habitude, à
entrer en action, envoya enfin une puissante armée en Italie.
Lautrec, qui la commandait, reconquit le Milanais et vint as-
siéger Naples par terre, tandis que Doria la bloquait par mer.
C’en était fait de la puissance espagnole en Italie, sans une
faute du roi. Peu sûr de Gênes, il voulut lui donner une rivale
qu’il pût tenir aisément, en faisant de Savone un grand port.
André Doria, Génois avant tout, fit des remontrances; et,
comme elles ne furent pas écoutées, il passa du côté de l’em-
pereur avec sa flotte. La mer redevenant libre, Naples fut ra-
vitaillée; l’armée de Lautrec à son tour fut affamée, lui-même
succomba à la peste; les débris de ses troupes capitulèrent
dans Aversa (1528). Une autre armée française, que comman-
dait le comte de Saint-Pol, fut détruite l’année suivante à
Landriano, et la Péninsule perdue pour les Français. Elle
est restée depuis ce jour sous le pouvoir ou l’influence de la
maison d’Autriche, que la France a pourtant brisés deux fois,
à Rivoli et à Solferino. Espérons bien, pour la paix du monde,
que la dernière victoire sera irrévocable.
L’empereur vint lui-même recueillir les fruits des victoires
de ses généraux et des fautes de son rival. Il se rendit à Bolo-
gne, y manda Clément VII, et dicta ses conditions. Venise
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 107
restitua ce qu’elle avait pris ; les ducs de Ferrare et de Milan
se reconnurent vassaux de l’empire, ainsi que le marquis de
Mantouè, qui fut créé duc ; la Savoie et le Montferrat renon-
cèrent à l’alliance française. Cela fait, Clément VII posa les
deux couronnes de l’Italie et de 'l’empire sur le front de
Gharles-Quint (1529). Florence seule protesta contre cet as-
servissement de l’Italie. Défendue un an entier par Michel-
Ange, elle dut enfin ouvrir ses portes aux Impériaux; ils y
rétablirent les Médicis qui y roueront pour le compte de
l’Espagne. /
Il semblait que Charles-Quint allait maintenant entamer la
France. Mais il avait besoin de la paix avec François I*''; car
une guerrre de religion était sur le point d’éclater en Alle-
magne; Soliman poussait ses redoutables janissaires jusque
sous les murs de Vienne, et Henri VIII menaçait de ronapre
l’alliance autrichienne. Le traité de Cambrai, moins dur que
celui de Madrid, puisque l’empereur renonçait à la Bourgo-
gne, fut aussi humiliant, puisque le roi de France livrait ses
iliés d’Italie, abandonnait ses prétentions sur Naples, recon-
naissait Sforza comme duc de Milan, et cédait Tournay,
Hesdin, avec la suzeraineté de laFlandre et de l’Artois (1529).
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103
CHAPITRE IX. .
CHAPITRE IX.
SECOXDE ÉPOQUE DE LA RIVALITÉ DES MAISOIVS
DE FRANCE ET D’AUTRICHE 5 INTERVENTION DE
LA TURQUIE ET DE L’ANGLETERRE (1B29-1S47).
Nouveau système d’alliances de la France. — Charles-Quint devant
Tunis et Alger; troisième guerre avec la France (1536-1538). — Qua-
trième guerre (1542-1544).
Koaveau ayatème d’allianeea de la Vranee.
La rivalité des maisons de France et de Bourgogne com-
mencée au pont de Montereau en 1 4 1 9 , par l’assassinat de Jean
sans Peur, avait sous Charles VI, Charles VII et Louis XI,
fait courir de grands périls au royaume. La mort du Té-
méraire y mit fin. Mais sur le tronc brisé de la maison de
Bourgogne s’était greffée une maison nouvelle, celle d’Autri-
che-Espagne. Tant qu'elle fut divisée et représentée par des
enfants, nos rois purent s’aventurer dans la brillante mais
dangereuse et inutile carrière des conquêtes lointaines : c’est
le temps des premières expéditions dltalie (1494-1 5 16). Quand
elle fut réunie aux mains de l’homme prudent et avisé qui
voulut être un autre Charlemagne, une seconde lutte s’ouvrit. ^
La première nous avait valu la Bourgogne, la seconde nous
coûta un titre, la suzeraineté sur la Flandre et l’Artois, et nous
ferma l’Italie, pù la maison d’Autrich,e domina. Dès lors le
royaume fut enceint, le long de sa frontière de terre, depuis
l’Adour jusqu’à la Somme, d’un cercle de possessions enne-
mies, l’Espagne, l’Italie, la Franche-Comté, l’Allemagne et
les Pays-Bas, réunies dans les mains de l’empereur. Pour
briser ce cercle menaçant, il ne suffisait pas de l’épée de la
France, qui s’était d’ailleurs ébréchée à Pavie, il fallait appe-
>
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AÜTRICHE. 109
1er à l’aide tous ceux, (juels qu’ils fussent, que cette ambition
impériale effrayait.
La défaite avait rendu à François I*' le service de diminuer
en lui, sinon d’éteindre, son funeste penchant à imiter les
prouesses des anciens chevaliers. Il comprenait maintenant
qu’une bravoure de soldat ne suffit pas pour mener à bonne
fin les affaires politiques; et il chercha, il prit des alliés sans
regarder aux noms qu’ils portaient, le roi schismatique d’An-
gleterre, les protestants d’Allemagne, même, ce qui était alors
bien autrement odieux, les Ottomans.
De l'Angleterre, François l" tira peu d’assistance . Henri VIII
(1509-1547) avait pris pour devise: « Qui je défends est maî-
tre ; » se promettant bien de ne défendre personne jusqu’au
bout. Il pouvait en effet tenir la balance égale entre les deux
puissants rivaux qui se disputaient la suprématie de l’Europe.
Mais ce prince voluptueux et sanguinaire, était trop asservi à
ses passions pour suivre, sans dévier, un système constant et
uniforme. Sous Louis XII, il avait pris part à la grande coali-
tion contre la France. La victoire de Marignan excita son en-
vie; après l’élection de Charles V, il parut pencher pour celui
des deux adversaires qui ne portait qu’une couronne. Mais, à
l’entrevue du camp du Drap d’or, François blessa sa vanité et
perdit son alliance. En 1521 , il signa un traité avec Charles V,
et quelques mois après déclarait la guerre à la France. Fran-
çois répondit à cette attaque par une alliance avec l’Ecosse et
les révoltés d’Irlande. Une armée anglaise arriva, en 1523,
jusque sur l’Oise. Après Pavie, Charles devenant trop puis-
sant, Henri VII négocia avec la régente de France, et fit écrire
au traité cette clause singulière, que Louise de Savoie ne con-
sentirait à aucun démembrement de la France en faveur de
Charles- Quint. Il comprenait que l’intégrité de ce royaume
était la garantie de l’indépendance de l’Europe. François,
sorti de captivité, confirma le traité fait par^ sa mère’; mais
Henri, content d’avoir, en alarmant Charles-Quint, tiré Fran-
çois !«'■ de ses mains, rentra dans la neutralité, ne voulant pas ’
plus le triomphe de la France que celui de l’Autriche.
Une autre affaire attirait d’ailleurs, à ce moment, toute son
attention, la question de son divorce avec sa première femme,
TEMPS MODERNES. <
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110
CHAPITRE IX.
tante de l’empereur. En 1529 il fit consulter à ce sujet les
universités françaises ; elles se gardèrent bien de donner un
avis contraire, et pendant quelques années Henri se rappro-
cha de la France ; mais il s’en éloignait déjà quand la guerre
éclata de nouveau.
Il n’en fut pas ainsi de l’alliance ottomane. Les Turcs
avaient pour sultan le célèbre Soliman II. Aussi belliqueux
que son père Sélim, mais ami des arts, protecteur des lettres,
auteur du code intitulé le Khanounnamè, Soliman II mérita le
triple surnom de conquérant, de magnifique et de législateur.
Avant lui, les Turcs n’étaient pour les chrétiens que desbar-
bares qui venaient imposer par le sabre une religion exécrée.
Sous son règne, ils prirent place parmi les peuples de l’Eu-
rope, et jouèi'ent un rôle important dans ses destinées. C’est
François I®' qui introduisit les Ottomans dans la politique eu-
ropéenne. On loi a reproché comme on crime ses relations
avec les ennemis du christianisme, et il semblait lui-même en
rougir. En réalité, l’empire ottoman était moins dangereux
pour l’Europe que la puissance et l’ambition chaque jour crois-
santes de la maison d’Autriche. D’ailleurs, si François I®® avait
obtenu l’aUiance ottomane, Gharles-Quint l’avait demandée.
Enfin la religion y gagna, les chrétiens d’Orient, ainsi que tous
les marchands qui naviguaient avec notre pavillon, trouvant
sous la protection de nos consuls une certaine sécurité ; et elle
n’y perdit pas, car les grandes conquêtes de Soliman sur les
chrétiens sont antérieures au traité conclu, en 1534, avec le
roi de France, puisque ce fut en 1521 qu’il prit, après douze
assauts, Belgrade, le boulevard de la Hongrie; en 1522 qu’à
la tête de 150 000 hommes et de 400 navires, il enleva Rho-
des aux Hospitaliers, malgré l’héroïque résistance du grand
maître, Villiers de l’Isle-Adam, qui se défendit cinq mois ; en-
fin, en’ 1526, qu’il s’empara de Peterwaradin et remporta
la grande victoire de Mohacz. Il avait passé le Danube avec
200 000 hommes et détruit l’armée hongroise à cette fatale
journée, où périt Louis II, le dernier des JagellonsdeHongrie.
La couronne de Hongrie revenait à Ferdinand d’Autriche,
})eau-frère de Louis II. Mais Soliman soutint contre ce frère
de Charles -Quint un prétendant de race magyare, Jean Za-
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RA'ALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 111
poli. Toute la Hongrie fut ravagée par les Ottomans. Bude
même tomba en leur pouvoir (1529). Zapoli se reconnut vas-
sal de la Porte, le prince de Moldavie fit de même,«t Soliman,
n’ayant plus rien qui l’arrêtât sur le Danube, pénétra en Au-
triche et vint assiéger Vienne. C’est le 3 août que le traité de
paix de Cambrai avait été signé, quand les Turcs étaient déjà
en marche sur Vienne, où ils arrivèrent le 26 septembre. Le
rapprochement de ces deux dates montre pourquoi la paix des
Ikimes fut signée. Vienne avait pour garnison 20000 soldats
qui avaient fait les guerres d’Italie, et pour gouverneur le
vaillant comte de Salm. Vingt assauts furent successivement re-
poussés. Le sultan dut rebrousser chemin ; il crut faire oublier
ce revers en couronnant de ses mains, dans Bude, son vassal
Jean Zapoli, roi de Hongrie.
Deux ans après il conquit l’Esclavonie, et en 1532 il re-
parut en Hongrie à la tête de 300 000 hommes. Heureuse-
ment une petite place de Styrie, Guns, l’arrêta un mois. C’est
pendant le siège de cette ville qu’il reçut la première ambas-
sade de François I*', avec une magnificence extraordinaire. Il
comptait envahir l’Allemagne. Mais Charles-Quint avait eu
le temps de rassembler 150 000 combattants. Jamais, depuis
les croisades, l’Europe chrétienne n’avait réuni des forces
aussi considérables. Luthériens et catholiques s’étaient donné
la main contre le croissant, et François I'' n’osait appuyer son
redoutable allié par une diversion sur le Rhin ou l’Italie. Il
n’y eut point toutefois d’action générale. Au bout de six se-
maines, le sultan apprit qu’une flotte espagnole venait d’en-
trer dans les Dardanelles et menaçait Constantinople ; il se
retira (1532).
François I" ne cessa qu’en 1534 de faire un mystère de ses
relations avec Soliman. En cette année fut conclu avec la
Porte le premier de ces traités, connus sous le nom de capi-
tulations, en vertu desquels la France obtint le protectorat des
lieux saints, le droit d’établir des comptoirs dans les échelles
du Levant, et la liberté du commerce pour son seul pavillon.
Telles étaient les clauses publiques de l’alliance. Mais, en se-
cret, le sultan promit d’attaquer Naples pendant que le roi at-
taquerait le Milanais. Eu même temps, François I" fit des
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CHAPITRE IX.
ouvertures aux princes luthériens qui venaient de former contre
l’empereur la ligue de Smalkalde (1532).
Le pape ne lui en garda pas rancime, du moins sa colère ne
tint pas contre l’offre que François lui fit de marier le Dau-
phin à la nièce du pontife, Catherine de Médicis. Clément VII
mourut presque aussitôt, et l’avantage qu'on avait espéré de
cette mésalliance avec la fille des banquiers de Florence fut
compromis. Mais la politique pontificale inclinait du côté de
la France depuis que la maison d’Autriche possédait Naples
et convoitait Milan. Même à Rome on subordonnait l’intérêt
religieux à l’intérêt politique. Là, d’ailleurs, autour de la
chaire de saint Pierre, ces deux intérêts étaient identiques. En
France on allait résolûment jusqu’au bout de cette doctrine,
en s’alliant avec les Turcs, sauf à dire comme François I®',
que « quand les loups venaient fondre sur son troupeau, il
avait bien le droit de jeter les chiens sur eux. » Ce qui était
plus vrai, c’est qu’avec les grandes sociétés modernes, nais-
saient les grands intérêts nationaux, et que les questions natio-
nales primaient maintenant les questions religieuses, preuve
que le moyen âge était bien mort. «
François consolida aussi son alliance avec les Écossais, en
faisant épouser à leur roi sa fille aînée (1536), puis Marie de
Lorraine ; et il signa plus tard nos premiers traités avec le
Danemark (1541), essayant ainsi de former autour de la
France une coalition des États secondaires, pour tenir tête à
celui qui aspirait à la suprématie universelle. En même temps,
il organisa une infanterie nationale de 42 000 hommes {lé-
gions provinciales), afin de n’êtreplus à la discrétion des mer-
cenaires suisses ou allemands.
Cluurlea.Qalnt devant Tanla et Alger. Troliilènie guerre
avec la France (ISSa.flSSS).
Pendant que François I*' s’alliait aux luthériens et aux infi-
dèles, Charles résistait glorieusement à ceux-ci, et, bien qu’il
ne servît en cela que son ambition et ses intérêts, pouvait se
présenter comme le défenseur de la chrétienté. La marine
turque faisait de menaçants progrès sous la direction du cé-
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 113
lèbre Khayreddin Barberousse. Ce pirate, devenu amiral des
flottes ottomanes, parcourait incessamment la Méditerranée;
et, pendant qu’en Asie le sultan enlevait aux Persans Tauris
et Bagdad (1534), qu’ils lui reprirent l’an d’après, Barberousse
chassait le bey de Tunis, Muley-Hassan, de son royaume.
Alger, Tunis devinrent, comme auparavant Carthage sous
Genséric, et Biserte sous les Aglabites, le repaire d’une mul-
titude de corsaires, La sécurité disparut surtout le littoral de
l’Espagne et de l’Italie. Charles-Quint dirigea contre ces nids
de pirates deux expéditions célèbres. Dans la première, avec
400 vaisseaux commandés par Doria, il s’empara de la Gou-
lette, à l’entrée du golfe de Tunis, et délivra 20 000 captifs
(1535); mais, moins heureux six ans après, à Alger, il vit sa
flotte dispersée par une tempête, et eut peine à en sauver
quelques débris (1541), L’empereur protégea mieux le com-
merce des peuples chrétiens, en cédant l’île de Malte aux che-
valiers de Rhodes (1530). Cette intrépide milice, l’élite de i
toutes les noblesses d’Europe, fit avec autant de succès que
de dévouement la police de la Méditerranée. Elle entreprit
contraries pirates une guerre de ruses et de stratagèmes, où
ils n’eurent pas toujours le dessus. Cependant ils ne purent
empêcher un émule de Barberousse, le corsaire Dragut, de
s’emparer de Tripoli en 1551. La Porte, déjà maîtresse de
l’Égypte et suzeraine des États barbaresques, se trouva alors
solidement établie sur presque toute la côte septentrionale de
l'Afrique.
Une mauvaise action de l’empereur rompit la paix de Cam-
brai. Sur les instances de Charles-Quint, le duc de Milan, au
mépris du droit des gens, fit saisir et exécuter dans son cachot
un envoyé français, Merveille. François se préparait à passer
les Alpes pour venger cet outrage, quand le duc mourut (1535) ;
il remit aussitôt en avant ses prétentions sur le Milanais et,
pour s’en faciliter la conquête, s’empara des États du duc de
Savoie. Cette maison était restée constamment fidèle à la
France depuis Louis XI, et avait favorisé toutes nos opéra-
tions au delà des monts, qui, sans l’assistance du portier des
Alpes, eussent été bien difficiles. Mais, en 1521, le duc
Charles III avait épousé une belle-sœur de Charles-Quint, et
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CHAPITRE IX.
depuis ce moment n’avait plus montré qu’une amitié chance-
lante qui se changea, après Pavie et le traité de Cambrai, en
sentiments d’hostilité. Maître de la Savoie et du Piémont,
qui sont les deux clefs de l’Italie, François tenait de là en
échec la domination espagnole dans la Péninsule. Mais il se
laissa prendre aux promesses de Charles-Quint, qui, n’étant
point prêt à la guerre, engagea, pour gagner du temps, une
négociation perfide. Quand il eut terminé ses préparatifs, il
leva le masque, et dans le consistoire de Home, en présence
de tous les ambassadeurs des États chrétiens, il proféra contre
son rival les menaces et les insultes les plus violentes (5 avril).
Faute d’ai^ent, François I" dut se tenir sur la défensive;
encore eut-il l’imprudence de confier la garde du Piémont au
marquis de Saluces, à la fois incapable et traître. Toutes les
places furent livrées aux impériaux, et Charles entra en Pro-
vence à la tête de 60 000 combattants. Cet homme froid, et
d’ordinaire si maître de lui-même, n’était plus reconnaissable.
Il se flattait de conquérir la France en une campagne, distri-
buait d’avance les gouvernements et les dignités, et recom-
mandait à son historiographe Paul Jove de se munir d’encre
et de plumes, < parce que, disait-il, U allait lui tailler de la
besogne. » Montmorency, que François I" avait chargé de la
défense, n’osa pas risquer une bataille contre les vieilles ban-
des espagnoles. U fit de la Provence un désert. Excepté Arles
et Marseille, toutes les places furent démantelées. On combla
les puits, on incendia les moulins, les granges. Les habitants
se réfugièrent dans les bois ou dans les montagnes. L’empe-
reur erra deux mois au milieu de cette effroyable désolation.
Repoussé devant Marseille, il s’empara d’Arles et voulut s’y
faire couronner roi de Provence : nobles, magistrats, prêtres,
tout avait fui. Il marcha sur Avignon; une victoire pouvait
seule relever le moral de ses troupes. Montmorency, malgré
l’ardeur des Français, resta immobile. Les impériaux se mi-
rent alors en retraite, harcelés par les paysans, décimés par
la dyssenterie. De cette florissante armée qui devait conquérir
la France, Charles ne ramena que des débris (septembre
1536). Il se< hâta de quitter l’Italie, et alla cacher en Espace
son humiliation.
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 115
Les Provençaux s’étaient adiçirablement conduits ; les Pi-
cards, menacés dans le même temps par une autre armée im-
périale, firent comme eux. A Saint-Riquier, à Péronne, les
femmes combattirent sur les remparts à côté des hommes. Les
Normands ne virent pas l’ennemi chez eux; mais ils allèrent
le chercher. Leurs corsaires firent pour 200 000 écus d’or de
prises sur les Espagnols.
François I" ouvrit la campagne suivante par une cérémonie
ridicule ; Gharles-Quint, cité à comparaître devant le parle-
ment de Paris, fut déclaré par contumace coupable de félonie
et déchu de ses fiefs d’Artois et de Flandre. Cette procédure
n’aboutit qu’à une insignifiante guerre de sièges. Les deux
partis, également épuisés, conclurent une trêve de dix mois
pour la frontière du nord. Au midi, François P' reconquit le
Piémont. Cependant Soliman, qui venait de soumettre, à l’ex-
trémité de son empire les princes de Géorgie et l’Albanie,
écrasait les Autrichiens à Essek (1537), tandis que son amiral,
Barberousse, dévastait les côtes du royaume de Naples. Un
immense cri de colère s’éleva en Italie contre le roi de France,
allié des Ottomans. Le pape se fit l’interprète de l’opinion pu-
blique, et força les deux rivaux à l’accepter pour médiateur :
malgré leurs rancunes, ils conclurent à Nice une trêve de dix
ans. Chacun d’eux garda ses conquêtes. Le duc de Savoie était
sacrifié (1538). '
Soliman ne pouvait l’être aussi aisément. Les deux princes
qui se disputaient la Hongrie, Ferdinand d’Autriche et le
prince de Transylvanie, Zapoli, s’étaient partagé ce royaume
par le traité deWuitzen (1536). Le sultan, sous prétexte de
défendre les droits du fils de Zapoli, menacé par les Allemands,
battit ceux-ci, reprit Bude et presque toute la Hongrie (1541).
Trois années plus tôt, il avait conquis l’Yémen et équipé sur
la mer Rouge une flotte pour secourir les musulmans de l’Inde
contre les Portugais ; et cinq ans auparavant il avait soumis la
Géoi^e et l’Albanie. Ainsi, les drapeaux du sultan flottaient
des bouches du Rhône à celles de l’Indus, et son pouvoir
s’étendait depuis le Caucase jusqu’à l’Atlas africain.
Après avoir signé la trêve de Nice, Charles-Quint et Fran-
çois I" eurent une entrevue à Aigues-Mortes. Montmorency,
116 ’ CHAPITRE IX.
habile courtisan, qui cachait^ous des dehors austères une am-
bition et une cupidité sans bornes, avait persuadé au roi que
le seul moyen d’acquérir le Milanais était de contracter avec
Charles-Quint une alliance solide. Charles ne voulait à aucun
prix céder cette province. Mais l’amitié du roi était en ce mo-
ment pour lui une bonne fortune ; car ses troupes se révol-
taient en Italie et en Sicile, et les cortès d’Espagne lui refu-
saient de l’argent. A peine sorti de ces embarras, survint un
nouveau péril. La puissante cité de Gand se souleva et offrit
de se donner à la France. Le roi ne pensait qu’au Milanais,
qui lui était inutile; il refusa la Flandre, qui eût été l’acqui-
sition la plus précieuse. Il fit plus : trahissant ceux qui s’étaient
fiés à lui, il informa l’empereur de leurs propositions, l’invita
enfin à passer par la France pour aller châtier plus vite ces re-
belles, et lui fit une réception magnifique. Il croyait obtenir
le Milanais ; il n’eut ni Gand ni Milan.
Les Flamands soumis, Charles-Quint nia ses promesses.
« Qu’on me montre un écrit, > disait-il; et il déclara qu’il
réservait l’investiture du Milanais pour son fils Philippe.
Le roi, honteux d’avoir été pris pour dupe, se résolut à une
nouvelle guerre. Ni l’occasion ni les prétextes ne se firent
longtemps attendre.
Quatrième guerre (f&4S-IS44).
Deux agents secrets qu’il envoyait à Soliman furent assas-
sinés par delVasto, gouverneur du Milanais (1540). DelVasto
comptait trouver sur eux la preuve formelle de l’alliance du
roi avec les Turcs. Heureusement les dépêches étaient restées
en Piémont. Peu de mois après, Charles-Quint attaquait les
pirates d’Alger. On a déjà vu que l’expédition échoua complè-
tement (1541).
Cet attentat et ce revers firent hâter à François I" ses pré-
paratifs. Sûr de Jacques V d’Écosse, qui avait épousé sa fille
aînée en 1536, et plus tard une princesse de la maison de
Lorraine, il contracta avec les rois de Danemark et de Suède
une alliance, la première qui ait uni la France aux États Scan-
dinaves. Enfin ü mit sur pied cinq armées à la fois pour
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE, 117
attaquer le Roussillon, les Pays-Bas et l’Italie. Le succès ne
répondit point à tant d’efforts. La campagne de 1542 fut sans
résultats ; mais François I'*' perdit un allié utile. Henri VIII
avait voulu entraîner le roi d’Écosse dans le schisme, Jac-
ques V s’y refusa, et, menacé d’une guerre par son puissant
voisin, le prévint en envahissant lui-même l’Angleterre. Beau-
coup de nobles écossais qui avaient adopté la réforme de
Calvin abandonnèrent leur roi au moment de l’action. Jac- '■
çues V mourut quelques jours après; il laissait de Marie de
Lorraine une fille qui venait de naître, Marie Stuart; et
l’année suivante Henri VIII contractait une alliance offensive
avec Gharles-Quint : les deux princes devaient entrer à la fois
en France et se partager le royaume. L’empereur obligea
bien le duc de Clèves, allié de François I", à se soxunettre;
mais il ne réussit pas à entamer la frontière du nord, et as-
siégea vainement Landrecies. Pendant ce temps, Soliman
attaquait à l’est les domaines autrichiens ; il enlevait ce qui
lui avait jusqu’alors échappé de la Hongrie, il pénétrait en
Autriche, et sa flotte, réunie à celle de la France; bombardait
Nice : la ville fut prise, mais non la citadelle. Les Ottomans
hivernèrent à Toulon (1543).
La campagne suivante s’ouvrit par une brillante victoire.
Les Français avaient investi Garignan ; del Vasto s’approcha
pour sauver la ville. Officiers et soldats, et plus que tous,
d’Enghien, leur jeune chef, désiraient répondre au défi des
Espagnols. Mais un ordre précis du roi défendait de risquer
une action générale. L’occasion pourtant était si belle, que le
comte d’Enghien envoya Montluc en France pour demander la
permission de tomber sur l’ennemi : on promettait de le bien
battre. François I" ne put résister. Alors se produisit un
élan d’enthousiasme digne des beaux jours de Marignan. Tous
les gentilshommes voulurent partir pour l’armée, et la cour
se trouva déserte. Ils apportaient leur courage ; ils apportaient
aussi de l’argent, que le duc d’Enghien leur emprunta afin de
payer ses soldats. La gendarmerie fit de fort belles charges;
mais la bataille était perdue sans les gens de pied des vieilles
bandes françaises et suisses. Les impériaux enfoncés laissè-
rent sur le champ de bataille 12 000 morts, leurs canons et
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CHAPITRE IX.
leurs bagages; les Français ne perdirent pas 200 hom-
mes (1544).
Mais la France avait à combattre la moitié de l’Europe : au
lieu d’envahir le Milanais, il fallut, après la glorieuse journée
de Cérisoles, détacher de l’armée du Piémont 12000 hommes
d’élite pour défendre la Picardie et la Champagne ; Henri VHI
venait de débarquer. à Calais et assiégeait Boulogne. Charles-
Quint était entré en Champagne et avait pris Saint-Dizier.
Les impériaux arrivèrent à Château-Thierry, et l’alarme se
répandit dans la capitale. Les Parisiens commençaient à émi-
grer avec leurs meubles sur Orléans. « Dieu, s’écriait Fran-
çois I", tu me fais payer cher cette couronne que je croyais
avoir reçue de ta main comme un don. « Mais le camp ennemi
était désolé par la disette et les maladies; les Anglais s’obsti-
naient devant Boulogne au lieu de rejoindre leurs alliés.
Charles-Quint, pressé d’arrêter les progrès des luthériens en
Allemagne, consentit à traiter.
La paix fut signée à Crespy. L’empereur et le roi se resti-
tuèrent mutuellement tout ce qu’ils avaient conquis l’un sur
l’autre, François continuant d’occuper la Savoie et le Pié-
mont ; Charles promettait en outre l’investiture du Milanais à
un fils puîné du roi ; mais ce jeune prince mourut. Henri VHI,
bien que resté seul, refusait de traiter. Il se décida enfin, en
juin 1546, à poser les armes et à rendre Boulogne, moyen-
nant 2 millions payables en huit années.
François I" survécut peu à ce dernier traité, il mourut le
31 mars 1547. Un acte odieux, le massacre des Yaudois, avait
souillé ses dernières années. Son fils Henri U lui succéda.
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 119
CHAPITRE X.
TROISIÈME ÉPOQUE DE LA RIVALITE DES MAISONS
DE FRANCE ET D’AUTRICHE (lo47-lSS9).
Toute-puissance de Charles-Quint ; cinquième guerre contre la France
(1547-1556). — Dernière lutte pour l’indépendance italienne; traité
de Cateau-Cambrésis (1559).
Tonte-pniMance de Charlea.Qnlnt. Cln«|nlèiiie gaerre
contre la France (ISdf'lSM).
Charles-Quint profita de la mort de François I”' et des em-
barras de son successeur pour accabler les protestants d’Alle-
magne, avant que la main de la France pût s’étendre sur eux
et les couvrir. Depuis le traité signé à Gadan en Bohême,
entre les luthériens et les catholiques (1534), le soulèvement
des anabaptistes de Munster (1534) et la guerre de Charles-
Quint contre François l*', avaient empêché la lutte d’éclater
en Allemagne. Mais le traité de Grespy, en 1544, ayant laissé
Charles-Quint libre de tout souci du côté de la France, et une
trêve de cinq ans, convenue avec Soliman en 1545, lui ôtant
tonte inquiétude du côté des Turcs, il crut le moment venu
d’arrêter les progrès des luthériens. Le Brandebourg, la Mis-
nie, la Thuringe et le Palatinat étaient passés depuis peu de
temps du côté de la réforme. En 1543, l’archevêque de Co-
logne abjura à son tour, et prétendit, malgré son abjuration,
conserver son électorat et son archevêché. Mais Rome, sous
Paul III, avait repris une énergie qui maintenant stimulait
celle de l’empereur. Le concile de Trente s’était ouvert
(13 déc. 1545) et, dès ses premières sessions, avait irrévoca-
blement rompu avec les protestants. Condamnés canonique-
ment, ils virent le pape accorder à l’empereur \m secours de
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CHAPITRE X.
13 000 hommes pour les réduire, uu subside considérable et
la moitié des revenus de l’Église d’Espagne pour une année.
Luther mourut en 1 546, et ne vit pas le commencement des
hostilités qu’il redoutait. La ligue de Smalkalde avait de
grandes forces ; mais elle manquait d’un chef parce qu’elle en
avait trop. La trahison de Maurice de Saxe, qui passa à
l’empereur, rompit la ligue. L’électeur de Saxe et le land-
grave de Hesse restèrent seuls en armes. Ils comptaient sur
François I*'. La mort de ce prince décida l’empereur à atta-
quer l’électeur à Mühlberg , sur l’Elbe ; il le battit et le fit
prisonnier (23 avril 1547). Le landgrave seul ne pouvait ré-
sister ; il fit sa soumission.
Charles-Quint usa avec perfidie et dureté de sa victoire.
L’électeur, dépouillé de son électorat, que l’empereur donna
à Maurice, dut garder prison perpétuelle. Le landgrave fut
arrêté contre la foi promise, et ces deux illustres captifs fu-
rent insolemment traînés à la suite du vainqueur dans les villes
allemandes, pour qu’on vît bien leur humiliation et celles des
libertés germaniques. Celles-ci, en effet, semblaient perdues.
Les villes se remplissaient de soldats étrangers, et de lourds
impôts étaient levés sur les peuples.
L’empereur n’était pas moins heureux en Italie contre les
guelfes qu’en Allemagne contre les protestants. A Gênes, la
conspiration de Fiesque contre les Doria, amis de l’Espagne,
échoua par la mort imprévue de ce chef audacieux (2 j anv. 1547).
Sienne reçut garnison espagnole ; dans la Lombardie, enfin,
Pierre-Louis Farnèse fut assassiné; son successeur. Octave,
ne conserva que la ville de Parme. Les impériaux occupèrent
Plaisance, et Philippe d’Espagne vint surveiller les mouve-
ments de la cour pontificale.
Enivré de son triomphe, Charles-Quint crut pouvoir tran-
cher à lui seul la question religieuse qui divisait le monde : il
promulgua à Augsbourg son fameux intérim, (15 mai 1548).
Tout pliait devant le nouveau Charlemagne.
L’Allemagne a perpétuellement oscillé, pour trouver sa
constitution, entre deux points opposés. Othon P'', Henri HI,
Frédéric Barberousse l’entraînèrent dans le sens de l’unité;
le grand interrègne la repoussa dans la division. Charles-
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANGE ET D’AUTRICHE. 121
Quint reprenait donc l’éternel problème; mais il commit la
faute qui avait fait échouer ses grands prédécesseurs : il com-
pliqua son entreprise de beaucoup d'autres. Les républiques
italiennes, au moyen âge, avaient sauvé la féodalité germani-
que; la France, aux temps modernes, sauva les principautés
allemandes.
Lorsque Henri II vit les désastreuses conséquences de la
défaite des princes allemands et l’omnipotence de l’empe-
reur dans l’empire, il se dit qu’il ne fallait pas laisser à une
telle puissance le temps de s’affermir, et il se résolut à la
guerre. Les traités avec les Suisses et les Turcs furent renou-
velés. Il racheta Boulogne aux Anglais, jqu’il mit de son côté,
tout en fiançant au Dauphin la reine d’Écosse, Marie Stuart;
et il rappela les prélats français du concile de Trente et sou-
tint contre le pape, allié de l’empereur, la maison Farnèse
dans Parme et Plaisance. Mais il donna le sang de ses sujets
protestants comme rançon de cette politique qui le faisait
presque partout l’ennemi des orthodoxes, l’ami des hérétiques
ou des mécréants. L’édit de Ghateaubriant ordonna déjuger
les protestants sans appel, ferma les écoles et les tribunaux à
quiconque n'avait pas un certificat d’orthodoxie, et, par un
usage renouvelé des plus mauvais temps de l’empire ro-
main, assura aux délateurs le tiers des biens de leurs vic-
limes(1551).
C’était surtout en Allemagne qu’il importait d’agir. Le roi
s’unit en secret aux princes protestants et à Maurice de Saxe,
qui trahissait l’empereur, maintenant qu’il n’avait plus rien à
attendre de lui. Il prit le nom de protecteur des libertés ger-
maniques et se fit autoriser à s’emparer, comme vicaire de
l’empire, des villes de Metz, Toul et Verdun, trois évêchés
souverains, au milieu du duché de Lorraine (1551).
L’occupation se fit sans obstacle. Toul ouvrit ses portes.
Metz, ville libre et florissante, ne voulait laisser entrer que
les chefs de l’armée : les soldats suivirent, on se saisit des
portes, et Metz fut à la France. On essaya sur Strasbourg,
une autre grande cité libre, la même surprise. Les Strasbour-
geois répondirent à coups de canon. Henri ne put que se van-
ter d’avoir fait boire ses chevaux dans le Rhin. Mais, en
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122
CHAPITRE X.
revenant, il saisit Montmédy, Ivoy, Bouillon, ‘'qu’il ne garda
pas, Verdun qui nous est restée (avril 1552).
De son côté, Maurice de Saxe avait failli enlever Gharles-
Quint dans Inspruck. Le vieil empereur n’avait eu que le
temps de fuir à travers les neiges et les montagnes. L’œuvre
de toute sa vie était renversée en un jour ; il le comprit et s’y
résigna. La transaction de Passau abolit Vintérim et accorda
la liberté de conscience aux luthériens (1552).
C’était l'alliance de la France avec Maurice de Saxe qui
avait valu à Gharles-Quint cette amère déception ; aussi se
tourna-t-il contre elle avec fureur. Il vint assiéger Metz k la
tête de 60 000 hommes. Le duc de Guise défendit la place
avec tant d’héroïsme, que l’empereur fut contraint de se reti-
rer après avoir perdu la moitié de ses soldats. « Je vois bien,
disait-il, que la fortune est femme, mieux aime-t-elle un jeune
roi qu’un vieil empereur. » Il eût dû n’accuser que lui-même
qui avait entrepris une pareille opération dans la saison la
plus défavorable. Il fut plus heureux, l’année suivante, contre
Térouanne, qu’il prit et rasa.
Le mariage de l’infant d’Espagne, Philippe, avec la reine
d’Angleterre, Marie Tudor, mit la France en péril. Mais
Henri II déploya une grande activité (1554); il envahit les
Pays-Bas, et battit les impériaux à Renty (22 kilomètres sud-
ouest de Saint-Omer). Au midi, il faisait occuper la Corse,
pendant que Brissac défendait le Piémont avec une Mire ha-
bileté. Mais, en Toscane, Strozzi, exilé florentin à la solde
de la France, était battu à Marciano, et les Espagnols purent
commencer le siège de Sienne (1554). Le chef des impériaux,
Jean-Jacques de Médicis, inaugura cette entreprise par d’hor-
ribles ravages. Il fit de ce beau pays, couvert d’habitations et
d’une culture florissante, la triste Maremme d’aujourd’hui.
Biaise de Montluc, avec quelques troupes françaises, prolon-
gea la résistance. Ce ne fut qu’après avoir perdu 20000 ha-
bitants par le fer ou la faim que Sienne capitula et subit la
protection espagnole (1555).
Ces succès isolés ne consolaient point Gharles-Quint de son
échec devant Metz et de la défaite de Renty. Après trente-cinq
années d’efibrts, il voyait tous ses projets renversés. La France
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RIVALITÉ DES M.\ISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 123
n’était pas abaissée, l’Allemagne asservie, le protestantisme
écrasé. Le découragement le prit ; il signa avec les protestants
la paix d’Augsbourg, avec la France la trêve de Vaucelle^
(5 février 1 556) ; puis il posa ses couronnes d’Espagne, d’Italie
et des Pays-Bas sur la tête de son fils, Philippe II ( 1 556), et
il résigna l’empire entre les mains de son frère, déjà roi des
Romains, l’archiduc Ferdinand. A partir de ce moment, la
maison d’Autriche se sépara en deux branches, et la vaste
domination de Charles-Quint fut pour jamais divisée. Le mo-
narque, volontairement déchu, alla chercher le repos auprès
du monastère de Yuste.
Bemlère lutte ponr l’Indéfendaiiee Italleime. Traité
de Cateau-Camhrésis (téM).
La trêve de Vaucelles avait été conclue pour cinq ans, elle
dura à peine cinq mois.
Au moment où Philippe II perdait l’Allemagne, il semblait
gagner l’Angleterre par un second mariage avec la reine de ce
pays, Marie Tudor, Il avait déjà un fils, don Carlos ; il lui ré-
serva toutes les possessions espagnoles, et il fut convenu que
l’enfant qui naîtrait de cette nouvelle union régnerait à la fois
sur les Pays-Bas et sur l’Angleterre, c’est-à-dire que Londres
et Anvers seraient sous le même maître, la Tamise et l'Escaut
sous les mêmes lois, et que la mer du Nord deviendrait un lac
anglais. Ainsi la France était dans le présent et dans l’avenir
sérieusement menacée par cette domination qui l’étreignait de
trois côtés, qui pouvait lui amener encore une invasion an-
glaise contre laquelle elle n’avait plus à espérer les secours de
l’Allemagne. Henri U avait signé avec Charles-Quint, au com-
mencement de 1556, la trêve de Vaucelles; il la rompit la
même année (nov.), pour ne pas laisser à Philippe II le temps
de s’affermir. Sur le saint-siège était alors un vieillard plein
de feu, Paul IV, qui s’effrayait de voir les Espagnols à côté
de lui et sur sa tête, à Naples et à Milan. Le roi et le pontife
s’unirent. Une armée, sous le commandement de Montmo-
rency, fut envoyée vers les Pays-Bas ; une autre, sous le duc
de Guise, en Italie. On voulait réduire I‘hilippe II à l’Espa-
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CHAPITRE X.
gne. Henri II s’agrandirait, au nord, de provinces toutes voi-
sines et faciles à garder; le duc François de Guise, descendant
par les femmes de la maison d’Anjou, serait fait roi de Naples.
Le plan était bien combiné. L’énergique Paul IV mettait son
pouvoir spirituel au service de la France et de la cause ita-
benne. Il soutint Sienne et attaqua ouvertement le vice-roi
de Naples ; on le vit, à l’exemple des papes du moyen âge,
armer et passer en revue la population, prêcher même une
coisade contre les Espagnols, cette semence de juifs et de Mau-
res, véntable lie du monde.
A la nouvelle que le duc de Guise, investi du royaume de
Naples par le saint-siège, approchait avec 15 000 hommes,
Philippe II fit quelques concessions aux Italiens, pour les di-
viser: il rendit Plaisance à Famèse, et livra Sienne au grand-
duc de Toscane. Ce fut son salut en Italie. Le duc de Guise
traversa le Milanais sans obstacle et entra à Rome en triom-
phe, mais le pape ne put lui fournir tous les secours promis
et il échoua devant la première place napolitaine qu’il attaqua,
Givitella. Il essaya en vain d’amener le duc d’Albe à une ba-
taille. L’Espagnol laissa la maladie décimer l’armée française,
puis reporta la guerre sur le territoire pontifical et marcha
sur Rome. Inébranlable jusqu’au dernier moment, malgré le
départ des Français, Paul IV ne céda que lorsqu’il vit les Ro-
mains eux-mêmes prêts à ouvrir aux Espagnols les portes de
Rome, et pour éviter à la capitale du monde chrétien les hor- •
reurs d’une nouvelle prise d’assaut et d’un nouveau pil-
lage (1557).
C’est au désastre de Saint-Quentin qu’était dû le rappel du
duc de Guise, si fatal aux espérances du pape et de l’Italie.
Les Espagnols, entrés en Picardie au nombre de 50 000, sous
les ordres du roi Philippe et du duc Philibert de Savoie,
avaient investi Saint-Quentin. La place 'n’avait ni fortifications
solides, nimimitions, ni vivres. L’amiral Goligny s’y jeta avec
700 hommes. Montmorency s’approcha pour la ra\dtailler,
mais se mit si près de l’ennemi, avec une armée très-inférieure
en nombre, et prit si peu de précautions, qu’il fut obligé de
combattre sans avoir assuré sa retraite ; l’armée française fut
écrasée, lui- même resta prisonnier (10 août). On conseilla au
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RIVALITÉ DES MAISONS DE FRANCE ET D’AUTRICHE. 125
roi d’Espagne de marcher sur Paris: il aima mieux s’emparer
de Saint-Quentin, de Ham et de Noyon. Pendant que les
vainqueurs s’épuisaient à cette guerre de sièges, Henri II eut
le temps de mettre sur pied des forces imposantes, et le duc
de Guise revint d’Italie.
Nommé généralissime, ce hardi capitaine frappa un grand
coup. Il assiégea Calais à l’improviste, en plein hiver, et le
prit au bout de huit jours (janvier 1558). La honte de Saint-
Quentin se perdit dans la gloire de ce grand succès. Le duc de
Guise fut placé au-dessus de tous les généraux contemporains :
la popularité de la maison de Lorraine date de ce jour.
Calais était repris ; mais les Espagnols étaient toujours sur
la Somme. Aussi le maréchal de Thermes ayant encore essuyé
une défaite à Gravelines (1559), Henri H ouvrit des négocia-
tions pour la paix. Aprèsquatre mois de conférences, le traité
de Cateau-Cambrésis fut conclu (25 avril 1559) sur la base
d’une restitution réciproque aux Pays-Bas et en Italie. Leduc
de Savoie recouvra ses États des deux côtés des Alpes (Bresse,
Bugey, Savoie, Piémont), moins Pignerol, Péros et Savi-
gliano, que la France conserva jusqu’à ce que les droits de
Louise de Savoie, aïeule de Henri H, eussent été réglés. Elle
garda aussi le marquisat de Saluces, mais abandonnait Sienne
aux Médicis, et la Corse aux Génois. Les Trois-Évêchés rele-
vant de l’empire, l’Espagne n’avait pas à nous en demander la
restitution ; l’Angleterre nous laissa Calais moyennant 500 000
couronnes. Philippe rentra en possession du GharoUais, petit
pays enclavé ^ans nos provinces, et que nous pouvions pren-
dre sans coup férir à la première rupture, mais ne restitua pas
à Jeanne d’Albret la portion de son royavune de Navarre que
l’Espagne détenait depuis un demi- siècle.
Ainsi, ce qui avait été commencé en 1530 à Bologne s’a-
cheva en 1559 dans une petite ville du Cambrésis. La domi-
nation austro-espagnole fut affermie au nord et au midi de la
péninsule italienne ; le saint-siège se trouva, comme pouvoir
temporel, condamné à l’impuissance; les ducs de Florence, de
Parme et de Ferrare, furent tenus à la lisière, et la frontière
même de l’Italie resta aux mains des étrangers.
C’était pour l’Italie un grand malheur, et pour la France un
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CHAPITRE X.
échec; car la maison d’Autriche, malgré sa division en deux
branches, restait aussi redoutable à la fin qu’au commence-
ment de la lutte. Au fond même, Philippe II était plus fort
que Charles-Quint. Mais cet échec servait aussi de leçon. En
perdant du côté de l’Italie des provinces éloignées, et qui ne
rapportaient point ce qu’elles coûtaient à défendre, la France
gagnait au nord Calais, c’est-à'dire l’affranchissement de son
territoire et son intégrité reconquise, les Trois-Évêchés, c’est-
à-dire une triple avant-garde de places fortes pour la frontière
de Champagne : conquêtes utiles, nécessaires, vraiment natio-
nales, au lieu que l’acquisition plus ou moins durable de Naples
ou de Milan n’intéressait que fa dynastie des Valois.
En outre, si la politique française fut vaincue au delà des
Alpes, elle triompha au delà du Rhin. L’autorité impériale,
nulle dans l’empire avant Charles-Quint, avait été un moment
relevée par ce prince au point de faire craindre qu’il n’étouf-
fât du même coup et les libertés politiques et les libertés reli-
gieuses de l’Allemagne. La France aida les princes allemands
à se défendre, et la paix d’Augsbourg garantit leur indépen-
dance. Ce fut peut-être un mal pour les vrais intérêts germa-
niques et pour la civilisation générale; mais ce fut à coup sûr
un bien pour la France; car une monarchie, fidèlement obéie
de la Meuse à l’Oder, et des Alpes à la mer du Nord, l’eût
exposée à de terribles dangers. L’acquisition de l’Italie n’était
point pour la maison d’Autriche une compensation à ce qu’elle
perdait sur le Rhin et sur le Danube. Pauvre et robuste, l’Al-
lemagne eût donné à mu chef réel une force que l’Italie éner-
vée ne pouvait lui fournir.
Tant de guerres ne sont pas d’ailleurs restées absolument
stériles. Elles eurent deux résultats considérables, la création
du système de l’équilibre politique de l’Europe, qui protège
les petits États contre l’ambition des grands, et le développe-
ment de la Renaissance. Les peuples de l’Europe, mêlés dans la
lutte, se connurent mieux et, mis en contact avec une civilisa-
tion brillante, prirent le goût des arts, des lettres et des scien-
ces, qui, restées jusqu’alors le privilège presque exclusif des
Italiens, devinrent le domaine commun des nations chré-
tiennes. La France hérita la première dé l’Italie. Ce fut chez
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RIVAUTÉ DES MAISONS DE FRANGE ET D'AUTRICHE. 127
elle, comme on le verra bientôt, que la Renaissance brilla du
plus vif éclat qu’elle ait jeté hors de la Péninsule.
En£n, ces guerres eurent , dans chaque État, des consé-
quences à la fois politiques et militaires. La noblesse tenue
au loin sous le harnais, en pays ennemi , dut s’y assouplir à
l’obéissance envers le roi, et la révolution commencée par la
poudre à canon et les armées permanentes fut consacrée.
Bien que la tentative de créer une infanterie nationale, à
l’aide des francs archers n’ait pas réussi, il se forma en
France, en Espagne et en Allemagne des bandes qui firent
de l’état militaire une profession, qui eurent, avec les incon-
vénients des soldats mercenaires, les qualités des troupes
aguerries, et assurèrent une grande supériorité à ceux qui
purent les payer, c’est-à-dire aux rois. De même, si les
armes féodales, la lance et l’épée, restèrent jusqu’à Henri IV
les armes principales, d’autres comme le pistolet et l’arque-
buse, surtout le canon, commencèrent à jouer un rôle dans
les batailles ; Louis XI , avec son instinct de pouvoir , avait
donné ses soins à une bonne organisation de l’artillerie , et
en 1479 concentré toute l’administration dans les mains d’un
grand maître. En 1494, son fils, pour l’expédition d’Italie,
n’emmena pas moins de 140 canons attelés ^
<. « Les Chinois, disent MM. Reinaud et Payé (Du feu grégeois, des feux
de guerre et des origines de la poudre à canon'), avaient découvert le salpêtre,
et l’employaient dans les feux d’artifice. Les Arabes ont su produire et utiliser
la force projective qui résulte de la détonation de la poudre; en un mot, ils
ont inventé les armes i feu. arquebuse a croc , la plus ancienne des petites
armes à feu, avait un canon d’un mètre et demi de longueur, plus fort et d’un
plus grand calibre que celui du fusil. Il fallait deux hommes pour s’en servir,
car elle pesait de 24 à 28 kilogrammes. Elle était portée sur un chevalet en
bois et retenue par un croc. On y mettait le feu avec un boutefeu. L’arque-
buse à mèche, plus petite et portée par un seul soldat, qui la plaçait, pour
tirer, sur un béton fourchu, avait, attachée au chien en serptentant, une
mèche allumée qu’une détente abaissait sur l’amorce. Dans {'arquebuse à rouet,
moins pesante encore que la précédente, la mèche était remplacée par une
pierre à feu. Lorsqu’on appuyait sur la détente, un rouet d’acier cannelé
frottait contre cette pierre et produisait les étincelles qui enflammaient la
poudre. Cette arquebuse ou mousquet date de la fin du seizième siècle.
Vers 1631), le frottement du rouet contre la pierre fut remplacé en France par
le choc de la pierre contre une plaque d'acier. Ainsi est née la platine i silex
qui a donné son nom au fusil (facile, en italien, signifie pierre i feu). La
noix n’a été adoptée pour les armes de guerre que vers 1670; la baïonnette
était inventée vers 1640; mais la douille ne le fut que vers 1699; et ce fut
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CHAPITRE X.
Tout noble autrefois pouvait avoir une lance, une forte ar-
mure et un bon cheval de guerre, avec lesquels il se jetait
impunément au plus épais des bataillons de manants. La
poudre égalise les conditions sur le champ de bataille, comme
les rois vont les égaliser dans la vie civile. Le vilain devien-
dra régal du chevalier le mieux armé, en même temps que les
inaccessibles forteresses qui avaient si longtemps abrité la
violence et l’avidité des seigneurs féodaux cesseront d’être im-
prenables. Le roi aura seul de l’artillerie , parce que cette
arme est trop coûteuse pour des particuliers, et que la loi la
déclarera une arme exclusivement royale ; et avec ses canons,
il fera passer partout sa volonté.
senlement alors que le fusil, i la fois arme de jet et arme d'escrime, devint
l’arme la plus redoutable que l’homme eût inventée. Le pisiolet fut inventé i
Pistuia, en Italie, au commencement du seizième siècle. C’était une arque-
buse en petit.
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE.
129
LIVRE III.
RÉVOLUTION DANS LES INTÉRÊTS, LES IDÉES
ET LES CROYANCES.
CHAPITRE XI,
LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE, OU DÉCOUVERTE DE
L’AMERIQUE- ET DU PASSAGE AUX INDES.
Premières découvertes maritimes. Vasco de Gama (1497) et l’empire
colonial des Portugais. — Christophe Colomb (1492); Cortez (1519);
Magellan (1520); Pizarre (1529); empire colonial des Espagnols. —
Conséquences des nouvelles découvertes. — Invention des postes et
des canaux à point de partage.
Première» découverte» maritimes.
On a vn jusqu’à présent la révolution politique qui a donné
aux rois du quinzième et du seizième siècle le pouvoir de diri-
ger au gré de leur ambition personnelle les forces nationales,
maintenant réunies dans leurs mains. Il faut voir la révolu-
tion qui s’opérait en même temps dans les intérêts par suite
des découvertes maritimes.
Tout le moyen âge avait suivi pour le commerce les routes
tracées par les Grecs et les Romains*. Cependant la civilisa-
I . Vojez X'Bittoire du moyen dge^ ch. xxiir.
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CHAPITRE XI.
lion, arrivée aux dernières terres de l’Occident, avait tourné les
regards des peuples qui bordaient l’Atlantique vers l’étendue
mystérieuse de cette mer inconnue. La Méditerranée ne pou-
vait être leur centre d’activité ; ils s’étaient familiarisés avec
les flots de l’Océan, et avaient pris confiance dans la bous-
sole. Les Basques, en poursuivant les baleines qui se jouaient
dans leur golfe , avaient poussé leur chasse et leurs navires
vers le nord ; les Scandinaves , exubérants alors de vie et de
force, avaient, de la Norvège, gagné l’Islande, puis le Groen-
land, et étaient descendus par le Labrador jusqu’aux terres
où s’élèvent aujourd’hui les grandes cités de l’Union améri-
caine. Les Normands , au contraire, tournant au sud-est,
avaient longé les côtes d’Espagne et, arrivés en face du dé-
troit de Gibraltar, au lieu d’entrer dans la Méditerranée, do-
maine incontesté des Italiens, des Provençaux et des Catalans,
n’avaient pas craint de s’aventurer vers les rivages africains.
Les Dieppois atteignirent, en 1364, la Guinée, d’où ils rap-
portèrent de la poudre d’or, de l’ivoire, du poivre, de l’ambre
gris ; et un gentilhomme des environs de leur ville , Jean de
Béthencourt, fit en 1402 la conquête des Canaries. Associés
aux Rouennais, ils ne cessèrent, jusqu’en 1410, d’envoyer
chaque année des navires à la côte d’Afrique. Les malheurs
de la France qui commencèrent alors, et les invasions an-
glaises firent tomber ce trafic. Ils avaient si bien, par jalousie
commerciale, gardé le secret de leur découverte qu’ils en ont
perdu l’honneur.
Il y avait ce^^ndant des yeux qui voyaient passer ces na-
vires et des hommes qui s’indignaient qu’on vint de si loin-
tains pays recueillir des profits que la nature semblait avoir
réservés à un autre peuple. Après avoir conquis leur sol sur
les musulmans, les Portugais s’étaient trouvés arrêtés par les
progrès parallèles des chrétiens espagnols. L’Afrique était
devant eux. On y trouverait des conquêtes à faire, des ri-
chesses à gagner, des âmes à convertir; les plus savants et les
plus intrépides parlaient de tourner le continent, comme au-
trefois les Phéniciens ; de s’ouvrir une route vers les pays qui
produisaient des denrées que les musulmans laissaient à peine
passer par Alexandrie, et que Venise vendait si cher; enfin.
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 131
d’aller à la recherche de ce royaume du prêtre Jean , dans
l’Afrique orientale (l’Abyssinie), dont beaucoup parlaient,
que nul n’avait vu, et qui semblait attendre les nations chré-
tiennes pour les conduire à la conquête de l’Orient.
Par toutes ces causes, la nation portugaise fut saisie, au
quinzième siècle, d’une ardeur aussi vive qu’à l’époque des
croisades. L’infant don Henri, troisième fils du roi Jean I*%
régularisa ce mouvement. H vint s’établir à l’extrémité du
continent, près du cap Saint-Vincent , et là, en face de ces
mers inconnues, que son regard sondait sans relâche, il ne
cessa pendant plus de quarante ans de lancer d’intrépides ma-
rins, dont sa mort ralentit, mais n’arrêta pas les tentatives.
Le clergé unit son influence à celle du prince. Chaque départ
était béni, chaque navire consacré, cloaque escadre portait ses
prêtres à côté de ses marins, comme dans chaque colonie
s’élevait une église entre la citadelle et le comptoir. Les pre-
miers qui partirent, sous la direction de l’infant, en 1419,
découvrirent une île que les Carthaginois avaient probable-
ment connue, et qu’ils nommèrent Madère (en portugais Ma-
deira, bois), parce qu’elle était couverte de forêts. Us mirent
le feu à ces bois impénétrables ; la tradition fait durer sept
ans l’incendie, et attribue aux cendres cette fertilité qui valut
à Mawlère le surnom de la Reine des îles; l’infant y lit porter
dé Grèce des plants de vignes , de Sicile et de Chypre des
cannes à sucre : cette dernière culture a émigré de i’ile, la
première y prospère encore. Douze ans plus tard, les Açores
étaient trouvées et, encouragés par une bulle du pape Mar-
tin V qui en 1432, accorda à don Henri le droit de conquête
sur les terres qu’on découvrirait, avec indulgence plénière
pour ceux qui périraient dans ces expéditions, les Portugais
doublaient le fameux cap Boïador, qui, battu d’une mer ora-
geuse, avait fait reculer jusque-là les plus hardis navigateurs
(1433). Après ce travail d’Hercule, comme l’appelèrent les
Âîrivains dulfemps, ils franchirent le cap Blanc (1444), le tro-
pique (1446), puis le cap Vert et ses îles (1445). La mort de
l’infant, en 1464, ne ralentit pas les découvertes. Les Portu-
gais arrivèrent huit ans après à Saint-Thomas et passèrent
la ligne ; en 1484, ils touchèrent à la Guinée, où ils trouvè-
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132
CHAPITRE XI.
rent cet or que les Anglais monnayèrent et appelèrent guinée,
du nom du pays d’où on l’avait tiré ; enfin, en I486, Barthé-
lemy Diaz reconnut le cap qui termine l’Afrique au midi : il
l’avait appelé le cap des Tempêtes ; le roi Jean II lui donna
son vrai nom, celui qui est resté ; il l’appela le cap de Bon^-
Espérance.
Tmco de Oama (IdffV) et Pemplre colonial deo Portagalo.
Enfin partit de Lisbonne, le 8 juillet 1497, une escadre de
quatre petits navires de moins de 100 tonneaux, montés par
160 hommes d’équipage et commandés par Vasco de Gama.
La veille du départ, Gama avait communié, et un couvent fut
établi à l’endroit où il avait quitté le rivage. Cette première
expédition ne fut qu’une reconnaissance. La flotte s’arrêta,
non sans péril, sur la côte orientale d’Afrique, à Mozambique
et à Monbaça, où les Portugais s’étonnèrent de retrouver les
Maures. Le roi musulman de Mélinde leur donna un pilote
pour les conduire à travers l’océan Indien. En vingt-deux jours
ils franchirent les 700 lieues de mer qui les séparaient de la
côte du Malabar, et le 20 mai 1498 ils laissaient tomber
l’ancre devant la’grande ville de Galicut. Les marchands arabes
exploitaient seuls pour l’occident, depuis le douzième siècle,
le commerce de l’Inde ; jaloux de voir survenir des rivaux, ils
entravèrent par leurs intrigues les négociations de Gama avec
le zamorin ou roi de Calicut; et ses navires, au retour, rap-
portèrent peu de richesses, mais une immense espérance (1499).
Le Camoëns chanta plus tard , dans les Lusiades , l’héroïque
expédition qui avait ouvert les Indes aux Portugais '.
Alvarez Cabrai fonda dans les Indes le premier'comptoir
européen, celui de Galicut. En chemin il avait été assailli par
une tempête, poussé vers l’occident et jeté sur un rivage in-
connu : c’était la côte du Brésil, ainsi appelée du nom d’un
bois de teinture qui s’y trouve en abondance; Alvarez l’avait
<. Vasco de Gama, nommé comte de Vidigueira et grand amiral de l’Inde,
fit un second voyage en’ 1 502 avec 20 vaisseaux, et un troisième en 1624,
avec 14. Il mourut de maladie dans cette dernière expédition.
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 133
d’abord nommée la Sainte-Croix. Dans l’Inde , il commença
la politique qui profita si bien aux Portugais de se mêler aux
querelles des petits rois indigènes pour les asservir les uns
par les autres.
D’Almeida fut le premier vice-roi des Indes et légitima ce
titre par la grande victoire de Diu , qui enleva aux musul-
mans la domination de l’océan Indien (1508). Mais le véri-
table créateur de l’empire colonial des Portugais fut le grand
Albuquerque. Par la prise de Socotora, en face de l’entrée de
la mer Rouge, et par celle d’Ormuz, à l’entrée du golfe Per-
sique, qu’il enleva en 1507 comme lieutenant d’Almeida, il
ferma les anciennes routes du commerce indien à la double
rivalité des musulmans. Le schah de Perse réclamait une in-
demnité annuelle pour Ormuz; Albuquerque mena les en-
voyés devant un tas de grenades et de boulets, puis il leur dit :
« Voilà en quelle monnaie le roi de Portugal paye ses tri-
buts. »
Alexandrie et Venise eurent beau s’unir pour défendre leur
monopole commercial, Albuquerque, devenu vice-roi, déjoua
toutes les intrigues comme toutes les attaques. Il donna à
l’Inde portugaise sa capitale, en s’emparant, au centre de la
côte du Malabar, ^ie Goa, dans une île du fleuve Mandova
qui, l’enveloppant de ses deux bras, y forme un des beaux
ports du monde (1510) ; puis il alla conquérir Malacca (1511),
s’assura l’alliance des rois de Siam et de Pégu , et fit recon-
naître les îles Moluques ; ce qui faisait entrer encore les Por-
tugais dans un nouveau monde, celui dont la découverte ne
s’est achevée que de notre temps, l’Océanie. Ce puissant homme
de guerre avait, dit-on, songé, pour assurer aux Portugais le
monopole incontesté du commerce des Indes, à rendre l’É-
gypte au désert en détournant le cours du Nil dans la mer
Rouge, et pour prendre sur l’islamisme une revanche de l’oc-
cupation de Jérusalem et de Constantinople, à détruire la
Mecque et Médine; mais la nature fut plus forte que son
génie. Il mourut pauvre et près de tomber en disgrâce. En
voyant l’injustice du roi, il s’était contenté de dire : « Au tom-
beau, au tombeau, vieillard fatigué ! » Il avait soixante-douze
ans (1515). Les Hindous gardèrent longtemps le souvenir de
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134
CHAPITRE XI-
ses vertus, et souvent vinrent sur sa tombe demander protec-
tion contre les injustices de ses successeurs.
Cependant les progrès continuèrent. Soarès (1515-1518)
acheva la soumission de Malabar et fit la conquête de Geylan ;
Nuno d’Acunha fît celle de Diu (1531) et déjoua une formi-
dable attaque des Turcs de Soliman, qui, sortis d’Égypte avec
un immense armement, essayèrent de chasser des mers de
rinde ces nouveaux venus qui détournaient sur Lisbonne tout
le commerce dont naguère Alexandrie s’enrichissait (1538);
enfîn, Jean de Castro déjoua toutes les coalitions formées
contre la domination portugaise et défendit Diu contre les
Turcs de Soliman, que guidaient des ingénieurs génois. Pour
relever les murailles ruinées de la place, l’aigent lui man-
quait. Il en demanda aux négociants de Goa, et leur envoya,
dit-on, ses moustaches en garantie de l’emprunt. Lorsqu’il
mourut en 1548, il laissait aux siens pour tout héritage trois
réaux; mais il laissait à son pays un immense empire et une
domination affermie.
De Lisbonne au cap de Bonne-Espérance, du cap de Bonne-
Espérance à l’Hindostan, de l’Hindostan à Malacca, et dans
rindo-Chine jusqu’au Japon, il n’y avait pas un point impor-
tant que les Portugais n’eussent occupé.» De Mozambique,
Sofala et Mélinde sur la côte d’Afrique, ils tiraient de la pou-
dre d’or et de l’ivoire ; de Mascate et d'Ormuz, dans le golfe
Persique, les denrées de l’Asie centrale. Par Diu, sur la côte
du Guzzerat, Goa, sur celle du Malabar, l’ile de Ceylan, et
Negapatam sur la côte de Coromandel, ils enveloppaient tout
l’Hindostan. Malacca, dans la presqu’île de ce nom, leur li-
vrait le commerce des pays de l’Indo-Gliine ; ils occupaient les
îles aux épices, Ternate et Timor dans les Moluques; ils
avaient un établissement à Macao, près de Canton, et trafi-
quaient avec le Japon, qui leur livrait une énorme quantité de
métaux. Leurs comptoirs sur la côte occidentale d’Afrique, au
Congo, etc., n’eurent d’importance qu’après l’établissement
de la traite des nègres ; et le Brésil n’eut longtemps d’autres
colons que des criminels et des juifs déportés. Goa était le
centre de ce vaste empire colonial.
On a peine à concevoir comment un si petit peuple put, en
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 135
moins d’un demi-siècle, couvrir de ses comptoirs ou dominer
par ses forteresses un littoral de 4000 lieues, malgré de si
vives et de si nombreuses résistances. Mais il faut songer à
quel point, pour la foule, l’amour du lucre devait être excité
par cette grande révohition commerciale, et aussi quel hé-
roïsme patriotique et religieux animait les premiers conqué-
rants de l’Inde. L’homme trouve dans les grandes idées
morales une force invincible. Les Gama, les Cabrai, les
Âlbuquerque, les Jean de Castro, se regardaient comme les
apôtres armés de la civilisation et de la foi ; et à leur suite,
en effet, vinrent ces hommes qui ont créé une espèce nouvelle
de héros, les missionnaires. Jean de Castro mourut dans les
bras de saint François-Xavier.
Cette fortune du Portugal était la ruine pour Venise. La
vieille reine de l’Adriatique et de la Méditerranée se débat-
tait douloureusement contre la nécessité qui la tuait. Après
avoir tenté de la force, elle essaya de la prière : elle demanda
aux Portugais de l’associer à leur commerce, ils refusèrent ;
de leur acheter à prix fixe les denrées apportées à Lisbonne,
nouveau refus. Alors elle usa de la seule arme qui lui restât,
et qui tourna contre elle : elle affranchit de tout droit les
marchandises qui arrivaient par l’Égypte, et surtaxa celles
qui venaient par le Cap. Mais les unes étaient de jour en jour
plus rares, les autres plus abondantes; Lisbonne devint le
grand et à peu près, l’unique entrepôt des denrées de l’Orient.
Les Hollandais vinrent les y acheter, et de là les répandirent
par toute l’Europe, à la place des marchands italiens.
ChrUtopbe Colomb Cortex (f &<•). VfaKellan (IStO).
Plxarre (f St0). Empire colonial des Espagnols.
Trouver le chemin de l’Inde par l’est fut l’idée de tous les
navigateurs portugais; le trouver par l’ouest fut l’idée de
Colomb. Marin à quatorze ans, le Génois Christophe Colomb
fut préoccupé de bonne heure de la sphéricité de la terre et
de la possibilité d’en faire le tour. On supposait l’Inde fort
étendue vers l’est, par la nécessité de faire contre-poids au
continent européen. On avait vu les flots apporter de l’occident
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136
CHAPITRE XI.
des bois sculptés, des arbres déracinés, et même deux cada-
vres d’hommes différents des Européens. Il s’agissait donc d’at-
teindre le continent indien sans tourner l’Afrique, en traver-
sant l’Atlantique jusqu’alors inexploré. Colomb présenta son
projet au sénat de Gênes, qui le repoussa comme le rêve d’un
fou ; au roi de Portugal, Jean II, qui essaya de le lui dérober ;
au roi d’Angleterre, Henri VII, que son frère alla trouver ;
enfin aux souverains d’Espagne, Isabelle et Ferdinand, qui,
tout occupés du siège de Grenade, refusèrent longtemps de
l’écouter. Les savants de l’époque lui faisaient des objections
terribles : « Gomment vous tiendrez-vous la tête en bas?
Comment remonterez-vous la surface convexe du globe? »
Un seul homme, le prieur Juan Pérès, comprit Colomb et le
fit comprendre à Isabelle. Grenade conquise, cette grande
reine appela le Génois, qui, inébranlable dans son idée, était
déjà en route pour la porter ailleurs. Ferdinand et Isabelle,
souverains de l'Océan, nommèrent Colomb grand amiral de
toutes les men et vice-roi des terres qu'il découvrirait. La
Castille fit le sacrifice de 100 000 livres, et trois pauvres vais-
seaux, la Sainte-Marie, montée par Colomb, la Pinta et la
Nina, par les frères Pinçon, partirent le 3 août 1492 du port
de Palos ; ils relâchèrent aux Canaries, et c’est en quittant ces
îles qu’ils se lancèrent dans l’inconnu. On cingla vers l’est
durant trois semaines. A plusieurs reprises, des oiseaux, de
grandes herbes, firent croire qu’on approchait d’une terre ;
mais ces espérances s’évanouissaient comme celles du voya-
geur trompé par le mirage du désert. On allait toujours ; mais
à mesure qu’on s’éloignait du monde connu pour s’enfoncer
dans l’immensité, l’inquiétude, la terreur s’emparaient des
esprits. Bientôt l’équipage se révolte, veut retourner, et Co-
lomb ne l’en dissuade qu’à force de fermeté Enfin, dans la
nuit du 11 octobre, un matelot de la Pinta, qui était en avant,
cria : Terre ! et, au point du jour, les Espagnols découvrirent
une île délicieuse. Colomb tomba à genoux sur le rivage et
'I. Le drame émouvant des trois Jours n’est qu’une ampliflcalion de Ro-
bertson. et. Humboldt , Examen critique de l’histoire de la géographie du nou-
veau continent , t. 1, p. 2i5.
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 137
remercia le ciel. Il était dans la petite île Guanahani *, une
des îles Lucayes, ou Bahama. En descendant moins vers le
sud, il eût trouvé plus tôt le continent américain.
C’est le sort des inventeurs de découvrir quelquefois plus
qu’ils ne cherchent, fortune, au reste, qui n'arrive qu’aux
génies créateurs. Colomb crut toujours avoir touché au conti-
nent indien, et comme lui nous appelons encore cette terre
nouvelle les Indes occidentales. Colomb ne découvrit à son
premier voyage (1492) que des îles : les Lucayes, Cuba avec '
sa belle rade de la Havane, la plus belle rade fermée qu’il y
ait au monde, et Hispaniola (Haïti ou Saint-Domingue). Au
second (1493), il aborda à plusieurs des petites Antilles. Ce
n’est qu’au troisième, en 1498, qu’il vit l’embouchure de
rOrénoque, et qu’il toucha le continent, sans le savoir; au
quatrième enfin, en 1502, qu’il reconnut les côtes de la Co-
lombie, depuis le cap Gracias-à-Dios jusqu’au havre de Puerto-
Bello, et même jusqu’à l’entrée du golfe de Darien.
Mais déjà l’envie s’attaquait au grand homme. Au retour
de son premier voyage, il n’y avait pas eu assez d’honneurs
pour lui. Ferdinand et Isabelle l’avaient fait asseoir et couvrir
en leur présence comme un grand d’Espagne ; au second l’en-
thousiasme tomba. On avait compté sur une ample cargaison
d’or ; Colomb n’en rapportait que fort peu. Au troisième la
persécution commença. Ce fut chargé de chaînes et sous l’im-
putation de trahison que Colomb revint en Europe. Isabelle
se hâta de réparer cet affront. Toutefois il ne put repartir
qu’au bout de quatre années ; et, quand il arriva devant His-
paniola, défense lui fut faite de descendre à terre. Il resta
longtemps privé de tout secours sur la côte de la Jamaïque,
où il avait échoué, et erra deux ans dans la mer des Antilles.
A son retour Ferdinand le Catholique le reçut froidement.
Isabelle, sa protectrice, était mourante. Accablé de chagrins,
épuisé de fatigues, il ne lui survécut que deux ans (1506). Il
voulut qu’on l'ensevelît avec les chaînes qu’il avait portées.
^ . Cette lie est appelée aujourd’hui San-Salvador et Cat-Island, à moins
qu’il ne faille transporter à Turk’s Islande comme le veulent un éditeur du
Journal de Colomb, Navaretti, et quelques autres écrivains, l’honneur d’avoir
été la première terre découverte par Christophe Colomb.
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138
CHAPITRE XI.
Son corps repose dans la cathédrale de la Havane, et ce n’est
que sur le mausolée de son fils à Séville qu’on lit ces deux
vers :
A Castilla y à Leon
I^uevo mundo diô Colon.
La postérité a consacré une autre injustice, celle qui a donné
à l’Amérique le nom du Florentin Amérigo Vespucci, qui, en
1497 ou 1499, toucha au continent et pubha la première re-
lation répandue en Europe sur ces terres nouvelles
La route une fois trouvée, les découvertes se succèdent ra-
pidement. En 1513, Balboa traverse l’isthme de Panama,
aperçoit le premier le grand Océan, dont il prend possession
au nom de la couronne d’Espagne, en entrant dans ses flots
l’épée à la main. En 1518, Grijalva découvre le Mexique, et
Fernand Cortez en commence presque aussitôt la conquête.
Le Mexique était depuis cent trente années le plus puissant
État de l’Amérique par le nombre de ses habitants, leur cou-
rage et même leur civilisation. Cortez n’avait que 700 soldats,
18 chevaux et 10 pièces de campagne. Mais la supériorité des
armes et de la discipline, l’audace et le sang-froid du chef, sa
politique impitoyable, et plus que tout cela l’étonnement pres-
que superstitieux des indigènes à la vue des hommes blancs qm
portent le tonnerre dans leurs mains, rendaient inévitable la
victoire des Espagnols. Parti de Cuba, Cortez aborde, au mois
d’avril 1519, non loin de Tabasco, et longe le golfe jusqu’au
lieu qui fut appelé Saint-Jean-d’Ulloa, et qui devint le port
de la Vera-Cruz que Cortez y fonda. Alors il brûle ses vais-
seaux pour ne laisser aux siens d’autre espérance que la vic-
toire, et attaque d’abord l’aristocratique république de Tlas-
cala. Il en épouvante les guerriers avec ses canons, et après
avoir forcé 6000 d’entre eux à le suivre comme auxiliaires,
il s’avance sur Mexico, la capitale de l’empire, qui, située sur
-1. M. de Humboldt prouve dans son Cosmos qu'Amerigo Vespucci, homme
d’une haute sch-nce et d’une grande probité, n’a jamais cherché à donner son
nom aux terres découvertes à l’ouest de l’Espagne ; comme Colomb, il est mort
avec la conviction qu’il n’avait fait que toucher i la partie orientale de l’Asie
et non à un nouveau monde.
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 139
un lac, défendue par plus de 300 000 habitants, n’était acces-
sible que par une étroite chaussée. U se dit l’ami de Mon-
tézuma, entre à ce titre dans la ville, et, un jour, suivi de
50 Espagnols seulement, pénètre dans le palais de l’empereur,
s’empare de sa personne, et TobUge à se reconnaître vassal et
tributaire de Gharles-Quint (1519).
Le gouverneur de Cuba, Vélasquez, jaloux de ses succès,
envoie contre lui une armée de plus de 1000 Espagnols. Cor-
tès les gagne et triple ses forces. A ce moment éclate une pa-
triotique révolte des Mexicains : Montéruma est tué en vou-
lant apaiser le peuple, et les Espagnols sont chassés de
Mexico ; mais la sanglante victoire d’Otumba les ramène sous
les murs de cette ville, qu’ils prennent le 13 août 1521, et le
nouvel empereur, Guatimozin, est placé, avec son premier
ministre, sur des charbons ardents pour être contraint d’avouer
où il a caché ses trésors. La douleur arrachait des plaintes au
ministre : Et moi, dit Guatimozin, suis-je sur un lit de roses ?
Gortez souilla sa gloire par ses cruautés. Dans la seule pro-
vince de Panuco, 60 caciques ou chefs et 400 nobles furent
brûlés. D’autres courses conduisirent Gortez jusqu’à la Cali-
fornie. 11 eut le sort de Christophe Colomb ; des calomnies
jalouses le rappelèrent en Espagne ; il fut dépouillé du com-
mandement, et pour obtenir une audience, obligé de fendre
la presse qui entourait le carrosse de l’empereur. En le voyant
debout sur le marchepied de la portière, Gharles-Quint de-
manda quel était cet homme : < C’est, répondit Gortez, celui
qui vous a donné plus d’États que vos pères ne vous ont laissé
de villes . > Cette réponse acheva sa disgrâce ; il mourut dans
le délaissement.
Pendant que Fernand Gortez soumettaitle Mexique, le Por-
tugais Magellan, passé au service de Gharles-Quint, entre-
prenait de faire par mer le tour du globe et d’atteindre par
l’ouest ces îles innombrables de l’océan Pacifique où les Por-
tugais arrivaient par l’est, afin d’en disputer à ceux-ci la con-
quête. Il partit d’Espagne le 20 septembre 1519, découvrit,
le 21 octobre 1520, le détroit qui porte son nom, entre l’Amé-
rique méridionale et la Terre de Feu, traversa l’océan Pacifi-
que et aborda, en mars 1521, aux Philippines. U périt dans
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140
■ CHAPITRE XI.
un combat contrôles naturels de ces îles; mais son lieutenant,
del Gano, acheva l’entreprise. L’escadre, continuant de cingler
à, l’ouest, aborda aux îles Moluques, au grand étonnement des
Portugais, qui ne pouvaient comprendre qu'elle fût arrivée à
Tidor par la mer orientale, et elle rentra en Espagne en dou-
blant le cap de Bonne -Espérance, 1 124 jours après qu’elleen
était partie.
Au temps du prince Henri, les Portugais avaient obtenu du
saint-siège la possession de tout ce qu’üs découvriraient: Co-
lomb ayant trouvé l’Amérique, les Espagnols s’adressèrent au
pape, qui divisa le globe entre les deux peuples par une ligne
de marcation tracée à 270 lieues à l’ouest des Açores. Mais
voici que la terre étant ronde, les deux nations se retrouvaient
en présence dans l’autre hémisphère. On traça, à l'orient des
Moluques, tme nouvelle ligne qu’on appela la démarca-
tion (1522).
La conquête du Pérou fut beaucoup plus facile que celle du
Mexique, les indigènes étant moins belliqueux. Un jour que
les Espagnols de l’isthme de Panama pesaient des' parcelles
d’or, un Indien renversa leurs balances en leur disant qu’à
quatre soleils de marche, vers le midi,hls trouveraient un pays
où l'or était si commun qu’on l’employait aux plus vils usa-
ges. Trois aventuriers, entendant ces paroles, Almagro, de
Luque et Pizarre, se firent les chefs d’une nouvelle expédi-
tion. Un enfant trouvé, un maître d’école et un soldat de for-
tune se chargèrent de soumettre un empire de 500 lieues de
long, et le soumirent en six ans (1529-1535). Au Pérou ré-
gnait la dynastie des Incas, qui se disaient les fils du soleil.
Pizarre s’empara de Cuzco et, suivant l’exemple de Gortez,
alla saisir le prince indien au milieu de sa cour, pour l’obli-
ger à remplir d’or, pour sa rançon, une chambre de 22 pieds
de haut, puis le fit étrangler. Pendant ce temps, un de ses of-
ficiers prenait Quito ; Almagro pénétrait dans le Chili. Mais le
partage des richesses de l’Inca brouilla les associés. D’autres
aventuriers, entre autres trois frères de Pizarre, accouraient
d’Espagne et, pour multiplier les parts, compliquèrent les
querelles. Guzco, la capitale des Incas, devint le théâtre d’une
lutte* sanglante dont les Péruviens restèrent les spectateurs
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 141
inertes. Almagro, fait prisonnier, eut la tête tranchée ; mais
ses partisans assassinèrent Pizarre dans son palais, à Lima,
qu’il avait fondée (1541). Ce ne fut qu’aprèsdes guerres lon-
gues et atroces, dans lesquelles périrent la plupart des con-
quérants, que le pays respira enfin, pacifié par Pedro de la
Gasca (1546), et que l'autorité de la couronne s’établit ferme-
ment au Pérou et au Chili. En 1535, d’autres Espagnols
avaient fondé Buénos-Ayres, à l’embouchure de la Plata, sur
la côte opposée de l’Amérique du Sud.
Le Vénitien Jean Cabot, au service du roi anglais Henri VH,
découvrit Terre-Neuve en 1497 ; son fils Sébastien, qui
posa le problème, résolu seulement depuis quelques années,
du passage du nord-ouest, reconnut la baie d’Hudson. En
1524, le Florentin Yerozzani prit possession de Terre-Neuve
au nom de la France, et en \ 534 Jacques Cartier, de Saint-
Malo, découvrit le Canada. Ainsi les deux peuples qui devaient
se disputer avec tant d’acharnement l’Amérique du Nord y
étaient arrivés au commencement du quinzième siècle, mais
ne s’y établirent à demeure que vers la fin.
Les Portugais et les Espagnols ne suivirent pas le même
système dans l’organisation de leurs colonies. L’empire por-
tugais avait été fondé progressivement, par une succession
d’efforts régubers ; il se composait d’ailleurs d’éléments épars,
et présentait une longue chaîne de places fortes et de comp-
toirs, depuis Annobon, en Afrique, jusqu’à Tidor, dans
l’Océanie. Il avait donc fallu armer le gouverneur général
d’une autorité absolue. Aussi les premiers vice-rois, comme
Albuquerque et Jean de Castro, réunissaient- ils dans leurs mains
le pouvoir civil et le commandement des troupes. Cette omni-
potence, née de la force des choses, inquiéta de bonne heure
les rois de Portugal, qui crurent y remédier en renouvelant
de fond en comble, tous les trois ans, leur administration co-
loniale. Les gouverneurs n’eurent plus dès lors qu’un souci,
celui de faire rapidement fortune, au grand détriment des
colonies. De là ime effrayante démoralisation qui envahit jus-
qu’à la métropole. Tout le monde se disputai les profits du
commerce indien ; le roi, par des monopoldii^ui réservaient
au gouvernement l’exploitation exclusive de certains produits
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142
CHAPITRE XI.
et obligeaient les négociants à emprunter, pour le transport
des marchandises, les vaisseaux de l’État ; les fonctionnaires,
par la concussion; les particuliers, par la contrebande. Cela
explique la décadence rapide, puis la ruine de ces établisse-
ments, où d’ailleurs ne se fixèrent jamais qu’un très-petit
nombre de Poi^tugais, et qui furent toujours moins des colo-
nies que des comptoirs. En outre, les denrées de l’Inde étant
généralement peu encombrantes, des épices, des étoffes de co-
ton et de soie, des perles, de la poudre d’or, de l’ivoire, des
pierres précieuses, ne rendaient pas nécessaire la création
d’une marine considérable ; et le Portugal recevant bien ces
denrées, mais ne les distribuant point à l’Europe, c’est à d’au-
tres que revenaient les profits les plussûrsde ce commerce, aux
Hollandais surtout. Ils viennent maintenant à Lisbonne cher-
cher les denrées del’Inde; avant un siècle, ils iront les chercher
dans l’Inde même, et alors la fortune du Portugal tombera.
Les colonies espagnoles se proposèrent d’abord pour but
l’exploitation des mines*; aussi, comme elles avaient besoiu
de beaucoup de bras, et que l’on crut n’avoir qu’à remuer un
peu la terre dans les Indes occidentales, pour en retirer de
l’or, l’Espagne se dépeupla pour peupler le nouveau monde.
Elle eut donc, en Amérique, au beu de la longue et fragile
chaîne des comptoirs portugais, une domination compacte,
sinon homogène, peu difficile à conserver, parce que les po-
1. Dés 4 532, découvertes des riches mines d’argent de Zacatécas dans le
Mexique, et en 4 645, du Potosi, au Pérou; celle-ci donnait annuellement,
30 ans après, 250000 à 300000 kilogr. d’argent pur (4 kilogr. = 222 fr.
22 c.). Aussi le prix de toute chose augmenta rapidement. Au commencement
du seizième siècle, à Paris, un hectolitre de blé s’échangeait contre 4 6 grammes
d’argent; un siècle plus tard, contre 4 5, et depuis le commencement du dix-
neuvième, contre 90; par conséquent, depuis la découverte de l’Amérique,
la valeur de l’argent rapportée à celle du blé a baissé des |, ou, ce qui re-
vient au même, le prix de toutes choses a sextuplé; ma<s il faut ajouter
qu’en 4 500, l’Europe n'avait que pour 300 millions d’or et 700 millions d’ar-
gent, et qu’elle avait en 4800 vingt-cinq fois plus, soit 9 milliards d’or et
4 6 milliards d’argent. Elle avait donc alors, toute proportion gardée, trois
fois et demie plus d’argent pour aclietcr les choses dont elle avait besoin. Le
droit payé au roi d’Espagne sur le produit des mines était d’abord de
20 pour 4 00 ; il fut peu à peu réduit à 5. M. Michel Chevalier estime qu’au
4 "janvier 4 848, Ai|eules mines de l’Amérique espagnole avaient versé dans
la circulation 4 22 ^Mlions de kilog. d’argent et près de 3 millions de kilog.
d'or (Dictionnaire des économistes , aux mots Argent et Métaux précieux).
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 143
pulations y étaient inoffensives, que de grandes villes permet-
taient de tenir avec peu de troupes tout le pays, et que l’Es-
pagne était par elle -même assez forte pour faire pendant
longtemps respecter son pouvoir à des Etats qui ne devaient
gr^dir que lentement, comme tous ceux qui sont livrés à
l’exploitation des mines.
L’Espagne prit d’abord d’habiles mesures pour prévenir
une séparation. Le roi fut déclaré, en vertu de la bulle du
pape Alexandre VI, maître absolu du sol des régions décou-
vertes. Toute possession n’y fut donc qu’une concession de sa
part, comme unique propriétaire, et toute autorité y fut une
délégation temporaire et illimitée de la sienne. Ondivisal’en-
semble des pays conquis en deux gouvernements, celui du
Mexico ou de la Nouvelle-Espagne et celui de Lima ou duPé-
rou. Chaque gouvernement eut xm vice-roi, commandant des
forces militaires et le chef de l’administration civile, avec une
audience, tribunal indépendant du vice-roi dans les affaires
judiciaires, quoique présidé par lui, lui servant de conseil
dans les affaires non judiciaires, et pouvant lui faire des re-
montrances qu’il était libre au reste de ne pas prendre en
considération. Plus tard, un troisième vice-roi fut établi à
Santa-Fé de Bogota, un quatrième, en 1778, à Buénos-
Ayres, et le nombre des audiences fut porté à onze. Ces
diverses autorités coloniales relevaient du conseil des Indes,
créé en 1511 par Ferdinand et organisé en 1524 par Charles-
Quint. C’est de ce conseil qu’émanaient toutes les lois rela-
tives au gouvernement et à la police des colonies ; toute
personne employée en Amérique depuis le vice-roi jusqu’au
dernier ofGcier lui était subordonnée. Comme le roi était tou-
jours supposé présent au conseil, les séances n’avaient lieu
que dans l’endroit où résidait la cour. Pour les affaires de
commerce et pour les causes judiciaires, tant civiles que cri-
minelles qui résultaient du négoce entre l’Espagne et les co-
lonies, une cour spéciale avait été étabbe à Séville en 1501.
Les villes avaient leur municipalité*, mais toute place dans
4. La première ville bitie parles Espagnols dans l’Amérique dn Sud fut .
Coraana, en 1520. On commença en 1532 les ports de Puerlo-Bello et de
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CHAPITRE XI.
le gouvernement fut interdite aux Espagnols nés dans le
pays ; ainsi la métropole tenait les créoles à l’écart, comme
ceux-ci se tenaient h l’écart des Indiens. De sorte que la po-
pulation présenta comme une superposition de castes, les
Espagnols d’Europe, fonctionnaires publics ou négociants,
soldats ou aventuriers, les créoles, les métis de divers degrés,
les Indiens, et plus tard les mulâtres et les nègres, tous sé-
parés par des antipathies qui rassuraient le gouvernement
métropolitain contre une coalition, et qui pourtant un jour
se sont effacées devant le commun désir de l'indépendance.
L’Espagne, estimant que ses colonies ne devaient être
qu’un immense atelier pour la production des métaux pré-
cieux, interdit aux colons de cultiver les produits d’Europe,
le lin, le chanvre, la vigne, d’élever des manufactures, de
construire des vaisseaux. Elle voulait qu’ils ne pussent rien
acheter que chez elle , afin que le monopole fit vivre son in-
dustrie et son commerce. Les étrangers n’eurent pas licence
de s’établir aux colonies. Ce n’est que plus tard que l’Amé-
rique exporta en grande quantité ses produits naturels, la
cochenille, l’indigo , le bois de Campêche pour la teinture,
l’acajou pour l’ébénisterie, le cacao, le tabac, le quinquina.
Tout ce commerce, concentré aux mains, non de compagnies,
mais de quelques maisons opulentes, se fit exclusivement par
Séville. Chaque année il partit de cette ville 12 gros navires
ou galions pour Puerto-Bello, dans la Nouvelle-Grenade,
et 15 pour la Vera-Cruz au Mexique, qui portaient aux colo-
nies les produits de l’industrie espagnole, et en rapportaient
les denrées coloniales, et surtout les piastres frappées avec
l’argent des mines.
Le Portugal se réserva aussi le monopole du commerce du
Brésil. Tous les ans la flotte partait au mois de mars de Lis-
bonne pour Pernambouc, San-Salvador et Rio-Janeiro. Le
résultat fut le même. L’industrie et le commerce, enchaînés '
dans les colonies par des prohibitions insensées, ne purent se
Carlhagrne ; V.ilencia en ^555, Caracas en (567. Le premier élabliasement
espagnol au Mexique fui la Yera-Cruz fondée par Coriez en 4 519 ; ils bâtirent
successivement Acapulco sur le PaciAque, Panama dans le üarien, Lima dans
le Pérou (4 5-75), la Conception, au Chili (4 550).
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 145
développer, et, frappés de torpeur dans la métropole par le
privilège qui éloignait d’eux la concurrence, arrivèrent bien-
tôt à décroître. De mauvaises mesures économiques combi-
nées avec la politique désastreuse de Gharles-Quiut et de
Philippe II poussèrent l’Espagne à sa ruine et les colonies à
la révolte. La guerre de l’indépendance mexicaine, en 1810,
commença au village de Dolores dont le gouvernement or-
donnait d’arracher les vignes, parce qu’il était interdit de faire
du vin au Mexique.
Aux premiers jours de la conquête on s’était peu inquiété
des Indiens : on les avait ou employés aux travaux des mines,
sans ménagement pour leur faiblesse , ou répartis entre les
propriétaires pour l’exploitation du sol. Les reparlimientos
commencèrent l’esclavage en Amérique. On en vit prompte-
ment les effets. L’ile d’Hispaniola avait 1 million d’habitants •
en 1492; dix-neuf ans après, il en restait 14 000 !
Un homme [de bien. Las Casas, évêque de Chiapa, au ,
Mexique, protesta contre cet atroce abus de la force. Pen-
dant cinquante années, il ne cessa de plaider la cause des
Indiens. C’est dans son livre, intitulé Recueil de la destruction
des Indiens, qu’il faut lire les atrocités commises par les Es-
pagnols, et les travaux meurtriers, et les tortures, et lâchasse
aux Indiens avec des chiens nourris de chair humaine , pour
qu’ils découvrissent mieux les pistes. Ses plaintes chrétiennes
ne retentirent pas en vain. Charles-Quint promulgua de nom-
breuses lois dans l’intérêt des indigènes, dont la liberté per-
sonnelle fut garantie , et qui n’eurent à rendre au conqué-
rant que certains devoirs ou services féodaux et à payer certains
tributs. Mais ces avantages coûtèrent cher à une autre race.
Las Casas lui-même conseilla de transporter en Amérique
des nègres achetés à la côte d’Afrique , comme étant plus ro-
bustes et plus capables de supporter les fatigues du labeivi
colonial. En 1517, Charles-Quint donna le monopole du tra v' •
port annuel de 4000 esclaves à un de ses favoris, qui vendit
ce droit aux Génois. Ceux-ci achetèrent les nègres aux Por-
tugais, maîtres des comptoirs d’Afrique, et l’horrible traite
que notre siècle verra finir commença.
Les indigènes du Brésil furent traités pa: les Portugais
TESCPS MODERNES. 9
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146
CHAPITRE XI.
avec non moins de cruauté. Ici même tous ceux qui n’abri-
tèrent pas leur liberté au fond des bois furent réduits en es-
clavage, et la culture , surtout celle de la canne à sucre qui
fut apportée de Madère, y ayant pris de grands développe-
ments, on augmenta les bras, en achetant des nègres.
U ne suffisait pas d’édicter des lois et de condamner une
race à travailler à la place d’une autre , pour tirer de la bar-
barie ces innombrables peuplades de chasseurs errants. Gom-
ment les rattacher au sol sans les civiliser , et comment les
civiliser sans les convertir? La puissance de l’Espagne tenait
donc essentiellement au succès de ses missions. Les progrès
de la croix furent plus lents que ceux de l’épée. Les premiers
missionnaires , appartenant aux ordres mendiants , parta-
geaient ou n’osaient ouvertement braver les préjugés des
aventuriers grossiers et barbares qui avaient commencé la
découverte et la colonisation du pays. Il fallait que l’Évangile
fût pour ces pauvres indigènes une protection avant d’être
xme lumière. Pouvaient-ils voir des frères dans leurs bour-
reaux ? « Laisse-toi baptiser, disait un franciscain à l’un d’eux,
et tu iras au ciel. — Les Espagnols y vont-ils? — Oui, mais
seulement ceux qui sont sages et bons. — Alors je ne veux
point aller au ciel. » Mais le zèle des missionnaires grandit
avec les difficultés de leur tâche ; les jésuites se placèrent au
premier rang dans ces glorieuses entreprises par leur har-
diesse et surtout par la supériorité de leurs vues. Dans les
colonies portugaises, un des trois fondateurs de la compagnie,
l’ami et le compatriote d’Ignace de Loyola, saint François-
Xavier, donna l’exemple du dévouement et du succès. En
moins de dix ans, il couvrit d’églises, de collèges et de sémi-
naires toute l’Inde portugaise, et entama le Japon, où il fit
3000 conversions. Dans son ardeur infatigable, ce conqué-
rant pacifique, qui était allé plus loin qu’Alexandre, voulait
porter l’Évangile en Chine, quand il mourut dans Hle de
Sancian (1552).
Xavier fut célèbre sans le vouloir : la gloire de ses disci-
ples et de ses imitateurs ne fut pas moins grande pour être
restée anonyme. En 1556, la société de Jésus comptait au
nombre de ses provinces toutes les colonies espagnoles et por-
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 147
tngaises. Les Indiens se convertissaient en foule : les uns
touchés des beaux récits ou frappés des grandes vérités de
l’Évangile ; les autres cédant à l’empire des pompeuses splen-
deurs du culte catholique. Pour beaucoup, le spectacle d’une
civilisation supérieure et des avantages matériels qu’elle ap-
porte était 'un motif de conversion; pour tous, l’ascendant
instinctif de la vertu et principalement l’héroïque douceur des
missionnaires. Ainsi s’élevèrent, création de la parole chré-
tienne, des milliers de villages, qui ordinairement bâtis sur
le bord des principaux fleuves, servaient de lien entre les
villes, et assuraient leur approvisionnement.
Les missionnaires étaient la milice active de l’Église; ils
travaillaient au désert. Dans les anciens villages, dans les
bourgs et les villes, furent les instructeurs, les curés ; au-des-
sus, les évêques avec leurs chapitres ; au sommet de la hié-
rarchie, les arc/tei)^u«s de Mexico et de Lima; plus tard,
ceux de Caracas, de Santa Fé de Bogota et de Guatémala.
Tout ce clergé, en vertu des privilèges concédés par Alexan-
dre VI et Jules II, était entièrement dépendant, non du pape,
qui n’avait que la confirmation des pasteurs choisis, mais du
roi, qui avait la nomination à tous les bénéfices. De sorte que
le lien religieux fortifia le lien politique qui attachait les co-
lonies à la métropole. Pour recruter cette riche et puissante
Église de l’Amérique espagnole, une multitude de cloîtres,
de séminaires, de collèges furent fondés, et l’enseignement
public eut son centre dans les deux grandes universités de
Lima et de Mexico.
C’est ainsi que l’Église catholique consolida en Amérique
la domination de l’Espagne, en même temps qu’elle adoucit
les maux de la conquête ; qu’elle consola les vaincus en les
préparant, par une civilisation meilleure, à leur futur affran-
chissement. Malheureusement elle ne s’arma point, pour ce
grand labeur, du seul esprit de charité. Elle accepta le se-
cours de l’inquisition, que Philippe II établit au nouveau
monde, avec son cortège d'épouvantes et de tortures, comme
un frein contre les passions de toutes sortes qui s’y agitaient.
C’est surtout en Amérique que cette terrible institution eut
un but essentiellement politique, et servit d’auxiliaire à l’auto-
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148
CHAPITRE XI.
ri té royale. Là elle put, avec une bien plus grande énergie que
de l’autre côté de l’Océan, exercer sur les esprits sa puissance
de mort. Depuis trois siècles et demi qu’est-il sorti du Mexique
et du Pérou, dont la civilisation du monde puisse s’honorer ?
ConnéqaeneeM des nonvelles déconvertea.
Ces découvertes eurent des résultats considérables.
Elles livrèrent à l’activité européenne l’antique Orient, qui
depuis des siècles sommeillait, et un monde nouveau. L’Amé-
rique, repeuplée de colons européens, et placée à égale dis-
tance des deux bords opposés de l’ancien continent, deviendra
la demeure de puissantes sociétés, qui prendront leur part
dans l’œuvre de la civilisation générale.
Elles changèrent complètement la marche et la forme du
commerce du monde. Au commerce de terre, qui s’était main-
tenu jusqu’alors comme le plus conforme aux habitudes et
aux besoins des peuples, fut substitué le commerce maritime.
Les villes de l’intérieur des continents déclinèrent, celles des
côtes grandirent. En outre, l’importance Commerciale attribuée
aux différents pays, en raison de leur situation géographique,
se trouva distribuée d’une manière toute nouvelle. Elle passa,
en Europe, des pays situés sur la Méditerranée aux pays si-
tués sur l’Atlantique, des Italiens aux Espagnols et aux Portu-
gais ; plus tard, de ceux-ci aux Hollandais et aux Anglais.
Plus les relations commerciales des peuples se multiplieront,
plus l’empire de la mer sera près de donner l’empire de la
terre, et l’on verra une île perdue dans les brumes de l’Occi-
dent, devenir, grâce au négoce, une des puissances prépon-
dérantes de l’Europe.
Elles développèrent la richesse mobilière, qui est devenue
la grande puissance des sociétés modernes. Tandis, en elfet,
que les Portugais créaient le grand commerce maritime, les
Espagnols découvraient les inépuisables mines du Pérou et du
Mexique, et jetaient dans la circulation européenne une masse
énorme de numéraire qui produisit la même révolution éco-
nomique que l’or de l’Australie et de la Californie produit de
nos jours. « De 1515 à 1568, dit Bodin, il y eut plus d’or
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 149
en France qu’on n’eût pu en recueillir auparavant en deux
cents ans. » Aussi le prix de toutes choses, et en particulier
celui des salaires, s’éleva. L’agriculture, l’industrie et le com-
merce eurent les capitaux dont ils ont besoin pour prospérer,
et le protestantisme leur donna, dans les pays où il s’étabbt,
par la diminution des jours fériés, par la fermeture des cou-
vents, plus de travail et plus de bras pour produire. « La
tierce partie du royaume, dit un contemporain, fut défrichée
en douze ans; et pour un gros marchand qu’on trouvait à Paris,
à Lyon ou à Rouen, on en trouva cinquante sous Louis XII
qui faisaient moins de difficultés d’aller à Rome, à Naples, à
Londres, qu’ autrefois à Lyon ou à Genève. ■ C’est donc, en-
core comme de nos jours, les facilités de communications qui
se multipliaient en même temps que s’accroissaient la pro-
duction et le bien-être général.
Alors aussi ce phénomène économique eut des conséquen-
ces sociales, et ce qui s’achève aujourd’hui commença.
Le moyen âge n’avait connu que la richesse territoriale, et
elle était tout entière aux mains des seigneurs; l’industrie, le
commerce, facilités par l’abondance des capitaux, protégés
par l’ordre que les rois mettront dans l’État, vont créer dans
l’Europe moderne la richesse mobilière, qui sera aux mains
des bourgeois. La première était immuable et ne sortait point
des familles qui la détenaient ; la seconde sera accessible à
tous, et ne restera dans les mêmes maisons qu’à la condition
qu’y restera aussi ce qui l’y a amenée : le travail, la bonne
conduite, la probité et l’intelligence. L’insurmontable bar-
rière qui jadis parquait chacun dans sa condition est donc
tombée. Gela aussi était un signe des temps nouveaux.
Enfin, comme le système de colonisation des modernes
différait beaucoup de celui des anciens, il produisit une poli-
tique coloniale particulière qui a régné trois siècles, et n’est
pas tombée partout.
La colonie grecque, complètement libre, formait un peuple
nouveau qui commençait par exploiter le sol et arrivait vite à
exploiter aussi la mer, car c’est la fortune des colonies agri-
coles bien placées de grandir parfois avec lenteur, toujours
avec force : quelques-unes de ces colonies grecques sont en-
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150
CHAPITRE XI.
core comptées parmi les grandes villes du monde. La colonie
romaine, à la fois agricole et militaire, mais établie dans im
but poUtique, comme moyen de domination, ne s’émancipa
jamais, et resta la partie d’un tout prospérant ou déclinant
avec l’ensemble.
Les Portugais, qui ne songèrent qu’au commerce, eurent
des commis plutôt que des colons, des comptoirs au lieu de
cités, une prospérité rapide et brillante qui fut et devait être
éphémère, parce que cette grandeur ne reposait point sur la
large et solide base du sol fortement occupée par la culture.
Les Espagnols ne demandèrent pas non plus l’exploitation
agricole de la terre à leurs colons, mais un travail particulier
qui rendait chaque jour nécessaire l’assistance de la métro*
pôle, et, par conséquent, leur étroite dépendance.
Les Anglais et les Français auront une autre espèce d’éta-
blissements coloniaux, ceux de planteurs, où im petit nombre
de propriétaires exploiteront la terre par les bras d’une mul-
titude d’esclaves, au milieu de dangers perpétuels qui les
obligeront à s’appuyer aussi sur la mère patrie.
On voit que les colonies modernes furent, dès l’origine,
considérées comme des moyens d’exploiter les pays décou-
verts au seul proât de la métropole qui en accorda le com-
merce exclusif soit à une seule ville comme Lisbonne et Sé-
ville, soit à des compagnies privilégiées, comme celles de
France, d’Angleterre et de Hollande, qui, le plus souvent, fi-
rent de mauvaises affaires, tout en empêchant les colonies
d’en faire de bonnes.
Invention des poMeo et deo ennanx h point de portage.
Si la mer était alors sillonnée par plus de vaisseaux, la terre
l’était par plus de voyageurs et de marchandises. L’université
de Paris, reprenant ime idée fort ancienne, avait établi des
relais sur toutes les routes du royaume, pour faciliter la cor-
respondance de ses étudiants avec leurs familles. Louis XI.
comprit combien serait utile au gouvernement une pareille
institution, et, en 1464, il créa les postes pour le service des
dépêches du roi et du pape ; plus tard elles se chargèrent
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LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE. 151
des lettres des particuliers. L’institution parut bonne et on l’i-
mita, d’abord en Allemagne, peu après dans les autres États.
« Les fleuves, a dit Pascal, sont des grands chemins qui
marchent tout seuls. » C’est vrai, mais parfois ils marchent
mal, sur des bas-fonds ou des rapides, et ils ne vont que dans
certaines directions. Les canaux vont partout. Les anciens
n’avaient construit que des canaux de dérivation, sur un ter-
rain de même niveau; ils ne connaissaient point les écluses,
au moyen desquelles on rachète la différence de niveau des
rivières, et on fait passer les bateaux par-dessus les monta-
gnes. Les écluses à sas et à réservoirs d’eau qui les alimentent
furent imaginées, au qmnzième siècle, par deux mécani-
ciens de Viterbe, dont le nom est resté inconnu. Cette inven-
tion conduisait à l’idée de réunir dans de vastes bassins, au
point de partage de deux versants, les eaux des hauteurs voi-
sines, afin d’alimenter les deux branches du canal descendant
en sens contraire. Dès 1481, Venise construisait un canal à
écluses; trente-cinq ans plus tard, François I" appelait en
France Léonard de Vinci, non moins célèbre comme ingénieur
que comme peintre. Mais les guerres suscitées par l’ambition
de la maison d’Autriche et par les querelles religieuses arrê-
tèrent pendant un siècle l’essor de cette utile découverte. Ce
fut Henri IV qui fit construire le premier canal à point de
partage, celui de Briare, entre la Seine et la Loire.
Par les postes, par les canaux, un moyen de communica-
tion plus rapide pour les affaires et pour les choses était
trouv A l’aide des lettres de change, des banques de dépôt
et de crédit, les capitaux circulèrent comme les denrées; et
les assurances pratiquées d’abord à Barcelone et à Florence,
plus tard à Bruges, commencèrent le grand système de garan-
ties qui, aujourd’hui, donne au conamerce tant d’audace et de
sécurité.
Par toutes ces choses, les relations entre les citoyens se
multipliant, l’État deviendra plus fort ; et, plus de liens unis-
sant les peuples, l’Europe formera un grand corps de nations
qui seront toutes solidaires, et plus tard, peut-être une seule
famille.
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CHAPITRE XII.
CHAPITRE XII.
RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, LES ARTS
ET LES SCIENCES, OU LA RENAISSANCE.
Découverte de l’imprimerie. — La renaissance des lettres. — la renais-
sance des arts. — La renaissance des sciences.
Découverte de l'Imprimerie.
Cette ardeur des hommes d’action qui les poussait à sortir
des sentiers battus pour se jeter en des voies non frayées était
partagée par les hommes d’étude. Eux aussi ils aspiraient
après un autre monde et ils le cherchaient, non en avant, mais
en arrière. Comme Colomb, ils ne croyaient aller que vers la
terre antique, et, sur leur route, ils trouvèrent une terre
nouvelle.
Rassasié des vaines disputes de la scolastique et des arguties
de l’école, qu’un latin barbare enveloppait encore d’ombres
épaisses, fatigué de se mouvoir dans le vide et les ténèbres,
on se précipitait vers les pures lumières de l’antiquité renais-
sante. La découverte d’un manuscrit latin ou d’une statue
grecque causait la joie d’une victoire. On ne créait pas encore,
on imitait toujours. L’esprit, trop faible pour marcher seul
par sa propre force, ne secouait le joug d’Aristote et de l’art
hiératique du moyen âge que pour se placer sous la discipline
de maîtres nouveaux : empire plus doux, parce que c’était un
domination divisée qui permettait de libres “allures et prépa-
rait la complète émancipation des serfs de l’intelligence.
Cependant quelques hommes supérieurs eussent seuls vécu
de l’esprit nouveau sans une invention admirable par quoi
ce qui, sans elle, serait resté le bien d’un petit nombre, put
devenir le domaine de tous.
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 153
En 1436, Jean Gutenberg, de Mayence, établi à Strasbourg,
perfectionna les procédés de Laurent Goster, de Harlem, et créa
l’art typographique en créant les caractères mobiles. Quatorze
ans après, il s’associa avec le banquier mayençais Faust et
avec Schoeffer, habile calligraphe, qui ajouta de nouveaux
perfectionnements à la fonte des caractères et inventa proba-
blement le moule mobile à la main à peu près semblable à
celui qui est encore en usage aujourd’hui. Dès lors l’impri-
merie était trouvée ; les Lettres d'indulgence et la Bible de 1454
en sont les plus anciens monuments. Cet art merveilleux se
répandit avec rapidité en Allemagne, en Italie, en France, en
Suisse, en Angleterre et bientôt dans toute l’Europe chré-
tienne *. Le prix des livres baissa subitement dans une pro-
portion énorme *; et des imprimeurs, qui furent en même
temps des érudits de premier ordre, les Aide Manuce, en
Italie, les Estienne, en France, et les Froben, en Suisse, po-
pularisèrent par le bon marché les chefs-d’œuvre littéraires de
l'antiquité, dont ils donnèrent des éditions aussi remarqua-
bles parla pureté du texte que par la perfection typographique.
H est facile d’apprécier les rapides progrès de l’imprimerie, et
l’influence soudaine qu’elle exerça sur la civilisation, par ce
fait que le seul Josse Bade, à Paris, ne publia pas moins de
400 ouvrages, la plupart in-folio. En 1529, les Colloquia
d’Érasme furent tirés à 24 000 exemplaires, tant les peuples
étaient avides d’apprendre ; « car ils commençaient à s’aper-
cevoir, dit le docteur catholique Lingard, que leurs ancêtres
avaient vécu dans l’esclavage de l’esprit comme dans la servi-
tude du corps. »
Dès 650 on fabriquait à Samarcande et à Bockara du papier
1 . Nous donnons ici la date de l'introduction de l’imprimerie dans les di-
rerses contrées : i Vienne, en 1462; à Rome, en 4 465; à Venise et i Milan,
en 1469; i Lucerne et à Paris, 1470; à Florence, Fcrrare, Trévise, Bologne,
Pavie et Naples, 1471 ; à Utrecht, à Parme et à Messine, 1473 ; à Gênes, en
Belgique, en Angleterre et en Espagne, 1474; à BâIc, 1475; en Russie, 1486 ;
en Suède, 1493; en Écosse, l5o8; en Turquie, 1726; en Grèce, en 1821.
La Bible entière publiée en 1462 se vendit 30 florins; manuscrite, elle en
coûtait de 400 à 500.
2. En 1500, Aide Manuce, à Venise, mettait en vente à 2 fr. 50 cent,
(valeur actuelle) , son FirgiU in-8, et publiait au même prix toute une coUec*
tion d’auteurs anciens ou nouveaux.
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154
CHAPITRE Xn.
avec de la soie. En 706, Amrou, à la Mecque, substitua le
coton à la soie. Ce papier de coton ou de Damas, comme on
l’appelait, fut connu d’assez bonne heure en Europe. Les
Grecs l’importèrent dans l’Italie méridionale, où les rois nor-
mands de Naples l’employèrent fréquemment dans leurs di-
plômes. Les Arabes l’avaient introduit en Espagne; mais
l’Espagne, ayant beaucoup de lin et de chanvre, préféra le
papier de linge, qui, au treizième siècle, fut employé en Cas-
tille, et de là pénétra en France et dans le reste de l’Europe.
Cependant le parchemin garda longtemps la prééminence, à
cause de sa solidité. 11 était interdit aux notaires d’employer
toute autre substance pour leurs actes authentiques. C’est
seulement à la fin du quinzième siècle que lé triomphe du
papier fut décidé, quand l’imprimerie, prenant l’essor, eut
besoin d’une matière d’un prix peu élevé pour recevoir l’em-
preinte des caractères.
renalMMiiice des lettres.
L’Italie s’empara avidement de l’invention nouvelle. Dès
1465, il y avait des imprimeurs à Rome ; il y en eut en 1469
à Venise et à Milan. C’est que nulle part le ciilte de l’antiquité
n’était aussi ardent, la recherche des manuscrits aussi vive.
L’Italie semblait vouloir échapper au spectacle de ses vices et
de sa dégradation en revivant dans les temps anciens dont elle
exhumait pieusement les restes. Dans toutes les villes on res-
taurait les écoles, on fondait des bibhothèques. A Rome, le
pape Eugène IV rétablissait l’université romaine, et Nicolas V
envoyait de tous côtés des savants à la découverte des manu-
scrits ; il fit traduire les historiens grecs, plusieurs Pères de
l’Éghse, et fonda la bibliothèque du Vatican. A Naples, Al-
phonse le Magnanime protégeait Laurent Valla et Pontanus,
les restaurateurs de l’Académie napolitaine, et il ne deman-
dait à Laurent de Médicis pour se réconcilier avec lui qu’un
manuscrit de Tite Live. A Florence et à Pise, Cosme et Lau-
rent le Magnifique commençaient la bibhothèque Médicéo-
Laurentienne si célèbre plus tard, et offraient un honorable
asile aux savants de tous les pays. Cosme, le fondateur de
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 155
rAcadémie de la Grusca, chargea Marcile Ficin de traduire,
d’expliquer Platon, et de commencer contre Aristote, l’oracle
philosophique du moyen âge, une guerre qui devait aider à
l’affranchissement de l’esprit humain. Gênes, appelée la Su-
perbe à cause de ses palais de marbre, restait, sous la domi-
nation étrangère, en dehors de ce grand travail ; mais Venise y
participait. A coté de l’ancienne université de Padoue s’éleva,
dès 1470, celle de Venise.
Les descendants des turbulents barons changeaient leurs
forteresses en cabinets d’étude, et oubliaient leurs armes
pour leurs livres. Rome voyait le seigneur Pic de la Miran-
dole, devenu paladin de la science, soutenir contre tout venant
des thèses en toutes langues et sur toutes choses. Le sombre
Ludovic le More, lui-même, à Milan, protégeait les artistes
et les savants. Il restaurait l’université de Pavie, il encoura-
geait les débuts de Bramante, et le grand Léonard de Vinci,
qu’ü avait nommé directeur de l’Académie de peinture et
d’architecture de Milan, sculptait pour lui une statue équestre
que les soldats de Louis XII brisèrent, et peignit, dans un des
couvents de la ville, cette sainte Cène qui est ou plutôt qui fut
son chef-d’œuvre. Les États secondaires obéissaient à l’en-
traînement général : les Gonzague à Mantoue, les Montefeltri
à Urbin et surtout l’illustre maison d’Este à Ferrare.
Mais, entre tous ces noms gloriexix, il faut mettre en une
place à part ceux de Jules II et de Léon X. Le premier, au
milieu de ses négociations et de ses guerres, trouva le temps ^
d’attirer et de retenir à sa cour une foule d’hommes éminents
par leur érudition, leur intelligence du beau et leur génie.
Une chose suffît à sa renommée : il a commencé Saint-Pierre
de Rome, et chargé Michel- Ange d’en élever la coupole, c Les
, belles-lettres, disait-il,sont de l’argent aux roturiers, de l’or aux
nobles et des diamants aux princes. » Le jour où l’on retrouva
le Laocoon dans les Thermes de Titus, il fît sonner les cloches
de toutes les églises de Rome. Le second, issu de la famille
des Médicis, fut bien plus le prince des lettres et des artistes
que le pontife des chrétiens. « Favoriser les progrès des let-
tres, disait-il lui-même, est une partie importante des devoirs
pontificaux. » Raphaël peignit pour lui les fresques du Vati-
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156
CHAPITRE XII.
can, Michel- Ange celles de la chapelle Sixtine, et il achetait
500 sequins un exemplaire manuscrit des cinq premiers li-
vres de Tite Live, qu’il se hâtait de faire imprimer. On donne
parfois son nom à ce siècle ; c’est une flatterie, mais ce n’est
pas une injustice.
Ce réveil du goût pour l’érudition antique n’était malheu-
reusement pas, chez les Italiens, le réveil des mâles vertus et
des fortes pensées de Rome et d’Athènes. Aussi la littérature
italienne, plus savante au seizième qu’au quatorzième siècle,
fut-elle moins originale et moins virile. On secoua bien l’au-
torité d’Aristote, grâce à la lecture de son étemel rival Platon,
dont les œuvres furent éditées à Venise, par les Aides, en
1513; mais on ne créa point de philosophie. On emprunta
aux historiens anciens l’art de grouper les faits et de couper
le récit par des discours de convention; mais l’Italie ne trouva
ni un Hérodote ni un Tacite. On découvrit la géographie dans
Ptolémée, la botanique dans Dioscoride, la médecine dans
Galien et dans Hippocrate; mais on ne fit faire â ces sciences
aucun progrès. Rien ne naquit, en un mot, comme au siècle de
Dante, des profondeurs de la nationalité et du génie italiens.
Sans parler de Sannazar et de ses Idylles piscatoires, de
Vida qui chanta les Échecs et les Fe?’s à soie en si beau latin,
avant d’écrire sa Christiade, comment trouver une inspiration
tant soit peu personnelle dans le cicéronien Bembo, ce car-
dinal favori de Léon X, qui n’allait pas aux sermons parce
qu’on y parlait trop mal, qui jurait per deos immortales, ap-
pelait la Vierge Dea Lauretana, et croyait que, l’homme ne
pouvant désormais rien créer de neuf en littérature, il n’y
avait plus qu’une chose à faire : pour le latin, imiter Cicéron;
pour l’italien, imiter Pétrarque *. Sadolet, du moins, ajoutait
à ce culte pour Cicéron celui de la vertu et un esprit de tolé-
rance qui recommande près de nous sa mémoire, bien plus
que ses belles lettres latines.
I. Bembo, né à Venise en <470, mourut en <547. Sadolet, né à Modéne
en <477, fut évéque de Carpentras et cardinal; il mourut la même année
que Bembo. Jules-César Scaliger de Padoue, autre latiniste fameux, vécut en
France et s’y maria. Un de ses flls, Jusepli-Jusle, fut plus célèbre comme
érudit. Un autre Italien, Pierre-Martyr d’Anghiera, vécut en Espagne. Nous
avons de lui 813 lettres qui ne sont pas toutes d’inuliies aropHQcations.
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 157
L’Italie n'eut à cette époque que deux grands écrivains,
l’Arioste et Machiavel, et un historien célèbre, Guichardin^;
nombre 'd’artistes en style et pas un seul ouvrage d’une puis-
sante originalité, parce que l’imagination et l’esprit n’y furent
jamais au service de grandes idées ni de sentiments élevés et
purs. Le Roland furieux de l’Arioste fut publié en 1515,
l’année même où François I*'' gagnait, aux dépens de l’Italie,
la bataille de Marignan. Le comte Boiardo avait récemment
écrit V Orlando Inamorato, où la donnée des poèmes chevale-
resques était encore gravement prise au sérieux. L’Arioste en
fit la contre-partie. Son poème héroï-comique, contraire à
l’histoire et à la vérité morale, est un chef-d’œuvre d’imagi-
nation et de grâce ; mais, en vérité, quand on pense au milieu
de quelles circonstances l’Arioste imaginait toutes ces féeries,
on est tenté de répéter les paroles du cardinal d’Este : « Eh !
messire Arioste, où avez-vous pris tant de balivernes? » Un
trait peint l’esprit de ce temps : Bembo, l’ami de l’Arioste,
eût voulu qu’il écrivît son poème en vers latins. « J’aime
noieux, répondit le poète, être le premier entre les poètes tos-
cans, qu’à peine le second parmi les latins *. » Et il a eu rai-
son : ces « balivernes ■ ont vécu par ce qui fait vivre les livres,
par le style.
Il est à noter comme trait de mœurs plutôt que de littéra-
ture que Boccace avait eu une nombreuse lignée de conteurs
plus licencieux que lui-même. Cette immoralité gagna le
théâtre et s’y accrut, car les yeux virent ce que les oreilles
seules entendaient. Les deux premières comédies modernes,
la Calandra, du cardinal Bibiena, et la Mandragore^ de Ma-
chiavel , qui furent représentées à la cour pontificale , sont
salies de ces obscénités, qu’on retrouve encore dans l’épopée
de l’Arioste ; et l’Arétin fut fait par Jules III chevaber de
Saint-Pierre, en attendant le cardinalat. '
Les caractères les plus fortement trempés s’abandonnaient
4 . Gnichardin, né à Florence en 1482, mort en 4 540, fut ambassadeur de
Florence, puis du saint-siège, auprès de plusieurs princes; U écrivit l’his-
toire de l’Italie, de 1490 à 1534. Le Tasse est de la seconde moitié du siècle
(1644-1606).
2. L’ Arioste (Ludovico Ariosto), né en 1474 à Reggio, mort en 1534. Il
passa presque toute sa vie à la cour des ducs de Ferrare.
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158
CHAPITRE XII.
eux-mêmes. Ainsi Machiavel compromit d’abord son vigou-
reux esprit dans les productions les plus légères^ et^ lorsque la
souffrance personnelle eut réveillé en son âme le sentiment
des douleurs de la patrie, il débuta dans ses œuvres publiques
par un livre qu’on voudrait prendre pour un acte de déses-
poir : le bvre du Prince. Il y réduit en théorie, dans un style
froid et expéditif comme elle, cette pob tique d’égoïsme et de
cruauté qui faisait de la perfidie un art, de l’assassinat un
moyen, et qui immolait au but toutes les notions de l’honnête.
Condamnons ce livre pervers « qui enseignait à ravir aux ri-
ches leurs biens, aux pauvres leur honneur, à tous la liberté, a
mais en reconnaissant qu’il accuse autant le siècle pour le-
quel il fut composé que la main qui l’a écrit * ■: siècle de
Léon X qui donne un sauf-conduit à im cardinal et le fait tuer
à l’arrivée ; de César Borgia qui trompe et empoisonne les
seigneurs de la Romagne; de Ferdinand de Naples qui attire
ses nobles à une fête et les y égoi^e ; de Ferdinand le Catho-
lique qui s’honorait d’être perfide ; de ceux enfin qui organi-
sèrent l’abominable guet-apens de la Saint-Barthélemy. Le
succès était tout, la moralité rien. Notre Montaigne trouvait
lui-même les vices nécessaires. « Le bien public, ose-t-il
dire, requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massar-
cre. > £t il n’est pas sans estime pour < ces citoyens plus vi-
goureux et moins craintifs qui sacrifient leur honneur et leur
conscience, comme ces autres anciens sacrifièrent leur vie
pour le salut de leur pays. »
Voilà le monde tel qu’il sortait du moyen âge et que nous
avons eu à purifier.
A cette époque trois pays seulement pensent et produisent :
l’Itabe est le premier, la France le second, l’Allemagne vient
J
4. Zeller, Histoire d’Italie, chap. xv, p. 365 et fruit. — Niccoto Macchia-
telli naquit en 4469 et mourut en 4527. Il Tut pendant quatorze ans secrétaire
de la république de Florence. La restauration desMédicis à Florence, en 4513,
lui fil perdre sa charge. Impliqué dans une conspiration contre eux, il fut mis
i la torture, puis banni. Dans cet exil il composa le Prince en 4 54 4, et les
Discours sur Vite Lire vers 4 616. H Histoire de Florence est de 4 525. Du reste
Fra Paolo Sarpi dans ses Conseils à la seigneurie de\Venise, même Guichardin,
pensent à peu prés comme Machiavel en politique. Cette école sacrifie sans
hésiter, comme les anciens, l'individu et la justice à l’Étal, au prince.
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 159
ensuite. Pour l’Angleterre, elle cicatrise ses blessures de la
guerre des Deiu-Roses, et l’Espagne a les yeux bien moins
sur l’antiquité que vers l’Amérique et ses mines, vers l’Italie
et les Pays-Bas, avec leurs riches cités et leurs plantureuses
campagnes où les bandes de Charles-Quint aiment tant à faire
la guerre et le pillage.
La langue française avait de la naïveté, des tours vifs, mais
elle manquait d’ampleur, d’élévation, de netteté. Si l’imagi-
nation, le bon sens, la gaieté gauloise perçaient dans les écrits
en vers et en prose, la trivialité, la diffusion, le mauvais goût
déparaient les meilleurs livres. Mais l’antiquité retrouvée, les
écrivains allèrent puiser à cette source féconde, et le génie de
la France s’y retrempant mieux que celui d’aucune autre na-
tion moderne, acquit cette haute raison, cette mesure, cette
limpide clarté qui lui Ont valu l’empire pacifique de l’Europe.
François I", qu’on a appelé le Père des lettres, ne créa
point le mouvement qui de lui-même se produisait, mais il y
aida. La vieille Université de Paris, avec sa Faculté de théo-
logie, la Sorbonne, ne pouvait changer d’esprit et de méthode.
Sur le modèle des académies d’Italie, et par le conseil du sa-
vant Budé, le roi fonda, en 1530, un établissement tout laïque,
le Collège des trois langues ou Collège de France. L’hébreu, le
grec, le latin, la médecine, les mathématiques, la philosophie,
tout ce qui était nouveau, ou qui se frayait des voies nouvel-
les, y fut enseigné gratuitement. L’hébraïsant Vatable, l’hel-
léniste ûanès, le mathématicien et l’orientaliste Postel, le
savant Turnèbe et le disert Lambin, virent accourir à leurs
doctes leçons ces élèves à qui l’Université mesurait si parci-
monieusement la science. François I" ne créa pas Vlmprime-
rie royale, qui ne date que de Louis XIII, en 1640, mais il
fît graver et fondre, d’nprès les belles formes des types véni-
tiens d’Alde Manuce, les caractères de Garamond,qui par son
ordre les confiait aux imprimeurs les plus distingués, dits
imprimeurs royaux, aux Estienne par exemple, pour servir
aux belles éditions publiées par ces établissements particu-
liers. II acheta des manuscrits d’auteurs anciens en Italie, en
Grèce, en Asie, pour accroître la richesse naissante de la Bi-
bliothèque royale, et en fit éditer un grand nombre.
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160
CHAPITRE XII.
L’érudition française commença alors les grands travaux qui
la mirent durant trois siècles à la tête de la science européenne.
Avec Cujas, P. Pithou, Denis Godefroy, Doneau, Dumoulin,
la jurisprudence brilla d’un éclat qui ne fut égalé nulle part
ailleurs, et qui n’a pas encore été éclipsé. Dans les lettres sa-
vantes, Danès, Postel, le grand cicéronien Dolet, brûlé vif à
trente-six ans, le premier helléniste de l’Europe, Budé, Le-
febvre d’Êtaples, les Estienne, dynastie d’imprimeurs plus
doctes que les meilleurs érudits du temps, publièrent une foule
de savants livres qui révélèrent la double antiquité, sacrée et
profane, d’où notre civilisation est sortie.
Dans les lettres proprement dites, on peut distinguer pour
ce siècle comme quatre groupes d’écrivains : au commence-
ment, Marot et son élégant badinage, Rabelais avec sa verve
avinée et audacieuse ; à la fin, Mathurin Régnier, le satirique,
tous trois héritiers du vieux genre gaulois ; au milieu Ronsard
et la pléiade des poètes, « dont la muse en français parla grec
et latin. » A côté de ceux-ci , durant les guerres de religion,
Amyot et Montaigne, fervents adorateurs de l’antiquité, mais
qui ne lui sacrifient point, comme l’école de Ronsard, la lan-
gue nationale; enfin entre le seizième siècle qui finit et le
dix-septième qui commence, Malherbe, le poète de Henri IV,
qui régularise, comme son maître, le mouvement désordonné
de l’âge précédent et prépare la calme grandeur de celui qui
va suivre. En somme, deux livres qui sont restés et que les
plus délicats lisent’ encore : les Essais et Gargantua; sans
compter bien des pages d’Amyot, des pièces de Malherbe, des
vers de Mathurin Régnier, et toute la Satire Ménippée. Calvin
et d’Aubigné ont une place à part, celui-ci pour ses Mémoires
et ses Tragiques ; celui-là pour son Institution chrétienne.
L’Allemagne ne parlait pas encore sa langue. Du moins
c’est en latin que ses hommes de savoir, même d’esprit, comme
Ulric Von Hutten, écrivaient. Le plus illustre était alors
Érasme, de Rotterdam (1467-1536). Il eutcelade particulier,
qu’au milieu de cette effervescence du seizième siècle, qui
trempait si fortement les caractères, il fut un homme froid,
railleur, qui un siècle plus tard eût été sceptique, s’il ne
l’était déjà, et qui ne sacrifiait rien aux idées auxquelles alors
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 161
on sacrifiait tout. Enfant de chœur à neuf ans, chanoine à dix-
sept, et plus tard se faisant relever de ses vœux ; élève du col-
lège de Montaigu, à Paris, où il fut obligé, pour vivre, de
donner des leçons k un gentilhomme anglais, puis attiré en
Angleterre par ce seigneur, bientôt à Bologne, où il reçut le
bonnetde docteur en théologie, àVenise chezAldeManuce,puis
de nouveau en Angleterre chez le chancelier Thomas Morus ;
recherché par les souverains, Henri YIII, Léon X, Adrien VI,
François I", qui lui fit offrir, mais en vain, par le savant
Budé, la direction du Collège de France récemment créé ; et,
au milieu de cette cour de monarques, conservant ime indé-
pendance très-habilement calculée pour n'alarmer personne,
tel fut Erasme. « Les gens de lettres, disait-il, sont comme
les tapisseries de Flandre à grands personnages qui ne font
leur effet que vus de loin. » Pour cette sorte de royauté de
l’esprit et du bel esprit, on l’a appelé le Voltaire de son temps.
Nul écrivain n’a exercé, en effet, à cette époque, un empire
plus étendu. Ses épigrammes contre l’ignorance, le libertinage
et la gloutonnerie des moines, ses attaques contre les indul-
gences ‘ semblaient le désigner aux réformés comme un des '
leurs. Mais il était trop prudent pour s’engager dans une lutte
aussi ardente. « Luther, dit-il,nous a donné^me doctrine sa-
lutaire et de très-bons conseils; je voudrais qu’il n’en eût pas
détruit l’effet par des fautes impardonnables. Mais, quand il
n’y aurait rien à reprendre dans ses écrits, je ne me suis ja-
mais senti disposé à mourir pour la vérité. Tous les hommes
n’ont pas reçu le courage nécessaire pour être martyrs ; et si
j’eusse été mis à l’épreuve, je crains bien que je n’eusse fait
comme saint Pierre. » Il resta donc en dehors des partis « et
des vérités séditieuses, » tout entier à ses chers auteurs, amou-
reux du beau latin, du pur langage. « Érasme, s’écriait Lu-
ther, est Érasme et n’est point autre chose. » Ses principaux
ouvrages sont V Eloge de la folie, ses Adages et ses Colloquia,
i . a Que pensez vous de ceux , dit-il dans ses Colloquia, qui avec des indul-
gences endorment les consciences et mesurent montre en main la durée du
purgatoire dont ils calculent les siècles, les années, les jours et les heures.
Il n’y a pas un marchand, un soldat, un juge qui ne croie, moyennant un
écu, racheter tous les voit de sa vie. »
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162
CHAPITRE Xn.
dialogues satiriques dans le genre de Lucien^ oü le clergé et
les moines ont singulièrement à pâlir. Mais il a eu sur l’oi^a-
nisation des études une influence dominante. C’est lui qui a
fait triompher le système actuel de prononciation pour le grec
ancien, et qui a banni de l’enseignement les formes lourdes
et barbares de la scolastique. 11 s’attaquait aux imu veaux pé>
dants comme aux anciens : dans son CiceroniamUy il tourne en
dérision ces puristes si scrupuleux pour le mot et qui ne le
sont jamais pour la pensée. 11 avait donné en 1516 la pre>
mière édition grecque du Nouveau Testament.
Les Pays-Bas revendiquaient un autre personnage, l’Espa-
gnol Yivès, qui professa à Louvain et à Bruges, et qu’on pla-
çait à côté de Budé et d’Érasme.
En Allemagne, la littérature du moyen âge continuait avec
les écoles de Meistersànger, qui foisonnaient encore dans la
Souabe et la Franconie. A Nuremberg, en 1558, il n’y avait
pas moins de deux cent cinquante mmtres chanteurs, qui se
réunissaient dans le chœur même de la cathédrale, à l’issuo
du service divin. Le plus célèbre était le cordonnier Hans
Sachs, qui écrivit 10 840 pièces de vers. Le Narrenschiff oulat.
Barque des fous du Strasbourgeois Sébastien Brandt, et la
continuation pa^ un de ses compatriotes, Thomas Mumer,
eurent im immense et durable succès, qui toutefois n’a pu
dépasser le seixième siècle. Malgré la fécondité d’Hans Sachs,
cette littérature populaire se mourait. Le culte, au contraire,
des lettres savantes s’étendait rapidement, et la Renaissance
compta tm grand nombre de cicéroniens allenumds:Heuchlin,
le maître de Melanchthon, qui introduisit en ce pays l’étude
de l’hébreu, et fut le maître de Melanchthon; Hégius celxii
d’Érasme; Geltès, Béatus Rhenanus,Dalberg, qui fonda â Hei-
delberg la première académie allemande et une bibliothèque
demeurée jusqu’à la guerre de trente ans, la plus belle de l’Éu-
rope; Hutten, l’auteur des Litteræ obscurorum vironm^ et le
poète lauréat de l’empereur Maximilien ; une foule d’autres
enfin qui, sans doute, auraient fait entrer l’Allemagne à plei-
nes voiles dans le courant nouveau de la civilisation moderne,
si un d’eux, Luther, n’avait déchaîné sur son pays les tempê-
tes théologiques qui arrêtèrent soudain l’élan des ^prits et
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 163
amenèrent ce que les historiens ont appelé le siècle de fer de
la littérature allemande.
renalMMAce ti«a arta.
Inférieure, et de beaucoup , aux anciens dans les lettres,
l’Italie du seizième siècle les égala ou les surpassa dans les
arts. L’architecture ogivale n’avait plus la sévère grandeur
qu’on admire dans les monuments du treizième siècle. Au
quinzième régnait le gothique flamboyant , les lignes archi-
tecturales se tordaient en mille replis. C’était éblouissant ; ce
u’était ni simple ni grand. En France, on faisait eflbrt pour
rejeter l’ancien style ; on le dénaturait ; on n’en avait pas
trouvé un autre. Lltalie , où l’architecture ogivale n’arriva
jamais à la perfection qu’elle atteignit au delà des monts, de-
manda de bonne heure des inspirations architectoniques à
l’antiquité ; dès la fin du quatorzième siècle, on y fit des
Umpks chrétiens pour lesquels on s’efforça de prendre aux
Grecs l’exquise pureté de leurs lignes et aux artistes du moyen
âge l’expression religieuse qu’ils avaient si bien trouvée.
Le Florentin Bnmelleschi * fut le vrai créateur de cette ar-
chitecture nouvelle. Il tira de l’oubli les anciens ordres grecs,
à l’ogive substitua l’arcade, et aux lignes tourmentées du go-
thique fleuri la ligne droite des temples grecs ou la courbe
élégante du dôme romain. Sa coupole de la cathédrale de
Florence précède d’un siècle celle de Michel-Ange à Saint-
Pierre de Rome et est aussi grande. Ses élèves conservèrent au
nouveau système, en face de l’ornementation recherchée des
artistes vénitiens, la sobriété sévère que Bnmelleschi lui avait
donnée. Mais ü était réservé à Bramante, oncle de Rapahël,
de porter au dernier degré de perfection l’architecture de la
Renaissance *. Le palais de la chancellerie et la cour du Yati-
4. Né en '1376, mort en 1444. On lui doit le palais Pitli, à Florence et le
dôme de Santa Maria del Fiore, dont le diamètre intérieur a 434 pieds, un
pied de plus que le dème de SainUPierre ; ceux du Panthéon et des Invalides
à Paris n’en ont l’un que 62, l'autre que 76. Jacques Barozzio, né é Vignole,
dans le Uodenais, et André Palladio, qui appartiennent an seizième siècle ,
sont plus fameux par leurs écrits théoriques que par leurs ouvrages.
2, Né à Castel-Durante, dans l’État d’Urbin, mort en 1614.
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164
CHAPITRE XII.
can sont des modèles. C’est Bramante que le pape Jules II
chargea de dessiner le plan de Saint-Pierre de Rome. Arrêté
par la mort, il eut pour successeur Michel- Ange, qui lui
emprunta l’idée de la célèbre coupole.
Dès le treizième siècle, Nicolas et André de Pise avaient
secoué le joug de l’art conventionnel, de la tradition byzan-
tine, et créé la sculpture italienne (chaires de Pise et de
Sienne, tombeau de saint Dominique à Bologne). Laurent
Ghiberti, au quinzième (1378-1455), se mit au premier rang,
par ses deux portes du baptistère de Florence, « dignes d’être
placées à l’entrée du paradis, » disait Michel-Ange. A côté
de ce grand artiste, Donatello (1383-1466), moins élevé de
style, plus énergique d’expression, fonda l’école florentine de
sculpture dont André Verocchio (1432-1488) et Alexandre
Léopardi furent les illustres représentants, et qui a pour prin-
cipal caractère l'imitation exacte et savante du modèle, le na-
turalisme, comme on l’a appelé. Le chef-d’œuvre de Dona-
tello était une statue de saint Marc, d’une telle vérité, qu’après
l’avoir contemplée longtemps, Michel-Ange s’écria : « Marco
perche non miparli? » Leur contemporain, Lucia délia Rob-
bia, dont presque tous les ouvrages sont faits d’une terre cuite
vernissée qui ressemble à de la faïence , conserva la naïveté
de la sculpture du moyen âge, mais en lui donnant une pu-
reté de style presque antique.
La sculpture d’ornement, enchaînée à la tradition avant la
Renaissance, devint, avec les Lombardi et Benvenuto Gellini *,
le fameux ciseleur, un art admirable, en même temps qu’une
industrie florissante.
La supériorité des Italiens sur les Grecs dans la sculpture
et dans l’architecture est fort contestable ; elle ne l’est pas
dans la peinture. Dès le treizième siècle, Giotto (1276-1336),
ami de Dante et élève de Gimabué, le dernier des peintres
4. Benvennlo Cellini, né à Florence en 1600, mort en 1570, orférre et
sculpteur, qui travailla beaucoup pour François I*'. Il a laissé de curieux
Mémoires dans lesquels il se vante d’avoir tiré le coup d’arquebuse qui tua le
connétable de Bourbon à l’assaut de Rome. Le musée du Louvre possède de
lui \a Nymphe de Fontainehleau, bas-relief en bronze, dans la salle des Caria-
tides.
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 165
de l’école byzantine, créa un système nouveau. Plus de vérité
dans l’expression et dans les draperies, plus de correction et
d’exactitude dans le dessin , un commencement de modelé, la
passion et la grandeur unies dans la composition à la grâce,
telles sont les qualités qui firent de Giotto pendant un siècle
le plus grand peintre de l’Ilalie.*
La peinture giottesque domina jusqu’aux premières années
du quinzième siècle. A cette époque, deux importantes modi-
fications dans les procédés matériels amenèrent dans la pra-
tique même de l’art une véritable révolution. D’une part, on
appliqua les principes de la perspective linéaire enseignée
par Ucello (mort en 1472) qu’aidait le mathématicien Manetti;
d’un autre côté, les frères van Eyck de Bruges (1370-1450)
perfectionnèrent à un tel point les procédés de la peinture à
l’huile, que la peinture à la détrempe fut abandonnée, et que
l’on ne conserva la fresque que pour décorer les murailles
des grands monuments.
Lltalie compta alors trois grandes écoles : l’école natura-
liste de Florence, fondée par Masaccio (1402-1443), qui
cessa enfin d’observer les caractères typiques , le formalisme
byzantin, que Giotto conservait encore ; l’école ombrienne,
religieuse et spiritualiste, qui eut à sa tête le Pérugin ; enfin
l’école coloriste de Venise, dont le chef fut Giovanni Bellini.
C’est k ce moment, quand l’étude de la nature et la science
du dessin avaient déjà fait de grands progrès , mais lorsqu’il
restait à donner au dessin la grâce, à la couleur l’harmonie,
et surtout à la vérité des formes le beau idéal, que parurent
six hommes d’un génie extraordinaire , les plus grands pein-
tres de l’Italie et de tous les temps, Léonard de Vinci, Michel-
Ange, le Corrége, Giorgione, le Titien et le divin Raphaël.
Si la puissance créatrice de la Renaissance et du seizième
siècle fut quelque part, c’est en Michel-Ange Buonarotti. Il
naquit en 1474, près d’Arezzo, d’une illustre famille patri-
cienne, et montra dès le jeune âge pour le dessin une voca-
tion tellement forte, qu’elle triompha des préjugés nobiliaires
de sa famille. Les hommes de ce temps embrassaient tout. Il
fut un sculpteur incomparable, un grand architecte, quoique
fougueux et incorrect, un peintre de premier ordre et un in-
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CHAPITRE XII.
génieur éminent : chargé de fortifier Florence assiégée, il la
défendit un an. 11 fut très-versé dans l’anatomie , et de sa
main d’artiste, disséquant des cadavres, il acquit de la struc-
ture interne du corps humain, du jeu des muscles, cette con-
naissance profonde qui lui a permis de donner tant de relie!
à ses représentations de la forme humaine, et de replacer le
beau dans le vrai, par l’alliance de l’art et de la science. La
nature, si oubliée des artistes du moyen âge, reprit son em-
pire. La puissante originalité de Michel-Ange vient de ce
qu’il se mettait en face d’elle. H sut, quand il voulut, contre-
faire l’antique à s’y méprendre, mais ne s’en laissa pas domi-
ner. C’est le Corneille de la sculpture par le caractère excessif
de force et de grandeur qu’il donnait aux œuvres travaillées
par ses mains.
H eut pour maître Dominique Ghirlandajo , de Florence,
dont il dépassa bientôt la peinture froide, maigre, scolastique,
si j’ose dire. Protégé d’abord parles Médicis, il perdit cet
appui lorsqu’une révolution les chassa de Florence. C’est alors
qu’il vint à Rome, où Jules II le chargea de construire son
mausolée. Il traça un plan colossal dont quelques figures seu-
lement furent exécutées : l’une d’elles est son Moïse assis et
tenant la table de la loi. Austère dans ses mœurs, sobre à
l’extrême, stoïcien de caractère, la plupart du temps seul en
présence de la nature vivante ou morte et de ces méditations
puissantes, il quitta Rome par fierté, parce qu’un jour la
porte du pontife lui fut fermée, et résista longtemps aux
prières et aux menaces. Il revint pourtant, et fit de Jules II,
conquérant de Bologne, cette statue qui semblait plutôt châ-
tier que bénir la ville. Le soin de décorer de fresques la
voûte de la chapelle Sixüne lui fut alors confié : c’était un
piège de ses ennemis, surtout de Bramante, qui, jaloux, s’ef-
forçait de lui opposer Raphaël, déjà célèbre. Michel-Ange
ignorait la fresque ; il fit venir des peintres en ce genre ; puis,
mécontent de leur ouvrage, le détruisit , s’enferma dans la
chapelle Sixtine, dont il portait sur lui les clefs, et exécuta
tout seul, en vingt mois, ces prodigieuses figures de prophètes
et de sibylles, qui furent une révélation du grandiose dans
l’art. Léon X, Clément VII, Paul III , le protégèrent tour à
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RÉVOLUTION DÀNS LES LETTRES, ETC.
tour. Ses œuvres principales dant cette période furent le mau-
solée de Jules H, tel qu’on le voit aujourd’hui dans l’église ’
de Saint-Pierre aux Liens : les tombeaux de Laurent et de
Julien de Médicis, à Florence, où figurait la Nuit, si célèbre
sous la figure d’une femme endormie ; la grande fresque du
Jugement dernier, où revit le génie de Dante, si digne d’in-
spirer Michel- Ange ; enfin , cette immortelle basilique de
Saint-Pierre qu’il acheva en se servant des plans du Bra-
mante, mais tellement modifiés, qu’elle est demeurée un de
ses plus grands titres de gloire. Ce fut aussi un de ses der-
niers ouvrages. Il mourut à quatre-vingt-dix ans, en 1564,
comme un patriarche de l’art moderne. Notre musée de sculp-
ture a de lui Deux Captifs, mais son grand tableau, la Résur-
rection de Lazare, est à Londres.
Michel- Ange fut poète aussi et grand poète, comme s’il
n’eût voulu laisser nulle partie de l’art où l’on ne retrouvât sa
trace. Il fit beaucoup de sonnets, quelques-uns magnifiques.
Strozzi avait écrit au-dessous de sa belle statue de la Nuit :
Œ La nuit que tu vois dormir en si douce attitude a été sculp-
tée par un ange dans cette pierre. Bien qu’elle dorme, elle
vit. Eu doutes-tu? Éveille-la, elle parlera. » C’était après les
grands désastres de l’Italie ; l’âme patriotique de Michel-
Ange était pleine de ces douloureux souvenirs. Il répondit à
Strozzi, au nom de la Nuit : « Il me plaît de dormir; il me
plairait davantage d’être de pierre, tant que dureront les
jours de malheur et de honte. Ne pas voir, ne pas sentir,
m’est grand avantage. C’est pourquoi ne m’éveille pas. De
grâce, parle bas. »
Léonard de Vinci naquit en 1452 au château de Vinci près
de Florence. Son goût particulier pour la peinture, sans lui
faire négliger les autres branches de connaissances, décida sa
famille à le placer dans l’atelier d’André Vérocchio. Protégé
par Ludovic Sforza, il le fut aussi, plus tard par Louis XII
devenu maître de l^lan, par Léon X, et enfin par Fran-
çois I*', qui l’attira (1515) en France , et le logea au palais
de Clou, à Amboise , où il mourut. Par la date , il précède
donc Michel-Ange, et celui-ci débutait, que déjà Léonard
était illustre. Son influence n’eut pas assurément une por-
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168 CHAPITRE XII.
tée aussi grande; il ne fit pas, comme le peintre de la^
chapelle Sixtine , une révolution dans l’esprit de l’art : mais
il pratiquait et recommandait comme lui l’observ'ation de
la nature. Un jour qu’il avait à peindre une scène joyeuse,
il invita ses amis à un repas, et, par de plaisantes histoires,
les fit rire à gorge déployée, recueillant à leur insu tous les
traits de son tableau. La pratique de la peinture lui doit beau-
coup. Un jour Léon X le trouva occupé à inventer un nou-
veau genre de vernis. Il porta à un haut degré l’art de la
composition, la science du clair-obscur, celle de la couleur,
et écrivit un traité de la peinture que tous les grands peintres
ont médité. Son chef-d’œuvre, la Sainte Cène {il Cenacolo),
au couvent de Sainte-Marie des Grâces , à Milan, est mal-
heureusement complètement dégradé. La couleur de sa Jo-
conde, au musée du Louvre, a été aussi fort maltraitée par
le temps. Nous avons de lui un Saint Jean-Baptiste, une
Sainte Famille, qui ne vaut peut-être pas celle du même
peintre, qui se trouve à Madrid, et le portrait de la Belle
Ferronnière, qui est contesté. Ses Vierges sont encore éloi-
gnées de celles de Raphaël ; mais , malgré la maigreur de son
dessin et la fausseté de certains tons plombés, il a la gloire
d’avoir précédé le Sanzio dans la beauté , Müchel-Ange dans
la force, et le Gorrége dans la grâce.
La peinture n’occupa que la plus petite partie du temps de
Léonard ; il a laissé d’admirables chevaux en relief, un beau
modèle de Jésus-Christ dans sa jeunesse, et entreprit la co-
lossale statue équestre de Sforza, qui ne fut jamais achevée ;
comme ingénieur, il joignit le canal de Marsetana à celui du
Tessin par des travaux remarquables , et fortifia les places du
Milanais ; enfin, il fit de la mécanique avec succès. Un jour,
h Milan, Louis XII s’étonna de voir un lion automate qui
vint au-devant de lui, se dressa sur ses pattes, et s’ouvrit la
poitrine pour laisser voir l’écusson de France. C’était l’œuvre
de Léonardo.
Antonio Allegri, appelé le Corrége, parce qu’il était né à
Correggio, dans leModénais, en 1494, dut à Raphaël la révé-
lation de son génie. « Et moi aussi je suis peintre, » s’écria-t-il
en face d’un tableau du divin Sanzio, Ancii’ io son pittore. Il
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 169
passa la plus grande partie de sa vie (40 ans), à Parme, où il
décora la coupole de la cathédrale de fresques magnifiques.
Ses tableaux, le Sommet/ d’.4ntiopc, du musée du Louvre,
et le Saint Jérôme de Prague, sont peut-être supérieurs par
l’éclat de la lumière et la perfection de l’effet, mais son style
suave et gracieux conduisit à l’afféterie ceux qui marchèrent
sur ses traces, sans avoir son génie. Le musée du Louvre
possède aussi de lui un Mariage de sainte Catherine.
Giorgione Barbarelli (1448-1511) et Tiziano Vecellio, dit
le Titien (1477-1576), tous deux élèves de Giovanni Bellini
(1426-1516), appartiennent à l’école vénitienne. Tour à tour
austères, charmants, héroïques ou simples, ils furent toujours
et en tout les princes de la couleur, Giorgione avec plus d’ori-
ginalité peut-être et plus d’imprévu que le Titien. Beaucoup
des fresques du Giorgione ont péri. Notre musée a de lui une
Sainte Famille et un Concert champêtre. Le Titien, qui, poussa
sa carrière jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans, presque sans fai-
blir, fut le peintre de Gharles-Quint. Ses portraits occupent le
premier rang parmi ses ouvrages, et peut-être n’ont-ils jamais
été surpassés. Nous possédons dix-huit de ses tableaux, le
Christ mis an tombeau, les Pèlerins d'Emmaüs, le Couronne-
ment d’épines, la Vénus du Pardo, un portrait de François I",
et celui d’une femme, peinture d’une merveilleuse beauté.
Raphaël Sanzio naquit à Urbin, en 1483, d’une famille de
peintres. Il mania le pinceau dès le jeune âge, et eut pour
maître le Pérugin, qu’il imita d’abord docilement, qu’il égala,
qu’il dépassa enfin. Sa croissance artistique n’eut pas la fou-
gue et la soudaineté de celle de Michel-Ange. Trois époques
et trois manières différentes se marquent sensiblement dans
ses œuvres. Il vint à Florence en 1503, vécut alternativement
dans cette ville et à Pérouse, et ne se fixa à Rome qu’en 1 508,
appelé par Bramante, son parent. Sa Vierge Belle Jardinière,
avec d’autres œuvres, l’avait déjà illustré. Jules II le chargea
de décorer les salles du Vatican ; il y peignit ces magnifiques
tableaux, dont nous avons plusieurs copies : la Dispute du
saint sacrement onia. Théologie, V École d'Athènes ou la Phi-
losophie, le Parnasse ou la Poésie, la Jurisprudence et la Jus-
tice, ou Grégoire IX donnant les Décrétales, et Justinien les
TEMPS MODERNES. 10
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170
CHAPITRE XII.
Pandectes. Une grandeur plus calme et plus douce que celle
de Michel-Ange indiqua une période nouvelle de la peinture.
Tout ce qu’on peut imaginer de pureté de lignes et de com-
position harmonieuse, d’innocence virginale et de maternité
chaste, respire dans ses Vierges et ses Saintes Familles, que
l’œil ne peut se lasser de contempler. Notre musée possède
de lui une Sainte Famille et un Saint Michel terrassant le dé-
mon. Rome admire de plus, dans les loges du Vatican, ce
qu’on appelle sa Bible, 52 sujets de l’Ancien Testament, exé-
cutés par ses élèves sur ses dessins : dans les stanze (cham-
bres), les quatre magnifiques compositions citées plus haut,
et la Délivrance de saint Pierre; dans la Pinacothèque, la
Transfiguration , qui est peut-être son chef-d’œuvre, et la
Madonna di Foligno ou Vierge au donataire; dans la salle dite
de Constantin, la Vision céleste de cet empereur, sa Victoire
sur Maxence, son Baptême et la Donation faite par lui de
Rome au pape; dans les fresques de laFarnesine (villa Ghigi),
le gracieux poème de Psyché en douze tableaux ; à S. Agos-
tino, le prophète Isaie, et à S. M. délia Pace, les Sibylles.
Raphaël fut aussi grand architecte; en 1514, succédant à
Bramante, il construisit cette cour du Vatican dont il décora
les loges. Chargé un instant de diriger la construction de
Saint-Pierre, il traça un plan plus beau, assure-t-on, que ce
qui a été fait. Certes, il est oiseux de disputer de la supério-
rité de Michel-Ange ou de Raphaël. Pourtant le second n’a
plus, ni dans ses œuvres ni dans son caractère, cette grandeur
un peu farouche mais si fière du premier. Raphaël vécut tou-
jours en faveur, riche, menant un train de prince, aspirant
même au cardinalat, enfin comblé des dons de François I",
qui lui acheta à haut prix son grand Saint Michel. Il savait
même l’art, qui tient du courtisan, de tourner ses tableaux
historiques en flatteries pour les puissants de son époque, par
un anachronisme qui donnait les traits de François I*' à
Charlemagne, comme il donna ceux de Jules II au grand prê-
tre Onias dans le tableau d’Héliodore chassé du temple, double
allusion, car cet Héliodore c’était l’image des barbares que le
fougueux pontife avait voulu chasser d’Italie. U mourut jeune,
en 1520; il avait à peine trente-sept ans.
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 171
«Léonard, par l’exécution et le caractère, Michel-Ange
par l’invention et la science de la forme, Gorrége, par la ma-
gie de l’effet, Giorgione, et Titien, par la puissance de la cou-
leur avaient atteint un degré de perfection qui ne pouvait
guère être surpassé et qui ne le fut pas ; Raphaël résuma tou-
tes ces qualités, non pas au même degré de perfection, mais
dans tme mesure qui a fait de lui le premier des peintres, le
peintre imique. Il posséda le charme ineffable de la grâce,
ainsi que l’entendirent les Grecs, et il l’imprima à toutes ses
oeuvres, de telle sorte que ce fut pour ainsi dire sa si-
gnature »
Mais pourquoi ces grands honunes n’ont-ils pas eu de suc-
cesseurs; pourquoi cette floraison splendide de l’art italien
s’est-elle sitôt fanée? Est-ce, comme le dit une vaine rhétori-
que, parce que tout ici-has n’est qu’heur et malheur, les té-
nèbres après la lumière, la mort après la vie ? Il y a des éco-
les, comme celle de France, qui, une fois constituées, ont eu
des intermittences, mais ont toujours vécu, tandis que celle
d’Italie est restée trois siècles au tombeau. C’est que l’art ita-
lien manquait de la force morale qui fait vivre ; il aimait le
beau et n’aimait que cela. Ce n’est point assez. La patrie, la
liberté, les sentiments et les idées qui font porter haut la tête
et le cœur, on ne les connaissait plus. Le noble Michel-Ange
excepté, tous disaient comme Gellini : « Je sers qui me paye.»
Ge mal devenait général : les écrivains tendaient la main
comme les artistes. Paul Jove avait deux plumes, ime d’or
pour les louanges bien payées, une d’argent pour celles qui
l’étaient moins.
Pour les arts, Tltalie est au seizième siècle la grande insti- ‘
tutrice des nations. La France entrait d’elle-même dans la voie
nouvelle, et, sous Louis XII, élevait déjà de gracieux monu-
ments à Rouen (le palais de justice), à Gaillon (le château), à
Paris (l’hôtel de la Tremoille) , etc ; mais il est vrai de dire
que l’Italie de Raphaël et de Michel- Ange avait beaucoup à
nous apprendre. François I" lui emprunta à la fois des maîtres
4. Saint-Albin, de la Peinture en Italie. Jules Pippi, ou Jules Romain, est
le plus fameux des élèves de RaphaéL
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172
CHAPITRE Xll.
et des modèles. U acheta plus de cent statues, acquit de Léo-
nard de Vinci la Joconde; de Raphaël le Saint Michel et la
Sainte Famille. Il attira par ses %ards autant que par ses fa-
veurs les artistes les plus distingués de l’Italie, le vieux Léo-
nard de Vinci, le Rosso, le Primatice, André del Sartho,
Benvenuto Gellini, pour lui bâtir des châteaux ou décorer ses
palais de Fontainebleau, de Saint-Germain, de Madrid, de
Chambord, de Chenonceaux. A l’exemple du roi, les grands
remplacèrent leurs sombres demeures féodales par d’élégan-
tes constructions. Ainsi Montmorency bâtissait Écouen et
Chantilly, Duprat sa fastueuse habitation de Nantouillet, Sam-
blançay le château du même nom, près de Tours.
Plusieurs de ces édifices, notamment Chambord, furent
construits par des artistes français. Le génie de nos archi-
tectes et de nos sculpteurs grandit au contact de l’art italien,
et ce siècle ne compte pas moins de cinq hommes de premier
ordre, architectes, sculpteurs ou peintres. Pierre Lescot, de
Paris, donna en 1541 le plan du Louvre et construisit une
partie de la façade où se trouve le pavillon de l’Horloge. Phi-
libert Delorme, né à Lyon, commença le château des Tuile-
ries par ordre de la reine Catherine de Médicis, et dessina le
plan du tombeau de François I^à Saint-Denis. Les bas-reliefs
sont l’œuvre d’un Français dont le nom est resté inconnu,
mais qui a eu pour élève Jean Goujon, le Phidias français et
le Corrége de la sculpture. Jean Goujon sut réunir la science
de l’anatomie à la sûreté et au fini du ciseau, la force à la
grâce. Les morceaux les plus remarquables qui nous restent
de lui sont ses cariatides de la salle des Gardes au Louvre,
les délicieuses figures de la fontaine des Innocents, et un
groupe de la Diane chasseresse.
Germain Pilon, du Mans, se distingua par une extraordi-
naire facilité. On lui doit les sculptures du mausolée de Henri II,
les tombeaux du chancelier Birague, de Guillaume du Bellay
et surtout le groupe des trois Grâces^ taillé dans im seul bloc
de marbre.
Jean Cousin, né à Soucy, près de Sens, en 1401, fut à la
fois sculpteur et peintre. Sa statue de l’amiral Chabot le place
à côté de Germain Pilon j mais ü fut au seizième siècle sans
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 173
rival en ï'rance pour les vitraux et la peinture à l’huile. Tou-
tefois notre école de peinture ne commence qu’au siècle sui-
vant avec Lesueur et Poussin.
L’Allemagne, au contraire de nous, possédait des peintres
et n’avait pas de sculpteurs. Albert Durer et Holbeïn sont
encore aujourd’hui fameux, mais n’eurent pas le successeur.
La réforme fut aussi fatale à l’art de l’Allemagne qu’à sa lit-
térature.
L’Espagne et l’Angleterre, encore moins bien partagées,
n’eurent au seizième siècle ni artistes, ni monuments. L’école
hollandaise n’existait pas : elle date du siècle suivant; celle de
Flandre, fondée depuis longtemps et illustrée parVanEyck, et
Hemmelinck, attendait en sommeillant la venue de Rubens.
Vers le milieu du quinzième siècle, le Florentin Finiguerra,
fort connu déjà par son habileté à nieller parvint à tirer de
belles épreuves des dessins qu’il avait gravés sur cuivre. De
sorte qu’au même moment où Gutenberg trouvait le moyen
de multiplier à l’infini les ouvrages des savants et des grands
écrivains, Finiguerra donnait celui de populariser par tout le
monde civilisé l’image au moins des chefs-d’œuvre des artis-
tes immortels *. La gravure à l’eau forte fut inventée peu de
temps après, et deux grands artistes, l’Allemand Albert Dü-
rer (1471-1528) et le Bolonais Marc- Antoine Raimondi
(1488-1546), portèrent aussitôt cet art à un grand degré de
perfection. Leurs gravures sont encore recherchées aujour-
d’hui. Albert Dürer, qui était aussrun grand peintre, les
composait lui-même. Marc-Antoine a reproduit les chefs-
d’œuvre de Raphaël *.
4. On appelle nielles les ornements faits avec un métal fondu ou en émail,
qu’on a coulé dans les dessins tracés en creux ou sur un autre métal. Le
moyen âge avait connu et fort bien pratiqué cet art qui devait conduire à la
gravure, mais qui n’y conduisit qu’au couimencemeut des temps modernes.
2. La plus ancienne gravure sur bois que l’on possède encore, le Saint-
Christofihe, est de 1423, et la plus ancienne sur mêlai, la Flagellation, de 1446,
sont cependant toutes deux allemandes. Les premières estWipes de Finiguerra
sont sans date.
3. La plus ancienne gravure à l’eau-forte qui soit connue est celle de
W’enceslas d’OImütz au Britisli Muséum; elle porte la date de i496 et est, par
conséquent, de dix- neuf ans antérieure i la plus ancienne d’Âlbert Dürer, qui
porte la date de i&is.
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174
CHAPITRE XII.
Le moyen âge n’avait eu que des instruments fort impar-
faits, le rebec, le monocorde, le clavicorde, l’épinette, qui
offraient bien peu de ressources aux compositeurs. Mais au
seizième siècle, le rebec des ménestrels devint, par l’addition
d’une quatrième corde et par quelques changements de forme,
le violon, c’est-à-dire l’instrument le plus important de l’or-
chestre. Il semble que ce soit en France que cette innovation
ait eu lieu. Le clavecin, qui est pour le compositeur un or-
chestre tout entier, prit, vers 1 500, une grande importance,
quand un simple menuisier d’Anvers, Hans Buckers, porta
l’étendue du clavier à quatre octaves et doubla les cordes de
chaque note pour obtenir des effets plus variés et ime sono-
rité plus grande. Les instruments ne faisant plus défaut, les
compositeurs parurent et les écoles se fondèrent. En 1527,
un autre Flamand, Adrien Willaert, maître de chapelle à
Saint -Marc de Venise, fonda la première école véritîible de
musique. Au lieu de simples motets, on composa dès lors des
messes et des psaumes à plusieurs chœurs, chacun de quatre
parties. La musique dramatique ne prit naissance qu’à la fin
du siècle, le premier opéra régulier ou drame lyrique la Mort
d'Eurydice, tragédie avec couplets et chœurs, ayant été re-
présentée à Florence à l’occasion du mariage de Henri IV
avec Marie de Médicis ; mais la musique religieuse atteignait
déjà à sa plus grande hauteur avec Palestrina (1529-1594),
qui s’attacha à donner à ses mélodies un caractère en rapport
avec le sens des paroles qu’elles accompagnaient. L’Eglise ré-
pète encore ses accents inspirés, son Slahat et son Miserere.
Dès lors le goût musical s’étendit. Henri VIII, Élisabeth,
Charles IX prétendront au titre de bons musiciens.
litt renai««ance de« «cleuces.
La science hésitait encore entre les rêveries du moyen âge
et la raison sévère qui la guide aujourd’hui. Ainsi le mathé-
maticien Cardan (né à Pavie, 1501-1570), croyait à l’astrolo-
gie et surtout voulait y faire croire les autres ; Paracelse, d’Ein-
siedeln en Suisse (1493-1541), était médecin et thaumaturge,
Cornélius Agrippa, ingénieur, général, théologien, fut quinze
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 175
OU vingt fois condamné à mort comme sectateur des sciences
occultes. Que de gens tiennent au moyen âge ! que de gens,
même parmi les esprits les plus fermes, comme Ambroise
Paré et Jean Bodin, continuaient de croire au diable, aux in-
cubes, aux sorcières. Celles-ci pullulaient depuis que l’inqui-
sition les envoyait au bûcher, et il y eut, durant un siècle et
demi, ime de ces épidémies morales qui, de nos jours heureu-
sement, ne durent que quelques mois. Des milliers de fous
qu’il eût fallu traiter par l’ellébore, comme disait Alciat, pé-
rirent dans les flammes. En quelques années on fit 6500 pro-
cès de sorcellerie dans l’électorat de Trêves, 30 000 en Angle-
terre. Un conseiller du duc de Lorraine se vante d’avoir
supplicié 900 sorciers en quinze années. Dans la seule ville
de Wurtzbourg, 158 furent brûlés en 1627 et 1628. Peu de
guerres ont été aussi sanglantes que les boucheries légales de
l’inquisition contre ces malheureux. Un jésuite allemand, le
P. Spé, eut le courage de s’élever contre ces procédures abo-
noinables *. Son nom mérite d’être tiré de l’oubli et placé à
côté de celui de notre Malebranche, qui voulait qu’on ne
poursuivît pas les prétendus sorciers.
Mais si les vaines imaginations du moyen âge gardaient un
empire à peine ébranlé, la froide et sévère raison perçait çà et
là ces ténèbres pesantes, comme les hautes montagnes portent
leurs cimes en pleine lumière au-dessus des nuages qui roulent
pesamment le long de leurs flancs et dans les vallées humides
et sombres.
Aux temps modernes appartiennent, par leur esprit et le
caractère de leurs travaux, Tartaglia (mort à Venise en 1557),
qui résolut l’équation du troisième degré par de nouvelles
formules, et qui appliqua les mathématiques à l’art de la
guerre; Vésale, de Bruxelles, médecin de Gharles-Quint et de
Philippe U, qui créa Tanatomie humaine et enseigna long-
1. Causio criminalis.... RbitUel, 1634, traduit eu français sous le titre
i’Avis aux criminalistes, Lyon, 1660, par un médecin de Besançon qui n’osa
signer. Ce n’est qu’i la Dn du dix-septième siècle que l’accusation de sorcel-
lerie a été abandonnée par les tribunaux. Cf Denisart, Colt, de jurispr,, aux
mots Sorciers Cl Devins ; Calmeil, Sur la folie depuis la Renaissance, On pen-
dit encore, de ce chef, deux femmes en Angleterre en 1716 et on en brûla
une i Wurtzbourg en 1749, une autre à Claris en 1786.
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176
CHAPITRE XII.
temps en Italie; Ferrari de Bologne (1522-1566), qui donna
une ingénieuse méthode pour la solution des équations du
quatrième degré; et un peu plus tard le Français Viète (1540-
1603), qui trouva l’application de l’algèbre à la géométrie et
précéda Descartes et Newton dans la voie de l’analyse mathé-
matique.
Les arts, les lettres mêmes, ne peuvent se développer que
dans certains milieux. La science est plus indépendante des
circonstances extérieures ; il ne faut donc pas s’étonner si le
premier savant de ce siècle fut un Polonais : Copernic, né à
Thorn en 1473, et qui fît ses études à Graco vie. Elles embras-
sèrent toutes les connaissances : il s’occupa de philosophie, fut
reçu docteur en médecine, et étudia le dessin et la peinture
pour mieux profiter d’un voyage qu’il fit en Italie. A Rome, il
professa les mathématiques avec une grande distinction. De
retour dans son pays et pourvu d’un canonicat, il s’occupa de
son grand travail sur le système du monde. Il passa en revue
toutes les idées de ses contemporains et des anciens : il vit les
Égyptiens faire tourner Mercure et Vénus autour du soleil;
mais le soleil lui-même, ainsi que Mars, Jupiter, Saturne au-
tour de la terre ; il vit Apollonius de Perge donner le soleil
pour centre à tous les mouvements planétaires, mais le faire
tourner aussi autour de la terre ; dans tous ces systèmes la
terre était le centre du monde. La faire déchoir de ce rang su-
prême, quelle audace ! Quelle atteinte portée aux préjugés
vulgaires, à celui surtout qui fait que l’homme se croit le
centre de toutes les choses ! Copernic l’osa ; il donna à la
terre, outre le mouvement de rotation sur son axe, imaginé
déjà par quelques philosophes anciens, un mouvement de gra-
vitation, entrevu autrefois par Philolaos, autour du soleil,
immobilisé désormais au centre du monde. Dès l’année 1507,
Copernic était en possession de son nouveau système, il passa
le reste de sa vie, trente-six années, à le vérifier par l’observa-
tion et le calcul. Telle était la hauteur du génie de ce grand
homme, que plusieurs des conséquences qu’il avait tirées de ses
principes, sans être lui-même à portée de les vérifier, furent
plus tard reconnues vraies. En attendant, il était en butte aux
sarcasmes et aux railleries de la foule. On le jouait sur le
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RÉVOLUTION DANS LES LETTRES, ETC. 177
théâtre, comme on avait joué Socrate. « Que voulez-vous, di-
sait-il à ses amis, je ne sais pas ce qui plaît au vulgaire, et le
vulgaire ne comprend pas ce que je sais. » Du reste, son
grand ouvrage de Revolulionibus orbium cœlestium, dédié au
pape Paul III, ne parut que l’année de sa mort ; la gloire
commença pour lui au moment où finit sa vie (1543).
Ainsi, tandis que les navigateurs découvraiènt et livraient à
l’activité humaine de nouveaux mondes, la science découvrait
et livrait à leurs méditations les vraies lois de l’univers. Com-
ment s’étonner que le siècle qui voyait ces grands résultats de
i’ audace et de l’intelligence se soit abandonné à la redoutable
puissance de la pensée !
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CHAPITRE XIU.
CHAPITRE XIII.
LA RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES,
ou' LA RÉFORME.
Etat du clergé au seizième siècle. — Luther : la réforme en Allemagne
et dans les États Scandinaves (1517-1.')55). — Zwingli et Calvin: la
réforme en Suisse, en France, aux Pays-Bas et en Écosse (1517-1559).
— La réforme en Angleterre (1531-1562). — Principales différences
entre les Églises protestantes.
Atat dn clergé an Mclslème «lècle.
Un des hommes d’État les plus distingués du seizième
siècle, le cardinal Pôle, écrivait au pape Léon X qu’il était
dangereux de rendre les hommes trop savants. C’est en effet
la renaissance des lettres qui causa en partie la réforme reli-
gieuse. L’étude des anciens ouvrit à la pensée des horizons
inconnus . L’invention de l’imprimerie, la découverte de l’Amé-
rique, les progrès de l’industrie, l’immense extension du com-
merce, éveillèrent dans les esprits des idées nouvelles.
L’homme sentait grandir son intelligence en même temps qu’ü
voyait s’accroître son domaine.
Êlonné de toutes ces nouveautés, il se mit à douter de
beaucoup de choses anciennes. L’esprit de curiosité et d’exa-
men se porta sur tout, il avait transformé les arts, les lettres,
l’état social, il voulut transformer aussi les institutions reli-
gieuses.
Il se passa alors quelque chose d’analogue à ce que nos
pères ont vu. La littérature du dix-huitième siècle, par son
habitude de remonter en tout aux principes, prépara la révo-
lution politique et sociale de 1789 ; celle du seizième, par son
culte pour les deux antiquités, sacrée et profane, qui venaient
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LA RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES. 179*
d’être comme retrouvées, mena à la réforme religieuse dont
le vrai caractère est un mélange d’esprit rationaliste pris aux
païens, et d’ardeur théologique empruntée à la Bible, à saint
Paul, à saint Augustin.
Mais le premier auteur de cette révolution fut le clergé lui-
même. L’esprit religieux se mourait. Qu’y avait-il de com-
munavec l’Eglise des premiers jours, pauvre, humble, ardente,
et l’Église opulente, souveraine, oisive, de ce Léon X, qui vi-
vait en gentilhomme de la Renaissance avec des veneurs, des
artistes, des poètes, bien plus qu’avec des théologiens, ou
celle de ce cardinal Bembo, qui écrivait à Sadolet : « Ne lisez
pas les épîtres de saint Paul, de peur que ce style barbare ne
vous corrompe le goût. Laissez ces niaiseries, indignes d’un
homme grave ; Omitte has nugas; non enim decent gravera
virum taies ineptiæ. » Et les moines, que n’en disait-on pas?
On ne change point les voies du monde avec des satires:
Érasme, Hutten et tous les pamphlets n’auraient rien pu au
treizième siècle. Ils pouvaient beaucoup au seizième, parce
que des abus, qui alors n’existaient point, ou qui n’étaient
que très-faibles encore, s’étaient produits, trois siècles plus
tard, avec une redoutable intensité dans la discipline et les
mœurs du clergé. Écoutons le dernier des Pères de l’Église.
« Il y avait, dit Bossuet ‘, plusieurs siècles qu’on désirait la
réforme de la discipline ecclésiastique: « Qui me donnera,
c disait saint Bernard, que je voie, avant que de mourir, l’É-
c glise de Dieu comme elle était dans les premiers jours ?» Si
ce saint homme a eu quelque chose à regretter en mourant,
ç’a été de n’avoir pas vu un changement si heureux. Il a gémi
tonte sa vie des maux de l’Église. Il n’a cessé d’en avertir les
peuples, le clergé, les évêques , les papes même ; il ne crai-
gnait pas d’en avertir aussi les religieux qui s’en affligeaient
avec lui dans leur solitude et louaient d’autant plus la bonté
4. Histoire des variations. Édit. Didot, t. IV, p. 7 et 8. Jean de Médicia,
qni fut pape sous le nom de Léon X, était dans sa jeunesse chanoine de trois
cathédrales, curé de neuf églises, prieur de quinze ahbayes. On en trouve
la liste dans Fabroni, Leoais X vita, t797. Des évêques avaient de même
plusieurs sièges épiscopaux. Ainsi le cardinal de Lorraine avait trois arche-
vêchés, Reims, Lyon et Narbonne; quinze évêchés, dont Alby, Montauban,
Nantes, Luçon, etc. Georges d’Amboise était, pour le moins, aussi bien renté.
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CHAPITRE Xm.
divine de les y avoir attirés, que la corruption était plus
grande dans le monde. Les désordres s’étaient encore aug-
mentés depuis. L’Église romaine, la mère des Églises, qui,
durant neuf siècles entiers, en observant la première, avec
une exactitude exemplaire, la discipline ecclésiastique, la
maintenait de toute sa force par tout l’univers, n’était pas
exempte de mal; et dès le temps du concile de Vienne, un
grand évêque, chargé par le pape de préparer les matières
qui devaient y être traitées, mit, pour fondement de l’ouvrage
de cette sainte assemblée, qu’il y fallait réformer l'Église dans
le chef et dans les membres. Le grand schisme, arrivé im peu
après, mit plus que jamais cette parole à la bouche non-seu-
lement des docteurs particuliers, d’un Gerson, d’un Pierre
d’Ailli, des autres grands hommes de ce temps-là, mais en-
core des conciles ; et tout en est plein dans le concile de Pise
et dans le concile de Bâle, où la réformation fut malheureuse-
ment éludée et l’Église replongée dans de nouvelles divisions.
Le cardinal Julien représentait à Eugène IV les désordres du
clergé, principalement de celui d’Allemagne : « Ges désordres,
lui disait-il, excitent la haine du peuple contre tout l’ordre
ecclésiastique; et, si on ne le corrige, on doit craindre que les
laïques ne se jettent sur le clergé, à la manière des hussites,
comme ils nous en menacent hautement. » Si on ne réformait
promptement le clergé d’Allemagne, il prédisait qu’après
l’hérésie de Bohême, et quand elle serait éteinte, il s’en élè-
verait bientôt une autre encore plus dangereuse ; « car on
dira, poursuivait-il, que le clergé est incorrigible et ne veut
point apporter de remède à ses désordres. On se jettera sur
nous, continuait ce grand cardinal, quand on n’aura plus au-
cune espérance de notre correction. Les esprits des hommes
sont en attente de ce qu’on fera, et ils semblent bientôt de-
voir enfanter quelque chose de tragique. Le venin qu’ils ont
contre nous se déclare : bientôt ils croiront faire à Dieu un
sacrifice agréable en maltraitant ou en dépouillant les ecclé-
siastiques comme des gens odieux à Dieu et aux hommes et
plongés dens la dernière extrémité du mal. Le peu qui reste
de dévotion envers l’ordre sacré achèvera de se perdre. On
rejettera la faute de tous ces désordres sur la cour de Rome,
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES.
181
qu’on regardera comme la cause de tous les maux, parce
qu’elle aura négligé d’y apporter le remède nécessaire. » Il le
prenait dans la suite d’un ton plus haut : e Je vois, disait-il,
que la cognée est à la racine, l’arbre penche, et au lieu de le
soutenir pendant qu’on le pourrait encore, nous le précipitons
à terre. » Il voit une prompte désolation dans le clergé d’Al-
lemagne. Les biens temporels dont on voudrait le priver lui
jiaraissent comme l’endroit par où le mal commencera : « Les
corps, dit-il, périront avec les âmes. Dieu nous ôte la vue de
nos périls, comme il a coutume de faire à ceux qu’il veut pu-
nir: le feu est allumé devant nous, et nous y courons. »
« C’est ainsi que, dans le quinzième siècle, ce cardinal, le
plus grand homme de son temps, en déplorait les maux et en
prévoyait la suite funeste : par où il semble avoir prévu ceux
que Luther allait apporter à toute la chrétienté, en com-
mençant par l’Allemagne ; et il ne s’est pas trompé lorsqu’il a
cru que la réformation méprisée et la haine redoublée contre
le clergé allaient enfanter une secte plus redoutable à l’Église
que celle des Bohémiens. »
liUthcr t sa réforme en Allemagne et dans les lÉtats
Scandinaves (IStV-lSSft).
Ainsi, Bossuet lui-même l’atteste, dans plusieurs parties de
la chrétienté, là surtout où le clergé possédait, comme en
Allemagne, presque un tiers, comme en Angleterre, presque
un cinquième des terres, et, au milieu de tant de richesses,
oubliait la discipline, les esprits étaient préparés à une révo-
lution, lorsque Luther parut. Né à Eisleben, en 1483, ce fils
d’un pauvre mineur saxon devint le docteur le plus écouté de
l’université de Wittenberg. « Il avait de la force dans le gé-
nie, de la véhémence dans ses discours, une éloquence vive
et impétueuse qui entraînait les peuples et les ravissait, une
hardiesse extraordinaire quand il se vit soutenu et applaudi,
avec un air d’autorité qui fraisait trembler devant lui ses disci-
ples : de sorte qu’ils n’osaient le contredire ni dans les grandes
ni dans les petites choses. » (Bossuet.)
Les guerres de Jules II avaient épuisé le trésor pontifical.
TEMPS MODERNES. 11
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182
CHAPITRE XllI.
Vinrent ensuite les magnificences de Léon X, qui dépensa
100 000 ducats k son couronnement, et en donnait 500
pour un sonnet. Aussi fut-il réduit, pour vivre, à engager
les joyaux de Saint-Pierre et à vendre des charges qui aug-
mentèrent de 40 000 ducats les dépenses annuelles du gou-
vernement. Le temple splendide commencé par Jules II sur
un plan qui devait en faire la plus grandiose basilique de la
chrétienté, Saint-Pierre de Rome, menaçait de rester in-
achevé. LéonX accorda des indulgences à tous ceux qui con-
tribueraient de leur argent à son achèvement. L’archevêque
de Mayence, chargé de publier ces indulgences en Allemagne,
les fit prêcher en Saxe par le dominicain Tetzel. Il y eut de
grands abus commis, et dans les promesses exagérées faites aux
fidèles qui achetaient de ces promesses de salut, et dans l’emploi
qu’on fit, sous leurs yeux mêmes, d’une partie de leur argent.
Les augustins jusqu’alors chargés de la vente des indulgences,
s’irritèrent de voir cette lucrative mission passer aux domi-
nicains. Le dépit leur dévoila les abus, et ces abus furent ru-
dement attaqués par leur plus éminent docteur, Martin Lu-
ther, que ses études théologiques avaient fait entrer dans une
voie toute contraire. Il s’était en eflet arrêté déjà au principe
qui resta le fondement des Églises protestantes, la justification
par la foi seule, tandis que la doctrine des indulgences suppose
aussi la justification par les œuvres. Tel fut le commencement
de la réforme.
Luther ne s’en prit d’abord qu’à Tetzel. <r II attaqua pre-
mièrement les abus que plusieurs faisaient des indulgences et
les excès qu’on en prêchait. Mais il était trop ardent pour se
renfermer dans ces bornes ; des abus il passa bientôt à la
chose même. Il avançait par degrés ; et encore qu’il allât tou-
jours diminuant les indulgences et les réduisant presque à rien
par la manière de les expliquer dans le fond, il faisait semblant
d’être d’accord avec ses adversaires, puisque, lorsqu’il mit ses
propositions par écrit, il y en eut une couchée en ces termes :
« Si quelqu’un nie la vérité des indulgences du pape, qu’il
soit anathème. » (Bossuet.)
Ce fut le jour de la Toussaint (1517) que Luther afficha à
la porte de la grande église de Wittenberg 95 propositions
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES.
183
conœmant les indulgences. Tetzel y répondit par 110 contre-
propositions. La lutte était engagée. Pour se défendre, Luther
porta pour la première fois les yeux sur des questions redouta-
hles, et, entraîné par l’ardeur du combat, laissa bientôt là
Tetzel et les indulgences pour s’en prendre au pape lui-même
et^aux dogmes catholiques; « peu à peu il s’échauffa contre
l’Eglise, et s’enfonça dans le schisme.» (Bossuet.)
A la première nouvelle de ces disputes, « c’est une querelle
de moines, » avait répondu Léon X à ceux qui pressentaient
un novateur dans ce théologien si hardi, et il avait oublié
Luther et Tetzel pour retourner entendre la Calandra de Bi-
biena ou la Mandragore de Machiavel. Cependant, le bruit
croissant, il envoya à Augsbourg, en 1518, un légat, le car-
dinal Gajétano, qui essaya, par caresses et par menaces, d’é-
branler le moine saxon; mais Luther s’était affermi dans
ses doctrines : il récusa le cardinal comme juge, et en ap-
pela du pape mal informé au pape mieux informé. C’était
encore reconnaître l’autorité pontificale; l’année suivante,
l’électeur de Saxe, Frédéric le Sage, son protecteur, étant
devenu, par la mort de l’empereur Maximilien, vicaire de
l’empire, il fit un pas de plus, il en appela du pape au con-
cile général.
En formant cet appel, Luther ne dépassait pas encore les
idées des Pères de Bàle et de Constance, qui avaient proclamé
l’autorité des conciles généraux supérieure à celle du souverain
pontife; mais, après avoir rejeté le pape, il fut conduit à re-
jeter les conciles; après les conciles, les Pères, c’est-à-dire
toute autorité humaine, pour se placer face à face avec l’Ecri-
ture, pour n’écouter plus, comme il disait, que la parole de
Dieu, ne voulant entre elle et lui aucun intermédiaire. Mais
l’Écriture n’est point toujours si claire, si accessible à toutes
les intelligences, qu’un interprète ne soit pas nécessaire, si
l’on veut maintenir l’imité de croyance; cet interprète, l’Église
catholique le reconnaissait dans le pape. Luther le suppri-
mant, chacun put interpréter à sa guise les livres saints ;
l’unité de l’Église fut détruite, « la tunique sans couture fut
déchirée»; les sectes se multiplièrent, et quelques esprits
pervers, lisant dans l’Écriture ce que leurs passions mauvaises
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CHAPITRE XHI.
voulaient y trouver, donnèrent naissance à des doctrines mons-
trueuses qui épouvantèrent tous les partis.
Dès l’année 1519, Luther était allé fort loin sur cette pente :
déjà il attaquait l’autorité des papes, les sacrements, les vœux
monastiques, et il touchait aux redoutables questions de la
grâce et du libre arbitre. En 1520, il adressa au pape son
livre de la Liberté chrétienne, qui ne permit plus à Léon X
de temporiser. Le 15 juin 1520, une bulle fut lancée contre
lui, qui condamna 41 propositions extraites de ses bvres, et
le menaça de l’excommunication, s’il ne se rétractait dans
les soixante jours. Mais que pouvait cette arme usée depuis
qu’elle servait à tant de choses, même aux plus petites, comme
à frapper ceux qui réimprimaient Tacite ou l’Arioste en con-
currence avec l’éditeur pontifical. Luther, rompant à jamais
avec Rome, brûla à Wittenberg la bulle du pontife aux ap-
plaudissements d’une foule enthousiaste.
Ce qui lui donnait tant d’audace, c’est que le nombre de
ses partisans croissait tous les jours. Le peuple était charmé
qu’on l’appelât à bre lui-même les Écritures traduites par
Luther en allemand, et qu’on dénonçât, comme une violation
de l’Évangile, les richesses du clergé. Les princes, qui ne
pouvaient plus suffire avec leurs ressources du moyen âge
aux dépenses croissantes du luxe qui naissait, de l’administra-
tion qui se développait, des armées qu’il fallait solder, enten-
dirent avec plaisir protester contre ces grands domaines de
l’Église si fort à leur convenance. Beaucoup enfin étaient
flattés qu’on fit descendre du sanctuaire sur la place publique
ces grandes questions qui les troublaient, et cédaient à l’irré-
sistible attrait de la bberté religieuse, que Luther faisait bril-
ler à leurs yeux, sauf à en user contre lui-même, comme il
s’en était servi contre le pape.
Cependant, quand l’interrègne cessa, Gharles-Quint, qui
avait besoin du pape contre François I", et qui tenait à re-
mettre la paix religieuse dans l’empire, convoqua une grande
diète à Worms (1521). Luther y vint avec un sauf-conduit,
et refusa solennellement de rétracter aucune de ses opinions,
à moins qu’on ne lui en montrât la fausseté par l’Écriture
sainte. La diète mit le réformateur au ban de l’empire ; mais
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES.
telle avait été l’attitude du peuple et celle d’un grand nombre
de princes, qu’on n’osa violer le sauf-conduit impérial. Plus
heureux que ne l’avait été Jean Huss„ Luther put sortir de
Worms, et son protecteur le tint caché près d’un an dans le
château de la Wartbourg en Thuringe.
De cette retraite où il termina sa traduction de la Bible en
langue vulgaire, Luther répandit impunément ses doctrines
dans toute l’Allemagne : l’imprimerie donnait à ses pamphlets
une publicité sans bornes. Ils pénétraient dans les chaumières
comme dans les palais. Le réformateur ménageait d’ailleurs
les princes, si puissants depuis la chute des Hohenstaufen.
La sécularisation des biens de l’Église était une prime offerte à
leur convoitise : en 1525, le grand maître de l’ordre Teutoni-
que se déclara duc héréditaire de Prusse, sous la suzeraineté
de la Pologne. Une grande partie des domaines ecclésiasti-
ques de la basse Allemagne furent envahis. Dès l’année 1525,
l’électeur de Saxe, le landgrave de Hesse-Gassel, les ducs de
Mecklembourg, de Poméranie, de Zell, et un grand nombre
de villes impériales avaient embrassé la réforme, et en même
temps sécularisé les biens de l’Église situés sur leur terri-
toire.
Les grands auraient bien voulu se charger seuls de la di-
rection et des profits de la réforme ; mais le peuple s’en mêla
et voulut, à sa manière, prendre part à cette vaste curée.
D’ailleurs, il avait de longs ressentiments contre l’oppression
féodale que les seigneurs ecclésiastiques comme les séculiers
faisaient peser sur lui depuis des siècles. De terribles insur-
rections, de. vraies jacqueries avaient déjà éclaté en 1471
et 1492. En 1500, l’association du Soulier avait été une me-
nace contre les nobles ; des soulèvements eurent encore lieu
en 1505 et 1513. Les principaux foyers de celte démagogie
étaient les Pays-Bas et la Souabe. Quand les prédications de
Luther tombèrent sur ces esprits irrités, elles les enflammè-
rent d’une nouvelle et sauvage ardeur. Laissant de côté les
questions théologiques, ils allèrent tout droit aux questions
sociales, et traduisant l’esprit de charité de l’Évangile en un
esprit d’égoïsme, ils demandèrent l’égalité absolue, la com-
munauté des biens et le renversement de toute autorité reli-
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186
CHAPITRE Xm.
gieuse ou civile. Ces terribles sectaires, qui entraînèrent tous
les paysans, de la Souabe à la Thuringe, se donnaient le nom
d’anabaptistes, parce qu’ils se régénéraient, disaient-ils, par
un second baptême. Leur chef fut Thomas Munzer. Luther
ne se contenta pas de les désavouer; il prêcha contre eux
une guerre d’extermination. Dispersés à Frankenhausen, les
paysans périrent par milliers (1525).
La guerre des paysans effraya tout le monde : les princes
catholiques s’autorisèrent du danger qu’avait un instant couru
l’ordre social pour se confédérerà Dessau (1525). Les princes
réformés, par contre, signèrent l’union de Torgau (1526).
L’Allemagne se trouva séparée en deux ligues, indépendantes
du pouvoir impérial, et la guerre parut imminente. Mais
Charles-Quint, occupé tour à tour par François I" et par
Soliman, temporisait pour ne se point créer un nouvel ennemi
en Allemagne. On parlait bien de faire résoudre la question
par une assemblée des docteurs de l’Église; mais des deux
côtés on redoutait de voir se réunir un concile où les réformés
savaient bien d’avance qu’ils seraient en minorité, où la cour
de Rome craignait de retrouver les traditions des conciles de
Bâle et de Constance.
En 1529, les Ottomans ravageaient la Hongrie; pour obte-
nir les secours de tous les princes allemands, Charles-Quint
fit proclamer, à la diète de Spire, la liberté de conscience,
mais en défendant la propagation des nouvelles doctrines sur
la Cène (1529) : les réformés protestèrent contre cette excep-
tion. Le nom de protestants leur en est resté. L’année sui-
vante, ils présentèrent à la diète d’Augsbourg une confession
officielle de leurs croyances qui fut dès lors le symbole et le
lien de tous les partisans de Luther (1530). Ils resserrèrent
leur union à Smalkalde (1531), et l’empereur, menacé par
Soliman II, leur accorda la paix ou intérim de Nuremberg
(1532). Deux ans après, ils se trouvèrent assez forts pour ré-
tablir le duc de Wurtemberg, Ulric, et imposer aux catholiques
le traité de Cadan en Bohême, qui accordait aux luthériens le
libre exercice de leur culte.
Cependant les anabaptistes reparurent à Munster, en West-
phalie, sur les confins de la Hollande, mais cette fois avec une
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES. 187
organisation plus régulière, plus effrayante. Jean Matthiesen,
boulanger de Harlem, était leur prophète suprême. Ils chas-
sèrent de la ville l’évêque, tous les riches, tous ceux qui ne
voulurent pas se faire rebaptiser, et alors commencèrent d’af-
freuses saturnales de démagogie extatique. Ils pillèrent les
églises et les couvents, brûlèrent tous les livres, excepté la
Bible, et mirent les biens en commun. De cette démagogie
biblique sortit un despotisme effréné. Un maréchal ferrant
ayant mal parlé des prophètes, Matthiesen assembla la com-
mune sur le marché et tua le malheureux d’un coup de feu.
Puis il s’écria que le Père lui ordonnait de repousser l’ennemi,
et il se précipita seul, une hallebarde à la main, hors de la
ville; il n’eut pas franchi la porte qu’il fut tué. Un garçon
tailleur de Leyde, Jean Bocold, lui succéda comme prophète
suprême, et quelque temps après comme roi, après qu’un des
prédicateurs eut annoncé qu’il lui avait été révélé que Jean
de Leyde devait régner sur toute la terre et occuper le trône
de David, jusqu’au temps où Dieu le père voudrait lui rede-
mander le gouvernement.
Le nouveau roi établit la pluralité des femmes et s’entoura
d’une cour somptueuse, tandis que le peuple mourait de
faim, car l’évêque de Munster tenait la ville étroitement as-
siégée. Une des reines, rapporte un récit contemporain, ayant
dit un jour à ses compagnes qu’elle ne croyait pas conforme
à la volonté de Dieu qu’on laissât tant de misères peser sur
les pauvres gens, le roi la conduisit au marché avec ses autres
femmes, lui ordonna de s’agenouiller au milieu de ses com-
pagnes prosternées comme elle, et lui trancha la tête. Les
autres reines chantaient : Gloire à Üieu au haut des cieux! et
tout le peuple se mit à danser autour du cadavre de la vic-
time. Cependant il n’avait plus à manger que du pain et du
sel! Vers la fin du siège la famine fut si grande que l’on dis-
tribuait régulièrement la chair des morts. La ville fut enfin
emportée le jour de la Saint-Jean (1535). Jean de Leyde, pris
vivant, fut déchiré avec des tenailles ardentes. La nouvelle
Sion, soutenue par cette ivresse de fanatisme et de débauche,
s’était défendue quinze mois contre toutes les forces de l’Al-
lemagne du nord.
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CHAPITRE XIII.
Les catholiques imputaient à la réforme la responsabilité
des scandales de Munster, et le schisme politique de l’Alle-
magne prenait de jour en jour un caractère plus prononcé.
L’empereur attendait, temporisait, s’efforçait d’éviter un con-
flit pour lequel il ne se sentait pas prêt. Il n’avait pas trop de
toute son activité au milieu d’une telle complication d’affaires :
il avait à défendre l’Autriche contre les incessantes attaques
du sultan, et le royaume de Naples contre les corsaires bar-
baresques; il était engagé avec le roi de France dans une
lutte formidable. Seul, en face de Soliman II, de Barberousse
et de François I", il lui fallait encore maîtriser l’indiscipline
de ses armées et la turbulence des communes flamandes, or-
ganiser l’administration du nouveau monde, étendre sa pensée
et son action d’un bout à l’autre du globe, de Bude à Mexico,
de Gand à Tunis. C’est ce qui explique ses longs ménage-
ments à l’égard de la réforme. D’ailleurs la haine des catholi-
ques contre les protestants n’allait pas jusqu’à vouloir sacrifier
à l’empereur les libertés de l’Allemagne, et comme le temps
durait encore où les citoyens portaient eux-mêmes les armes,
il n’y avait pas d’armée permanente avec laquelle l’empereur
pût être certain de briser toute résistance.
Mais après la paix signée avec la France à Crespy (1544),
il résolut d’agir. Abandonné par les confédérés de Smalkalde,
François I" les abandonnait à son tour. Soliman venait de
tourner ses forces contre la Perse. Charles se trouvait donc
sans ennemis au dehors. Le concile œcuménique, au juge-
ment duquel en appelaient depuis si longtemps les deux par-
tis, s’était enfin réuni à Trente (1545), et, dès les premières
sessions, tout espoir de conciliation entre les doctrines oppo-
sées disparut. La guerre fut dès lors inévitable. Luther mou-
rut à temps pour ne pas la voir, en 1546.
Comme il arrive toujours dans une confédération, le désor-
dre se mit au sein du parti protestant. Les alliés de Smalkalde
ne surent pas concerter leurs efforts et succombèrent isolé-
ment. Charles, au contraire, montra de la fermeté, de la dé-
cision, et, malgré la défection du pape, termina tout en deux
campagnes.
La haute Allemagne était soumise dès 1546; la mort de
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RÉVOLUTION, DANS LES CROYANCES. 189
François I", au commencement de 1547, détermina l’empe-
reur à pousser activement les hostilités. A la bataille de
Mühlber^, l’infanterie espagnole culbuta du premier choc les
milices saxonnes, et les deux chefs de la ligue tombèrent au
pouvoir de Gharles-Quint, l’électeur de Saxe qui fut pris sur
le champ de bataille, le landgrave deTîësse, qui vint de lui-
même se livrer (1547). L’empereur reprit à son compte, mais
chrétiennement, la lettre de César : « Je suis venu, disait-il,
j’ai vu, Dieu a vaincu. »
Charles-Quint put croire alors que le rêve tant de fois pour-
suivi de l’unité allemande allait se réaliser, que le pouvoir
impérial était mis hors de page. Mais il fut vite détrompé. Il
voulut trancher la question religieuse sans le pape; son inté-
rim d’Augsbourg, formulaire théologique destiné à rappro-
cher les deux partis religieux, mécontenta tout le monde
^(1548). D réservait à son fils l’Espagne, les Pays-Bas, Naples
et l’Amérique; il voulut lui assurer, en outre, la couronne
impériale. Son frère, (ju’il avait déjà fait élire roi des Ro-
mains, et la diète, s’y refusèrent. Il avait rempli de soldats
les cités de l’Allemagne ; il traînait orgueilleusement à sa smte
les deux chefs des protestants captifs, et il faisait assiéger la
seule ville qui résistât encore, Magdebourg ; elle tomba après
dix mois de siège; mais celui qui venait de l’abattre avait
trouvé dans ce succès même le moyen de ruiner la fortune
impériale. C’était Maurice de Saxe. Protestant, il avait, par
haine et par ambition, combattu l’électeur de Saxe, son pa-
rent, et l’empereur lui avait donné en récompense la dignité
électorale. Son ambition satisfaite, il commença à redouter la
puissance de l’empereur. R avait trahi ses coreligionnaires
pour faire sa fortune, il trahit l’empereur pour la consolider.
Il se fit charger d’attaquer Magdebourg afin d’avoir un pré-
texte de réunir des troupes, prolongea ce siège à dessein, et
pendant qu’ü durait, négocia avec les protestants, avec le roi
de France Henri II (traité de Friedewald, 1551), conduisant
tout avec un si merveilleux secret, que Charles, le plus subtil
politique de ce temps, n’avait pas encore le premier soupçon,
quànd il apprit que Maurice avait déjà traversé l’Allemagne
avec de grandes forces, qu’il marchait sur Inspruck, qu’il
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CHAPITRE Xni.
allait l’y surprendre. L’empereur malade n’eut que le temps
de s’échapper au milieu de la nuit, et franchit, porté dans
une litière, sous la pluie, sous la neige, les montagnes du
Tyrol (1552). Il fallut remettre en liberté le landgrave et
l’électeur, et par la convention de Passau accorder aux protes-
tants une entière liberté de conscience (1552).
C’était donner au nouveau culte une existence légale. La
paix d’Augsbourg (1555) rendit ces concessions définitives.
Elle confirma, en outre, aux possesseurs actuels, la propriété
des biens ecclésiastiques sécularisés antérieurement à la con-
vention de Passau. Mais la clause du réservat'ecclésiastique,
qui empêchait pour l’avenir les sécularisations, en obligeant
les ecclésiastiques à résigner leurs bénéfices avant de passer
au nouveau culte ; en outre, l’exclusion des calvinistes de la
paix d’Augsbourg et l’interdiction du culte réformé hors des
terres des princes protestants, seront la source de discordes
d’où la guerre de Trente ans sortira.
Dans le nord de l’Europe l’établissement de la réforme fut
provoqué par des causes et décidé par des intérêts purement
politiques. L’union de Calmar venait d’être rétablie après la
bataille de Bogesund, en Westrogothie, où Stenon-Sture, le
dernier des administrateurs suédois , avait été mortellement
blessé (1520). Christian II, qui régnait sur le Danemark et la
Norvège, de puis 1513, se fit proclamer monarque héréditaire
de la Suède. Il crut assurer son pouvoir en se débarrassant
des principaux citoyens du pays. En un seul jour, 94 séna-
teurs, prélats ou riches bourgeois, furent frappés de la hache :
puis on égorgea 600 personnes, sans distinction d’âge ni de»
sexe ; des gibets furent élevés dons , toutes les villes , et des
exactions sans pitié ruinèrent le pays.
La Suède n’attendit pas longtemps un vengeur. Dès
l’année suivante , Gustave Vasa , de l’antique race des
Folkungs, s’échappa de la prison où le retenait Christian,
et après des aventures qui sont restées célèbres, souleva
les intrépides mineurs de la Dalécarlie, tailla en pièces les
Danois près d’Upsal, et assiégea Stockholm. La ville résista
deux ans, malgré les secours que Gustave avait obtenus de
Lubeck. Enfin le Néron du Nord fut déposé par l’aris-
y Google
RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES.
191
tocratie danoise qu’il avait irritée, moins par ses crimes, que
par sa prédilection pour les petites gens, et par sss édits en
faveur des paysans (1523). A sa place, les nobles procla- ,
mèrent son oncle Frédéric, duc de Holstein, en lui faisaùt j
jurer une capitulation qui consacrait leurs privilèges, leur
rendait le droit de vie et de mort sur leurs paysans, et recon-
naissait que la couronne était élective. De leur côté, les États
de Suède déférèrent le titre de roi à Gustave Vasa, et Stock-
holm lui ouvrit ses portes (1523). L’année suivante, Frédéric,
soutenu par la puissante marine de Lubeck, entrait aussi à
Copenhague.
Gustave ne possédait guère que le nom de roi : il trouvait
le sol aux mains de la noblesse et du haut clergé, les paysans,
les bourgeois et les prêtres inférieurs en proie au dénûment
ët à l’ignorance. Les habitants du Norland ne vivaient que
d’écorces. Gustave alors résolut de renverser, à son profit, et
dans l’intérêt du peuple, l’autorité des évêques. Leur alliance
avec les Danois dans la dernière guerre les avait rendus
odieux; mais ils étaient tellement redoutables par leurs ri-
chesses que le roi n’osa les attaquer de front, et employa contre
eux toutes les ressources d'une habileté peu scrupuleuse.
D’abord il toléra les prédications de deux luthériens, Olaüs et
Laurent Pétri ; ensuite il leur donna son appui moral en nom-
mant l’un secrétaire d’État, l’autre professeur à l’Université
d’Upsal. Enfin il les autorisa à publier leur traduction des li-
vres saints en langue vulgaire. Tout cela servait peu : le
peuple ne savait pas lire.
AJors Gustave intéresse l’aristocratie laïque à ses projets,
n permet aux nobles de revendiquer les domaines usurpés
par l’Église au détriment de leurs ancêtres, donne l’exemple
lui-même en s’emparant d’une riche abbaye qui avait autre-
fois appartenu à sa famille, et, invoquant la détresse du trésor
public, il attribue à l’État les deux tiers des dîmes, l’argen-
terie et les cloches des églises (1526). Aux États généraux de
Westeras (1527), le prestige de ses victoires, l’ascendant de
son autorité, la séduction de son éloquence, charment et en-
traînent les députés. Les États lui accordent le droit de con-
férer les différentes dignités ecclésiastiques, déclarent que lès
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CHAPITRE XIII.
domaines du clergé appartiennent à l’État, demandent enfin
que la religion soit ramenée à sa pureté primitive. Séparation
de l’Église romaine, sécularisation des biens ecclésiastiques,
adhésion aux principes de Luther, tout ce qu’enseignait ou
pratiquait la réforme en Âllemagne, se trouvait sanctionné et
consacré en Suède par les représentants de la nation.
Gustave ne perdit pas un instant. Sa part du produit des
dîmes lui avait permis d’organiser une armée régulière. Il
parcourut le royaume avec 14 000 hommes, mettant partout
à exécution les décrets de Westeras. 13 000 fermes furent con-
fisquées au profit du roi ou de lanoblesse. Le roi pouvait main-
tenant rejeter tout masque, il fit ouvertement profession de
luthéranisme, nomma Laurent Pétri archevêque d’Upsal et se
fit sacrer par lui (1528). L’année suivante (1529), le concile
d’Œrébro régla le dogme et la liturgie. Par ménagement pour
les sentiments populaires, on maintint la hiérarchie et la
plupart des cérémonies du culte catholique; mais dans tout le
reste on adopta les doctrines des protestants d’Allemagne.
La réforme, en Suède, porta la royauté au pouvoir absolu.
Gustave Vasa justifia cette révolution par ses services : l’agri-
culture, l’industrie, le commerce, la marine, prirent un rapide
essor, et la Suède entra dans le système général de la politi-
que européenne, par une alliance avec la France (1542), qxii
a duré presque sans interruption jusqu’à la Révolution fran-
çaise, et qui s’est renouée de nos jours.
Les prédications de Luther avaient de bonne heure retenti
en Danemark. Dès l’année 1520, Christian II avait appelé
Copenhague un prédicateur réformé ; sa chute n’arrêta point
le mouvement. Son successeur, Frédéric I", gagné aux idées
nouvelles avant même de monter sur le trône, proclama
d’abord la tolérance religieuse, pour laisser libre carrière
aux novateurs, dès l’année 1525, et se déclara hautement
pour la réforme; deux ans après, la diète d’Odensée confirma
la liberté de conscience, autorisa la rupture des vœux monas-
tiques, le mariage des prêtres et soumit les prélats à la justice
du roi. A la diète de Copenhague, Frédéric I*'' approuva la
confession de /bides protestants danois (1530). Son fils, Chris-
tian III, alla plus loin. A peine sorti de la terrible guerre du
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES.
193
Comte, qui amena la ruine de la Hanse, il renversa la hiérar-
chie catholique. On déclara les évêques déchus de leur auto-
rité temporelle et spirituelle; on confisqua leurs domaines
pour les réunir au fisc, et à leur place on établit sept surin-
' tendants chargés du spirituel, et autant de grands baillis pour
la gestion du temporel (1536). Mais le clergé luthérien ne
conserva qu’une faible partie de l’ascendant moral et de l’in-
fluence politique qu’avaient possédés les pasteurs catholiques;
et l’aristocratie danoise qui avait imposé à Christian III la ca-
pitulation que son père avait jurée, ne trouva dès lors plus
d’obstacle à ses volontés. Elle supprima les États généraux,
s’arrogea le droit de contrôler les nominations à tous les em-
plois, tint la royauté en tutelle et courba le peuple sous le plus
dur esclavage. Gela dura 120 années, jusqu’en 1660, où, avec
le secours des bourgeois et du clergé réformé, la royauté da-
noise se rendit absolue et héréditaire.
Zwingll et CalTiiii la réforme en HnloMe, en France,
aux Payo-JBas et en Keooae (tSt9-f SS9).
La réforme fut d’abord prêchée en Suisse par un curé de
Zurich, Ulrich Zwingli, contemporain, mais non inspiré de
Luther. Dès 1517, il avait déclaré l’Évangile la seule règle
de foi. Un jour que des vendeurs d’indulgences le priaient
de ne pas entraver leur commerce, parce que cet argent ser-
virait à édifier le plus beau temple de l’Univers, il montra
au peuple les cimes neigeuses des Alpes, dorées par les
rayons du soleil couchant : « Voilà, s’écria-t-il, le trône de
l’Éternel; contemplez ses œuvres, adorez-le dans ses magni-
ficences; cela vaut mieux que les offrandes aux moines et que
les pèlerinages aux ossements des morts. » La religion évan-
gélique de Zwingli se répandit dans la plus grande partie de
la Suisse allemande, dans les cantons commerçants de Zurich,
de Berne, de Bâle, d’Appenzell, de Claris et de Schaffhouse.
Mais les cantons primitifs restèrent fidèles au culte catholi-
que. Lucerne, Uri, Schwitz, Unterwalden, Zug, Fribourg et
Soleure, formèrent, en 1528, avec le Valais, une ligue pour
la défense de la foi catholique. Les réformés s’unirent de même
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CHAPITRE Xni.
à Berne Tannée suivante et la guerre civile devint inévitable.
Un moment contenues par les efforts de quelques hommes de
bien, qui firent signer une paix de religion (1529), les haines
religieuses amenèrent enfin de sanglantes collisions. Zwingli
fut tué dès le commencement des hostilités. Vainqueurs à Cap-
pel, et près du mont de Zug (1531), malgré l’infériorité du
nombre, les catholiques imposèrent la paix à leurs ennemis.
Chaque canton resta maître de régler souverainement son
culte ; mais la doctrine évangélique fut expulsée des bailliages
communs.
Les protestants trouvèrent une ample compensation à cette
défaite. Genève se sépara de l’Église romaine. La réforme
avait été indigène à Zurich : elle fut apportée à Genève par
des étrangers, par des Français. Gouvernée par son évêque,
sous le protectorat des ducs de Savoie, cette ville se trouva,
vers le commencement du seizième siècle, divisée en deux
camps. Les mameluks ou esclaves soutenaient les droits du
duc Charles III, les huguenots (eidgenossen, confédérés par
serment), défendaient les libertés de la ville. La réiorme
donna un nouvel aliment aux inimitiés politiques. Les mame-
luks se déclarèrent pour la vieille foi catholique, les hugue-
nots embrassèrent la doctrine contraire. Grâce à l’appui de
Berne, le parti huguenot Temporta. La ville, protégée par
François I", maintint contre la Savoie son indépendance, et
Berne enleva au duc le pays de Vaud (1536).
A ce moment arriva Calvin. C’était un Français, de Noyon,
qui venait de publier le livre de VInstilution chrétienne, plus
redoutable que les ouvrages de Luther, parce qu’il était plus
systématique , plus audacieux ; car tandis que le docteur de
Wittenberg laissait subsister dans l’Église tout ce qui, selon
lui, n’était pas condamné parla parole de Dieu, Calvin voulait
abolir tout ce qu’il prétendait n’être pas prescrit par TÉvan-
gile. Forcé de quitter la France, puis l’Italie, Calvin trouva un
asile à Genève. Deux influences s’y disputaient le pouvoir,
celle des réformateurs politiques, qu’on appelait les libertins,
et celle des réformateurs religieux. Calvin assura la prédo-
minance aux rigoristes. Ce ne fut pourtant point sans combat.
Les politiques réussirent à le chasser de la ville (1541). Calvin
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES. 195
eut alors et exerça jusqu’à sa mort un pouvoir absolu. Il or-
ganisa le gouvernement de Genève au profit presque exclusif
des ministres du culte réformé. Par une singulière inconsé-
quence, la secte qui, en acceptant la triste et dure doctrine de
la prédestination, anéantissait toute responsabilité morale,
s’imposa la loi d’une morale plus rigide. La cité changea d’as-
pect : à la facilité des mœurs succéda un puritanisme guindé.
Plus de fêtes, de divertissements, de conversations. Plus de
spectacles et de société ; l’inflexible niveau d’une règle austère
pesa sur la vie. Un poète fut décapité pour ses vers; Calvin
voulait que l’adultère fût puni de mort, comme l’hérésie, et
il fit brûler Michel Servet, qui ne pensait pas de la même ma-
nière que lui sur le mystère de la Trinité. Ces hommes qui
avaient tant besoin de tolérance ne la comprenaient pas mieux
que leurs adversaires. Le plus fervent disciple de Calvin,
Théodore de Bèze, demandait aussi la mort contre les héréti-
ques, et accusait le parlement de Paris d’incrédulité, parce
qu’il ne brûlait pas assez de sorcières. A quoi im magistrat
répondait : «Voyez plutôt nos registres. »
Si le despotisme théocratique de Calvin enleva aux Géne-
vois jusqu’aux jouissances les plus innocentes de la liberté,
il est juste "dê ré^connaître que, sous cette vigoureuse impul-
sion, Genève acquit en Europe une importance considérable.
Elle fut pendant toute la durée du seizième siècle et au dix-
septième la citadelle et comme le sanctuaire de la réforme.
Calvin donna lui-même l’exemple de la vie la plus austère et
la plus active. Il prêchait tous les jours, faisait trois leçons de
doctrine par semaine, traduisait la Bible en français, écrivait
des traités de théologie, et répondait à tous ceux qui l’inter-
rogeaient de tous les points de l’Europe. Sa correspondance
remplirait trente volumes in-folio, et la bibliothèque de Ge-
nève garde de lui 2025 sermons manuscrits.
Lorsqu’il mourut, en 1564, ses disciples continuèrent son
œuvre, Théodore de Bèze en France, et JohnKnox en Écosse.
Par suite du mariage de Maximilien avec l’héritière de
Charles le Téméraire, les dix-sept provinces des Pays-Bas
avaient passé de la maison de Bourgogne à celle d’Autriche.
Elles formaient, sous la surveillance et la direction d’un gou-
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196
CHAPITRE XIII.
verneur général nommé par le souverain, une sorte d’État
fédéral; chacune d’elles avait sa constitution et son assemblée
représentative. Ainsi l’autorité du prince se trouvait limitée
dans les Pays-Bas par des institutions libres et surtout par
l’esprit indépendant de la population néerlandaise.
Les Pays-Bas étaient trop voisins de'l’Allemagne pour que
la réforme n’y pénétrât pas de bonne heure. Une traduction
de la Bible en flamand y parut presque en même temps que
la traduction allemande de Luther, et c’est en Hollande que
se réfugièrent les débris de l’anabaptisme vaincu à Munster.
Mais Charles-Quint, bien que gêné par les privilèges des
cités, l’était moins cependant que dans l’empire pour empê-
cher les propagations des nouvelles doctrines. Il lança les
édits les plus sévères, surtout celui de 1550, après sa victoire
de Mühlberg sur les protestants allemands. Dès 1 522 il avait
établi une inquisition spéciale, et de nombreuses condamna-
tions à mort furent prononcées. Mais ces rigueurs n’abouti-
rent qu’à changer la nature de l’hérésie. Le luthéranisme dis-
parut des Pays-Bas ; le calvinisme prit sa place, descendu de
la Suisse par l’Alsace, ou venu de la Grande-Bretagne pen-
dant le règne d’Édouard VI, grâce à la multiplicité des rela-
tions commerciales qui unissaient les deux pays ; il se pro-
pagea surtout dans les provinces bataves. On verra plus loin
la terrible lutte qu’il eut à y soutenir contre Philippe II.
C’est aussi le calvinisme qui l’emporta en France. Les doc-
trines et les écrits de Luther y avaient eu peu de succès. De
ce côté-ci du Rhin, la science théologique avait chez nous \in
centre, la Sorbonne ; la foi se trouvait par conséquent mieux
défendue; et la royauté n’avait pas besoin de la réforme pour
mettre la main sur les domaines du clergé, puisque le con-
cordat donnait au roi la disposition des bénéfices. Enfin
on trouvait moins d’abus au sein du clergé gallican, parce
qu’il avait moins de richesses et de pouvoir ; et, si beaucoup
de nobles des provinces regrettaient les domaines jadis cé-
dés par leurs pères à l’Église, si les doctrines indépen-
dantes des novateurs plaisaient à leur esprit féodal, si des
désirs d’affranchissement politique se mêlèrent pour eux à
des désirs de liberté religieuse, le peuple des grandes villes
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES. 197
resta profondément catholique. La réforme en France fut
pour le plus grand nombre sans doute une question de
conscience et de conviction; elle fut pour beaucoup aussi,
quelquefois même à leur insu; un réveil de l’esprit aristocra-
tique, une réaction féodale contre l’ascendant de la royauté et
de la cour.
La réforme ne fit que d’insignifiants progrès avant Calvin.
C’est V Institution chrétienne, publiée par lui en 1535, qui
fixa les incertitudes des lettrés et donna une formule précise à
leurs vagues inspirations. Le calvinisme s’empara rapidement
d’une portion considérable de la petite noblesse, de quelques
bourgeois et de plusieurs magistrats ; la plupart de nos grands
jurisconsultes et de nos érudits y adhérèrent publiquement
ou en secret ; mais, à l’exception des provinces méridionales,
où le souvenir des doctrines et de la guerre des Albigeois,
celui, plus récent, des scandales d’Avignon, entretenaient
contre l’Eglise romaine de profondes rancunes, le peuple,
surtout dans les grandes villes, ferma l’oreille au nouvel évan-
gile.
François I" ne lui était point favorable ; mais il avait à
ménager contre Charles-Quint l’alliance des protestants d’Al-
lemagne. Il était difficile qu’il tendit la main aux réformés
d’outre-Rhin, et qu’en même temps il fit brûler les réformés
de France. Telle est pourtant la continuelle et triste al-
ternative que présente sa politique. Est-il en guerre avec
l’empereur? il ferme les yeux sur les efforts des prêcheurs
calvinistes, et il promulgue l’édit de Coucy qui suspend toute
poursuite pour fait de religion (1535). La paix est-elle signée,
et n’a-t-il plus besoin de la ligue de Smalkalde? il cherche à
arrêter par des supplices la propagande protestante. A la fin
de son règne, sur les instances de Montmorency et du car-
dinal de Toumon, il révoqua l’édit de tolérance de Coucy et
ordonna le massacre des Vaudois, dont les croyances étaient
vieilles de plus de trois cents ans.
Paisibles et payant régulièrement l’impôt , gens de mœurs
pures et simples , les Vaudois habitaient deux petites villes ,
Mérindol et Gabrières, et une trentaine de villages des Alpes
de Provence (département de Vaucluse). Ils avaient déjà été
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CHAPITRE XIII.
condamnés, en 1540, comme hérétiques, à la requête du pré-
sident d’Oppède et de l’avocat général au parlement d’Aix,
Guérin. On avait sursis à l’exécution. Mais, en avril 1545,
des ordres précis et rigoureux arrivèrent de la cour au par-
lement d’Aix. La baron de la Garde, assisté du président
d’Oppède et de l’avocat général Guérin, entrèrent inopiné-
ment avec des soldats sur le territoire de ces malheureux.
L’arrêt portait que les hommes et les femmes devaient être
brûlés vifs, les serviteurs et les enfants chassés, les lieux
rendus inhabitables, les bois coupés et abattus. Il fut trop
scrupuleusement exécuté : 3000 Vaudois furent massacrés ou
brûlés dans leurs habitations; 660 condamnés aux galères ; le
reste dispersés dans les bois et les montagnes où la plupart
moururent de faim et de misère ; il ne demeura pas une mai-
son, pas un arbre, quinze lieues k la ronde (1545).
Henri II poursuivit les nouvelles doctrines avec rigueur.
L’édit de Châteaubriant (1551) ordonna de juger les protes-
tants sans appel, ferma les écoles et les tribunaux à quicon-
que n’avait pas un certificat d’orthodoxie, et, par un usage
renouvelé des plus mauvais jours de l’empire romain, assura
aux délateurs le tiers des biens de leurs victimes. Mais la per-
sécution fut impuissante. En quelques années, le nombre des
églises protestantes s’éleva de une à deux mille. « La moitié
de la noblesse, une partie du clergé, et peut-être un dixième
du peuple, dit avec exagération un contemporain, étaient
attachés k la réforme. Malgré les édits, malgré les supplices,
ils étaient si opiniâtres et si résolus en leur religion, que lors
même qu’on était le plus décidé k les faire mourir, ils ne lais-
saient pour cela de s’assembler ; et, plus on faisait de puni-
tions, plus ils se multipliaient. » {3lémoires de Castelnau.)
La persécution eût été certainement violente sans la mort
prématurée de Henri II. A ce moment, la lutte s’engageait au
sein même du parlement et l’effervescence arrivait k son
comble. Sur la nouvelle que les huguenots avaient trouvé des
défenseurs dans ce grand corps judiciaire, le roi s’était trans-
porté quelques jours avant le fatal tournoi, au milieu des ma-
gistrats, et avait ordonné de continuer en sa présence la déli-
bération qui portait sur les édits lancés contre les hérétiques.
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES. 199
Deux membres, Dufaur et Anne Dubourg, ne cachèrent point
leur sympathie pour les persécutés ; le second se fit même
presque accusateur. « Je sais, dit-il, qu’il est certains crimes
qu’on doit impitoyablement punir, tels que l’adultère, le blas-
phème et le parjure ; mais de quoi accuse-t-on ceux qu’on livre
au bras du bourreau? » Le roi se croyant insulté et bravé en
face, les fit aussitôt saisir, et commanda qu’on instruisit leur
procès. Sa mort n’arrêta pas l’affaire, qui fût suivie au milieu
des plus terribles péripéties. Les ministres de l’Église réformée
tinrent à Paris leur premier synode national, pour rédiger une
pétition en faveur des prisonniers. Le 12 décembre, entre cinq
et six heures du soir, le président Minard, violent ennemi de
Dubourg, fut tué d’un coup de pistolet au sortir de l’audience.
Ce coup tuait aussi Dubourg : il fut condamné au bûcher et
brûlé en place de Grève. La persécution allait, comme aux
Pays-Bas et partout, amener les complots et l’épouvantable
guerre que nous aurons bientôt à raconter.
De France, le calvinisme était passé en Écosse, pays avec
lequel nous avions d’étroites relations et où ses progrès furent
facilités par les dispositions naturelles du peuple et la fai-
blesse du gouvernement.
Après la mort prématurée de Jacques V (1542, voy. p. 117),
sa veuve, Marie de Guise, proclamée régente au nom de sa
fille, Marie Stuart, avait laissé la direction des affaires au
cardinal Beaton, homme d’État habile, mais d’un caractère
dur jusqu’à la cruauté. De nombreux supplices furent or-
donnés par lui pour fait de religion. Aucun n’excita l’indi-
gnation générale à un plus haut degré que celui de George
\Vishart, brûlé vif sous les yeux du cardinal. Les réformés,
pour venger la mort de leur coreligionnaire, assassinèrent
Beaton, dont ils pendirent le cadavre aux créneaux du châ-
teau Saint- André (1546).
La réforme se propagea dès lors en Écosse avec rapidité,
bien que combattue par la régente, sœur des Guises. Les plus
illustres et les plus puissantes familles du pays l’adoptèrent ;
Jean Knox se mit à la tête du mouvement. Frappé de plusieurs
condamnations, brûlé même en effigie, il s’enfuit en Angle-
terre, où il devint chapelain d’Édouard VI, et, après l’avéne-
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CHAPITRE XIII.
ment de la catholique Marie Tudor, en Suisse, où il connut
Calvin. Quand Élisabeth eut fait triompher le protestantisme
en Angleterre, Knox fut rappelé de Genève. Disciple de Cal-
vin, il organisa l’Église écossaise sur le modèle de l’Église
génevoise. La hiérarchie fut abolie; dans le presbytéranisme,
c’est le nom que prit l’Église d’Écosse, tous les ministres sont
égaux. Knox aurait voulu consacrer les domaines du clergé
catholique à l’entretien du nouveau culte; mais les nobles
s’en étaient saisis, et ils les gardèrent. Il fut plus heureux
dans ses efforts contre lés monuments catholiques. Églises,
bibliothèques, archives, tombeaux même, rien de ce qui sem-
bla entaché d’idolâtrie ne trouva grâce devant ce furieux ico-
noclaste (1560). Ainsi la réforme écossaise prit dès le début
un caractère de violence et de fanatisme particulier.
XA réforme en Angleterre Cl&si-fsea).
L’Angleterre avait toujours montré à l’égard du saint-siège
un esprit d’indépendance qui allait souvent jusqu’à l’hérésie.
Ainsi, au quatorzième siècle, Wiclef et les Lollards, ses dis-
ciples, avaient rencontré les plus vives sympathies ; et la mé-
fiance, sinon la haine contre Rome, était générale dans le
clergé comme dans le peuple. Ce fut pourtant un incident
vulgaire et coupable, l’amour du roi Henri VIII pour Anne de
Boleyn, qui amena le schisme d’Angleterre.
Henri VIII était marié depuis 2k ans avec Catherine d’Ara-
gon, quand il découvrit un jour, en 1527, qu’il était parent
de sa femme à un degré prohibé parles canons de l’Église. Il
demanda au pape de prononcer l’annulation du mariage.
Clément VII était alors prisonnier de Charles-Quint, et Cbar-
K_les-Quint était l’osele de Catherine. « Je me trouve, écrivait
le pontife, entre l’enclume et le marteau. » H négocia; mais
le roi, impatient de ces lenteurs, se fît proclamer par son par-
lement protecteur et chef suprême de l’Église d’Angleterre
(153l); l’année suivante il épousa Anne de Boleyn. Clé-
ment VII lança une sentence d’excommunication contre le
roi (1534). Henri y répondit en s’enfonçant davantage dans le
schisme. Le parlement, toujours docile, décréta la suppres-
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES. 201
sion des ordres monastiques, et le roi confisqua les biens des
couvents (1536).
Henri VIII, en se séparant du sainl^-siége, prétendait pour-
tant rester orthodoxe : il se souvenait d’avoir écrit contre
Luther; et dans ses chartes ou protocoles diplomatiques il
prenait avec la même fierté son titre de défenseur de la foi,
et celui de roi de France. Malheur au catholique qui niait la
suprématie religieuse du roi, il était décapité 1 Malheur aussi
au dissident qui niait la présence réelle, il était brûlé !
Dès 1S31, les supplices commencèrent. Trois protestants
furent brûlés afin que nul ne doutât de l’orthodoxie du roi ;
en 1535, il fit décapiter le cardinal-évêque Fisher, qui réprou-
vait le divorce du roi, et le chancelier Thomas Morus, qui
refusait de reconnaître sa suprématie religieuse : le dernier
est un beau caractère et un des grands esprits du siècle. De-
puis ce jour, le voluptueux et sanguinaire Henri VIII rappela
pour l’Angleterre les plus affreux tyrans de Rome. Il épousa
six femmes, en répudia deux, Catherine d’Aragon (1532) et
Anne de Glèves (1540), en envoya deux à l’échafaud, cette
Anne de Boleyn, la cause du schisme (1536), et Catherine
Howard, pour des désordres antérieurs à son union avec le
roi (1542); une troisième, Catherine Parr, faillit y monter
pour ses opinions religieuses. La sixième, Jeanne Seymour,
qu’il avait épousée après Anne de Boleyn, était morte en
donnant le jour au prince qui fut Édouard VI (1537). Quand
le parlement, pour apprendre aux Anglais ce qu’ils devaient
croire ou ne pas croire, eut adopté le bill des six articles, que^
les réformés appelèrent bill de sang (1539), une inquisition
plus terrible que celle d’Espagne couvrit l’Angleterre de bû-
chers. Parmi les victimes, on compte 2 reines, 2 cardinaux,
3 archevêques, 18 évêques, 13 abbés, 500 prieurs ou moines,
14 archidiacres, 60 chanoines, plus de 50 docteurs, 12 ducs,
marquis ou comtes, 29 barons, 335 nobles, 110 femmes de
condition, etc.; au total 72 000 condamnations capitales. Ja-
mais révolution n’eut des sources plus impures, et ne s’étabbt
par des voies plus sanglantes et plus honteuses. Au meurtre
se joignait la spoliation. Tous les biens meubles et immeubles
des couvents avaient été saisis par le roi. Ce n’était pas assez.
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202
CHAPITRE Xm.
II multiplia les amendes, les confiscations, les impôts, altéra
les monnaies, et, malgré toutes ces extorsions, chargé de
dettes, il fit banqueroute pour apurer ses comptes. Cette ban-
queroute se fit au reste légalement. Le parlement, par un
vote spécial, dispensa le roi de rendre ce qu’il avait emprunté.
Ce même parlement avait donné force de loi aux ordonnances
royales. Ainsi, les Anglais qui n’avaient cru sacrifier que leur
liberté politique, quand, après la guerre des deux Roses, ils
avaient laissé Henri VII saisir le pouvoir absolu, voyaient
maintenant l’argent, le sang, les croyances mêmes de la na-
tion, sacrifiés à un abominable tyran.
Mais, en publiant une traduction des livres saints en lan-
gue vulgaire, Henri VIII devint, sans le vouloir, un propa-
gateur d’hérésie. A côté de la réforme royale, bornée à quel-
ques modifications insignifiantes dans la liturgie , et à la
suppression de l’autorité du saint-siège, grandit une réforme
populaire qui s’écarta profondément des dogmes et de la dis-
cipline catholiques. Poursuivis avec acharnement par les dé-
fenseurs du culte officiel, les dissidents voudront conquérir la
liberté religieuse, et feront cause commune avec les promo-
teurs de la liberté politique. La chute des Stuarts et du des-
potisme en Angleterre n’aura pas d’autre cause. (Pour la
politique étrangère de Henri VIII, voy. les chap. xi et xii.)
Schismatique, mais orthodoxe avec Henri VIII, l’Angleterre
s’éloigna, sous Édouard VI, de la doctrine catholique. Le ré-
gent, Sommerset, très-zélé pour la réforme, proscrivit la
messe, ordonna l’usage de la Bible en langue vulgaire, abolit
les fêtes et permit aux laïques la communion sous les deux es-
pèces (1548) ; Wanvick, qui renversa Sommerset (1 549), et le
fit exécuter trois ans après, était catholique au fond du cœur;
mais il avait besoin des protestants et s’appuya sur eux pour
écarter du trône la princesse Marie, fille de Catherine d’Ara-
gon. Et en effet, à peine Édouard VI eut-il 'expiré avant d’a-
voir atteint sa dix -septième année, que Warwick proclama
Jeanne Gray, jeune femme intéressante par son savoir et ses
vertns, mais qui n’avait que des droits éloignés à la couronne,
étant arrière-petite-fille de Henri VII.
Telle était la vénération des Anglais pour le sang de leurs
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES.
203
rois qu’ils respectaient le principe d’hérédité, même lors- i
qu’il était en opposition avec leurs intérêts ou leurs passions. |
Warwick fut abandonné même par les protestants, et la mal-
heureuse Jeanne Gray paya de sa vie le règne de dix jours
que l’ambition d’un autre lui avait imposé (1553).
Marie se déclara hautement catholique, rétablit les évê-
ques qui avaient refusé le serment de suprématie, et punit /
ceux qui l’avaient prêté. Puis elle épousa le fils de Charles-
Quint, son Çûusin Philippe II, malgré les prières des commu-
nes, et contre le vœu de toute la nation. Alors l’Angleterre
fut solennellement réconciliée avec le saint-siège. Les déten- ,
leurs des biens des couvents s’étaient déclarés prêts à rentrer
dans l’Église catholique, pourvu qu’on leur garantît la posses-
sion tranquille de ce qu’ils avaient pris (1554). Mais de ce
moment aussi les supplices commencèrent : de février 1555 à
septembre 1558, 400 réformés périrent, dont 290 par le feu.
Les protestants ont flétri la reine Marie du surnom de la san-
glante, titre qui conviendrait aussi bien à leur grande reine
Élisabeth. Au reste, Marie fut toute sa vie malheureuse. Per-
sécutée pendant sa jeunesse, elle se vit sur le trône dédaignée
par l’ingrat Philippe II, à qui elle avait voué toute son affec-
tion. Il l’entraîna dans sa guerre contre laFrance : l’Angleterre
y perdit Calais. Marie ne survécut que quelques mois à ce
désastre. Elle répéta plusieurs fois avant d’expirer que si l’on
ouvrait son cœur, on y trouverait écrit le nom de Calais (J 558).
La mort prématurée de Marie Tudor fit arriver au trône sa
sœur Élisabeth, fille d’Anne de Boleyn et protestante. Elle
avait jusque-là caché ses sentiments secrets, et elle parut d’a-
bord hésitër sur la question religieuse. Elle se fit même sacrer
selon le rit catholique, et elle chargea l’ambassadeur anglais
près du sai}|t-siége de notifier au pape, Paul IV, son avène-
ment. Élisabeth se serait certainement prononcée pour la ré-
forme, mais la hautaine et violente réponse du pontife préci-
pita sa décision. Le 18 février 1557, la chambre (Jes lords
déclara la reine gouvernante suprême de l’Église ainsi que de
l’État. On annula toutes les lois religieuses de Marie. Un ser-
ment, impliquant la reconnaissance de la suprématie spiri-
tuelle de la couronne, fut imposé à quiconque avait le moin-
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204
CHAPITRE Xlll.
dre rapport avec le gouvernement. Tous les évêques, à
l’exception d’un seul, le refusèrent, et furent destitués ; mais
sur 7386 ecclésiastiques du second ordre, 180 curés seulement,
et 95 bénéficiers, imitèrent ce désintéressement. L’organisa-
tion de l’Église anglicane ne fut réglée que trois ans plus lard
par le bill des trente-neuf articles (1562). La religion nou-
velle maintint la hiérarchie épiscopale, et son clergé est en-
core aujourd’hui de beaucoup le plus riche de toute la chré-
tienté. Née à la voix du pouvoir temporel, elle lui est restée
constamment dévouée, et a soigneusement nourri dans le
peuple anglais la haine du papisme.
Depuis l’année i 532, l’Angleterre, du moins la classe offi-
cielle de ce pays, avait changé quatre fois de religion, selon le
caprice de ses princes : triste spectacle qui ne fut donné nulle
part ailleurs, et qui montre la puissance acquise par la royauté
sous les Tudors. Jusqu’à présent, ces changements n’avaient
été qu’une affaire d’administration intérieure; mais la question
religieuse va devenir une question nationale, et la réforme sera
profondément enracinée dans le sol anglais, par les efforts
mêmes que feront les étrangers pour l’en extirper. A partir du
règne d’Élisabeth, le protestantisme devint une partie du
patriotisme anglais, à ce point qu’on ne fut plus éloigné de
considérer comme traîtres ceux qui restèrent attachés à l’É-
glise romaine et qui, en réalité, mettant leur conscience au-
dessus de leur pays, vécurent longtemps en conspiration per-
manente contre l’ordre nouveau.
Principales dlirércnces entre les l^gllses protcstantcss.
Ainsi, en moins d’un demi-siècle, la Suisse, la Grande-Bre-
tagne, la Suède, le Danemark, la moitié de l’Allemagne et
une partie de la France, s’étaient séparés du catholicisme. La
chrétienté, qui, au moyen âge avait été si bien unie, se trou-
vait divisée. La religion romaine dominait dans le midi de
l’Europe, le protestantisme dans le nord. Mais le principe
protestant étant la libre interprétation des Écritures, il s’était
produit déjà au sein de la Réforme quantité de sectes dont le
nombre devait s’accroître encore.
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES.
205
Cependant trois grands systèmes dominaient : le luthéra-
nisme, le calvinisme et l’anglicanisme. Le premier était gé-
néralement adopté dans le nord de l’Allemagne et dans les
États Scandinaves ; le second en Suisse, en France, dans les
Pays-Bas et en Écosse; le troisième, comme son nom l’indi-
que, en Angleterre.
Ils avaient un dogme commun qui est le vrai fond du pro-
testantisme, la doctrine de la justification par la grâce. Luther
le défendit contre Érasme dans son livre de servo arbitrio, où
se trouvent de si étranges maximes touchant l’inutilité des
oeuvres pour le salut, même l’innocuité des œuvres mauvaises
pour la damnation, la foi suffisant seule à la justification.
Calvin poussa cette doctrine à ses dernières et monstrueuses
conséquences, en enseignant la prédestination des élus et des
damnés.
Des trois Églises réformées, la plus éloignée de l’orthodoxie
était le calvinisme, la plus voisine l’anglicanisme. Les calvinis-
tes, en effet, comme les sacramentaires, rejetaient entière-
ment le dogme de la présence réelle, et voyaient dans l’Eu-
charistie, non le sacrifice effectif de Jésus-Christ, mais une
simple commémoration de la Cène. Les luthériens n’admet-
taient pas la transsubstantiation, c’est-à-dire le changementdes
espèces du pain et du vin en corps et en sang du Sauveur ; ils
croyaient pourtant que Jésus-Christ y était présent, comme
le feu est dans un fer chaud, pour emprunter la comparaison
de Luther lui-même. Ainsi, au lieu d’accepter le mystère
comme les catholiques, ou de le nier comme les calvinistes,
ils le remplaçaient par un autre plus compliqué, auquel ils
donnaient les noms bizarres à’impanation et à'invination.
Quant aux anglicans, ils n’étaient séparés des catholiques sur
ce dogme fondamental que par des nuances équivoques, la
confession de foi de l’Eglise anglicane, en 1562, ayant à
dessein évité de se prononcer sur cette question, et déclarant
à la fois que la Cène est la communion du corps et du sang
de Jésiis-Christ, mais que le communiant ne reçoit Jésus-
Christ que spirituellement. Au fond, les anglicans sont des
calvinistes par le dogme et des catholiques par la liturgie.
Des sept sacrements de l’Église catholique, ils n’en re-
TEMPS MODERNES. 2
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206
CHAPITRE XIII.
connaissaient que deux, le baptême et la Cène : le premier
considéré comme un simple engagement d’élever chrétien-
nement reniant, le second dépouillé de tout mystère, l’un et
l’autre n’étant pas indispensables au salut; les luthériens,
deux aussi, le baptême et l’eucharistie, mais en transformant
le dernier, reçu par les anglicans dans des termes qui rap-
prochaient leur Église de celle des catholiques. D’ailleurs les
communions protestantes s’accordaient à rejeter les cinq
autres sacrements, car la confirmation et l’ordination des
prêtres gardées par les anglicans, l’étaient non pas à titre de
sacrements , mais seulement comme rites pieux ; et s’ils con-
seillaient la confession, au lit de mort, ils n’en faisaient pas
une condition impérative.
C’est surtout par la discipline que différaient entre elles les
Églises réformées. On ne doit pas s’en étonner, puisque la
réforme avait eu pour occasion et pour cause principale les
abus qui s’étaient introduits dans le clergé. Sous ce rapport,
les cultes protestants se rattachaient à deux principaux modes
d’organisation. Le luthéranisme admettait une certaine hié-
rarchie, l’anglicanisme une hiérarchie complète ; la discipline
calviniste reposait sur le principe de l’égalité des ministres
entre eux. C’est dans la Grande-Bretagne que les deux systè-
mes arrivèrent h leur développement le plus complet. Ainsi
l’Église anglicane, avec ses archevêques, ses évêques, ses
divers degrés dans le sacerdoce, sa liturgie, ses immenses
revenus, ses collèges et ses établissements d’instruction et de
charité, ne différait presque en rien de l’organisation extérieure
des Églises catholiques , sauf la simplicité du costume, la
froide austérité du culte, l’emploi de la langue vulgaire et le
mariage des prêtres. Soumise à la suprématie royale, son
existence se trouva intimement unie au maintien de la mo-
narchie, et le clergé fut en Angleterre l’appui le plus sûr de
la royauté.
Sa voisine, au contraire, l’Église presbytérienne d’Écosse,
avait des tendances démocratiques. Là, point de distinction
de grade ou de richesse entre les membres du clergé. A peine
sont-ils séparés des fidèles par la nature de leurs fonctions.
Encore les sectes puritaines ne tarderont-elles pas à suppri-
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES. 207
mer toute délégation spéciale du sacerdoce. Tout chrétien
sera propre au divin ministère, qui aura le talent ou l’inspi-
ration. Dans les Etats Scandinaves, les évêques avaient été
conseiTés sous lenomde surintendants; maïs les évêques luthé-
riens ne gardaient rien de la richesse et de l’influence politi-
que de leurs prédécesseurs catholiques. Les princes ou les
souverains avaient eu grand soin d’imposer k leur nouveau
clergé les plus strictes limites de l’aisance, et de l’exclure en-
tièrement du temporel. Mais si la confusion des deux pouvoirs
avait eu au moyen âge de déplorables résultats, la subordina-
tion de l’Église à l’État dans les pays luthériens eut le fâcheux
effet de priver les ministres de Tindépendance et de la dignité
nécessaires à leurs fonctions.
Les Églises calvinistes étaient plus pauvres encore ; mais
comme elles ne devaient leur origine qu’à elles-mêmes, elles
avaient une grande liberté et un empire moral considérable.
A Genève, en France, en Écosse, magistrats et seigneurs fu-
rent plus d’une fois contraints d’écouter la voix énergique de
leurs pasteurs.
En résumé, l’unité religieuse de l’Europe était brisée, et
dans le camp de la réforme les sectes dissidentes pullulaient.
Née de l’esprit de révolte, la réforme fut d’abord infidèle à
son caractère. Les anglicans et les luthériens remirent à leurs
princes le pouvoir spirituel qu’ils refusaient au pape, de sorte
qu’on vit ceux qui tenaient le glaive, écrire de l’autre main
des articles de foi, et les imposer souspeine de mort ou d’exil*.
« Luther nous a mis sur la tête, disait le doux Mélanch-
thon, un joug de fer, au lieu d’un joug de bois. » Dans ces
pays donc la révolution religieuse vint d’abord en aide à la
1. En 1558, les dDCleurs de Leipzig et de Wiltemberg analhématisôrent
comme hérétiques les ministres d’iéna et tous ceux qui admettaient, si petite
qu’elle Tût, une coopération de l’homme à la justification que le Saint-Esprit
opère en lui; ils excitèrent les ducs de Saxe, comme évéques-nés de leur ter-
ritoire, à sévir contre eux. Les théologiens qui refusèrent de signer le formu-
laire d’iéna furent enlevés par des soldats, jetés en prison ou bannis. Plus
tard, l'électeur Auguste fit périr son chancelier dans les tortures, condamna
le gendre de Mélanchthon à une prison perpétuelle et chassa quiconque n’ac-
cepta pas une Jormule de concorde qu’il avait rédigée. La doctrine sjrnergiste
ou de la coopération nécessaire de l'homme à sa justification avait été ensei-
gnée par Mélanchthon et a été généralement adoptée par les luthériens.
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208
CHAPITRE XIII.
révolution politique, puisqu’elle ajouta aux droits des princes
celui plus nouveau encore de gouverner les consciences. C’é-
tait un emprunt de plus aux usages de Rome impériale, con-
séquence naturelle d’une réforme qui prétendait n’être qu’un
retour aux temps apostoliques.
Les calvinistes, après la dure domination de. Calvin, se
souvinrent mieux de leur origine. Ils ne reconnurent le pou-
voir spirituel qu’à l’assemblée des fidèles, c’est-à-dire à l’É-
glise même. La constitution politique de la plupart des pays
calvinistes, la Suisses, la Hollande, l’Écosse, préparait d’ail-
leurs cette solution.
C’est aussi dans la Suisse que le meilleur usage avait été
fait des biens de l’Église pour fonder des hospices et des écoles..
En général, le protestantisme, remplaçant presque tout le culte
par la lecture et la méditation de la Bible, répandit largement
dans le peuple l’instruction primaire.
On vient de voir qu’en politique, cette révolte contre l’au-
torité spirituelle aboutit, en beaucoup de lieux, à une servi-
tude plus grande vis-à-vis du pouvoir temporel ; il arriva de
même, pour la civilisation générale, que cette insurrection
de l’esprit d’examen ne profita point d’abord aux progrès de
la raison publique. En Allemagne, toutes les intelligences se
tournèrent vers la théologie. On délaissa les lettres antiques
pour ne s’occuper plus, comme aux beaux jours de la scola-
stique, que de questions puériles, parce qu’elles étaient inex-
tricables. La Renaissance en mourut, peintres et poètes dis-
parurent devant les fureurs iconoclastes des uns et les em-
portements théologiques des autres ‘ ; mais les adiaphoristas,
les synergistes , les accidentaires , les substantialistes , les
crypto-calvinistes pullulèrent et donnèrent le spectacle impie
d’hommes qui prétendaient à régler les choses du ciel et à
mesurer la puissance de Dieu , à déterminer son action et à
rédiger ses décrets, ce qui ne les empêchait pas d’avoir sans
cesse à la bouche des mots de haine et de mort, en parlant
de Celui qui a jeté partout sur le monde la vie et l’amour.
i . Érasme disait en 'l 528 (Ép. MCI) : Ubieunqae régnât latherianùmus , ibi
litterarum est interitus, '
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RÉVOLUTION DANS LES CROYANCES. 209
On verra bientôt que le contre-coup de la Réforme produi-
sit des conséquences semblables en Italie et en Espagne.
Luther et Calvin, le premier qui remit aux princes le pou-
voir spirituel, le second qui brûla Michel Servet, ne sout
donc à aucun point de vue ce qu’on a voulu les faire ; les pô-
res de la liberté moderne. Mais sur le champ où l’homme
laboure et sème, bien souvent lève une moisson qu’il n’atteu-
daù pas. La négation de l’autorité dans l’ordre spirituel con-
duisait inévitablement à la négation de l’autorité dans l’ordre
philosophique et social. Luther et Calvin, bien sans le vou-
loir, menaient à Bacon et à Descartes, comme Bacon et Des-
cartes, à leur insu, menèrent à Locke et à Mirabeau.
Il est curieux de voir que le grand travail de la civilisation
moderne arrêté dans les pays où les deux doctrines opposées
arrivèrent à leur plus complète expression, fut continué par
celui qui repoussant à la fois Luther et l’Inquisition, pro-
clama, dès le seizième siècle, par deux de sas grands hommes,
L’Hôpital et Henri IV, la nécessité de la tolérance religieuse.
La France de Jean Goujon et de Corneille, du Poussin et de
Molière, ramassa le sceptre des arts et des lettres tombé des
mains défaillantes de l’Italie, et le garde encore.
A un autre égard, la révolution religieuse se rattache aussi
à la révolution économique. Dans les pays protestants, la di-
minution des fêtes augmenta les jours de travail, comme la
fermeture des couvents accrut le nombre des travailleurs. La
production en devint plus grande, par conséquent les produits
à meilleur marché. Là est une des raisons de la supériorité
industrielle et commerciale des pays protestants sur ceux qui
restèrent sévèrement catholiques comme l’Italie, l’Espagne,
la Bavière et l’Autriche*.
< . Voyez Macaulay, Introduclion i V Histoire d’Angleterre.
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210
CHAPITRE XIV.
LIVRE rv.
LA RESTAURATION CATHOLIQUE ET LES GUERRES
DE RELIGION ; PRÉPONDÉRANCE DE L’ESPAGNE.
CHAPITRE XIV.
LE CONCILE DE TRENTE ET LA RESTAURATION
CATHOLIQUE.
Réformes à la cour pontificale et tentatives de conciliation avec les pro>
testants. — Mesures défensives; l’Inquisition (1542), l’Index, les
Jésuites. — Concile de Trente (1545-1563).
Béforme h la cour pontificale et tentativea de conetilatlon
aVee leo proteatanta.
La papauté , prise aii dépourvu , avait en quelques années
perdu la moitié de son empire. La nécessité d’une réforme
de l’Eglise dans ses mœurs et dans sa discipline avait d’abord
été le texte développé par tous les ennemis du saint-siège. Il
fallait leur ôter cette arme. Les successeurs de Clément VII
le comprirent, ét alors commença, à la cour pontificale et dans
toute l’Église catholique, un admirable travail. Réformer la
discipline ecclésiastique , imposer au clergé la pureté des
mœurs, réveiller la foi des peuples, voilà quelle fut l’œuvre
entreprise par cinq pontifes qui gouvernèrent l’Église pen-
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211
LE CONCILE DE TRENTE, ETC.
dant la seconde moitié du seizième siècle, Paul III, Paul IV,
Pie IV, Pie V et Sixte-Quint.
Paul III, qui à certains égards tenait encore de l’âge an-
térieur, inaugura cette nouvelle politique, en n’élevant au
cardinalat que des hommes distingués par leurs talents et
leurs vertus. Les protestants eux-mêmes ne purent qu’applau-
dir à la promotion de prélats tels que Gontarini, Sadolet,
Garaffa et Ghiherti. La rote *, la pénitencerie, la chancellerie
romaine reçurent une meilleure organisation. L’abus des dis-
penses, la simonie furent poursuivis, et il y eut un moment
où ce travail parut conduire à la fin souhaitée, à une réconci-
liation avec les protestants ; car les conseillers les plus écoutés
du pape , surtout Gontarini , admettaient le dogme fonda-
mental des protestants , la justification par la grâce, et mon-
traient un ardent désir d’introduire des réformes dans les
mœurs et dans la discipline.
Au colloque de Ratisbonne, en 1541 , où le sage Gontarini
était venu comme légat du pape, on put croire la paix
enfin conclue. L’empereur, qui se préparait à une grande
guerre contre la France , désirait vivement arriver à un com-
promis; Luther lui-même, bien fatigué de ses luttes contre
les anabaptistes et contre les sacramentaires, bien désabusé
en voyant les princes s’emparer de sa réforme pour en tirer
profit, ne semble pas y avoir été très-opposé. Les protestants
envoyèrent à la conférence leurs plus pacifiques théologiens,
Bucer et Mélanchthon. Mais les princes réformés furent
moins dociles que les docteurs. Ils intervinrent dans la dis-
cussion; ils rédigèrent les articles « à leur façon, » dit Lu-
ther lui-même ; « Notre excellent prince, ajoute-t-il, m’adonné
à lire les conditions qu’il veut proposer pour avoir la paix
avec l’empereur et nos adversaires. Je vois qu’ils regardent
toute cette affaire comme une comédie qui se joue entre eux.
4 . Rote, tribunal de onze docteurs ecclésiastiques nommés auditeurs de la
rote, et pria dans les quatre grandes nations catholiques d’Italie, de France,
d’Allemagne et d’Espagne, parce que ce tribunal est chargé de Juger toutes
les questions relatives aux bénéfices ecclésiastiques dans toute la catholicité.
Le nom de rote, qui signifie roue , vient sans doute de la mosaïque circulaire
qui décore la salle où ils se réunissent.
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212
CHAPITRE XIX.
tandis que c’est une tragédie entre Dieu et Satan ; où Satan
triomphe et Dieu est immolé. Mais viendra la catastrophe. ...»
(Lettre du 4 avril 1541}. Les princes, en effet, qui s’étaient
emparés des biens de l’Eglise, ne pouvaient vouloir d’une paix
qui les eût condamnés à restitution, ou qui tout au moins
eût arrêté leurs empiétements.
Il y eut même une sourde opposition de la part de quel-
ques catholiques. François I**' redoutait l’influence que cette
pacification donnerait à l’empereur dans l’empire. Une Alle-
magne unie lui semblait à craindre. D’autres, comme l’arche-
vêque de Mayence, craignaient le prix dont la paix serait
payée. « On serait forcé , écrivait-il au pape, de faire trop de
concessions. » Gontarinifut désavoué par le saint-siège, comme
l’avaient été les docteurs protestants par leurs princes.
L’espoir d’une réconciliation étant perdu , l’Église s’arma
pour le combat.
ncanreff défenaiveH. li'lni|iilBltloii (fftdS), l'Index,
lee déeultee.
En 15(i2, une nouvelle Inquisition , dont le tribunal supé-
rieur siégea à Rome, fut instituée. Six inquisiteurs généraux
eurent mission de rechercher et de punir, en deçà comme au
delà des monts, toute atteinte à la foi. Ni rang ni dignité ne
pouvaient soustraire à leur juridiction. Ils avaient droit de
faire incarcérer les suspects , de frapper même de la peine
capitale les coupables et de vendre leurs biens. II leur était
enjoint, en un mot, de tout faire pour étouffer et extirper les
hérésies qui avaient éclaté dans la communauté chrétienne.
L’Inquisition se mit aussitôt à l’œuvre , avec une telle éner-
gie, que les routes qui conduisaient d’Italie en Suisse et en
Allemagne se couvrirent de fugitifs. La crainte régna d’un
bout de la Péninsule à l’autre. Même la duchesse de Fer-
rare, toute fille de France qu’elle était, fut inquiétée*. « Elle
mêle des larmes à son vin, » disait Marot. Les académies
furent dissoutes à Modène, à Naples. Tout examen des choses
i . Madame Renée, seconde fille de Louis XII et d’Anne de Bretagne.
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213
LE CONCILE DE TRENTE, ETC.
de la foi fut interdit; tout ce qui sentait la nouveauté fut sur-
veillé, proscrit. On établit la congrégation de Vindex et les
listes des livres prohibés se multiplièrent ; aucun ouvrage an-
cien ou moderne ne put être imprimé qu’avec permission des
inquisiteurs. Dans toute l’Italie, Venise seule subordonna
l’inquisiteur à l’autorité civile. Un cardinal, des évêques fu-
rent jetés en prison, des individus de moindre condition noyés
ou brûlés. Ces moyens réussirent , et l’unité catholique, l’or-
thodoxie furent sauvées dans la Péninsule ; mais à quel prix!
L’asservissement des Italiens à la maison d’Autriche avait tué
la vie politique ; les mesures pour extirper ou prévenir l’hé-
résie tuèrent la vie littéraire. On cessa de penser; l’art tomba
comme les lettres* ; et l’Italie devint pour trois siècles la
r
4 . De la Jtrutalem du Tasse on tomba à la Secchiu rapita de Tassoni ; de
Raphaël et de Michel-Ange an Bernin. Le grand art devint celui des Arlequins
et des Pantalons. L’empereur Malbias donna la noblesse i l'arlequin Ceccbini.
En 1 806, alasséna ne trouva pas une seule imprimerie dans les Calabres, et bien
peu de gens aujourd’hui même 7 savent lire. Le réveil commença an dix-hui-
tième siècle , par la musique et les sciences, deux choses dont on pensait bien
n'avoir rien à craindre. Je lis dans un tout récent livre de M. Ph. Chasles,
Galileo Galilei, sa vie, son procès et ses contemporains, les lignes suivantes :
a S’il est triste de reconnaître qu’un aussi grand esprit que Galilée ait mal
soutenu le choc de ses ennemis, il est utile de savoir d’où lui venait cette
faiblesse. C'est que nulle force vive ne subsistait plus dans les âmes. L’édu-
cation des siècles et le Joug étranger les avaient laites telles, que chacun,
même parmi les plus grands, privé de valeur personnelle, courbé sous l'auto-
rité, se prosternait ou rampait. En vain les lumières abondaient alors; les
conduites étaient basses. Le sentiment du devoir était aboli. Le christianisme,
qui n’avait pas relevé Byzance, ne pouvait relever l'Italie. Les cITorts et les
exemples sublimes des Borromée et de leurs émules étaient impuissants; le
catholicisme cessait d’être une doctrine vivante pour des âmes mortes. Le
culte de la tradition exagérée faussait la théologie chrétienne, dont le premier
dogme est la responsabilité personnelle; la formule tuait l'esprit. Aucune dis-
cussion, aucune variété, aucune vie. Point d’espoir; nul avenir. Les diversités
de caractère et d’idée, les contrastes entre les forces sociales n’ayant point de
développement pour leur lutte légitime, refoulaient l'homme sur lui-même;
et comme il ne lui restait plus que des appétits et des passions, il abritait
sous l’hypocrisie l’envie, la haine, la licence, la sensualité, la fraude, qui,
systématisés, organisés, polis, n’en devenaient que plus hideux. On ne se
renouvelait moralement ni par les grandes actions ni par les grandes œuvres;
le développement du moi s’opérait dans le sens du mal. La littérature aussi
se faisait de pratique, par imitation, arrangement de phrases et métaphores
recherchées. La sincérité, bannie de partout, manquait aux arts comme â la
vie. On substituait de vaines recettes à l’étude de la nature et à la recherche
de l’idéal ; l’architecture elle-même devenait mensonge, et le genre colossal
prêtait à des constructions mesquines un simulacre de grandeur. C’est au mi-
lieu de cette immense détresse morale que Galilée naquit. »
Digilizec
214
CHAPITRE XIV.
terre des morts. Les mœurs y gagnèrent-t-elles? Les Sigis-
bés et les bandits répondent pour la moralité privée et pu-
blique. Là où l’on ne trouve ni citoyens, ni soldats, ni ar-
tistes, ni poètes, ni écrivains, où pourrait-on trouver des
hommes?
L’Inquisition n’était qu’une mesure de défense : il fallait
maintenant attaquer la réforme jusque chez elle. Assez long-
temps le catholicisme avait reculé : il s’agissait de marcher
en avant. Le saint-siège multiplia la pieuse milice qui com-
battait pour lui.
Toutes les grandes époques de l’Église sont marquées par
la création de nouveaux ordres monastiques ou la réforme des
ordres anciens : ainsi la réforme des couvents sous les Gar-
lovingiens, celle de la règle de Saint-Benoît aux dixième et on-
zième siècles, la création des ordres mendiants au treizième.
En 1522 , on vit encore la réforme des camaldules; en 1525,
celle des franciscains qui donna naissance aux capucins;
vers 1530, la création des barnabites, qui avait été précé-
dée six ans auparavant de celle des théatins par Garaffa (le
pape Paul VI). Les membres de ce dernier ordre faisaient
vœu de chasteté, d’obéissance et de pauvreté ; mais ils ne men.
diaientpas, attendaient les aumônes sans les aller chercher,
ce qui avait donné lieu à de gp'aves abus, et se mêlaient à
la vie active , à la société , par la prédication et l’administra-
tion des sacrements, par des visites aux malades et aux pri-
sonniers. Ge nouvel ordre attira bientôt l’attention sur lui par
les vertus de ses membres, et ce fut dans son sein que se re-
cruta le haut clergé de l’Italie.
Mais celui qui jeta le plus d’éclat fut l’ordre des jésuites.
Cette grande société s’est étendue partout, et partout elle a
eu des ennemis. Le monde s’est épuisé à en dire du bien et
du mal. Son fondateur, Ignace de Loyola, gentilhomme bis-
caïen, d’un esprit romanesque, traversa l'ascétisme pour ar-
river à une des plus fortes conceptions politiques qui fut ja-
mais. Il eut l’idée de faire , outre les vœux ordinaires, un
quatrième vœu particulier d’obéissance au pape. Ainsi, contre
le protestantisme qui s’appuyait sur le libre examen, et qui
poussait l’esprit à la révolte, Ignace de Loyola faisait appel à
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215
LE CONCILE DE TRENTE, ETC.
la soumission absolue. La réforme, qu’elle le voulût ou non,
quand elle n’était pas confisquée par les princes, établissait
la liberté ; les jésuites firent équilibre à cette tendance en se
rejetant vers l’extrémité contraire ; ils travaillèrent à restaurer
l’autorité. Les autres ordres se séparaient du monde pour
vivre dans le silence et la prière , dans l’ombre et la solitude
du cloître; les jésuites se dispensèrent des pratiques de dévo-
tion faites au chœur en commun, et qui, dans les couvents
des autres ordres, prenaient un temps si considérable ; ils ne
voulurent même pas s’astreindre à porter un costume mona-
cal; ils n’eurent que l’habit ecclésiastique ordinaire; souvent
même ils le déposaient pour prendre celui de marchands dans
l’Inde, et à la Chine celui de mandarins. Ils faisaient vœu de
pauvreté, mais pour l’individu seulement, non pour la corpo-
ration; ce qui permettait à celle-ci d’acquérir. Politique,
science, littérature, ils ne négligèrent aucun moyen d’in-
fluence, aucune source de pouvoir, rapportant tout à la reli-
gion et à l’autorité du souverain pontife. Confesseurs des
princes en Europe , et apôtres de la foi en Amérique et aux
Indes, ils eurent des savants, des diplomates, des martyrs ;
ils eurent aussi d’habiles professeurs , car un de leurs princi-
paux buts fut de conquérir le droit d’élever la jeunesse , et
ils se montrèrent souvent dignes de cette mission par leur
savoir et par leurs vertus.
Nous parlons ici des premiers temps del’ordre des jésuites,
de l’âge héroïque, quand ils n’ont encore que l’ambition d’une
légitime influence avec les talents et les vertus qui y condui-
sent. Mais lorsqu’ils en auront la possession incontestée et la
jouissance, alors, l’institut s’écartera dans sa conduite des rè-
gles austères établies par son fondateur. On travaillera moins
pour l’Église que pour la corporation ; on ne confondra plus
les intérêts du saint-siège et ceux de l’ordre. A l’austérité
d’une vie pure, on substituera une mollesse de principes plus
propre à gagner des partisans qu’à faire des chrétiens vérita-
bles. Après avoir justement combattu la doctrine protestante
de la justification par la grâce, en faisant une large part au
libre arbitre, on arrivera à présenter presque toutes les œu-
vres comme excusables, ce qui rendra la morale inutile^ et,
uigilized by Cjuü^Ie
216
CHAPITRE XIV.
après avoir soutenu en politique la souveraineté du peuple
jusqu’à enseigner qu’il est permis de tuer un tyran, on se
jettera violemment du côté opposé. Mais nous sommes loin
encore de l’époque où les confesseurs deviendront courtisans,
où quelques-uns des successeurs de l’héroïque saint François-
Xavier changeront les missions en entreprises de commerce.
L’organisation de la société de Jésus était admirablement
combinée. D’abord son général est élu à vie, pour que la
même direction préside toujours au gouvernement de la so-
ciété. Au-dessous de lui sont les profès, qui ont fait vœu de
chasteté, de pauvreté, d’obéissance absolue, et qui sont char-
gés des missions partout où elles seront nécessaires, au milieu
des hérétiques comme au milieu des barbares; après eux
viennent les coadjuteurs spirituels, revêtus du caractère de
prêtre, mais voués spécialement à l’instruction publique.
Tandis que les profès parcouraient sans cesse le monde pour
prêcher, confesser et convertir, les coadjuteurs, fixés dans les
localités avec les scolastiques, qui formaient la troisième et
dernière classe, y gagnaient de l’influence et s’emparaient de
l’éducation de la jeunesse. Jusqu’alors elle était restée entre
les mains des littérateurs, dont les habitudes profanes et
païennes étaient devenues singulièrement suspectes depuis la
réforme. Les jésuites se chargèrent de les remplacer, et ils
réussirent par une méthode d’enseignement plus juste et une «
meilleure division des études. D’ailleurs l’instruction dans
leurs collèges était gratuite, comme la messe dans leurs
églises. Enfin, pour qu’aucun soin ne vînt distraire les coadju-
teurs et les scolastiques de leurs travaux, les collèges purent
avoir des revenus dont l’administration fut confiée à des coad-
juteurs Iniques.
Des lois sévères assurèrent la discipline de l’ordre et le main-
tien de sa hiérarchie. Les vœux ne pouvaient être prononcés
qu’à trente ans, afin que l’ordre ne fût pas exposé aux re-
pentirs dangereux, et que les chefs eussent le temps, durant
un long noviciat, de connaître les qualités propres à chacun,
pour décider ensuite où il servirait le mieux. Aucun membre,
disent les Constitutions, ne peut recevoir de lettres ou en
écrire sans qu’elles soient lues par un supérieur. — En entrant j
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217
LE CONCILE DE TRENTE, ETC.
dans la société, le novice doit faire une confession générale,
et dire ses qualités aussi bien que ses défauts. C’est le supé-
rieur qui lui donne un confesseur et se réserve l’absolution
pour les cas qu’il lui est utile de savoir. — Personne ne doit
désirer un grade plus élevé que le sien, et défense est faite à
tous les membres de rechercher une dignité ecclésiastique. —
Si le coadjuteur laïque ne sait ni lire ni écrire, il ne peut l’ap-
prendre qu’avec la permission des supérieurs. — On doit se lais-
ser gouverner par ses supérieurs avec une complète abnégation
et une soumission aveugle, comme le bâton qui sert suivant la
volonté de celui qui le porte. L’obéissance la plus absolue
prend la place de tous les autres mobiles de l’activité humaine.
L’ordre nouveau fit les plus rapides progrès. C’était en 1540
que le pape avait approuvé sa création, sous conditions ; en
1543, qu’il l’avait confirmée pleinement. Lorsque Ignace
mourut, en 1556, la société comptait déjà 14 provinces,
lOO collèges, 1000 membres. L’Espagne et l’Italie étaient
conquises, l’Autriche et la Bavière occupées, la France, les
Pays-Bas entamés, et de hardis missionnaires parcouraient le
Levant, le Brésil, l’Inde, le Japon et l’Éthiopie. Aussi les pa-
pes reconnaissants accordèrent-ils à cette milice dévouée tous
les privilèges des autres ordres, et en outre le pouvoir de con-
férer les grades académiques, d’esercer le ministère sacré
dans toutes les églises, même pendant l’interdit, de donner
l’absolution dans les cas réservés au saint-siège ; enfin, d’être
affranchis de toute juridiction locale.
Coneiie de Trente (ftS4IS-i SUS).
Ainsi, au sein de l’Église catholique, on réformait des abus,
on s’animait d’une piété ardente, et on s’armait de discipline
et d’obéissance pour le^ grand combat des doctrines. Afin de
resserrer son imité, l’Église eut son dernier concile œcumé-
nique. Paul in le convoqua à Trente. Il était réclamé depuis
lonjgtemps par tous les partis ; mais tous les partis le crai-
gnaient également, parce qu’aucun d’eux n’était assuré d’y
faire prévaloir ses intérêts personnels. Quand il se réunit
enfin en 1545, la rupture était définitive; les protestants ne
temps modernes. 13
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218
CHAPITRE XIV.
s’y firent point représenter. Toutes les puissances catholiques
envoyèrent à Trente leurs ambassadeurs et leurs prélats. Le
concile fut souscrit par 4 légats, 1 1 cardinaux, 25 archevê-
ques, 1 68 évêques, 39 procurateurs d’évêques absents, et 7 gé-
néraux d’ordre*. Ainsi, par le nombre, aussi bien que par
les talents, et la renommée de ses membres, le concile de Trente
ne resta inférieur à aucun des dix-huit conciles œcuméniques
qui l’avaient précédé.
Dès les premières sessions, l’influence pontificale domina.
L’inquisiteur Carafifa et le jésuite Lainez dirigeaient les débats,
emportaient toutes les décisions. Aussi plus de ménagements,
toujours stériles ; plus de concessions, désormais dangereuses.
Le dogme catholique fut affirmé avec une inexorable franchise
et la théologie dégagée des nuages amassés sur elle parla dia-
lectique. On déclara que l’interprétation des livres saints n’ap-
partenait qu’à l’Église. Toutes les doctrines protestantes sur
la grâce et sur la justification furent condamnées, l’indispen-
sabilité des sept sacrements maintenue, et, pour fonder éner-
giquement l’unité en rendant les dissidences impossibles, on
décida qu’il serait fait, pour l’enseignement, un catéchisme,
que saint Charles Borromée se chargea de rédiger (le Caté-
chisme romain); pour le culte, un bréviaire et un missel
■■ {Bréviaire romain), que Pie V publia; pour les études théo-
logiques, une édition nouvelle de la Yulgate, que Sixte-Quint
et Clément YIII donnèrent.
Fermes et unis en tout ce qui ne regardait que la foi, les
Pères du concile se divisèrent sur certaines questions de dis-
cipline ecclésiastique. Ainsi, presque toiïs les prélats, excepté
ceux d’Italie, attachés particulièrement au pape, s’obstinaient
à vouloir qu’on décidât que leur institution était divine. Mais,
en recevant leurs bulles du pape, comment pouvaient-ils être
établis purement de droit divin? Si le concile constatait ce
droit, le pape n’était plus qu’un évêque comme eux. Sa chaire
1. Ces nombres vsrièrent, bien entendu. Ce qui ne changea pas, ce Tut la
majorité de prélats italiens qu’on eut soin d’y maintenir toujours ; dans les
derniers temps on en compta 1 87 contre 83 étrangers. Les légats avaient fait
décider qu'on voterait par tête et non par nation, ce qui mettait le concile é
la discrétion des Italiens st par conséquent de Rome. ' ■
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LE CONCILE DE TRENTE, ETC.
était la première dans l’Église latine, mais non le principe
des autres chaires : elle perdait son autorité; et cette ques-
tion, qui d’abord semblait purement théologique, tenait en
effet à la politique la plus délicate. Transféré de Trente à
Bologne en 1546 par Paul III, rétabli à Trente par Jules III
en 1551, le concile fut obligé de se disperser en 1552, à l’ap-
proche des luthériens , commandés par Maurice de Saxe , et
resta dix ans interrompu.
Cette longue interruption doit être attribuée surtout au.\
embarras politiques où se trouva jeté le saint-siège après l’as-
sassinat de Pierre-Louis Farnèse, en 1547, par un agent du
gouverneur espagnol de Milan. Paul III voulut un instant
rompre avec l’empereur et se jeter dans les bras delà France;
sa mort, en 1549, et l 'avènement- du pacifique Jules III pré-
vinrent cette rupture. Elle éclata sous Garaffa, devenu pape
sous le nom de Paul IV, en 1555. Cet énergique pontife, eût
voulu rendre la liberté à l’Italie : « Quel que puisse être le
sentiment des autres, je veux servir mon pays. Si ma voix
n’est pas entendue, j’aurai du moins la consolation de l’avoir
élevée pour défendre une cause aussi grande, et je penserai
qu’un jour on pourra dire qu’un Italien, un vieillard, penché
sur le bord de la tombe et que l’on n’eût pensé n’avoir plus
qu’à se reposer et à pleurer sur ses fautes, avait l’âme rem-
plie de ce glorieux dessein. » Il entendait toutefois ne se relâ-
cher en rien de sa sévérité contre les hérétiques, de son zèle ar-
dent pour la réforme catholique ; mais laluttedanslaquelleil osa
s’engager contre l’Espagne (v. p. 1 28) divisa trop profondément
les puissances catholiques pour qu’on pût rappeler le concile.
Lorsque l’épée du duc d’Albe eut anéanti les derniers res-
tes de l’indépendance italienne, le saint-siège regagna large-
ment au spirituel ce qu’il venait de perdre au temporel. Dans
les dernières sessions du concile de Trente, qu’il rouvrit en
1562, le pape Pie IV, par les concessions politiques qu’ilavait
faites à Philippe II, conjura les réformes religieuses qu’on
paraissait disposé à lui arracher. En cessant d’invoquer ses
droits sur 1m_^ couronnes, il obtint qu’on ne parlât plus de ré-
former dans son chef. Le concile, au lieu de s’élever
au-dessus de lui, à l’exemple des Pères de Constance et de
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CHAPITRE XIV.
Bâle, s’abaissa devant son autorité. Le pouvoir spirituel du
saint- siège fut affermi sur toute la catholicité. Le pape^resta
seul juge des changements à opérer dans la discipline, infail-
lible dans les choses de la foi ; interprète suprême des canons,
chef incontesté des évêques ; et Rome put se consoler de la
perte définitive d’une partie de l’Europe, en voyant sa puis-
sance doublée dans les nations catholiques du Midi, qui se ser
rèrent religieusemënt autour d’elle.
La réforme ecclésiastique s’acheva sous le pape PieV (1566-
1572). L'inflexible vieillard fit admettre dans la plupart des
États italiens l’inquisition romaine, et surveilla sévèrement la
foi et les mœurs. Les évêques furent astreints îi la résidence,
les moines à la réclusion, les laïques à l’observation des céré-
monies du culte. Celui qui violait le repos du dimanche avait,
la troisième fois, la langue percée et était envoyé aux galères;
le médecin ne pouvait visiter trois fois un malade qui ne s’était
point confessé. Le Collège germanique, iondé par les jésuites,
devint une pépinière de prêtres pour l’Italie et l’Allemagne.
Enfin, pour compléter ce retour vers les temps de la grande
activité pontificale, Pie V se fit l’âme de la croisade qui se
termina par la glorieuse victoire de Lépante.
Grégoire XIII suivit dans le gouvernement spirituel l’im-
pulsion vigoureuse qui avait été donnée par Pie V. Il mérita
bien de toutes les nations par sa réforme du calendrier Ju-
lien' (1582). Mais sa charité ne sut pas connaître de bornes et
tomba dans la profusion. Comme souverain temporel, il man-
qua d’ordre et d’énergie ; il laissa le brigandage s’organiser
sur une grande échelle dans les États romains.
1. L’année solaire est de 365 jours 5 'heures 48' 61" 6"'. Les astronomes
de Jules César lui avaient donné près de tt' 9" de trop, parte qu’ils la fai-
saient de 365 jours et 6 heures. Us ne comptaient même l’année civile que
pour 365 jours; mais ils lui ajoutaient tous les quatre ans un jour complé-
mentaire, afin de compenser les 0 heures retranchées chaque année. Le
calendrier Julita fut suivi jusqu a l'année 1583. A cette époque, les 14' 9'
accordées en trop à l’année civile, avaient formé dix jours dont l’année civile
était plus longue que l’année solaire. Pour rétablir le rapport exact, Gré-
goire Xlll retrancha ces dix jours et décida que le 5 octobre de l’année 4 582
serait pris pour le 4 6. En outre, il établit qu'à l’avenir on retrancherait trois
bissextiles dans l’espace de 400 ans, et que cette suppression tomberait sur
les années séeulaires dont le chiffre ne serait pas divisible par 400. Ainsi ,
l’an 4600 fut bissextile; 4 700 et 4 800 ne le furent pas; 4 900 ne le sera point,
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LE CONCILE DE TRENTE, ETC.
Heureusement il eut pour successeur Sixte-Quint (1585-
1590). Cet ancien gardeurde pourceaux, nourri par charité
dans un couvent, était âgé de 64 ans lorsqu'il fut élevé à la
papauté. Cet honneur sembla l’avoir i-ajeuni ; de là le conte
qu'au moment de son exaltation il jeta loin de lui ses béquil-
les. D’abord il s’attaqua aux brigands, mit à prix la tête de
leurs chefs et rendit leurs parents responsables. « Tant que je
vivrai, dit-il le jour même de son couronnement, tout crimi-
nel subira la peine capitale ; » et il tint parole. Les gouver-
neurs et les juges qui marquaient des dispositions à une clé-
mence hors de saison furent remplacés par d’autres plus
sévères ; les cardinaux chargés de faire exécuter ses édits dans
les provinces suivirent ponctuellement ses intentions rigou-
reuses, et à Bologne il en coûta la vie à un noble, le comte
Pepoli, pour avoir donné retraite à des bandits. A la nouvelle
de quelque assassinat, le bon Grégoire XIII se contentait de
lever les mains au ciel en gémissant ; Sixte-Quint disait : « On
pourra m’appeler féroce et sanguinaire; mais j’ai vu dans
l’Écriture que le meilleur sacrifice que l’on puisse faire à
Dieu, est de punir le crime et de foudroyer les scélérats et les
perturbateurs du repos public. » — « Cependant, dit Duclos,
je maintiens qu’il y a eu moins d’exécutions sous son règne
qu’il n’y avait auparavant de meurtres dans un mois. » C’est
par cette sévérité que disparut une race d’assassins et de vo-
leurs, si fortement établis qu’on traitait avec eux pour faire as-
sassiner, mutiler un ennemi, saccager une propriété, et qu’a-
près avoir commis toutes sortes d’horreurs, on trouvait dans
les palais des cardinaux et des princes un asile assuré contre
les poursuites des gens de justice. Au bout de deux ans les
ambassadeurs le félicitèrent solennellement sur la sécurité
des routes du domaine pontifical.
Les finances étaient dans le plus grand désordre. Le règne pré-
mais l’année 2000 aura 300 jours. La réforme grégorienne fut adoptée aussi-
tôt dans tous les pays catholiques , plus tard chez les protestants : en Angle-
terre, seulement en <752; de lé, la distinction entre Vancien et le nouveau
style, qui diffèrent de <0 à << jours. Les Russes et les chrétiens du rite grec
gardent encore le calendrier Julien, et la différence entre eux et nous est au-
jourd’hui de <2 jours. Quand nous comptons le <" janvier, ils marquent le
20 décembre.
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222
CHAPITRE XIV.
cèdent, au dire de Sixte-Quînt, avait dévoré les revenus de trois
pontificats. Il eut recours, pour les rétablir, à une écoonmie
aussi intraitable que sa justice, et à l’établissement de nouvel-
les taxes de consommation. Il put ainsi former une réserve de
4 millions et demi de scudi, et fournir aux dépenses de travaux
utiles. Il agrandit Rome et l’orna. C’est lui qui a fait venir de
22 milles, sur le Capitolin etle Quirinal, Vaqua felice qui entre-
tient 2 7 fontaines. La population s’éleva à plus de 100000 âmes,
chiffre qu’elle n’avait pas atteint depuis des siècles.
Il fit ériger par l’architecte Fontana l’obélisque de Caligula,
entreprise dans laquelle Jules II et Paul III avaient échoué.
Il bâtit la bibliothèque du Vatican, et y annexa une imprime-
rie destinée à faire des éditions correctes et exactes, en toutes
sortes de langues, de l’Écriture, des Pères de l’Église et des
ouvrages de lituipe, corrompus et altérés par le temps, la
négligence des hommes ou la mauvaise foi des éditeurs.
Comme chef spirituel de la chrétienté, il suivit les traditions
austères de ses prédécesseurs, publia une infinité de bulles pour
réformer la discipline des ordres religieux, fixa le nombre des
cardinaux à 70 et les divisa en trois ordres, 6 évêques, 50 prê-
tres et 14 diacres, ayant chacun pour titre le nom d’une église
de Rome : on ne s’est point écarté, depuis, de cet arrangement.
Ainsi, réforme dans l’administration temporelle des États
pontificaux et réforme dans le sein de l’Église, voilà le résul-
tat des efforts faits par la papauté et par le catholicisme dans
la seconde moitié du seizième siècle. La première de ces deux
réformes fut abandonnée, et cet abandon a produit les dangers
qui menacent aujourd’hui le temporel du saint-siège; mais la
seconde fit la grandeur du clergé catholique au siècle suivant.
La discipline, en effet, étant raffermie, les mœurs purifiées,
le scandale des immenses richesses et de la vie mondaine des
évêques restreint, l’esprit religieux se ranima. L’ascétisme et
l’exaltation reparurent. On revit des miracles, des saints, des
martyrs, ceux que la Propagande envoya dans les dangereu-
ses missions des Deux-Mondes. La réforme des ordres reli-
gieux continua; des ordres nouveaux se fondèrent, d’où l’on
exclut le plus habituellement la dévotion toute du dehors des
anciens moines, en remplaçant les longues psalmodies et les
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223
LE CONCILE DE TRENTE, ETC.
macérations brutales par le travail de l’esprit, les élans du
cœur, surtout, par la charité. Ces trois tendances seront admi-
rablement représentées : l’une, par les bénédictins de Saint-
Maure, les prêtres de l’Oratoire et les solitaires de Port Royal;
l’autre, par sainte Thérèse et saint François de Salles ; la troi-
sième, par saint Jean de Dieu et notre saint Vincent de Paul.
Mais à Trente et à Rome on avait espéré autre chose en-
core de cette restauration du catholicisme. L’image de Gré-
goire VII avait passé devant les yeux de ses successeurs, et
l’Église régénérée avait repris nécessairement l’ambition de
ses grands pontifes. Par malheur pour elle, cette constitution
de la monarchie pontificale avait lieu au moment où les au-
tres monarchies européennes arrivées, elles aussi, au pouvoir
absolu, ne pouvaient s’abaisser sous quelque autorité que ce
fût, ni admettre qu’un prince étranger eût action directe dans
leurs États. Si donc les décisions du concile de Trente en
matière de foi furent acceptées par les puissances catholiques,
il n’en lut pas de même de ses décisions en matière de disci
pline. La Pologne et le Portugal, seuls aux deux extrémités
de l’Europe catholique, n’élevèrent aucune objection contre
elles. Mais nos parlements les repoussèrent comme contraires
aux libertés de l’Église gallicane, de sorte que le concile de
Trente n’a jamais été formellement reçu en France. L’Empire,
la Hongrie suivirent cet exemple, et les Allemands gardèrent,
comme les Français, la doctrine de Constance et de Bâle, la su-
périorité des conciles sur le pape, que Bossuet et toute notre
Église proclamèrent en 1682. Philippe II lui-même n’admit les
actes de Trente qu’avec certaines restrictions. Et le gouverne-
ment de Venise empêcha les communications directes de son
clergé avec le saint-siège. Peu àrpeu les souverains catholiques
s’attribuèrent une partie des prérogatives que les princes pro-
testants avaient prises de vive force. C’est contre ces droits de
l’autorité civile que l’Église lutte depuis 50 ans avec une éner-
gie croissante. L’ultramontanisme a repris au dix-neuvièmé
siècle l’œuvre du seizième: c’est bien tard; car, s’il y a plus d’en-
semble, il se trouve moins de force, et l’esprit du monde est
dans d’autres voies.
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CHAPITRE XV.
CHAPITRE XV.
LES GUERRES DE RELIGION (18»9-1»98).
Les chefs catholiques et les chefs protestants.— Lutte des deux religions
aux Pays-Bas : formation de la république des Provinces-Unies (1566-
1609). — Lutte des deux religions en Angleterre : Élisabeth et Marie
Stuart; la grande Armada (1559-1588). — Les guerres religieuses en
France (1562-1598).
' Leu chefM catholiques et lea chefiM proteMtanta.
L’Église restaurée pouvait mainteuaut combattre par la pa-
role, il lui fallait un bras pour combattre aussi par l’épée.
A peu de distance de Madrid, dans une solitude affreuse,
sur le versant méridional du Guadarrama, que balayent des
vents d’une violence extrême, s’élève un immense monument
de granit : ce sont dix-sept corps de bâtiments se coupant à
angle droit, et renfermant vingt-deux cours ; aux quatre coins
s’élèvent quatre grandes tours : le tout simule un gril renversé,
en mémoire de l’instrument de torture qui servit à supplicier
saint Laurent ’. La porte de la grande entrée de ce sombre
édifice, oü la cour vient pourtant passer chaque année l’ar-
rière-saison, ne s’ouvre que deux fois pour les princes, à leur
naissance et à leur mort. C’est à la fois un monastère et un
palais, le Versailles et le Saint-Denis de l’Espagne : on l’ap-
pelle l’Escurial. Là, dans cette triste demeure , vécut un
homme qui régna 42 ans siA le plus vaste empire du monde,
et que les écrivains protestants ont nommé le démon du Midi.
'I. C’esl le jour de la fête de ce saint, le to août, que Philippe II avait
ftaKiié la bataille de Saint-Quentin, et ce fut en commémoration de cette vic-
toire qu’il fit construire l’Escurial, à 85 kilomètres nord-ouest de Madrid.
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LES GUERRES DE RELIGION.
225
En Espagne, il portait quatre couronnes : celles de Castille,
de Navarre et d’Aragon, plus tard celle de Portugal. Il était
maître de la Sicile et delà Sardaigne, de Naples et de Milan,
en Italie; du Roussillon, de la Franche-Comté, du Charolais,
de l’Artois et de la Flandre, en France ; des Pays-Bas aux
Bouches de l’Escaut, de la Meuse et du Rhin ; de Tunis et
d’Oran, sur la côte septentrionale de l’Afrique ; du cap Vert,
des Canaries, des îles Fernando-Po, Annobon et Sainte-Hé-
lène, c’est-à-dire de l’Atlantique ; du Mexique, du Pérou, du
Chili, c’est-à-dire de l’Amérique; de Cuba, Saint-Domingue,
la Martinique, la Guadeloupe, la Jamaïque, c’est-à-dire du
golfe du Mexique, Enfin il avait dans l’Océanie, les Philippi-
nes, et il héritera des colonies portugaises aux côtes d’Afrique,
de l’Inde et de l’Océanie. Le soleil ne se couchait pas sur ses
États, et l’on disait alors : c Quand l’Espagne remue , le
monde tremble. >
Pour défendre tant de royaumes, il avait les moissons d’or
du nouveau monde, dont Charles-Quint n’avait eu que les
prémices, les troupes les mieux disciplinées , les généraux
les plus habiles de l’Europe : Philibert Emmanuel, le
vainqueur de Saint-Quentin ; le duc d’Albe, le vainqueur
de Mühlberg; son frère naturel don Juan d’Autriche, qui
remportera la grande victoire de Lépante ; le duc de Parme,
le plus habile tacticien de ce siècle. Dans ses ports de guerre
on comptait 100 vaisseaux de ligne; dans ses ports de com-
merce 1000 navires au long cours ; dans tous ses États enfin
il avait le pouvoir absolu, et en Espagne le dévouement de
tout un peuple. « Les Espagnols ne sont pas à l’aimer, di-
sait Gontarini; ils l’adorent, et ils craindraient d’offenser
Dieu lui-même en transgressant ses ordres vénérés. » A
toutes ces forces il faut joindre celle que Philippe II tirait
de lui-même.
Ou l’a vu (p. 123) après l’abdication de son père, Charles-
Quint, poursuivre contre la France une première guerre que
le traité de Gateau-Cambrésis termina (1559). Il était alors
rentré en Espagne pour n’en plus sortir. Désormais, ce fut du
fond de son cabinet qu’il gouverna, par l’éloquence de ses
diplomates qu’il négocia, par l’épée de ses généraux qu’il
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CHAPITRE XV.
combattit. Mais Philippe avait au plus haut point la passion
du pouvoir, une grande assiduité au travail, les yeux toujours
ouverts sur le monde, depuis le Mexique jusqu’au fond de la
Sicile, pour surveiller ses ministres et son empire; enfin il sa-
vait conserver une âme impassible, un front sévère et froid
au milieu des chagrins de la politique et du trouble des pas-
sions. Quand on lui apprit que sa flotte invincible était
anéantie, il se contenta de dire : « Je ne l’avais pas envoyée
pour combattre les éléments. »
Mais qu’allait fiiire cet homme qui commandait déjà à tant
' de nations ? Gharles-Quint avait rêvé la prépondérance, sinon
la domination universelle, et était mort à la peine; le fils re-
prit l’idée du père avec une exaltation politique et religieuse
que le vainqueur de Pavie n’avait point connue'. Aux yeux de
Philippe II, les protestants n’étaient pas seulement les enne-
mis de l’autel, mais du trône. Aussi se fit-il le champion armé
du catholicisme, autant par politique que par conviction;
car il comprenait bien que l’Église, avec son unité et sa forte
discipline, était le plus ferme appui des couronnes absolues,
et il poursuivit les réformés, non-seulement dans ses États,
où il détruisit jusqu’aux moindres germes d’hérésie, mais par
toute la terre. Comme il haïssait le protestantisme autant qu’il
le craignait, il ne recula devant aucun moyen pour écraser ce
principe ennemi. Ce fut la pensée de toute sa vie. Il y consa-
cra de rares talents, il y dépensa toutes ses forces militaires,
tout son or qu’il jeta à pleines mains pour soudoyer en Hol-
lande l’assassinat, en Angleterre les conspirations, en France
la guerre civile. Nous verrons avec quels succès et aussi avec
quels résultats.
Lorsque les deux rois de France et d’Espagne avaient signé
si rapidement la- paix de Gateau-Cambrésis, c’était pour por-
ter dans le gouvernement l’esprit nouveau qui animait l’Église
et livrer à i’hérésie un combat sans pitié. L’un se chargea de
l’étouffer en France, l’autre de l’empêcher de naître en Italie
et en Espagne, puis de l’écraser aux Pays-Bas et en Angle-
terre. Henri II mort, ses fils, les derniers Valois, continuèrent
son dessein et n’eurent d’abord besoin que des conseils de
l’Espagne.
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LES GUERRES DE RELIGION. 227
Le premier, François II, régna moins d’un an et demi
(1559-1560); le second, Charles IX, en avait vingt-quatre
quand il mourut (1574); le troisième, qui seul arriva à l’âge
d’homme, resta toujours, par certains côtés de son caractère,
dans une sorte de minorité ou de tutelle d’où il ne sortait que
par des emportements furieux. Cette liguée des Valois était
donc incapable de conduire en France la grande bataille des
croyances; mais à côté d’elle se trouvaient d’autres esprits
énergiquement trempés, par malheur, bien plus pour le mal
que pour le bien.
Et d’abord leur mère, l’italienne Catherine de Médicis,
esprit sans conviction, caractère sans scrupules, qui voulait
avoir sous ses fils le pouvoir qu’elle n’avait pas eu sous son
époux, et qui n’essaya jamais de gouverner qu’en prenant les
hommes par leurs vices et leurs passions mauvaises. Ce pou-
voir, deux familles le lui disputaient : l’une étrangère, celle
des Guises, l’autre très-nationale, celle des Bourbons que leur
naissance rapprochait du trône, mais que le souvenir de la
grande trahison du connétable faisait tenir en suspicion.
Cadets de la maison ducale de Lorraine, les Guises étaient
venus fort pauvres en France et s’y étaient rapidement élevés
par leurs services. Ils avaient eu de bonne heure d’étroites
relations avec Rome et une grande ambition. Ils se disaient
héritiers de la maison d’Anjou et avaient revendiqué la cou-
ronne de Naples, ce qui avait resserré leurs liens avec le saint-
siège. Leur nièce, Marie Stuart, était reine d’Écosse : ils la
firent reine de France en lui donnant François II pour époux.
A la cour ils prétendaient au titre et aux honneurs de princes
étrangers; ils mécontentaient la noblesse en prenant le pas
sur elle, et le premier prince du sang, le chef de la maison de
Bourbon, en se faisant donner par le roi devenu leur neveu
toute l’administration du pays. Hommes d’ambition bien plus
que de foi, ils organisèrent les catholiques en parti, quand ils
virent les protestants former une faction autour des Bourbons
leurs rivaux ; de sorte que les guerres de religion furent chez
nous, du moins pour la plupart des chefs, une lutte de poli-
tique tout autant que de croyance, et, à de certains égards, le
dernier grand combat de la féodalité contre l’autorité royale
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CHAPITRE XV.
triomphante. Pour la soutenir, les Guises, naturellement, se
rapprochèrent plus encore de Rome, et, après avoir pris long-
temps les conseils de Philippe II, prirent son or, ses soldats
et furent sur le point de mettre la France à ses pieds.
£n face de ces défenseurs de la catholicité, les chefs du pro-
testantisme étaient : Gondé, de la maison de Bourbon, le Ta-
citurne ou prince d’Orange, et Élisabeth d’Angleterre, qui
n’arrivèrent probablement à la conviction religieuse que par
l’intérêt politique ; enfin un homme qui au point de vue moral
leur est supérieur à tous, Goligny ; quant au Béarnais, il n’é-
tait encore qu’un enfant.
Voilà les acteurs, voyons le drame qui se déroule sur trois
scènes principales, en France, en Angleterre et aux Pays-Bas.
Le spectacle semble manquer d’unité par cette diversité des
théâtres, qui ont chacun leur action indépendante, et aussi
par la diversité des intérêts engagés. Les sept provinces des
Pays-Bas veulent faire respecter leurs vieilles libertés, et l’An-
gleterre son indépendance. En France le débat va même plus
loin, et, au fond de la lutte, finit par se trouver une question
de gouvernement et d’ordre social : c’est le moyen âge qui
veut renaître avec ses privilèges de villes, de châteaux et de
provinces. Mais chaque siècle imprime aux choses sa physio-
nomie particulière, parce qu’il y a des épidémies morales
comme des épidémies physiques, et tout aussi contagieuses.
Dans la seconde moitié du seizième siècle toute question prend
la forme religieuse, et, à regarder l’Europe du haut du Vati-
can ou de l’Escurial, on verra un même but poursuivi : le
triomphe de l’Église telle que le concile de Trente venait de
la constituer, et la domination ou la prépondérance de Phi-
lippe II, son chef militaire.
Il serait intéressant de suivre ce grand drame dans son en-
semble :
A la déclaration de guerre faite par les rois de France et
d’Espagne à l’hérésie ', dès l’année 1 559 répondent les actes
4 . En France : arreslalion d'Anne Dubourg , et édit d’Écouen qui menace
de mort les protestants ; en Espagne : auto-da-ré même en présence du roi ,
persécutions contre l’arciievéque de Tolède; aux Pays-Bas : Mits sanglants et
création de nouveaux évêchés ; en Écosse : édit sévère de Marie de Guise
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LES GUERRES DE RELIGION. 229
du parlement qui établissent Élisabeth chef suprême de l’É-
glise anglicane (1559), la conspiration d’Amboise (1560), la
sécularisation de tous les évêchés du Brandeboui^ et la sup-
pression de l’ordre religieux et militaire de Livonie.
La mort de François II (1560) suspend la crise en France;
mais elle éclate par le massacre de Vassy (1562). Élisabeth
secourt les réformés de France ; la mort devant Orléans arrête
la guerre, que Philippe II et Catherine de Médicis continuent
sourdement.
En 1 564, le pape confirme par une bulle les décrets du con-
cile de Trente, et l'an d’après, les conférences de Bayonne
signalent la bonne entente des deux gouvernements de France
et d’Espagne pour l’extirpation de l’hérésie.
La persécution redoublant, le feu éclate aux Pays-Bas et
gagne la France ; 1566, compromis de Bréda; 1567 et 1568,
seconde et troisième guerres de religion.
En 1 568, Philippe II pousse son fils au suicide, sa femme à
la mort et les Mauresques à la révolte. Il étabUt l’inquisition
dans les colonies espagnoles, et fait décapiter, aux Pays-Bas,
d’Egmont et de Horn. Mais en Écosse les fautes et la chute
de Marie Stuart assurent la victoire aux réformés.
Comme les forces de l’ESpagne sont employées dans l’An-
dalousie contre les Maures, sur la Méditerranée contre les
Turcs, aux Pays-Bas contre les gueux, il ne reste pour la
France et l’Angleterre que la ressource des conspirations. La
victoire de Lépante (1571) les encourage, et Norfolk essaye
de renverser Élisabeth au profit de Marie Stuart ; Catherine
de Médicis cherche k en finir avec le parti calviniste par le
massacre de -la Salut-Barthéleiny.Le catholicisme triomphe!
Mais le protestantisme mutilé et sanglant se relève plus fort;
les Turcs chassent les Espagnols de Tunis (1574), les Belges
s’unissent aux Bataves (1576) et Élisabeth les prend sous sa
protection (1578). L’acquisition du Portugal n’est point pour
Philippe II un accroissement de force, parce qu’il use mal de
cet avantage (1580), et l’assassinat du Taciturne irrite les
contre les réformés; en Italie : nombreuses victimes i Naples, à Rome et eu
Lombardie.
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CHAPITRE XV.
Hollandak et toutes les populations protestantes, au lieu de
les abattre. Les Anglais ravagent impunément les colonies
espagnoles, les Hollandais celles du Portugal. En 1585, le
duc d’Anjou meurt, le roi de Navarre devient l’héritier de la
couronne de France, et l’année suivante Élisabeth fait com-
mencer le procès de Marie Stuart, dont la tête tombe quel-
ques mois après sur l’échafaud. Partout le protestantisme
redevient menaçant ; il faut un effort suprême : les Guises
traitent avec Philippe II (1586), la Ligue s’apprête à lui ouvrir
la France, tous les États du roi catholique s’épuisent à
lui donner la flotte et l’armée qui ramèneront les Pays-Bas et
l’Angleterre, ensuite la France sous la foi catholique et sous
la loi de l’Espagne.
Mais l’invincible Armada est détruite (1588), les Guises
sont assassinés (1589), la Ligue vaincue (1593). Élisabeth et
Henri IV triomphent. L’édit de Nantes et la paix de Vervins
sont signés à trois semaines de distance, et Philippe U meurt
quatre mois après (1598). L’indépendance de l’Europe est
sauvée, la tolérance a gagné sa première victoire, et la liberté
de l’esprit commence. Un État nouveau, les Provinces-Unies,
vient s’asseoir parmi les nations ; un État ancien, l’Angle-
terre, a la révélation de sa puissance future, et la France est
placée par un grand prince à la tête de l’Europe. Mais si
puissant avait été l’effort contraire, que l’Espagne en resta
comme brisée pour plus de deux siècles.
Voilà le dessein général de ce grand tableau ; pour le pein-
dre, il faudrait une place dont je ne dispose point ici, et je
suis réduit à présenter successivement ces trois histoires qu’il
eût mieux valu montrer d’ensemble.
liHtte dei* deux rellKlOM aax Pays-Bai* i rorniatfon de la
république des Proviaees-Vnfes (tâdO-f BOO).
Les Pays-Bas étaient, au seizième siècle, le plus riche pays
de l’Europe; dans la seule année 1566 ils avaient reçu de
Lisbonne, d’Italie et d’Angleterre pour 80 millions de den-
rées. Bruges seule avait acheté, cette année, pour près de
10 millions de laine d’Espagne. Anvers faisait, disait-on, plus
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LES GUERRES DE RELIGION. 231
d’affaires en un mois que Venise en deux ans. Elle avait, en
1566, mille maisons de commerce. Chaque jour 300 vaisseaux
entraient dans son port, et chaque semaine 2000 chariots lui
arrivaient d’Allemagne, de France ou de Lorraine. Lille,
Courtrai, Valenciennes, Douai, Bruxelles étaient presque
aussi riches et actives. La Flandre, dit un écrivain espagnol,
semblait alors ne faire qu’une seule ville, tant les cités popu-
leuses s’y pressaient! Flandriam continnam urbem. Il n’y a
pas à s’étonner si l’impôt des Pays-Bas rapportait plus que
celui de la Castille , si Philippe U put tirer de ce pays , en
1558, Jusqu’à 35 millions.
Charles-Quint, son père, avait cruellement persécuté les
réformés des Pays-Bas : on parle de 50 000 victimes ; mais.
Flamand de cœur comme de naissance, son administration,
tout ce qui touche à l’hérésie mis à part, avait été en général
bienveillante et habile. Il avait favorisé le commerce des Fla-
mands en lui ouvrant des débouchés ; il les aimait comme ses
compatriotes, il s’entourait d’eux, il leur confiait les princi-
pales chaînes de son empire. Tout changea sous Philippe II,
La noblesse flamande perdit son crédit à la cour, au profit de
la grandesse espagnole. Des hommes habitués à l’éclat des
grandes affaires, au mouvement de la guerre et de la politi-
tique, se virent condamnés à l’inaction et à l’abaissement.
Le peuple n’était pas mieux traité. Il avait prêté l’oreille
aux prédications des réformés qui retentissaient autour de lui.
Philippe II, pour arrêter les progrès de l’hérésie, érigea qua-
torze nouveaux évêchés dans les Pays-Bas, qu’il dota aux dé-
pens des abbayes du pays; il introduisit les décrets du concile
de Trente, et, pour assurpr l’exécution de ces mesures, il mit
des troupes espagnoles eh garnison dans les principales villes,
et des étrangers dans les principales fonctions. C’était comme
une invasion des Pays-Bas par les Espagnols. Ce petit pays,
qui ne demandait qu’à être libre de fabriquer et de vendre, se
voyait enchaîné à une monarchie qui épuisait ses ressources à
des plans impossibles, qui demandait chaque jour davantage,
et chaque jour donnait moins de rdpos et de sécurité.
Atteints dans leur amour-propre national et dans leurs in-
térêts, menacés dans leur liberté religieuse comme dans leurs
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CHAPITRE XV.
libertés politiques, les Néerlandais, nobles ou bourgeois,
grands ou petits, catholiques ou réformés, se plaignirent.
L’opposition était vive surtout contre le cardinal Granvelle,
qui s’était chargé d’établir aux Pays-Bas le pouvoir absolu et
l’unité religieuse. La gouvernante Marguerite de Parme es-
saya de conjurer par des concessions le mécontentement pu-
blic. Les troupes espagnoles furent rappelées, Granvelle fut
destitué, mais les édits qu’il avait promulgués restèrent; et la
noblesse donnant, en 1566, l’exemple de la résistance, signa
le compromis de Bréda, par lequel la plupart des gentils-
hommes flamands se promirent une mutuelle assistance. Ils
demandèrent ensuite à la gouvernante le redressement de
leurs griefs.
Marguerite répondit qu’elle appuierait leurs réclamations
auprès du roi. Philippe II lui-même avait paru disposé à se
départir de sa sévérité : il en avait du moins donné l’assurance
au comte d’Egmont. Une transaction était encore possible.
Mais le peuple, moins patient que la noblesse, courut aux
armes, brisa partout les images des saints, renversa les autels,
brûla les chaires, montrant, dans ses représailles, autant de
violence que ses ennemis avaient montré de cruauté dans leurs
persécutions. Les nobles, effrayés, se rallièrent autour de la
gouvernante, et l’insurrection, isolée par ses excès mêmes, fut
vaincue partout.
Il appartenait à la clémence de rendre cette victoire fé-
conde. Mais Philippe II ne vit dans ces troubles que la justi-
fication de ses mesures antérieures. Il écrivait au pape « qu’il
perdrait les provinces, ou qu’il y maintiendrait la religion
catholique ; » il envoya dans les Pays-Bas sa meilleure armée
et son meilleur général, le duc d’Albe (1567). Nul n’était
plus capable de comprendre et d’exécuter les intentions de
Philippe IL D’autant plus cruel qu'il l’était par système, et
non par passion, ce qui tranquillisait sa conscience, il regar-
dait la force comme le seul moyen de gouvernement. Un tri-
bunal exceptionnel, composé d’étrangers et qui reçut le nom
trop bien mérité de tribunal de sang, entra aussitôt en fonc-
tions. 18 000 personnes furent exécutées, parmi lesquelles les
comtes de Horn et d’Egmont, 30 000 dépouillées de leurs biens ;
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LES GUERRES DE RELIGION. 233
100 000 sortirent du pays. Le duc d’Albe se fit représenter
sur la place publique d’Anvers, foulant aux pieds les Fla-
mands abattus. Pour les mieux tenir dans la dépendance, il se
proposa de les ruiner en les soumettant à l’impôt désastreux
de i’Alcavala, ou au dixième du prix des marchandises ven-
dues. Cet impôt fut levé de telle sorte, qu’il emporta les sept
dixièmes de la valeur de certaines marchandises, du drap par
exemple. C’était la destruction de la fabrique flamande. Les
bourgeois de Bruxelles se soulevèrent. Dix-sept d’entre eux
allaient être pendus, quand arriva la nouvelle de la prise de
Briel par les gueux.
Lorsque les 200 députés étaient venus demander à Margue-
rite de Parme le redressement de leurs griefs, un seigneur,
pour rassurer la gouvernante qui se montrait fort effrayée, lui
avait dit : « Ce ne sont que des gueux. » Les rebelles se firent
honneur de ce nom de mépris, et le prirent pour désigner
leur parti. Les rigueurs barbares du duc d’Albe leur donnè-
rent de nombreuses recrues. Après avoir longtemps fait la
guerre de pirates qui ne finissait rien , ils entreprirent la
guerre sur terre, qui pouvait commencer quelque chose ; ils
s’emparèrent de Briel, et aussitôt la Hollande et la Zélande
prirent les armes (1572).
Ce fut le signal d’une lutte de trente-sept ans, à la suite
de laquelle les provinces du nord se constituèrent en républi-
que. Au début de la guerre, les insurgés ne demandaient que
la liberté religieuse, et nul doute qu’ayant à lutter contre un
ennemi aussi redoutable que le roi d’Espagne, les Bataves
n’eussent succombé, malgré leur héroïque courage, s’ils fus-
sent restés sans appui; mais ils furent soutenus par les pro-
testants d’Allemagne, d’Angleterre et de France, servis par
la nature de leur pays entrecoupé de canaux, et par l’ambi-
tion même de Philippe II, qui poursuivait trop de grandes
affaires à la fois pour en pouvoir mener une seule à bonne fin.
Surtout ils eurent la bonne fortune de trouver pour chef
Guillaume de Nassau, prince d’Orange. Grand dans les re-
vers, comme Coligny, dont il épousa la fille, nul ne sut mieux
profiter des moindres süccès. Il concentra dans sa main toutes
les opérations de la guerre ou de la politique, et fit un État
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CHAPITRE XV.
puissant de quelques petites villes révoltées. On sait le mot
du cardinal Granvelle, l’ancien ministre de Charles-Quint et
de Philippe II. On lui annonçait que le duc d’Âlbe avait
détruit l’armée du prince d’Orange. « Le Taciturne est-il pris?
demanda-t-il. — Non. — Eh bien I le duc d’Albe n’a rien fait. »
La violence ayant échoué, Philippe rappela le duc d’Albe
et le remplaça par don Luis de Requesens (1573). Ce nouveau
gouverneur, doux et conciliant, eût réussi peut-être à rame-
ner le calme si l’argent ne lui eût manqué. Laissée sans solde
depuis trois ans, et sans vivres, l’armée se paya de ses pro-
pres mains, en mettant à sac les principales villes, entre au-
tres Anvers et Maastricht. Il en résulta que les catholiques
s’unirent aux protestants, les provinces wallonnes aux pro-
vinces bataves : la confédération de Gand fut conclue (1576).
Philippe II envoya alors aux Pays-Bas le vainqueur de
Lépante. Don Juan d’Autriche s’efforça de faire croire à sa
modération et à son désir de la paix. Il échoua contre les
défiances des protestants. Il réussit au moins à jeter des
germes de discorde entre les Bataves et les Wallons. Ceux-ci,
par défiance contre le calviniste Guillaume d’Orange, appelè-
rent en 1577, pour diriger la guerre contre l’Espagne, le ca-
tholique Mathias, archiduc d'Autriche (1577), puis le duc
d’Anjou, frère du roi de France Henri III (1578). Don Juan
mourut à 31 ans; son successeur, le duc de ParmeJAlexandre
Farnèse, profita de ces divisions : mêlant habilement la diplo-
matie à la guerre, il parvint à rompre l’union de Gand, et les
dix provinces wallonnes étant manufacturières et catholiques,
les sept provinces bataves étant commerçantes et calvinistes,
l’opposition des intérêts et des croyances amena l’opposition
des vues politiques. Les Wallons reconnurent pour roi Phi-
lippe II, par le traité de Maëstricht (1579).
Mais déjà les sept provinces du nord (Hollande, Zélande,
Gueldre, Utrecht, Frise, Over-Yssel et Groningue), avaient
resserré leur union à Utrecht, et s’étaient constituées en ré-
publique fédérative, chacune gardant son administration dis-
tincte, mais toutes soumises à l’assemblée des Etats généraux
et ayant un stathouder ou gouverneur général qui fut Guil-
laume d’Orange (23 janvier 1579). Deux ans plus tard, les
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LES GUERRES DE RELIGION. 235
États généraux de la Haye, capitale fédérale des Provinccs-
Unies, se séparèrent solennellement de la couronne d’Espa-
gne, rompirent le sceau de Philippe II, et le déclarèrent
déchu de toute autorité dans les Pays-Bas. Celle déclaration
fut le titre fondamental de la nouvelle république (1581).
Le résultat définitif de la guerre était atteint. Avec tout
son génie, et malgré l’assassinat du prince d’Orange par un
agent de l’Espagne (1584)*, Farnèse ne put réduire les pro-
vinces du nord. Celles du midi (Brabant, Limbourg, Luxem-
bourg, Flandre, Artois, Hainaut, Namur, Zutphen, Anvers et
Malines) essayèrent même un instant de se constituer aussi
en État indépendant sous le duc d’Anjou (1581); mais ce
prince ne fit que des fautes et sortit des Pays-Bas avec honte.
Leicester, qu’Élisabeth envoya pour les soutenir, ne réussit
pas davantage (1585). La reine secourut mieux la république
en détruisant l’invincible Armada (1588). Épuisé par ce grand
effort, distrait par les affaires de France, où il envoya plu-
sieurs fois Farnèse et les successeurs de cet habile général,
Philippe II sembla renoncer aux Pays-Bas, en les donnant
pour dot à sa fille Isabelle qui devait épouser un archiduc
d’Autriche (1598). En 1609, Philippe lÙ consentait à une
trêve de douze ans avec les États généraux de la Haye.
L’indépendance de la république des Sept-Provinces ne fut
pourtant officiellement reconnue par l’Espagne qu’au traité
de Wesphalie, en 1648.
I.aUe deM deux relisIon«i en Angleterre t EliMbeth et marie
Mtnart. Ka grande Armada
Dans la Grande-Bretagne, la lutte du catholicisme et de la ré-
forme se personnifia en deux femmes, Élisabeth et Marie Stuart.
t. Philippe II avait priB, dès l’année 1573, la résolution de se défaire du
Taciturne. Louis de Rcquesens reçut celte commission, mais ne trouva pas
jour é l’exécuter. Don Juan d’Autriche et Alex. Farnèse eurent plus de scru-
pule. La mise à prix est du 15 mars 1680. Quant à Élisabeth de Valois et i
don Carlos, dont on a reproché la mort à Philippe II , il n'y eut pas assassinat.
Le (Us de Philippe II s’est tué lui-même, mais ce fut un suicide désiré, prévu
et secondé par le père. Voyez sur ces questions les Mémoires lus à l’Académie
de Bruxelles par M. Gachard en 1858 cl 4 859. ’
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CHAPITRE XV.
D’un esprit élevé, d’un caractère impérieux, d’un orgueil
extrême, ayant beaucoup d’énergie, d’astuce et d’intelligence,
la fille d’Anne de Boleyn, Élisabeth, avait été longtemps con-
trainte de dissimuler ses sentiments et sa foi sous le règne
terrible de sa sœur, qui la fit un moment enfermer à la Tour,
et l’eût proscrite sans l’appui intéressé que lui prêta Phi-
lippe II. Marie n’avait pas donné d’enfant à ce prince, et si
Élisabeth disparaissait, la couronne d'Angleterre revenait k la
jeune reine d’Écosse, Marie Stuart, par conséquent à son
époux le dauphin, qui fut le roi François IL Philippe aimait
mieux courir le risque de voir l’Angleterre dans l’hérésie
qu’étroilemeut unie k la France. Élisabeth avait donc vécu
suspecte et surveillée, loin de la cour, « et avait pris cette habi-
tude de fausseté qui s’allia chez elle aux altières et violentes
passions qu’elle tenait de son père. Le jour de son avènement
(17 novembre 1558), elle se montra ce qu’elle fut tout le reste
de sa vie. Elle prit possession du trône avec aisance, et passa
de l’oppression au commandement sans surprise et sans gêne.
Elle s’entoura sur-le-champ d’hommes dévoués et habiles.
Les deux principaux furent lord Robert Dudley, qu’elle nomma
comte de Leicester, et qui resta son favori tant qu’il vécut, et
Guillaume Gecil, qui fut 40 ans son premier ministre. Sa-
chant garder ceux qu’elle avait su choisir, elle fut toujours
bien servie. Elle ne permit pas k ses favoris de devenir un
seul moment ses maîtres, et ses ministres les plus expérimen-
tés ne furent jamais que ses utiles instruments. En toute ren-
contre, elle rechercha les conseils et se réserva les décisions.
Sa volonté, uniquement dirigée par le calcul et par l’intérêt,
fut quelquefois lente, souvent audacieuse, toujours souve-
raine *. »
Philippe aurait voulu renouer avec elle ou plutôt avec l’An-
gleterre les liens qui l’avaient uni k Marie Tudor. Il lui fit
offrir sa main. Élisabeth se garda bien de se donner un tel
maître. Lorsqu’elle se fut déclarée ouvertement protestante,
le roi lui adressa d’abord des remontrances, puis commença
une sourde guerre de menées ténébreuses et d’intrigues qui
<. Mignel, Histoire de. Marie Stuart.
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LES GUERRES DE RELIGION. . 237
précéda de 25 ans la rupture ouverte. Dès 1563, l’ambassa-
deur espagnol distribuai! 60 000 écus aux prêtres catholiques
persécutés par Ébsabeth, et la reine le faisait arrêter dans
son palais, conune fauteur de complots, tandis que son mi-
nistre Gecil déclarait en plein parlement que Philippe II allait
ordonner une descente. Il faisait en effet de grands prépara-
tifs dans les ports des Pays-Bas. En 1564, les courses de cor-
saires commencèrent entre les deux nations, et Élisabeth
ayant fait saisir (1567) cinq vaisseaux qui portaient la solde
de l’armée de Flandre, le duc d’Albe, par représailles, s’em-
para des biens des Anglais en Flandre.
Philippe comptait sur une diversion puissante au cœur
même de la Grande-Bretagne; il offrait à la reine d’Ecosse
de l’or, des vaisseaux, des soldats et ses conseils.
Nièce des Guises, élevée à la cour brillante du roi de France, '
Henri II, la catholique Marie Stuart, après la mort de son
jeune époux, François II, se trouva jetée, à 18 ans, au milieu
d’un pays sauvage et fanatique. L’Écosse, dont elle devenait
la reine nominale, obéissait bien plutôt au farouche John
Euox. Ce réformateur avait eu pour maître Calvin, qu’il sur-
passait peut-être en énergie. Arrêté, après l’assassinat du
primat Beaton (1546), il avait passé plusieurs aimées, en-
chaîné sur les galères de France, était revenu en Écosse
eu 1555, et, par son éloquence, la pureté de ses mœurs, son
ardeur infatigable, son exaltation habilement tempérée par la
prudence, il avait réussi à introduire les doctrines calvinistes
dans sa patrie. Dès l’année 1557, les seigneurs protestants
s’étaient unis par un covenant (ligue) public, et,^ grâce aux
secours d’Élisabeth, avaient obtenu, par le traité d’Édimbourg,
le renvoi des troupes françaises, ce qui les rendit maîtres du
gouvernement (1560). La mort de la régente, Marie de Lor-
raine, en cette même année, précipita la ruine du catholicisme
en Écosse. La confession de Knox fut solennellement adoptée
par le parlement (7 août 1560). Les ministres de la nouvelle
Église dressèrent le Livre de discipline^ destiné à régler parmi
eux le gouvernement chrétien. Ils désapprouvaient la hiérar-
chie anglicane presque autant que la hiérarchie romaine. La
souveraineté religieuse appartint donc au peuple qui, reconnu
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CHAPITRE XV.
comme la source de l’autorité ecclésiastique, élut seul les mi-
nistres. Le royaume fut divisé en 10 diocèses, à la tête des-
quels durent être placés 10 ministres investis du titre de sur-
intendants. Une école fut fondée dans chaque paroisse, « afin
de pourvoir à l’éducation vertueuse et pieuse de la jeunesse. »
Et l’Écosse se trouva être alors une sorte de république pro-
testante, dirigée par des seigneurs et des ministres, sous le
protectorat de l’Angleterre . *
Tout cela s’accomplit avant que la jeune et brillante veuve de
François II fût revenue de France. Marie ne quitta ce pays
qu’à regret. « La galère étant sortie du port (de Calais), et
s'étant élevé un petit vent frais, on commença à faire voile.
Elle, les deux bras sur la poupe de la galère du côté du ti-
mon, se mit à fondre à grosses larmes, jetant toujours ses
beaux yeux sur le port et lieu d’où elle était partie, pronon-
çant toujours ces tristes paroles : « Adieu, France!... » jus-
qu’à ce qu’il commença à faire nuit.... Elle voulut se coucher
sans avoir mangé et ne voulut descendre dans la chambre de
poupe, et lui dressa-t-on là son lit. Elle commanda au timo-
nier, sitôt qu’il serait jour, s’il voyait et découvrait encore
le terrain de la France, qu’il l’éveillât et ne craignît de l’ap-
peler : à quoi la fortune la favorisa ; car, le vent s’étant cessé
et ayant eu recours aux rames, on ne fit guère de chemin cette
nuit; si bien que, le jour paraissant, parut encore le terrain
de France, et n’ayant failli le timonier au commandement
qu’elle lui avait fait, elle se leva sur son lit et se mit à con-
templer la France encore et tant qu’elle put.... adonc redou-
bla encore ces mots : « Adieu, France! Adieu, France! je pense
« ne vous voir jamais plus*. » Elle arriva à Édimbourg le
21 août 1561, ayant échappé avec peine aux croisières an-
glaises *.
Cependant, à force d’adresse et de douceur, elle gagna les
sympathies des grands et l’affection du peuple, et les premiè-
res années de son règne s’écoulèrent sans de grandes difficul-
A. BranlAme.
2. Marie Sluarl, qui descendait d’une fille de Henri VH, s’était dite légitime
héritière de la couronne d’Angleterre après la mort de Marie Tudor et en
arait pris le nom et les armes, avec son époux François H.
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LES GUERRES DE RELIGION. 239
tés, parce qu’elle s’appuya sur son frère naturel, lord James
Stuart, qu’elle créa comte de Murray. Mais il fallait assurer
la succession au trône : l’Écosse, qui avait tant de fois souf-
fert de la minorité de ses souverains, désirait que la reine
contractât im second mariage. Marie, recherchée par une
foule de princes, ne voulut faire aucun choix sans consulter
Élisabeth, dont elle se trouvait l’héritière; car la reine d’An-
gleterre avait déjà annoncé l’intention de ne jamais pren-
dre d’époux, craignant de se donner un maître. Élisabeth,
jalouse de Marie Stuart, que l’Europe proclamait la plus gra-
cieuse et la plus belle des femmes de ce siècle, montra tant
de mauvais vouloir, que Marie finit par se passer de son aveu.
Elle épousa son cousin Henri Damley (1565).
Ce fatal mariage fut l’origine de ses fautes et de ses mal-
heurs. D’abord ilia brouilla avec l’ambitieux Murray; ensuite,
sous les dehors les plus séduisants, Darnley cachait une âme
basse et des goûts crapuleux. H aimait à boire, passait une
partie de son temps à la chasse, et se montrait hautain,
dur, exigeant. Marie, élevée dans une cour pleine d’esprit
et d’élégance, le prit bientôt en dégoût. On sait les tra-
giques événements qui suivirent. Un musicien piémon-
tais, Rizzio, le favori de la reine, est tué à coups d’épée sous
ses yeux. Elle force les meurtriers à s’exiler, et laisse, par
représailles, le comte de Bothwel assassiner Darnley. On
étrangla le malheureux pendant qu’il dormait, et on fit sau-
ter la maison (1567).
Trois mois après, Marie Stuart épousa l’assassin. Mais toute
l’Écosse protestante se souleva. Bolhwel dut s’enfuir, se faire
pirate, fut pris et enfermé à Malmoé sur le Sund, où il mou-
rut en 1576. Marie, traînée à Édimbourg, au milieu des cris
et des outrages de la populace, fut conduite au château de
Lochleven. On la contraignit à abdiquer en faveur de^ Jac-
ques VI, son fils unique, et à reconnaître pour régent d’Écosse
lord Murray, son frère naturel. Elle s’échappa, grâce au dé-
vouement d’un Douglas, et se mit à la tête de l’armée qu’a-
vaient réunie les Seaton et les Hamilton. Mais ces troupes,
levées à la hâte, furent mises en déroute près de Langside. Au
lieu de se réfugier en France, Marie s’alla remettre, malgré
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CHAPITRE XV.
les supplications de tous ses amis, entre les mains d’Élisa-
beth (1568).
Elle croyait trouver en Angleterre un asile : elle y trouva
une prison. Pour se donner le droit de traiter Marie en cri-
minelle, Élisabeth la 6t traduire devant un tribunal composé
de seigneurs anglais, où comparurent Murray et les princi-
paux de ses adhérents. Aprèscinq mois d’enquête,la reined’ An-
gleterre déclara aux deux parties que, d’un côté, elle n’avait rien
découvert qui pût lui faire douter de l’honneur du comte de
Murray ; de l’autre, qu’il n’avait prouvé aucun des crimes dont
il accusait sa souveraine. En conséquence, Murray repartit
pour l’Écosse, chargé d’une somme considérable que lui
prêtait Élisabeth, et Marie fut retenue dans une captivité per-
pétuelle. On ne pouvait insulter plus ouvertement ù la justice.
Mais aussi les jours alcyoniens furent dès ce moment finLs
pour Élisabeth, et l’expiation de l’injustice commença. Marie
Stuart, prisonnière, fut plus dangereuse qu’elle ne l’avait ja-
mais été sur le trône, car elle devint le drapeau du catholi-
cisme; et, par sa beauté, par ses infortunes, elle fut cause
d’une longue suite de complots intérieurs et de menaces étran-
gères. Philippe II pensionna les Anglais réfugiés près de lui et
ouvrit à leurs prêtres catholiques des séminaires en Flandre,
pour tenir la côte anglaise sous la menace perpétuelle d’une
invasion plus redoutable que celle d’une armée de soldats. En
1569, le pape Pie V excommimia la reine d’Angleterre et
délia tous ses sujets de leur serment d’allégeance. La même
année, conspiration du duc de Norfolk, prise d’armes des
comtes de Northumberland et de Westmoreland. Le mouve-
ment fut surtout catholique. Les insurgés avaient peint Jé-
sus-Christ crucifié, avec les cinq plaies sanglantes, sur une
bannière. Ils formèrent une petite armée de 1000 cavaliers
assez bien équipés et de 5 à 6000 hommes de pied. Mais
les deux comtes n’osèrent s’enfoncer dans le sud : Élisa-
beth prit les mesures les plus habiles, et les révoltés se dis-
persèrent sans combat. En 1570, nouvelle révolte qui fut
également comprimée. En 1572, Norfolk recommença ses me-
nées. Marie Stuart lui promettait sa main. Le complot fut
découvert, Norfolk arrêté, condamné à mort et exécuté.
LES GUERRES DE RELIGION.
241
Cependant la lutte entre le catholicisme et la réforme pre-
nait un caractère d’atroce acharnement. En France, c’était la
Saint-Barthélemy ; en Espagne, les auto-da-fé ; aux Pays-
Bas, les exécutions du sanguinaire duc d’Albe. Menacée par
Philippe II, Élisabeth envoya aux huguenots de France, aux
Flamands révoltés et aux Maures des Alpujarras, de l’argent,
des armes, des soldats. Ses corsaires faisaient une guerre de
course bien plus favorable aux Anglais qu’aux Espagnols, les
premiers n’ayant ni grand commerce, ni colonies, ni points
vulnérables. En cinq ans, leurs prises montèrent à une valeur
de 25 millions. En 1577, le célèbre Drake rançonna toutes
les villes situées sur la côte du Chili et du Pérou, captura un
nombre considérable de navires, et, après avoir fait le tour du
monde, revint, au bout de trois ans, avec xm butin de 800 000 li-
vres sterling (1580). Cavendish, en 1585, dévasta une se-
conde fois les colonies espagnoles des Indes occidentales. La
même année, jilisabeth signait un traité d’alliance avec les
Flamands et leur envoyait une armée de 6000 hommes, avec
son favori, le comte de Leicester.
Philippe II faisait une autre guerre. Avant d’attaquer ou-
vertement la reine, il chercha à la renverser au moyen des
catholiques anglais, que la reine tenait dans la plus cruelle
oppression. Quiconque célébrait la messe ou seulement l’en-
tendait, était condanmé à un an d’emprisonnement et à une
amende de 100 marcs. Ce n’étaient que visites domiciliaires,
incarcérations préventives, exécutions. Pour de mauvais pro-
pos tenus contre la reine, on était envoyé la première fois au
pilori, la seconde fois on perdait les oreilles, la troisième fois
la tête. Rien d’étonnant à ce que les catholiques voulussent
secouer un joug odieux. De nombreux complots se tramèrent :
un prêtre et un jésuite anglais, William Allen et Parsons,
en étaient l’âme : près de. 200 personnes appartenant à tous
les rangs de la société montèrent sur l’échafaud. Les protes-
tants voyaient dans tout catholique un conspirateur, et il se
forma une association dont les adhérents s’engageaient à
poursuivre jusqu’à la mort, non-seulement les personnes qui
attenteraient à la vie de* la reine, mais encore celles en faveur
desquelles on ferait de pareilles tentatives. Cette dernière
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CHAPITRE XV.
clause était dirigée contre Marie Stuart (1 584). Un nouveau
complot mit directement en cause la reine d’Êcosse. Antony
Babington, jeune catholique anglais d’un caractère enthou-
siaste, avait résolu d’assassiner Élisabeth et de délivrer Marie.
Il fut exécuté avec deux de ses complices. On les éventra vi-
vants (1586).
Cette fois, Marie fut traduite devant une commission an-
glaise choisie parmi ses plus ardents persécuteurs. Elle refusa
d’abord de reconnaître la juridiction à laquelle on prétendait
la soumettre. Quand on lui lut la lettre par laquelle Élisabeth
lui annonçait sa mise en jugement, elle répondit avec indi-
gnation : « Gomment ! votre maîtresse croit-elle donc que je
dégraderai mon rang, mon État, la race de qui je descends:
le fils qui me succédera, les rois et les princes étrangers, dont
les droits sont lésés dans ma personne ? Jamais. > Elle consen-
tit pourtant à comparaître devant ses juges. Sa défense fut
habile, souvent éloquente, toujours digne. Iptroduite au mé-
pris du droit, la procédure se continua au mépris des formes.
Marie ne fut pas confrontée avec les témoins : on refusa de
produire les originaux de ses lettres. Elle n’en fut pas moins
condamnée à mort par tous les commissaires (25 octobre
1586). Le parlement sanctionna la sentence. Élisabeth hésita
quatre mois à faire exécuter l’injuste arrêt, non qu’elle eût au-
cun sentiment de pitié, mais par crainte pour sa réputation.
Elle essaya de faire empoisonner Marie. Le goôlier ayant été
incorruptible, elle livra au bourreau la pauvre reine réfugiée.
Marie Stuart montra sur l’échafaud le courage le plus héroï-
que. Œ Porte ces nouvelles, dit-elle à son fidèle serviteur An-
dré Melvil, que je meurs ferme en ma religion, vraie Écos-
saise, vraie Française. » Elle donna sa bénédiction à tous ses
serviteurs, qui fondaient en larmes. Le bourreau même lui
demanda pardon à genoux.(18 février 1587). ’
Cette odieuse exécution mit fin aux complots des catholiques
contre Élisabeth. Jacques VI lui- même se rapprocha de celle
qui avait tué sa mère, mais qui pouvait lui léguer ou lui reti-
rer une couronne.
Philippe II s’occupa seul de venger Marie Stuart ; il vou-
lait bien plutôt abattre cette Angleterre protestante, le prin-
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LES GUERRES DE RELIGION.
243
cipal boulevard de Thérésie. Le 3 juin 1588, sortit de
l’embouchure du Tage le plus formidable armement qu’eût
jamais vu la chrétienté: 135 gros vaisseaux, 8000 matelots,
19 000 soldats, la fleur de la noblesse espagnole, et Lope de
Véga sur la flotte pour chanter la victoire. Les Espagnols,
ivres de ce spectacle, décorèrent cette flotte du nom d'invinci-
ble Armada. Elle devait rejoindre aux Pays-Bas le prince de
Parme, et protéger le passage de 33000 vieux soldats; la forêt
de Vaës, en Flandre, s’était changée en bâtiments de transport.
L’alarme était extrême en Angleterre : çn montrait aux
portes des églises les instruments de torture que les inquisi-
teurs apportaient sur la flotte espagnole. La haine de l’étran-
ger fît même oublier les haines religieuses : les catholiques
accoururent en foule, dans chaque comté, sous l’étendard du
lord lieutenant. Un d’eux, le lord Montague, vint offrir à la
reine un régiment de cavalerie commandé par lui-même, par
son fils et par son petit-fîls. La reine parut à cheval devant
les milices assemblées à Tilbury, et promit de mourir pour
son peuple.
Mais la force de l’Angleterre était dans sa marine. La cité
de Londres équipa seule 38 vaisseaux, et la flotte entière s’é-
leva à 191 navires portant 15 272 hommes. Sous l’amiral Ho-
ward servaient les plus grands hommes de mer du siècle,
Drake, Haw'kins, Forbiser. Les petits vaisseaux anglais harce-
lèrent la flotte espagnole quand elle parut, le 31 juillet, en
vue des côtes d’Angleterre. L’Armada s’éleva au nord jusqu’à
Calais pour 'prendre à bord les troupes de Flandre bloquées ~
par les Hollandais; mais maltraitée par les éléments, assaillie
sans relâche par les Anglais et leurs brûlots, la flotte espa-
gnole ne put embarquer les troupes; et les restes de cet arme-
ment formidable, poursuivis par la tempête sur les rivages de
l’Écosse et de l’Irlande, qu’ils tournèrent pour éviter de ren-
contrer l’ennemi dans la Manche, vinrent cacher dans les ■*
ports de l’Espagne la honte et l’impuissance de Philippe II.
L’expédition avait coûté 120 millions de ducats; 46 navires
avaient seuls échappé au désastre, et 14 000 soldats -avaient
péri. Ainsi," un dessein auquel Philippe II avait travaillé cinq
ans et réfléchi dix-huit échoua en quelques jours.
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CHAPITRE XV.
Le reste de la vie d'Élisabeth ne fut au dehors qu’une suite
non interrompue de succès. Elle rendit inutiles, les efforts
de Philippe II pour soulever les catholiques d’Irlande. Une
flotte anglaise pénétra même impunément dans le Tage, et
une autre saccagea Cadix (1596). Le roi d’Espagne épuisa
ses arsenaux et ses trésors pour équiper une nouvelle Ar-
mada : la tempête la détruisit encore; cette dernière ten-
tative acheva la destruction de la marine espagnole. Celle du
Portugal était tombée en même temps et du même coup.
Quand on avait appris à Philippe II le désastre de la grande
Armada et cette fin douloureuse de ses plus chères espérances,
il était resté impassible et menaçant. « Une branche a été
coupée, dit-il, mais l’arbre est encore florissant. » Non, l’arbre
était épuisé de sève et desséché. La guerre avec l’Angleterre
avait ruiné la marine et le commerce de l’Espagne, comme l’in-
tervention en France l’épuisa d’or et abattit sa renommée
militaire.
Mjcm guerres de religion en Vranee (ISdt-fl&OS).
La lutte entre les deux religions commença en France par
un complot. Les réformés qui venaient d’être persécutés par
Henri II, et qui, sous François II, l’époux de Marie Stuart,
étaient encore menacés parles Guises, s’unirentaux mécontents
de toute sorte que la faveur des princes lorrains avaitsuscités et
se crurent, assez forts pour s’emparer du gouvernement. Tel
est le sens de la conspiration d’Amboise , dont le chef réel
fut le prince de Condé, et le chef apparent un gentilhomme
nommé de La Renaudie (1560). Mais le gouvernement était
alors dans des mains viriles. Les Guises, avertis à temps, se
mirent sur leurs gardes, et les conjurés se trouvèrent comme
pris au piège. Les Guises déshonorèrent leur victoire par d'a-
troces vengeances : ils songeaient même à faire tomber la
tête d’un prince du sang, Louis de Bourbon, lorsque Fran-
çois II mourut à 17 ans. Catherine de Médicis, deve.nue ré-
gente de son fils, Charles IX (1560), se sépara pour quelque
temps de cette politique impitoyable et écouta les avis de
Michel de L’Hôpital, qu’elle avait nommé chevalier. Ce grand
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LES GUERRES DE RELIGION. 245
magistrat voulait imposer aux partis la tolérance. C'était « une
de ces belles âmes frappées à l’antique marque, un autre
Caton le Censeur; il en avait du tout l’apparence, avec sa
grande barbe blanche, son visage pâle, sa façon grave. »
Lorsque, après la défaite des conjurés d’Amboise, les Guises, •
exaltés par le succès et pensant qu’il fallait en finir, deman-
dèrent rétablissement de l’inquisition espagnole , L’Hôpital
avait répondu ; « Qu’est-il besoin de tant de bûchers et de
tortures? Garnis de vertus et munis de bonnes mœurs, résis-
tez à l’hérésie. » Il disait encore : « Otons ces mots diabo-
liques, noms de partis et de sédition, luthériens , huguenots,
papistes ; ne changeons pas le nom de chrétiens ! » Du vivant
du dernier roi, il avait déjà fait rendre l’édit de Romorantin
qui, en attribuant aux évêques la connaissance du crime d’hé-
résie , empêchait du moins l’introduction en France de l’in-
quisition. Par l’édit de juillet 1561, tout en déclarant les
prêches illicites, il accorda une amnistie générale, et suspen-
dit l’exécution des sentences pour fait de religion ; par celui
de janvier 1562, il fit un pas de plus. Se croyant assez fort
pour mettre en pratique ses idées de tolérance , il autorisa le
culte calviniste dans les campagnes et dans les villes non fer-
mées de murs, mais en défendant aux protestants de tenir des
assemblées et de réunir des soldats.
Les passions étaient trop ardentes pour écouter le langage
.d'un honnête homme et d’un vrai chrétien. Les concessions
faites aux protestants ne firent qu’irriter les catholiques exal-
tés et rendre les Guises populaires. Catherine espéra qu’une
conférence entre les théologiens des deux croyances ramène- <
rait l’accorcL Le colloque de Poissy, troublé par de mutuelles
invectives, rendit la scission plus irrémédiable (1561). Le duc
de Guise s’allia étroitement avec Montmorency et Saint-
André. Les protestants crièrent au triumvirat et se prépa-
rèrent à oc défendre la cause à coups d’arquebuse , » comme
le conseillait Théodore de Bèze.
Le massacre de Vassy fut le signal des hostilités, qui, sept
fois suspendues, en trentw-deux ans, par des traités précaires
et mal observés, sept fois recommencèrent.
Le mars 1562 , le duc de Guise passait par Vassy en
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CHAPITRE XV.
Champagne. C’était un dimanche, il s’y arrêta pour entendre
la messe. Les chants d’un millier de protestants réunis dans
une grange voisine arrivèrent jusqu’à lui. Quelques-uns de
ses gens voulurent faire cesser ce qu’ils appelaient ime in-
jure et une bravade contre leur duc, et, sur le refus des pro-
testants, mirent l’épée à la main. Ceux-ci se défendirent à
coups de pierres ; le duc de Cuise, accouru à l’aide des siens,
fut atteint à la joue : alors toute sa suite se jeta sur ces mal-
heureux sans armes, en tua 60 et en blessa plus de 200, sans
distinction d’âge ni de sexe.
Ce massacre fit courir les protestants aux armes ; Philippe II
et Élisabeth se mêlèrent à cette première lutte. Dès le temps
de la conjuration d’Amboise, le roi d’Espagne avait fait dire
aux Guises : « Si vous voulez châtier les rebelles, je suis à
votre disposition. » Lors du colloque de Poissy, le cardinal de
Lorraine, au nom du clergé français, réclama son inter\’ention,
et sitôt qu’il sut que l’épée avait été tirée, il envoya à Montluc
le boucher catholique, 3000 hommes de ces vieilles bandes
espagnoles, d’une bravoure à la fois si froide et si féroce. La
reine d’Angleterre , de son côté, donna autant de soldats à
Gondé et de l’argent, à condition qu’on lui livrerait le Havre,
en gage des sommes qu’elle avançait. Guise prit Rouen, et la
guerre commença. Ce ne fut pas seulement une lutte ouverte et
loyale entre des armées, on s’attaqua de ville à ville, de château
à château, de maison à maison. Les protestants tuaient comme
les catholiques ; mais de plus, ils dévastaient les églises, vio-
laient les tombeaux, brisaient les statues. Que de chefs-
d’œuvre périrent alors I Nos églises portent encore la marque
de ces dévastations. Gondé, avec 7000 hommes de renfort
qu’il reçut des protestants d’Allemagne, vint attaquer les fau-
bourgs de Paris. Repoussé par les Espagnols, il se replia vers
le Havre, recueillit les Anglais pour revenir en plus grande
force, mais fut arrêté au retour par le duc de Guise, près de
Dreux ( 19 décembre ). 15000 à 16000 hommes s’y trou-
vèrent en présence de chaque côté. Condé, dans une pre-
mière charge , où il blessa et fit prisonnier le duc de Mont-
morency, enfonça le centre des catholiques ; mais les Suisses
royaux rétablirent le combat , et le duc de Guise acheva la
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LES GUERRES DE RELIGION. 247
victoire par un mouvement de flanc : le prince de Gondé
fut pris.
C’était un grand succès pour Guise. De ses deux rivaux
d’influence, l’un, le maréchal Saint-André, était tué; l’autre,
Montmorency, était captif ; et il tenait le chef même de l’ar-
mée huguenote. Il le traita chevaleresquement, voulut qu’ü
partageât son lit et dormit bien à côté de cet ennemi mortel,
qui avoua n’avoir pu fermer les yeux. On avait d’abord an-
noncé à Catherine de Médicis que la bataille, était perdue,
a Eh bien ! avait-elle tranquillement répondu, nous prierons
Dieu en français. > Les Guises l’effrayaient ; et, quand elle sut
la vérité, ils l’effrayèrent bien davantage, malgré la joie cpi’elle
affecta pour leur succès ; elle parla de négocier, et fit rendre
un décret d’amnistie pour tous ceux qui poseraient les armes.
Mais Guise n’entendait pas qu’on relevât ceux qu’il avait
abattus; il poussa vivement sa victoire et vint assiéger Or-
léans, aJQn de couper les communications entre les protestants
du nord et ceux du midi. La ville n’eût pas résisté longtemps
sans un crime du fanatisme. Un protestant, Poltrot de Méré,
exalté par les exemples de Judith et de Débora, d’Aod et de
Jahel, passa dans le camp du duc de Guise comme transfuge,
et, le trouvant seul un soir, lui tira un coup de pistolet qui
le blessa mortellement (18 février 1563).
Guise mort , Condé et Montmorency captifs, la reine mère
restait maîtresse du gouvernement. Elle voyait bien ce qu’au
fond voulaient cès ambitieux , le triomphe de leur croyance
sans doute, mais aussi celui de leur pouvoir ; elle voyait la
guerre civile ébranler le respect pour l’autorité royale. « Quel
roi? disaient les gentilshommes huguenots, quand on leur
parlait de Charles IX, nous sommes les rois. Celui que vous
dites est un petit royet de rien ; nous lui donnerons des verges
et lui baillerons un métier pour lui faire apprendre à gagner
sa vie comme les autres. » Et des paysans, à leur tour, refu-
saient les anciens droits aux gentilshommes. « Qu’on nous
montre dans la Bible, disaient-ils, si nous devons payer, ou
non. Si nos prédécesseurs ont été sots et bêtes , nous n’en
voulons point être. > Tout le vieil édifice social était ébranlé.
Catherine de Médicis, pour arrêter cette agitation, offrait la
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CHAPITRE XV.
paix à Gondé ; il la signa à Amboise en retour d’un édit qui
autorisait le,culte des protestants dans les maisons des nobles,
dans l’étendue des domaines des seigneurs justiciers et dans
une ville par baillage (12 mars 1563).
Pour montrer leur bonne union, catholiques et protestants
firent en commun une expédition contre le Havre, que les
Anglais voulaient garder et qui leur eût valu mieux que
Calais. .
L’édit d’Amboise s’exécuta d’abord avec loyauté de la part
du gouvernement. Mais les haines politiques et religieuses
étaient trop fortes pour s’apaiser au gré de la cour : au lieu
de la guerre civile, on eut des assassinats. Pour amollir les
gentilshommes, Catherine multiplia autour d’elle les fêtes et
les plaisirs : les mœurs en devinrent plus mauvaises et la paix
n’en fut pas meilleûre. La reine trouvait d’ailleurs les Bour-
bons trop puissants. Gomme naguère, en face du grand Guise,
elle avait incliné vers les réformés : en face de Condé, elle
pencha vers les catholiques. Elle restreignit peu à peu les ga-
ranties accordées aux protestants. Les crimes commis contre
eux ne furent point recherchés. Dès que le roi se trouva ma-
jeur, sa mère le conduisit à travers les provinces du midi pour le
montrer aux populations, changeant les gouverneurs suspects
de calvinisme, faisant détruire les fortifications des villes pro-
testantes. Enfin elle eut à Bayonne avec le duc d’Albe de lon-
gues conférences. Cette entrevue avec un tel homme devait
exciter les inquiétudes des huguenots. On répandit que le gé-
néral de Philippe II avait conseillé à la reine le massacre des
chefs hérétiques, disant que « la tête d’un saumon valait
mieux que celle de 10 000 grenouilles. »
Les deux partis cherchaient à se surprendre : les protes-
tants amassaient de l’argent et préparaient leurs armes ; Ca-
therine réorganisait l’armée royale et levait en Suisse
6000 hommes. Condé tenta un coup hardi; il essaya de sur-
prendre la cour à Monceaux. Catherine n’eut que le temps de
se sauver à Meaux, d’où la cour gagna Paris sous la protec-
tion de l’infanterie suisse. Condé, avec 4000 hommes, osa
bloquer la capitale. Les habitants forcèrent le vieux Montmo-*-
rency à sortir pour livrer bataille. L’action s’engagea près de
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LES GUERRES DE RELIGION. 249'
Saint-Denis; mais le connétable prit de mauvaises disposi-
tions et fut tué. Il n'y eut d’ailleurs ni vaincus ni vainqueurs.
Si le champ de bataille resta aux calboliques, les huguenots
y vinrent le lendemain offrir un nouveau combat que l’armée
royale n’accepta pas (1567).
Condé reçut, quelque temps après, 9000 lansquenets ou
reîtres allemands. Dès le premier jour, ces étrangers réclamè-
rent leur solde. Toute l’armée huguenote, chefs et soldats, se
cotisa pour la fournir. On se dirigea alors sur Chartres afin
d’intercepter les arrivages de la Beauce à Paris. La reine
mère, qui n’avait pas voulu, par jalousie de pouvoir, donner
de- successeur au connétable, n’avait point d’homme de
guerre à opposer aux réformés. L’Hôpital reprit l’avantage
et parla de paix ; on la fit à Longjumeau le 23 mars, à con-
dition que les protestants restitueraient les places qu’ils oc-
cupaient, mais que l’édit d’Amboise serait rétabli sans res-
triction.
C’était, comme on le dit de la suivante, une paix boiteuse
et mal assise. Catherine de Médicis ne l’avait signée que pour
faire une autre guerre. Elle se proposait d'enlever le même
jour Condé et Coligny en Bourgogne, et la veuve d’Antoine
de Bourbon, Jeanne d’Albret en Béarn, pour leur faire subir
le sort des comtes de Horn et d’Egmont. Ils échappèrent tous
trois. Condé et Coligny, après une course de cent lieues, ar-
rivèrent à la Rochelle, où Jeanne d’Albret les rejoignit avec
son fils, Henri de Béarn.
Catherine avait donc manqué son coup, mais elle se croyait
prête pour la guerre. Elle la déclara, en lançant un édit qui
défendait sous peine de mort l’exercice de la religion préten-
due réformée et ordonnait aux ministres protestants de sortir
du royaume sous quinze jours. Tous les membres du parle-
ment et des universités furent astreints à prêter serment de
catholicisme. Pour soutenir de pareils édits, il eût fallu de
grandes forces ; la cour n’avait qu’une armée de 1 8 000 fan-
tassins et de 4000 chevaux. Elle fut placée sous le comman-
dement du jeune duc d’Anjou, que Catherine voulait mettre
en avant, afin de pouvoir, au besoin, l’opposer à son frère
Charles IX; Tavannes et Biron devaient le diriger.
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CHAPITIÆ XV.
Une première campagne durant l’hiver fut sans résultat; au
printemps suivant, le maréchal de Ta vannes voulut isoler dans
le midi l’armée protestante des secours allemands qu’elle at-
tendait du nord et la battre avant leur arrivée. On manœuvra
quelque temps sur la Charente ; enfin Tavannes surprit l’ar-
rière-garde des protestants près de Jarnac (13 mars 1569).
Condé y fut pris et assassiné après l’action. C’était une grande
perte que celle de ce prince énergique et brave, depuis neuf
ans la tête et le bras* du parti. Les protestants se découra-
geaient; une femme les releva. Jeanne d’Âlbret amena au
milieu de l’armée découragée son fils, Henri de Béarn et le
jeune prince de Condé. « Mes amis, dit-elle, voilà deux nou-
veaux chefs que Dieu vous donne et deux orphelins que je
vous confie. » Le prince de Béarn, né à Pau, sévèrement élevé
comme un gentilhomme campagnard, n’avait alors que 15 ans.
Simple, brave et spirituel, sachant trouver de ces mots qui
enlèvent, il plut à tous ; on le nomma généralissime, avec Co-
ligny pour conseiller et pour lieutenant.
Coligny avait beaucoup des qualités nécessaires à un chef
de parti dans une telle guerre. Protestant convaincu et aus-
tère, il était aimé, respecté des ministres comme des soldats;
ce n’était peut-être pas im très-grand général ni un politique
bien profond, mais il ne se laissait jamais abattre, ce qui est
une grande force; il voyait juste, ce qui en est une autre; il
savait faire ressource de tout ; et s’il n’y avait pas à espérer
avec lui de décisive victoire, il n’y avait pas non plus à crain-
dre d’irrémédiable défaite.
Jarnac n’avait été qu’un combat d’arrière-garde, et les pro-
testants n’y avaient perdu que 400 hommes. Coligny restait
donc assez fort pour défendre Cognac et Angoulême. Rejoint
par 13 000 Allemands, il prit même l’offensive et fit essuyer
un échec à l’armée catholique près de la Roche- Abeille. Mais
Tavannes répara le mal. Des Allemands catholiques, des Es-
pagnols, envoyés par le duc d’Albe, des Italiens, envoyés par
le pape Pie V, augmentèrent les forces du duc d’Anjou. Ac-
culé déjà à la Loire, le duc retourna sur ses pas, dégagea,
par une diversion, Poitiers, que Çoligny assiégeait depuis six
semaines, et parvint à prendre l’armée protestante entre la
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LES GUERRES DE RELIGION. 251
Dive et le Thoué, près de Moncontour. La position était dé-
testable ; 6000 soldats huguenots restèrent sur le champ de
bataille (3 octobre).
La victoire de Moncontour fut cependant inutile, comme
celle de Jamac. Charles IX, jaloux des lauriers que l’on
cueillait pour son frère, vint à l’armée, et, au lieu de pour-
suivre les protestants jusqu’aux Pyrénées, perdit son temps à
assiéger Niort et Saint-Jean d’Angély. Goligny traversa le
midi dans toute sa largeur, refaisant au fur et à mesure son
armée ; et il apparut tout à coup en Bourgogne, à la tête de
toute la noblesse protestante du Dauphiné et de la Provence.
Une armée catholique de 1 2 000 hommes voulut l’arrêter à
Arnay-le-Duc ; ü la battit et arriva sur le Loing, à peu de
distance de Paris.
L’événement le montrait bien : on ne pouvait venir à
bout, par la guerre, de ce parti toujours vaincu, jamais dé-
truit; il fallait autre chose. Pour désarmer les protestants,
Catherine de Médicis leur fit accorder la paix ’de Saint-
Germain avec des conditions très-favorables : le libre exer-
cice du culte dans deux villes par province et dans toutes celles
où il était établi; l’admission des calvinistes à tous les em-
plois, et quatre villes de sûreté, la Rochelle, Cognac, Mon-
tauban, la Charité, où les réformés pourraient tenir garnison
(8 août 1570). « Paix mauvaise et manquée, véritable coupe-
gorge. »
A la nouvelle de ce traité, il n’y eut qu’un cri d’indigna-
tion parmi les catholiques étrangers et français. Catherine de
Médicis ne s’en émut point, et suivit sa politique toute nou-
velle. Le mariage du jeune prince de Béarn avec Marguerite,
sœur de Charles IX, pouvait cimenter à jamais la paix; elle le
mit en avant. Il était de l’intérêt de la France d’employer au
dehors l’esprit belliqueux et mutin de la noblesse protestante;
elle accepta les propositions que lui faisait Goligny, de con-
duire ses coreligionnaires dans les Pays-Bas, où le duc d’ Albe
venait de faire périr, dans les supplices, 18 000 personnes.
Une pareille entreprise plaisait aux huguenots, et semblait un
retour à la vieille politique étrangère, oubliée depuis la mort
de Henri II. Goligny voyait, dans une guerre avec l’Espagne,
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252
CHAPITRE XV.
Tin moyen de maintenir glorieusement et sûrement la paix en
France.
Charles IX avait alors 21 ans. Esprit assez heureux, mais
caractère à la fois faible et violent, gâté par le pouvoir absolu,
entouré de favoris italiens qui lui pervertissaient^ le cœur, il
joua fort bien, et quelque temps k son insu, le rôle que lui
réservait sa mère. Il avait trouvé plus d’une fois que les chefs
huguenots portaient trop haut la tête, et n’avait pas oublié
les conseils homicides que le duc d’Albelui donnait Ôayonne.
Mais alors il était impatient du joug de sa mère, envieux des
victoires qu’on attribuait à son frère. Mobile et passionné, il
entra avec ardeur dans ces nouveaux projets, écrività Goligny,
k Jeanne d’Albret, et poussa k la prompte conclusion du ma-
riage de Henri de Béarn avec sa sœur. La reine de Navarre
se décida k venir k Paris, puis l’amiral. « Enfin nous vous te-
nons, mon père, lui dit le jeune roi en l’embrassant, et vous
ne nous échapperez pas quand vous voudrez. » Après le chef,
nombre de gentilshommes huguenots accoururent pour avoir
leur part des fêtes et des bonnes grâces du roi.
Catherine elle-même fut effrayée ; elle avait tropbien réussi.
Le roi ne voyait plus que par les yeux de Goligny ; il pressait
l’arrivée des dispenses pour le mariage, que le pape voulait
refuser ; il faisait lever des troupes pour Goligny et rassem-
blait une flotte contrela Flandre. Les protestants, encouragés,
rédigeaient en synode, k la Rochelle, la confession qui lui sert
encore de règle aujourd’hui. Catherine fit des remontrances k
son fils, qui les reçut fort mal ; il semblait alors décidé k ac-
quérir c gloire et réputation par la guerre espagnole, > et il
répondit k sa mère qu’il n’avait pas de plus grands ennemis
qu’elle et son fils le duc d’Anjou. Mais les passions travail-
laient pour Catherine. Le duc d’Anjou, les Guises, Tavannes,
tous les seigneurs catholiques qui avaient combattu la ré-
forme, voyaient avec colère l’influence passer k leurs ennemis.
Philippe II, menacé d’une guerre aux Pays-Bas qu’il n’était
point en état de soutenir, fit parler la religion et la peur. Il
remontra k Charles IX les dangers auxquels l’hérésie exposait
les rois, proposa une alliance offensive et défensive contre cet
ennemi commun des couronnes. Toub les moyens étant bons.
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LES GUERRES DE RELIGION.
253
il répandit de l’argent dans le peuple pour exciter des trou*-
blés. Quand la cour vint à Paris, avec son cortège de gen-
tilshommes huguenots et de ministres protestants, c le sang
mua » aux Parisiens restés tous catholiques. Un premier évé-
nement jeta le trouble dans les esprits. Jeanne d’Albret mou-
rut subitement le 9 juin. On crut à un empoisonnement. Quand
le mariage fut célébré, le 1 8 août, à la porte de Notre-Dame,
on eut grand’peine à empêcher une émeute; les chaires re-
tentissaient dans toutes les églises de malédictions contre les
huguenots, et ceux-ci ne se faisaient point faute de bravades
dans les rues.
Catherine arrêta alors le plan le plus machiavélique :
c’était de faire assassiner Goligny par les Guises ; les hugue-
nots vengeraient leur chef sur ceux-ci ; puis les troupes royales
surviendraient pour tomber sur les uns et sur les autres
comme violateurs de la paix publique. Le 22 août, Goligny
reçut, en sortant du Louvre, im coup de feu tiré par Maure-
vel, assassin de profession aux gages du duc de Guise. A la
première nouvelle de l’attentat, Charles IX courut auprès de
l’amiral : « La douleur est pour vous, dit-il, l’injure et l’ou-
trage sont pour moi, » et il jura de le venger.
Le lendemain, le roi semblait dans les mêmes sentiments; '
mais la reine vint l’assaillir avec le duc d’Anjou, le duc d’An-
goulême, Tavannes, le chancelier Birague, le maréchal de
Retz, le duc de Nevers, les trois derniers, Italiens ; elle repré-
senta que les deux partis étaient prêts à en venir aux mains ;
que chacun d’eux élirait un chef, et qu’il ne resterait plus au
roi que son titre, si encore il lui restait. « La guerre est iné-
vitable, dit Tavannes, il vaut mifeux la gagner à Paris que la
mettre en doute en rase campagne. » On hésitait encore sur le
nombre des victimes. « Il faut tout tuer, dit un des conseil-
lers italiens, le péché étant aussi grand pour peu que pour
beaucoup. » Charles, jusqu’alors immobile et sombre, s’écria
tout à coup que, puisqu’on trouvait bon de tuer l’amiral, il
voulait qu’on tuât tous les huguenots de France, « afin qu’il
n’en restât plus un pour le lui reprocher après. »
Le duc de Guise se chargea de l’exécution. On en connaît
les horribles détails. On sait aussi que Charles reçut les
TEMPS MODEHNES. 1 T>
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CHAPITRE XV.
254
brayantes et enthousiastes félicitations des cours de Rome et
d’Espagne pour la « si sage et si sainte résolution » qu’il avait
prise, et pour se réjouir avec lui d’un si glorieux succès. » —
« Soyez bien persuadé, lui écrivait Philippe II, qu’en faisant
les affaires de Dieu, vous ferez encore mieux les vôtres. »
Voilà le mot odieux de cette politique atroce. Et, en cas de
guerre, il promettait tout, hommes et argent; il ajoutait: « Je
voudrais pouvoir venir en personne combattre près de vous. A
mon défaut, le duc d’Albe agira avec tout le zèle nécessaire.»
Et il le suppliait, « avec toute l’ardeur de sa tendresse, de
continuer et de parfaire ce qu’il avait si bien commencé. »
Un trait abominable de ces boucheries, c’est que la haine
personnelle, la rivalité de profession, même l’avidité au gain
en furent aussi les mobiles. Le philosophe Hamus fut tué par
un rival; à Angers, le duc d’Anjou fit mettre soigneusement
sous les scellés la succession des morts , même des vivants,
et la Saint-Barthélemy ne fut pas pour lui seul un moyen
d’apurer ses comptes et de remplir la caisse *.
Ce grand crime fut inutile, comme les crimes le sont tou-
jours. Les protestants avaient perdu leurs chefs; le premier
moment de stupeur passé, ils reprirent les armes dans plu-
sieurs villes avec une rage désespérée. L’armée royale s’en
aperçut aux sièges de Sancerre et de la Rochelle. Le duc
d’Anjou commandait devant cette dernière place et ne sut pas
la prendre. Nîmes, Montauban, cent autres villes où les pro-
testants dominaient avaient fermé leurs portes ; et en même
temps la reine voyait se former au sein même des catholiques,
un parti nombreux favorable,, sinon aux calvinistes, tout au
moins aux idées de tolérance. Charles IX, rassasié de sang, y
venait de lui-même, échappant à sa mère, à Rome et à l’Es-
pagne. Il écrivait, le 13 février, au duc d’Anjou, alors devant
la Rochelle : « Je vous prie de préférer la douceur et la clé-
mence.... de tenter l’amiable jusqu’à l’extrémité sans en
A . La femme de Philippe 11, en félicitant son frère au sujet de la victoire de
Saint-Denys, en < 567, lui recommandait de n’oublier pas la conflscation des
biens du prince de Condé, a comme c’est raisonnable. > L’original de la lettre,
déchiré en cet endroit , ne nous permet pas de constater ai la reine d'Es-
pagne ne demandait pas pour elle-même une partie de ces biens.
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LES GUERRES DE RELIGION. 255
peindre jamais l’espérance.... la force, pour heureuse qu’elle
puisse être, me sera toujours dommageable, d’autant que de
la ruine de ma ville et sujets il ne me peut revenir que
perte. > La paix de la Rochelle accorda aux réformés la
hberté de conscience.
Ils sortirent donc victorieux d’une lutte commencée pour
leur extermination. Les divisions de leurs adversaires avaient
favorisé leurs héroïques efforts.
La Saint-Barthélemy avait désuni les catholiques. Beaucoup
d’âmes honnêtes furent révoltées, et l’ambition du duc d’Alen-
çon, frère du roi, exploitant ces nobles sentiments, il se forma
un troisième parti que les deux opinions extrêmes s’accordè-
rent à flétrir du nom de politiques. Mélange de mécontents,
d'ambitieux et d’honnêtes gens, ce nouveau parti, faible à
l’origine par son petit nombre et l’incohérence de ses élé-
ments, grandit avec le temps, grâce au progrès des idées de
tolérance. C’est à lui que Henri IV devra son triomphe.
A Charles IX, mort en 1574, succéda son frère, Henri III,
élu quelque temps auparavant roi de Pologne. Ce prince,
distingué par son esprit, mais à qui ses vices ont attiré la
haine des contemporains et le mépris de la postérité, essaya
de mettre en pratique les maximes de Machiavel, son auteur
favori, et les leçons d^ Catherine de Médicis en opposant les
deux partis l’un à l’autre pour qu’ils se détruisissent mutuel-
lement.
Les politiques s’étaient unis aux protestants , François
d’Alençon à Henri de Navarre, qui, retenu captif depuis la
Saint-Barthélemy , venait de s’échapper. Après une guerre
mal conduite, qui valut pourtant au fils du grand Guise, au Ba-
lafré, un triomphe, la victoire de Dormans qu’il gagna sur les
Allemands venus au secours des réformés, le roi mit fin, par
le traité de Beaulieu, à la cinquième guerre civile, en don-
nant au prince de Condé le gouvernement de la Picardie. ^
Jacques d’Humières, gouverneur dePéronne, protesta con-
tre cette nomination, et réunit plus de 500 gentilshommes de
cette province catholique en une association pour la défense
delà foi. Cet exemple fut bientôt imité; en peu de temps,
chaque province eut sa hgue. Henri de Guise s’empara habi-
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256
CHAPITRE XV.
lement de cette force dispersée, la concentra en formant une
seule association de toutes les ligues particulières et s’en fit le
chef. Dès ce moment il y eut deux rois en France.
La ligue, en effet, activement servie par le clergé, sur-
tout par les moines et par les jésuites, se rendit maîtresse
des élections lorsque Henri III convoqua les États généraux à
Blois, et domina dans l’assemblée (1576). On contraignit le roi
de rétracter l’édit de Beaulieu. On accorda six mois aux pro-
testants pour abjurer. Mais, en même temps qu’on forçait le
roi à leur déclarer la guerre, on lui refusait les moyens de la
faire.
Faute d’argent, elle languit; les protestants perdirent Is-
soire, la Charité et Brouage. Henri, débarrassé de la surveil-
lance des États, profita de ces légers succès pour signer un
nouvel édit de pacification ou paix de Bergerac, qui accordait
aux protestants ime liberté de conscience plus étendue et
mieux spécifiée que dans les édits précédents, des juges par-
ticubers dans les huit parlements de province, neuf places de
sûreté et des troupes ; mais elle assurait la prééminence à la
religion romaine, et prononçait l’abobtion de toute confédéra-
tion, tant des catholiques que des réformés (1577). En 1580
eut lieu une septième prise d’armes, sans importance, et mar-
quée seulement par la prise de Gahors, que le roi de Navarre
emporta; la paix de Fleix y mit un terme.
Henri III n’avait point d’enfant. Son frère, le duc d’Alen-
çon, mourut en 1584, et le chef des protestants, Henri de
Navarre, se trouva l’héritier présomptif de la couronne. Les
catholiques, c’est-à-dire la majorité de la population du pays,
se voyaient menacés d’avoir pour roi un calviniste : aussi la
Ligue se ranima-t-elle avec la plus vive ardeur.
Henri de Guise vit bien que le moment de frapper les grands
coups était venu ; et sans hésiter, il signa, le 31 décembre
1584, avec Philippe H, le traité de Joinville, par lequel les
parties contractantes s'engageaient < à extirper les sectes et
hérésies, à exclure du trône de France les princes hérétiques et
à assurer la succession des Valois à Charles, cardinal de Bour-
bon. » Ce Charles de Bourbon, vieillard sans enfant, était
mis en avant pour cacher les prétentions des Guises jusqu’à
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LES GUERRES DE RELIGION.
257
ce qu’ils pussent les montrer à découvert. Déjà couraient par
les provinces de nouvelles généalogies qui rattachaient les
Guises à Charlemagne, ce qui leur attribuait un droit supé-
rieur à celui des Valois, et le pape Sixte-Quint déclarait les
deux Bourbons, Henri et Condé, déchus de leurs droits de
princes du sang, indignes de succéder à la couronne. Le par-
lement protesta en vain en de mémorables remontrances,
contre cette violence faite aux consciences, « lesquelles sont
exemptes de la puissance du fer et du feu, » et contre la bulle
du pape qu’il appelait un attentat à l’indépendance de la cou-
ronne.
Alors commença la guerre des trois Henri (1586-1589),
Henri de Navarre, Henri de France et Henri de Guise. Le pre-
mier débuta par une grande victoire, la seule que les hugue-
nots eussent encore remportée en bataille rangée. L’armée
royale fut presque entièrement détruite à Coutras, et son
chef. Joyeuse, un des mignons du roi, fut tué (1587). Mais au
nord, une armée que les princes réformés d’Allemagne en-
voyaient au secours de leurs coreligionnaires de France fut
vaincue par le duc de Guise, à Vimory et à Auneau. Henri III
deux fois battu, et par la défaite de son favori et parles succès
de son rival, essaya d’intimider la population parisienne, toute
dévouée à la Ligue et au duc ; on lui répondit par une insurrec-
tion. La ville se couvrit de barricades. Les quelques milliers
de Suisses, dont il s’était entouré, furent enveloppés et désar-
més. Lui-même ne s’échappa qu’à grand’peine delà ville.
Au moment où Guise entrait triomphant à Paris ( mars
1580), la grande Armada quittait les ports d’Espagne. Tout
semblait donc promettre à Philippe II et au catholicisme
romain une prochaine et éclatante victoire. Mais en juillet,
les Anglais et la tempête détruisent l’Armada ; Henri III
S6 reprend à espérer. H se fait humble et doux avec ses en-
nemis, accorde toutes leurs demandes, nomme le duc de
Guise lieutenant général du royaume, promet de faire une
guerre implacable aux huguenots, et convoque les Etats à
Blois. Quand il y eut, par ce moyen, attiré le duc, il l’y fit
assassiner (23 décembre). Le lendemain, on tua le cardinal
de Lorraine à coups de hallebardes.
Dc.'i Gorx^le
258
CHAPITRE XV.
Mais Guise tirait sa force de la Ligue, et non la Ligue de
lui. A la nouvelle du meurtre, les Parisiens se soulèvent; le
duc de Mayenne, frère de la victime, est nommé lieutenant
général du royaume; les plus grandes villes adhèrent au
mouvement; et le roi, abandonné de tous, est réduit à se je-
ter dans les bras du roi de Navarre. Henri de Bourbon con-
clut avec joie une alHance qui donne à ses armes la légabté.
Les deux rois viennent assiéger Paris avec 40 000 hommes ;
mais Henri III est tué’ d’un coup de couteau par le jacobin
Jacques Clément (1589).
Le roi de Navarre fut aussitôt proclamé roi de France, mais
beaucoup de catholiques, même des protestants, le quittèrent.
Il fallut lever le siège de Paris et courir à Dieppe au-devant
des secours qu’Élisabeth lui envoyait. Les combats d’Arques
(1589), rétablirent sa fortune et sa renommée, que la victoire
d’Ivry (1590) consacra. Paris fut de nouveau assiégé, et cette
fois eût été pris si Philippe H ne se fût décidé à une interven-
tion active.
Bravé jusque sur les côtes d’Epagne par les navires anglais
qui venaient insulter Cadix et Lisbonne et enlever ses galions
d’Amérique, il soutenait encore une guerre pénible aux Pays-
Bas contre l’habile Maurice de Nassau, le fils de sa grande
victime, le Taciturne. En 1590, il était même menacé de per-
dre ses provinces wallonnes; cependant il donna l’ordre à son
général, Alexandre Farnèse, de èecourir à tout prix les Pari-
siens. Parti de Valenciennes le 4 août, le duc arriva à Meaux
le 23 , fort à temps, car le siège durait depuis quatre mois,
a Deux jours encore, et ceux de Paris, dit une relation, eus-
sent été obligés à ouvrir leurs portes, s Henri alla au-devant
des Espagnols pour les combattre dans les plaines de Chelles.
Le duc de Parme, habile tacticien, escarmoucha avec les
Français, les occupa pendant quatre jours, et le cinquième,
à la faveur d’un épais brouillard, surprit Lagny sur la Marne,
d’où il lança une flottille de bateaux avec des soldats et des
vivres, pour ravitailler Paris. Tout l’efibrt d’une laborieuse
campagne était perdu.
Si les catholiques espagnols et italiens soutenaient les li-
gueurs, les protestants n’abandonnaient pas Henri IV. H lui
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LES GUERRES DE RELIGION.
259
vint 7000 Anglais, 2000 Hollandais ; et le vicomte de Turenne
lui amena 12 000 Allemands. La France était le champ de
bataille des deux religions.
La campagne de 1591 ne fut pourtant point décisive. Henri
prit Chartres, un des greniers de Paris (19 avril), et en
novembre essaya, pour dominer la Normandie et la basse
Seine, d’emporter Rouen. Famèse vint encore lui arracher
une conquête certaine ; mais, à la prise de Caudebec, il reçut
une blessure grave, et, pendant qu’il était sur son lit de
souffrance, Henri IV attaqua son armée à Yvetôt, lui tua
3000 hommes, et l’enferma dans une position désespérée,
entre la Seine et la mer. Le duc de Parme se tira cependant
de ce mauvais pas et franchit le fleuve, mais mourut en re-
prenant la route des Pays-Bas. Henri se trouva délivré de
son plus redoutable adversaire.
En ce temps-là, la Ligue était pleine de divisions, inévita-
ble suite des revers. Les Seize se vengeaient d’Arques et
d’Ivry sur les catholiques modérés, et envoyaient à la potence
le président du parlement, Brisson (novembre 1591). Mayenne,
effrayé, proscrivit ces chefs du mouvement populaire, fit saiàr
et décapiter quatre des Seize, cassa leur conseil et confia les
fonctions municipales à des politiques déclarés (février 1592).
C’était supprimer la portion turbulente, mais aussi la plus
énergique du parti. Dès lors une sourde opposition, secrè-
tement encouragée par l’Espagne, entrava les projets de
Mayenne.
Cependant le cri public réclamait un pouvoir définitif.
Mayenne convoqua un simulacre d’États généraux. Les dépu-
tés se réunirent à Paris (janvier 1593). Alors parurent au
grand jour les ambitions rivales. Mayenne, le jeune duc de
Guise, fils du Balafré, et Philippe H, voulaient, chacun, la cou-
ronne. Le dernier la demandait au moins pour sa Clle Isabelle.
« Quel époux, dit un député, le roi Philippe destine-t-il à sa
fille? » On attendait le nom du duc de Guise. « L’archiduc
Ernest d’Autriche, » répondit l’ambassadeur espagnol. Ce fut
une explosion de murmures. L’ambassadeur eut beau atté-
nuer cette faute en oS’rant de donner pour époux à la prin-
cesse le jeune duc de Guise. Il était trop tard : le parlement
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260
CHAPITRE XV.
intervint et rendit un arrêt contre les prétentions du roi d’Es-
pagne. Mayenne y était supplié « d’empêcher que, sous pré-
texte de religion, la couronne ne fût transférée en des mains
étrangères. »
Ainsi, après trente ans de guerres, les catholiques et les
protestants étaient également arrivés à la plus manifeste im-
puissance. Ni les uns ni les autres, pas plus la Ligue,
malgré l’or et les soldats de Philippe II, que le roi de Na-
varre, malgré la gloire de Coutras, d’Arques et d’Ivry, ne
pouvaient fonder un gouvernement national. La France re-
poussait les ligueurs comme instruments et complices de l’é-
tjanger, Henri IV comme hérétique. Il n’y avait qu’un moyen
d’en finir, et il fallait se hâter, car le royaume tombait en
dissolution ; le roi de Navarre devait sacrifier ses croyances à
la nation, puisqu’elle ne voulait pas lui sacrifier les sien-
nes. La conversion de Henri était nécessaire. Le pape lui-
même, Sixte-Quint, l’avait indiquée comme le seul dénoû-
ment possible de la crise inextricable où se tronvaient l’Eu-
rope et la France : « Si le roi de Navarre était présent, avait-
il dit, je le supplierais à genoux de se faire catholique. >
H coûtait beaucoup au fils de Jeanne d’Albret, à l’élève de
Coligny, de rompre avec ces huguenots, « qui l’avaient apporté
sur leurs épaules de deçà la rivière de Loire. » Mais c’était
l’avis même des plus sages d’entre eux. Le 25 juillet, il fit
abjuration à Saint-Denis.
La Ligue n’avait plus de raison d’être. Elle retarda, mais
ne put empêcher le triomphe du Béarnais. Brissac lui livra
Paris (22 mars 1594), et l’année suivante (sept. 1595), il reçut
l’absolution pontificale. Les ligueurs ne pouvaient être plus
e.xigeants que le Pape. Le duc de Guise avait cédé déjà (no-
vembre 1593) ; Mayenne fit sa soumission au commencement
de 1596. Mais tous aussi, comme Brissac, se firent chèrement
acheter leur obéissance. Une courte guerre avec l’Espagne,
illustrée par le combat de Fontaine-Française (1595) et la
reprise d’Amiens (1597), amena la paix de Vervins. Les limi-
tes des deux royaumes furent rétablies sur le pied du traité
de Cateau-Gambrésis (mai 1598). Trois semaines auparavant,
Henri avait affermi la paix intérieure en signant le célèbre
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LES GUEREES DE RELIGION.
261
édit de Nantes (avril 1598). Rédigé sur les bases de l’édit de
Bergerac, l’édit de Nantes assurait aux protestants la liberté
de conscience partout, la liberté du culte dans l’intérieur des
châteaux et dans un grand nombre de villes ; des chambres
mi-parties, dans les parlements, pour juger les procès des pro-
testants avec les catholiques ; des places de sûreté ; enfin, ce
qui les constituait comme un État dans l’État, le droit de s’as-
sembler par députés tous les trois ans, pour présenter au gou-
vernement leurs réclamations.
I
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CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XYI.
SUITES DES GUERRES DE RELIGION POUR LA
FRANCE, L'ESPAGNE, L’ANGLETERRE ET LA
HOLLANDE.
Décadence et ruine de l’Espagne. — Prospérité de l’Angleterre et de la
Hollande. — Réorganisation de la France par Henri IV (1598-1610).
Décadence e( ruine de l'£«pairne.
Lorsque Philippe II mourut, quatre mois après le traité de
Yervins et l’édit de Nantes, il n’avait pas seulement vu l’avor-
tement de ses ambitieux desseins sur l’Eurojie occidentale, il
avait pu contempler encore la ruine de ses Etats héréditaires.
Le démon du midi avait été aussi funeste aux siens qu’à ses
ennemis. Il avait perdu la moitié des Pays-Bas, et, des trois
couronnes qu’il avait voulu saisir, une seule lui restait, mais
privée déjà de ses plus beaux fleurons, et l’Espagne n’était
plus qu’un cadavre vivant.
Afin de conserver son unité au giland drame des guerres de
religion, je n’ai point encore parlé de faits qui, malgré leur
importance, ne sont qu’épisodiques; je les reprends ici dans
le but d’achever le tableau de ce règne et de montrer quelles
furent pour l’Espagne les suites de cette insatiable ambition .
Il n’y a pas dans l’histoire de plus grande leçon morale.
Ces faits épisodiques sont la conquête du Portugal, la lutte
que Philippe II soutint contrôles Turcs sur la Méditerranée,
enfin ses intrigues pour dominer la mer du Nord et la Balti-
que en s’emparant du Danemark.
La mort du roi don Sébastien à Alcazarquivir, au sud de
Tanger, dans une aventureuse expédition en Afrique, avait
fait passer la couronne'du Portugal à un vieillard infirme, le
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SUITES DES GUERRES DE RELIGION.
263
cardinal don Henri, son oncle, âgé de 67 ans. Le nouveau roi
mourut en 1580. Le fils naturel d’un de ses frères, don An-
toine, grand prieur de Grato, se fit proclamer à sa place ; mais
Philippe II s’était déjà porté comme héritier de celte couronne.
Il acheta la noblesse ; et le duc d’Albe, entrant en Portugal
avec 30 000 hommes, vainquit à Alcantara don Antoine, qui
se réfugia en France. En deux mois le royaume fut conquis, et
les cortès de Thomar reconnurent solennellement Philippe II,
à condition què le Portugal resterait un royaume séparé et
indépendant, avec ses tribunaux propres et sa capitale (2 sept.
1580). Toute la Péninsule se trouva réunie sous ses lois, et,
de plus, les Indes orientales et les colonies portugaises, c’est-
à-dire le Brésil en Amérique ; la Guinée , l’Angola, le Ben-
guéla, le scôtes de Zanguebar, de Quiloa, de Mozambique, et
nie de Socotora en Afrique; Ormuz, les royaumes de Cam-
baye, de Diu, le Malabar, Geylan, Malacca et Macao en Asie ;
les Moluques en Océanie.
Quel avenir de prospérité et de grandeur s’ouvrait pour
l’Espagne, si, quittant Madrid, cette capitale sans eau, sans
débouchés, qui alors était à peine une ville, Philippe II eût
établi à Lisboime, sur le plus grand fleuve de la Péninsule,
le siège de son gouvernement ! Lisbonne était le vrai centre
du vaste empire colonial des Espagnols. Si le roi castillan mé-
connut en cette circonstance les intérêts de sa grandeur, il y
fut peut-être contraint par ses préjugés et par ceux de son peu-
ple ; mais il sembla moins le roi que le fléau du Portugal.
Malgré une amnistie, il versa des flots de sang ; 2000 prêtres
ou moines, dit-on, périrent par ses ordres. Toutes les places
furent vendues, les plus riches bénéfices donnés aux Espa-
gnols, les anciens domaines de la couronne aliénés, la noblesse
écartée des emplois et reléguée dans ses terres. En dix-huit
ans, il n’y eut que trois gentilshommes portugais qui reçurent
des titres honorifiques. Tout était réservé aux Gastillans.
En outre, les ministres espagnols semblèrent travailler
systématiquement à la ruine de ce malheureux pays. Le mo-
nopole du commerce d’Amérique fut réservé aux seuls Gastil-
lans, tandis que les charges imposées à l’Espagne le furent
aussi au Portugal, une seule exceptée, celle du service mili-
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CHAPITRE XVI.
26 k
taire. Les Portugais étant peu employés, parce que leur fidé-
lité était suspecte, les Castillans presque seuls remplirent les
cadres de l’armée, et ce furent eux qui s’épuisèrent à défendre
les colonies portugaises contre les attaques des Anglais et des
Hollandais. Philippe II possédait encore le Portugal à sa
mort ; mais le sentiment national qu’il avait si violemment
froissé n’attendait qu’une occasion pour éclater. La rupture
aura lieu en 1 640. ,
Si donc d’heureuses circonstances avaient livré à Philippe II
un royaume, et lui avaient permis de résoudre le grand pro-
blème de l’unité de la Péninsule, il avait tout remis en ques-
tion par son administration injuste et inhabile, tandis que
l’obligation de défendre les colonies portugaises contribua à
épuiser la population delà Castille, et que la possibilité de les
attaquer fit la fortune maritime de la Hollande.
Dans la Méditerranée, il possédait Naples, la Sicile, la
''Sardaigne, les Baléares, et il était protecteur des chevaliers de
Malte ; il pouvait donc dominer aisément cette mer, et il avait
la charge d’en faire la police pour le commerce européen. En
1558, après la bataille de Saint-Quentin, l’ancien allié de
François I**', Soliman II, avait fait une diversion utile à la
France, en lançant sa flotte sur l’Italie et les Baléares, qu’elle
ravagea. Six ans plus tôt, les Turcs, maîtres d’Alger depuis
1517, avaient enlevé Tripoli aux chevaliers de Malte, et Dra-
gut, successeur de Barberousse, envoyait chaque année ses
corsaires piller les côtes d’Espagne. Philippe II, provoqué,
ordonna, en 1558, une expédition par terre et par mer d’O-
ran sur Tlemcen ; marins et soldats périrent. Une grande
expédition, dirigée l’année suivante contre Tripoli, et qui
comptait 1 5 000 soldats montés sur 200 vaisseaux, éprouva un
affreux désastre. En 1563, ce fut la flotte de Naples qui fut
détruite par une tempête ; et, deux ans après, Malte fut en-
veloppée par un armement immense qui portait 40 000 soldats,
le dernier effort de Soliman. Il voulait finir son règne comme
il l’avait commencé, par un grand succès sur les chrétiens. H
avait pris Rhodes aux chevaliers en 1526; ü comptait leur
enlever Malte en 1565. Le grand maître, La Valette, plus
heureux que Villiers de L’Isle-Adam, résista pendant quatre
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SUITES DES GUERRES DE RELIGION.
265
mois à toutes les attaques. Si Malte tombait aux mains des
Turcs, la Méditerranée leur appartenait ; mais ils ne purent
s’en emparer. Ils se dédommagèrent en 1570, sous Sélim II,
en enlevant Chypre aux Vénitiens et Tunis aux Espa-
gnols.
La chrétienté s’émut cette fois. Une coalition se forma entre
Venise, le pape et le roi d’Espagne. Plus de 300 navires, por-
tant 80 000 soldats ou rameurs furent réunis. Le commandant
était don Juan, frère naturel de Philippe U, qui venait de se
signaler en réprimant une révolte des Maures dans les Alpu-
jarras. Il rencontra la flotte turque dans le golfe de Lépante
(7 octobre 1571), et lui infligea un épouvantable désastre.
30000 Turcs furent tués ou captifs, 170 de leurs galères
furent prises, 80 détruites, 40 à peine se sauvèrent. Le cé-
lèbre écrivain Cervantes, qui se trouva à cette bataille, y eut
un bras emporté. 12 000 chrétiens prisonniers furent rendus
h la liberté.
Quand le pape Pie V apprit cette victoire, il entonna le
verset fameux : « Il fut un homme envoyé de Dieu qui s’ap-
pelait Jean.» La chrétienté était dans l’attente; toute laG-rèce
s’agitait, espérant sa délivrance, et le sultan craignait pour
Constantinople; mais Philippe II empêcha son frère de se
faire roi d’Albanie et de Macédoine, et ce grand succès n’eut
que de minces résultats. « Allah, s’écria Sélim en apprenant
cette défaite, a donné la mer aux infidèles! » Mais il disait à
l’ambassadeur de Venise : « Quand nous vous prenons un
royaume, nous vous arrachons un bras ; quand vous dispersez
notre flotte, vousnous rasez la barbe, ce quinel’empêche pasde
repousser. » Il arma, en effet, presque aussitôt 250 vaisseaux, '
et Venise effrayée se hâta de traiter. Philippe lui-même con-
vint, en 1578, avec Amurath III, d’une trêve qui dura autant
que son règne. Tripoli, Tunis et Alger restaient aux Turcs,
qui, par leur esprit de discipline et leur courage, prirent sur
cette population de Maures avides et d’Arabes désorganisés un
ascendant qui dure encore là où la France ne s’est pas mise à
leur place. Mais ils organisèrent dans ces trois États un bri-
gandage régulier qui dépeupla les côtes de Sicile, d’Italie et
d’Espagne, qui même imposa aux États européens la honteuse
266
CHAPITRE XVI.
obligation de payer on tribut à ces pirates pour donner quel-
que sécurité à leur commerce. De ce côté encore, Philippe II
avait complètement échoué, parce que, poursuivant tant de
buts divers, il dissémina ses forces sur toutes les routes qui
y conduisaient, au lieu de les réunir sur une seule.
Il ne fut pas plus heureux en Suède et en Danemark.
Charles-Quint avait fait du roi de Danemark, Christian II,
son beau-frère et son allié, et l'avait soutenu pour avoir un
appui dans le nord, sur les derrières des protestants de la
Saxe et de la Hesse. A une offre de Christian II de soumettre
ses trois royaumes k la suzeraineté de l’Empire, il avait même
répondu par la demande de reconnaître la suzeraineté du chef
<le la maison d’Autriche, de telle sorte que si les enfants du roi
ne laissaient pas d'héritier la maison d’Autriche succédât aux
trois courounes du nord
Philippe suivit le même dessein sans avoir les mêmes rai-
sons d’y dépenser ses ressources, puisque l’Allemagne ne lui
appartenait point. En 1564, il envoya un subside à Eric XIV,
successeur de Gustave Vasa, pour l’aider à continuer la guerre
contre le roi danois Frédéric II, qu’il voulait renverser au pro-
fit de la duchesse de Lorraine, sa parente et catholique.
Voilà aux extrémités du nord la même ambition et les mêmes
alliances. Ce plan ne réussit pas. Mais Eric XIV ayant été
dépossédé du trône en 1 568 p>ar son frère Jean III, époux do-
cile de la catholique Catherine Jagellon, Philippe II tourna
ses batteriès de ce côté. H poussa le nouveau roi à ramener
son peuple dans le sein de l’Eglise romaine, lui fît envoyer
des députés au pape, proscrire les livres de Luther, et ap-
peler des jésuites auxquels toutes les chaires furent livrées.
Alors derrière l’intérêt religieux parut l’intérêt politique.
Philippe II forma une ligue avec les rois de Suède et de Po-
logne. On se proposait le partage du Danemark. Le roi d’Es-
pagne aurait eu pour sa part le Sund, la Seeland avec Co-
penhague, la Fionie et le Jutland (1578). Mais Catherine
Jagellon mourut (1583); avec elle l’influence catholique
i . Lettre de l’ambassadenr de Christian II auprès de Ch. V , écrite de
Madrid le 1 9 décembre 1523, aux Arch. des miss, , L V, p. 473.
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SUITES DES GUERRES DE RELIGION. 267
tomba; les jésuites furent chassés, et les projets de Philippe II
sur la Baltique avortèrent.
Le Gis de Gharles-Quint aurait donc pu abdiquer comme
son père et aller comme lui cacher au fond d’un cloître la ruine
de ses espérances. Charles, du moins, avait combattu pour
une cause, à certains égards, légitime. Il avait brisé en Italie
la prépondérance de la France, mauvaise pour nous, comme
elle le fut pour lui, et surtout pour l’ilalie même. Il avait ar-
rêté le flot montant de la domination musulmane et tenté de
faire de l’Allemagne une nation en lui donnant l’unité et la
paix. Si les moyens qu’il employa furent désastreux ; licence
de la soldatesque, ruineuses extorsions, entraves de toute sorte
à l’industrie et au commerce, il poursuivit du moins des des-
seins vraiment grands, et il descendit noblement du trône
pour ne pas épuiser ses peuples à une œuvre impossible. Son
Gis, au contraire, s’opiniâtra et mourut roi, mais roi d’une
nation perdue.
Gharles-Quint avait pris son point d’appui partout, en Es-
pagne, en Italie, dans l’Empire et aux Pays-Bas, de sorte
qu’aucun de ses peuples ne porta seul le poids de toutes ses
entreprises. Philippe II demanda à peu près tout à l’Espagne
et l’épuisa d’hommes, d’argent et de liberté.
L’ Aragon avait gardé quelques privilèges, il les lui arracha
à l’occasion du procès d’Antonio Perez. Dans toute la Pénin-
sule, les provinces basques conservèrent seules leurs fucros.
L’hérésie lui semblait une révolte contre le roi autant que
contre le ciel ; il laissa libre carrière au zèle farouche de l’in-
quisition, et la chargea d’extirper jusqu’au moindre germe de
la pernicieuse semence.
Pour assurer l’unité religieuse, il persécuta avec violence
les Maures de l’ancien royaume de Grenade et la persécution
engendra la révolte. Sous Ferdinand le Gatholique, on les
avait contraints, au mépris du traité de Grenade, à abjurer
leurs croyances; Philippe II, en 1568, les obligea à changer
de nom, à abandonner la langue et le costume de leurs ancê-
tres. Défense leur fut faite de quitter leur résidence, sans la
permission du magistrat, de posséder une arme, pas même un
bâton ferré. Un soulèvement général éclata le même jour ;
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268
CHAPITRE XVI.
des feux allumés sur les hauteurs transmirent de montagne
en montagne la signal de l’indépendance ; les femmes mêmes
s’armèrent de longues aiguilles d’emballeurs pour percer le
ventre des chevaux. Retranchés dans les gorges des Alpujar-
ras, les Maures auraient pu tenir longtemps s’ils eussent été
soutenus par leurs frères de Tunis et d’Alger, Mais le sultan
Sélim les laissa sans secours. L’infanterie espagnole et son
chef, l’héroïque don Juan d’Autriche, eurent bon marché de
ces bandes sans discipline et mal armées. Les Maures se
soumirent. Philippe II les fit transporter en Castille. Au-des-
sus de dix ans, tous devinrent esclaves (1569-1570). Ce n’é-
tait pas le moyen de rendre la vie à la Péninsule.
Tout y dé^rissait; l’activité du gouvernement, absorbée
par les vastes soins de la guerre universelle entreprise contre
l’hérésie, ne se portait plus sur le développement de la ri-
chesse nationale. Le commerce et l’industrie, cruellement at-
' teints par l’expulsion des juifs et la révolte des Maures, souf-
fraient plus encore du monopole que le gouvernement avait
constitué (voy. p. 144 ). De tout ce qu’on importait en Amé-
rique, les manufactures espagnoles en fournissaient à peine
un dixième ; la contrebande donnait le reste . Les milliers de
métiers qui travaillaient jadis à Séville la laine et la soie,
étaient réduits à quelques centaines. L’agriculture succombait
sous les ravages périodiques des troupeaux de la mesta, qui
l’hiver descendaient dans les plaines chaudes de l’Andalousie»
et l’été remontaient, en dévorant tout sur leur chemin, vers
les montagnes de la Calice. La population décimée par la
continuité des guerres, par l’émigration aux colonies, était
encore appauvrie dans sa source par la multiplication exces-
sive des monastères. On comptait près d’un million d’ecclé-
siastiques dans les États de Philippe II.
Les uns allant chercher fortune au delà des mers, les autres
courant les aventures de la vie du soldat ou demandant aux
monastères une tranquille oisiveté, le travail national se trouva
comme suspendu. L’Espagne cessa de produire ce qui lui
était nécessaire et dut le demander aux nations voisines. En
vain, les galions d’Amérique échappés aux croiseurs anglais
et bataves, arrivaient à Cadix; l’or qu’ils apportaient ne fai-
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SUITES DES GUERRES DE REUGION. 269
sait que traverser TEspagne sans la féconder, et s’écoulait ra-
pidement vers les pays producteurs. Ainsi s’explique ce fait
qui surprit tant les contemporains, que le roi d’Espagne, le
maître des deux Indes, le possesseur des plus riches dépôts
métalliques du monde, se vit obligé, deux fois (1575 et 1596),
de suspendre ses payements, comme un négociant insolvable,
et laissa à sa mort une dette deplusd’un milliard. On ne savait
pas encore que la vraie richesse n’est pas l’or qui la repré-
sente, mais le travail qui la crée.
Philippe II mourut en 1598, d’un mal hideux, la maladie
pédiculaire. Il laissait après lui un des plus terribles exemples
de l’influence fatale du despotisme sur la vie des nations. Un
siècle après, le marquis de Torcy disait de l’Espagne : « C’est
un corps sans âme, » Philippe II avait fait d’elle ce que nous
disions plus haut : un cadavre vivant. Aujourd’hui, il se ré-
veille, Dieu merci, mais si profonde avait été la funeste em-
preinte que d’honnêtes gens y sont encore condamnés aux
galères, pour avoir lu une Bible protestante •.
Prospérité de ^Anitleterre et de la Hollande.
L’Angleterre venait de passer par une épouvantable crise.
Mais les menaces de Philippe II et les complots des catholi-
ques avaient eu pour con^quences d’exalter le patriotisme
anglais, la popularité et le pouvoir de la reine, l’ardeur enfin
de la foi anglicane ; et comme l’Angleterre était sortie victo-
rieuse de la lutte, elle se trouva élevée dans l’opinion de
ses enfants et dans celle de l’Europe de toute la hauteur dont
l’Espagne descendit. Pour conjurer les périls, une dictature
avait été nécessaire ; eUe subsista, après le péril écarté, et
l’autorité royale resta si absolue, que l’historien Hume a pu
dire que le gouvernement anglais ressemblait alors au despo-
tisme oriental. Il lui ressemblait par sa force, il lui ressem-
blait aussi par ses actes. Élisabeth persécuta non-seulement
1 . Manuel Matomoros a été condamné, le 30 décembre 4 861 , i sept ans de
galères avec incapacité perpétuelle et aux dépens, c’est-i-dire i la confiscation
des biens pour avoir colporté une traduction de la Bible en langue vulgaire.
IVautres ont été condamnés en 4 863.
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270
CHAPITRE XVI.
les catholiques, mais aussi les non-conformistes, puritains ou
indépendants, qui, dépassant le point où la reine voulait ar-
rêter la réforme, rejetaient la hiérarchie épiscopale, la juri-
diction des cours spirituelles et les cérémonies du culte. Contre
les uns et contre les autres, c’est-à-dire contre le sanctuaire
de la conscience, qui doit toujours rester libre, Élisabeth pro-
mulgua im effrayant ensemble de lois qui forment un code
odieux et qu’on justifiait par l’excuse banale de toutes les ty-
rannies, la nécessité politique. Et quel fut le résultat de cet
arbitraire et de ces violences? Voici le témoignage d’un pro-
testant : « L’Église ne fut pas laissée par Élisabeth dans un
état qui pût valoir des éloges à la politique de ses chefs. Après
quarante ans de vexations constamment aggravées contre les
non-conformistes, leur nombre se trouva augmenté, leur po-
pularité avait poussé de plus profondes racines, leur intimité
pour l’ordre établi était plus irréconciliable. > Une révolution
était là en germe ; le second successeur d’Élisabeth la verra
s’accomplir contre lui-même.
Cette tyrannie religieuse servit le despotisme politique ; car
pour mieux atteindre les catholiques, leurs communs adver-
saires, les fanatiques des deux partis, anglican et puritain,
laissèrent toute latitude à la couronne de violer les lois. Grâce
à la Chambre Étoilée, qui citait devant elle les jurés, lorsqu’ils
acquittaient un accusé que la cour voulait perdre, et les con- ,
damnait à d’énormes amendes ou à une prison sans terme
fixe, la plus précieuse des garanties anglaises, le jury, n’exis-
tait plus. Aussi l’écrivain que nous citions tout à l’heure a pu
dire, sans dépasser la mesure de la vérité : « Dans les procès
de haute trahison, nos cours de justice différaient peu des
vraies cavernes d’assassins. » Le conseil privé, quelquefois un
seul de ses membres, prononçait de son chef des emprisonne-
ments arbitraires ; et les ministres employaient toutes les ri-
gueurs de la loi martiale avec la plus extrême facilité, même,
comme il arriva une fois, pour les désordres sans gravité de
quelques apprentis tapageurs.
Le jury à peu près supprimé, restaient les parlements. Éli-
sabeth ne voulut souffrir de leur part aucune remontrance. En
1582, les communes ayant pris l’initiative d’ordonner un jeûne
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SUITES DES GUERRES DE RELIGION. 271
et des prières publiques, on les força de demander pardon.
Quiconque élevait la voix librement, dans l’une ou l’autre des
deux chambres, était aussitôt saisi et arrêté. Élisabeth, d’ail-
leurs, grâce à son extrême économie, n’eut pas souvent be-
soin de réunir le parlement pour lui demander des subsides.
Elle ménagea la bourse de ses sujets au grand profit de son
pouvoir.
D’ailleurs, on oublie un peu le parlement et ses droits,
lorsque la reine nous apparaît entre Shakspeare et Bacon, en-
tourée hommes d’État, tels que Burleigh, de marins tels que
Drake, Hawkins, Forbiser, Raleigh et Davis. Drake est le
premier capitaine qui ait fait le tour dumonde, Magellan étant
mort en route, et le premier qui ait doublé le cap Horn, dé-
couverte qui aurait dû lui rester. Quand il entra en Angle-
terre, Élisabeth se rendit sur son vaisseau pour l’armer elle-
même chevalier. Hawkins, parent de Drake, est célèbre
notamment par le développement qu’il fait prendre à la traite
des nègres, commerce qui n’importait pas alors le déshonneur
qu’on y a justement attaché depuis, Forbiser fut le premier
des marins anglais qui, après Sébastien Cabot, chercha, pour
aller en Chine, ce passage du N. -O. qu’on vient enfin de
trouver aü bout de trois siècles d’efforts et d’héroïsme; et
Davis découvrit le détroit qui garde encore son nom. Gilbert
établit quelques colons à Terre-Neuve. Raleigh en conduisit
d’autres dans celte partie de l’Amérique septentrionale à la-
quelle il donna, en l'honneur de la reine vierge, le nom de
Virginie, et importa en Europe la pomme de terre, certaine-
ment la plus précieuse de toutes ses découvertes. Ce fut aussi
lui qui, le premier, transporta le cerisier en Irlande. Les co-
lons qu’il avait laissés dans la Virginie adoptèrent l’usage, qui
de là passa en Angleterre, de fumer le tabac.
L’industrie prit également, sous Élisabeth, un grand essor.
De nombreux émigrés flamands, fuyant le joug espagnol, vin-
rent se fixer sur divers points du territoire, notamment dans le
Lancashire, s’y marièrent, et, mettant leur industrie au service
du pays qui leur avait donné asile, accrurent l’activité déjà
considérable du travail de la laine. Ce sont encore des Fla-
mands qui, à cette époque, remplacèrent à Londres les
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272
CHAPITRE XVI.
humbles échoppes oü Ton n’avait vendu jusque-là que de la
poterie et des brosses, par de vastes magasins où s’étalaient
les produits du monde entier. N’oublions pas non plus qu’Ê-
lisabeth inaugura en personne, le 25 janvier 1571, sous le
nom de Royal Échange, la bourse de Londres, fondée par la
munificence de son banquier Thomas Gresham, et que le pré-
cieux système des assurances commerciales commençait.
Élisabeth acheva pourtant ce grand règne dans la tristesse
et le deuil. Le brillant comte d’Essex, qui avait succédé dans
son affection au comte de Leicester, ayant fini par lasser la
patience de la reine par sa présomption, fut disgracié. Parce
qu’il avait vu la cour à ses pieds, il se crut assez fort pour
chasser les ministres, et, le 8 février 1601, il parut dans les
rues de Londres l’épée à la main, suivi de deux ou trois cents
partisans, et appela le peuple à la révolte. Le peuple ne bou-
gea point pour une équipée dont il ne voyait pas le but utile.
Le comte fut pris, condamné à mort, et, comme il s’obstina à
ne point demander gprâce, exécuté. Mais, à partir de ce jour,
Élisabeth ne fit plus que languir. Elle mourut le 3 avril 1 603,
âgée de 70 ans. Elle avait fait une chose qui contribua beau-
coup à la grandeur de l’Angleterre. Elle l’avait jetée irrévoca-
blement dans les voies du protestantisme, et l’avait mise à la
tête des États réformés, en même temps qu’elle lui avait ouvert
la mer et montré le sceptre de l’Océan à saisir.
Sous ÉJisabeth vécurent deux grands hommes qui appar-
tiennent encore plus à l’humanité qu’à leur patrie, Shakspeare
et Bacon. Nul poète pourtant ne fut plus national que Shaks-
peare : c’est le génie anglais personnifié, dans son allure fière
et libre, sa rudesse, sa profondeur et sa mélancolie. Le théâtre
entier de Shakspeare, ses grands drames historiques, ses co-
médies de mœurs ou de féerie forment un monument unique
dans la littérature moderne. Aujourd’hui encore, c’est lui
que l’Angleterre peut opposer avec orgueil à tout ce que
les anciens et les modernes ont produit d’admirable dans
l’art dramatique. Né en 1564, il mourut en 1616, à 52 ans.
Ses principaux ouvrages sont : Othello, Hamlet, Macbeth, le
Roi Léar, Richard III, Roméo et Juliette, le Marchand de Ve-
nise, César et la Tempête. Bien au-dessous de lui , mais à un
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SUITES DES GUERRES DE RELIGION, i73
rang honorable encore, se placent Philippe Sidney, grand
seigneur, qui fut poète et diplomate, Spencer, l’auteur de la
Reine des Fées, et Ben Johnson, poète comique et satirique qui
fut l’ami de Shakspeare.
François Bacon, né en 1561, est un des fondateurs de la
philosophie moderne. Il a, dans son De augmentis scientia-
rum, publié en 1605, et dans son Novum organum, publié
en 1626, ouvert aux sciences une voie nouvelle, en les affran-
chissant à la fois de la routine et des hypothèses aventureuses
pour leur substituer l’observation patiente et les expériences
répétées ; malheureusement il dégrada son caractère par une
cupidité effrénée. Il fut nommé en 1619 grand chancelier
d’Angleterre; et il fallut envoyer en prison comme concus-
sionnaire cet homme d’un si beau génie ‘.
La république des Provinces-Unies n’avait, elle, ni poêle
ni philosophe; elle n’était pas encore arrivée à ce luxe des
grandes sociétés assises et tranquilles ; mais la lutte terrible
qu’elle venait de soutenir avait accru ses forces, au lieu de
les épuiser. Ce sol à demi noyé, que la nature défend déjà si
bien, était devenu le champ de bataille de la liberté religieuse
contre l’intolérance. Tous ceux en Europe qui fuyaient le
bûcher ou la persécution accouraient sous le drapeau des
Provinces-Unies. Voilà comment son armée fut toujours au
complet, sans que l’agriculture et la marine manquassent ja-
mais des bras qui leur étaient nécessaires. Les seules pro-
vinces de Hollande et de Zélande comptaient 70 000 matelots,
et tandis qu’Ostende soutenait un siège de 39 mois (1601-1604)
qui coûta la vie à 60 000 soldats confédérés , mais aussi à
80 000 Espagnols , les Bataves couvraient la mer de leurs
vaisseaux. Dans la même année où l’héroïque cité livrait à
Spinola ses remparts écroulés, les pêcheurs versèrent dans le
trésor public, par le seul impôt placé sur leur industrie, la
somme énorme de 5 millions de florins, et une flotte hol-
landaise jetait aux extrémités du monde, par la conquête des
Moluques, les fondements d’un nouvel empire colonial.
1 . M. Dizon vient de publier une Fie de Bacon d’après des docninenlR iné-
dits , et sa conclusion est que le clianceller n’élail pas coupable.
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274
CHAPITRE XVI.
Les Hollandais, n’ayant à peu près rien à demander à leur
sol pour l’exportation, se firent les rouliers de l’Océan et les
moissonneurs des mers. Leurs hardis pêcheurs , sans cesse
à la chasse de ce butin que la mer féconde leur livrait, appro-
visionnaient de salaisons presque toute l’Europe, même les
pays catholiques où la pratique du maigre en faisait une né-
cessité. On a eu raison de dire que la Hollande avait changé
ses tonnes de harengs contre des tonnes d’or. En outre, leurs
marchands faisaient la commission; ils allaient, avec leurs
navires, prendre les denrées où elles abondaient, à vil prix,
pour les porter où elles manquaient. Chaque année 2 ou
3000 navires hollandais entraient dans nos ports pour y en- '
lever nos blés, nos vins, nos eaux-de-vie, et plus de 400
entraient sous pavillon étranger dans les ports même de l’Es-
pagne qui payait à ces rebelles, avec les trésors du Nouveau-
~ Monde, les grains de la Pologne et les denrées du Nord dont
elle manquait.
Philippe II leur avait fermé Lisbonne en 1 594 . Dès l’année
suivante, ils formaient la Compagnie des pays lointains, pour
aller chercher les épices aux lieux mêmes de production, et
les succès rapides de cette Société amenèrent la création, en
1602, de la Compagnie des grandes Indes qui, profitant de la
haine excitée par la dureté des Portugais, établit des comp-
toirs et des forteresses à Java, à Amboine, à Tidor, à For-
mose, dans l’ile de Ceylan, à Malacca. En treize années elle
arma 800 navires, en prit à l’ennemi 545 dont la coque et la
cargaison lui rapportèrent 180 millions de livres. Les divi-
dendes des actionnaires ne furent jamais au-dessous de
20 pour 100 et s’élevèrent parfois jusqu’à 50. Ces beaux jours
sont passés, mais ils avaient réuni tant de richesses dans les
mains des fils des gueux, que la Hollande est encore aujour-
d’hui un des pays où les capitaux abondent le plus, et Ams-
terdam un des grands marchés du monde pour l’argent.
BrorKanIsttdon de la France par Henri IV (159S-1A10).
Henri avait chèrement payé la soumission des chefs de la
Ligue ; il laissait aux protestants, par l’édit de Nantes, une
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SUITES DES GUERRES DE RELIGION.
275
existence politique considérable. Il entendait bien pourtant
qu’il n’y eût en France qu’une seule volonté, la sienne. Au
sortir de guerres si terribles, le pays avait besoin de repos,
d’ordre et de sécurité. Henri IV voulut lui donner ces pre-
mières conditions de l’existence sociale. Ligueurs ou protes-
tants ne cherchaient qu’à fonder l’exploitation de la société
par un parti. Le roi établit au-dessus de toutes les passions
individuelles la force et l’intelligence d’un gouvernement ab-
solu, mais étrauger aux rancunes du passé , et soucieux des
intérêts généraux et de la grandeur nationale.
Le désordre était extrême dans les finances. La dette pu-
blique était évaluée à 345 millions (près de 1300 d’aujour-
d’hui). Le pays payait annuellement 170 millions (valeur ac-
tuelle 622), sans compter les droits seigneuriaux et les corvées
féodales. Le revenu net s’élevait à peine à 30 millions, dont
19 devaient être déduits pour faire honneur aux engagements
de l’État. Presque tout le domaine royal était aliéné. Du haut
en bas de l’administration financière, à tous les degrés, on
volait. L’État ne savait pas au juste ce qu’il devait recevoir,
pas même ce qu’il recevait, tant il s’égarait de recettes en
route. Henri IV nomma, en 1599, surinrendant des finances
un de ses anciens compagnons d’armes, Sully. Le nouveau
ministre voulut se rendre compte de tout. Une chambre de
justice poursuivit les agents prévaricateurs; les percepteurs
furent tenus d’avoir des comptes exacts, avec pièces justifica-
tives à l’appui. U interdit aux gouverneurs de lever arbitraire-
ment des impôts sur les provinces, révisa toutes les créances,
en annula beaucoup, et haussa les baux des fermes publiques.
Nombre d’offices inutiles, de rentes frauduleuses, d’immuni-
tés illégales furent supprimés, d’autres diminués. Beaucoup
de gens qui s’étaient faits nobles d’eux-mêmes rentrèrent dans
la classe des taillables. L’hérédité des offices, constituée offi-
ciellement, en 1604, par le droit annuel delapanleWc, fut une
mesure moins honorable que les précédentes, mais vint aussi
en aide au trésor royal. A la vérité dans les recettes répondit une
sage économie dans les dépenses. Aussi, à la fin du règne de
Henri IV, son gouvernement avait acquitté pour 147 millions
de dettes, racheté pour 80 millions de domaines, éteint 8 mil-
276
CHAPITRE XVI.
lions (le rentes, réduit l’impôt de 30 à 26 millions, dont 22
entraient nets à l’épargne, employé kO millions aux fortifica-
tions ou aux travaux publics , assuré le service de l’année *
courante, et amassé une réserve de 20 millions.
L’économie ménage la richesse et ne la crée pas. Henri IV
et Sully la demandèrent à l’agriculture, au commerce, à l’in-
dustrie. Henri IV portait également ses vues sur ces trois
sources de la fortune publique ; Sully était plus exclusif en
faveur de l’agriculture ; « Labourage et pâturage, a-t-il écrit
dans ses Économies royales, sont les deux mamelles qui nour-
rissent la France. » Il parcourut deux fois les provinces (1596
et 1598), afîo d’étu(ber par lui-même les besoins du pays, et
il fit rendre la grande ordonnance de 1600, qui remit au peu-
ple l’arriéré des tailles, 20 millions (aujourd’hui 73), et réduisit
l’impôt foncier de 1 800 000 livres. En 1596, il avait renou-
velé l’ancienne défense de saisir pour dettes publiques ou
privées la personne des laboureurs, leurs instruments ou bes-
tiaux de labour ; de sévères ordonnances portèrent la peine de
mort contre tous gens de guerre qui couraient les champs, con-
tre quiconque serait trouvé muni d’armes sans être employé au
service du roi ou gentilhomme. Enfin, en 1601, Sully permit
l’exportation des grains, mesure hardie pour l’époque et bien
entendue qui devait enrichir le pays loin do l’affamer. Il fa-
vorisa le dessèchement des marais. Toute terre conquise sur
les eaux devint terre noble, c’est-à-dire non taillable. On vit
se former ainsi tout un canton de Médoc appelé Petite Flandre,
à cause du grand nombre d’ouvriers flamands qui furent char-
gés de ces travaux sous la direction du Brabançon Bradley, le
maître des digues. Un gentilhomme protestant du Languedoc,
Olivier dé Serre, a mérité d’être appelé le père de l'agricul-
ture française, par les préceptes qu’il traça dans son Théâtre
de l'agriculture et son Ménage des champs, qu’il pratiquait
lui-même dans ime espèce de ferme-modèle.
Sully disait, comme Pline, que les travaux des champs font
les bons soldats, ex agricuUura strenuissimi milites. Le brave
gentilhomme craignait que l’industrie ne désaccoutumât les
Français de cette vie active, au grand air, qui donne force et
santé, et qu’à vivre enfermée dans les manuJfactures la popu-
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SUITES DES GUERRES DE RELIGION. 277
lation ne dégénérât. 11 s’opposait anssi à l’importation des
cultures et des industries étrangères, dans l’idée que Dieu
avait donné à chaque pays abondance et disette de certaines
choses « afin que, par le commerce et trafic de ces choses...,
la fréquentation, conversation et société humaine soient en-
tretenues entre les nations. » Henri IV pensait autrement : il
s’efforça de propager en France la culture du mûrier et l’élève
des vers à soie. Les Tuileries, l’emplacement des Tournelles
(place royale) furent plantés de mûriers ; il voulait qu’il y en
eût une pépinière dans chaque élection, et il commença par
les généralités de Paris, d’Orléans et de Tours, où de nom-
breuses magnaneries s’élevèrent, pour affranchir la France du
tribut qu’elle payait depuis si longtemps à l’Italie en achat de
soies. Semblable intention se révèle dans la fondation de ma-
nufactures de crêpe fin de Bologne, de fil d’or, façon de Milan,
dont il entrait en France chaque année pour 1 200 000 écus ;
de tapisseries de haute lisse, de cuir doré, de verreries, de
cristaux, de glaces, de toiles façon de Hollande, etc. C’était
un meilleur moyen de retenir l’or dans le royaume que les
prohibitions par lesquelles Sully voulait en arrêter la sortie.
En 1 604, le roi convoqua une assemblée de commerce. On y
proposa entre autres choses une réformation générale des
corps de métiers, et la fondation de haras pour éviter à la
France la nécessité d’acheter des chevaux de guerre à l’Alle-
magrie, à l’Espagne, à la Turquie, à l’Angleterre.
La marine militaire, développée par François I", était re-
tombée si bas que le cardinal d’Ossat écrivait en 1596, à Vil-
leroy ; « Les plus petits princes d’Italie encore que la plu-
part d’eux n’aient qu’un poulce de mer chacun , ont néant-
moins chacun des galères en son arsenal naval; et un grand
royaume flanqué de deux mers quasi tout de son long n’a pas
de quoy se défendre par mer contre les pirates et corsaires,
tant s’en faut contre les princes. » D’Ossat révélait en même
temps l’importance du port de Toulon. Sully n’avait point de
répugnance pour la marine, mais les colonies lointaines l’ef-
frayaient. Les vues de Henri IV allaient plus loin que celles
de son ministre ; pour encourager le commerce avec l’Amé
rique du Nord qui s’accroissait à ce point que, en 1578, ij
TEMPS MOnPPNrS. Ifi
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278
CHAPITRE XVI.
était venu, à Terre-Neuve seulement, 150 navires français,
U envoya Ghamplain, gentilhomme de Saintonge, fonder,
au Canada, en 1604, Port-Royal (aujourd’hui Annapolis),
et plus tard (1608) Québec, sur le fleuve Saint-Laurent. Le
nom de ce marin est resté à un des grands lacs du pays; mais
le pays lui-même n’est plus à nous, quoiqu’il ait gardé notre
langue et les douces souvenances de la mère patrie. Henri
songea même à créer une compagnie des Indes, capable de
rivaliser avec celles qui se formaient en Angleterre et en Hol-
lande : il n’eut pas le temps de réaliser ce projet ; mais il
signa avec la Turquie un traité où il était dit que toutes les
nations chrétiennes pourraient commercer librement dans le
Levant sous la bannière et la protection de la France et sous
les ordres des consuls français. Ce pavillon était le seul qui
fût respecté sur les côtes barbaresques.
On voit encore çà et là, sur nos collines, quelques vieux
ormes que les paysans appellent Rosnis. Ce sont les vestiges
des routes tracées par Sully, qui savait bien que le pays le
plus fertile reste pauvre si la viabilité y £st mauvaise. Les
plans de tous les grands canaux dont la France a été plus
tard sillonnée furent conçus alors. Un seul put être exécuté,
celui de Briare qui part de la Loire à Briare et joint la Seine
à Moret, à 9 kilomètres de Fontainebleau. C’est l’exemple le
plus ancien d’un canal avec écluses réunissant deux versants
différents. Sa longueiu est de 55 kilomètres, sa pente de
117 mètres rachetés par 40 écluses.
Les légions provinciales de François 1" et de Henri II n’a-
vaient pas été complètement détruites ; il en était resté des
compagnies dont on fit des régiments. Il n’y avait que 4 de
ces régiments en 1595, commandés par des mestres de camp;
Henri les porta à 11, Louis XIII à 30. Mais l’habitude de
solder des troupes étrangères subsista. La cavalerie continuait
d’être dans une proportion exagérée, la noblesse ne voulant
servir que là. La maison militaire du roi formait un corps
d’élite. L’artillerie, entre les mains de Sully, prit une telle
importance, que son grand maître fut compris au nombre des
grands officiers de la couronne. Depuis 1572, défense était
faite à tout seigneur d’avoir du canon en son château,
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SUITES DES GUERRES DE RELIGION. 279
sans permission expresse du roi. Sully établit le payement
mensuel de la solde qui n’était auparavant délivrée que deux
ou quatre fois par ;an. Le surintendant des fortifications date
de 1598, celui des vivres de 1597. C’étaient deux grands ser-
vices qui jusqu’alors allaient à l’aventure et qu’on régula-
risait. Sully veillait de près sur eux; il fit réparer nombre
de forteresses et remplir les arsenaux que la guerre civile
avait vidés. Enfin Henri IV eut l’idée, que Louis XIV réalisa
si magnifiquement , d’assurer un asile aux vieux soldats ,
mais son hôpital de la Charité, rue de Lourcine, ne lui sur-
vécut pas.
La sollicitude de Henri IV pour la prospérité de la France
lui avait acquis un légitime popularité. On oubliait ses fai-
blesses, pour ne voir que le roi qui promettait au soldat in-
valide un asile, au paysan la poule au pot tous les dimanches.
Mais si le peuple le bénissait , il n’en était pas de même de
certains partis et de certains hommes que sa grande politique
blessait profondément. La faveur de Gabrielle d’Estrées,
qu’il fit duchesse de Beaufort, celle de Henriette d’Entraigues,
qu’il créa marquise de Verneuil, des promesses oubliées, des
services rendus au roi de Navarre et que le roi de France ne
pouvait pas payer , faisaient murmurer les uns et poussaient
les autres jusqu’aux complots.
La plus célèbre de ces conspirations fut celle du maréchal
de Biron. L’étranger y mit aussi la main. Le duc de Savoie
ne se consolait pas d’avoir perdu la Bresse ; l’Espagne, d’avoir
subi tant d’humiliations. Ils essayèrent de se venger en pous-
sant à la révolte les seigneurs français qui , ayant vu le roi si
pauvre gentilhomme, n’obéissaient qu’à regret. L’habile mais
orgueilleux Biron était au premier rang de ceux qui trou-
vaient trop lourd le joug du roi et de la loi. Une première
fois, en 1600, Henri pardonna, et il eût pardonné une se-
conde, si Biron eût consenti à faire les aveux qu’il lui deman-
dait. Irrité de son obstination et voulant donner à la noblesse
un de ces exemples que Richelieu multipliera, il laissa exé-
cuter la sentence. Biron fut décapité (1602). Un autre ancien
ami du roi, le duc de Bouillon, était impliqué dans ce com-
plot, mais il s’enfuit à temps. Le père et le frère de la mar-
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CflAPITRE XVI.
quise de Verneail intriguèrent encore, en 1604, avec l’Es-
pagne, et furent condamnés à mort. La marquise obtint une
commutation de peine.
Ainsi l’Espagne ne pouvant plus faire la guerre, tramait des
complots. Elle avait raison de craindre , car la puissance de
cette maison d’Autriche, maîtresse de tant de pays et si for-
tement appuyée sur l’Europe catholique, était l’objet conti-
nuel des méditations de Henri IV. La détruire était son rêve ;
mais ce rêve s’ennoblissait par son but, l’établissement dans
l’Europe d’un système politique qui mît sous la garantie de
toutes les puissances et l’indépendance des religions et celle
des nationalités. 11 voulait chasser la maison d’Autriche des
Pays-Bas, de l’Italie et de l’Allemagne; faire de la Hongrie,
accrue des provinces autrichiennes , un puissant royaume ca-
pable de tenir tête aux Turcs, si on ne venait pas à bout de
les reléguer en Asie, donner la Lombardie au duc de Sayoie,
la Sicile à Venise ; constituer la partie péninsulaire de l’Italie
en un seul État ayant le pape pour chef. Gênes et Florence,
avec les petites seigneuries voisines, en une république ; en
former une autre aux Pays-Bas, étendre la confédération
suisse au Tyrol, et laisser l’Allemagne en empire électif.
L’Europe alors avec scs six royaumes héréditaires : France ,
Espagne, Angleterre, Suède, Danemarck et Lombardie; avec
ses cinq dominations électives: Pologne, Hongrie, Bohème,
Empire et papauté; avec ses quatre républiques: Venise,
Gènes et Florence, Suisse, Pays-Bas, eût composé elle-même
une grande république ayant un conseil suprême de députés
de tous les États, qui aurait été chaîné de prévenir les injus-
tices et les collisions. Le règne du droit aurait remplacé celui
de la force. Ce projet était l’application d’un grand principe, le
respect des nationalités ; en preuve du désintéressement de ses
vues, Henri, dan^ ce grand remaniement de l’Europe, ne deman-
dait rien pour la France , rien du moins qu’il ne parût légi-
time de lui accorder. « Je veux bien, disait-il, que la langue
espagnole demeure à l’Espagnol, l’allemande à l’Allemand,
mais toute la française doit être à moi. > Et il avait jeté les
yeux sur la Savoie que son duc laisserait en prenant la Lom-
bardie, sur la Lorraine dont il voulait fi^cer l’héritière au
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SUITES DES GUERRES DE RELIGION. 281
dauphin, sur la Belgique et la Franche-Comté qui n’avaient
nulle raison d’élre à l'Espagne.
Il n’espérait sans doute pas accomplir toutes ces choses ;
mais, pour en exécuter une partie, il comptait sur l’alliance
de l’Angleterre , dont la reine Élisabeth vécut, jusqu’à sa
mort (1603), ‘dans la meilleure intelligence avec la France;
sur le duc de Savoie à quijil offrait les 15 000 hommes de
Lesdiguières, déjà campés dans le Dauphiné, ne lui deman-
dant, en retour, que de se tailler un royaume dans la Lombar-
die espagnole ; sur les protestants des Pays-Bas qu’il soutenait
contre les Espagnols ; sur ceux d’Allemagne , qui formaient
alors V Union évangélique^ et dont un des principaux chefs,
Maurice, landgrave de Hesse , vint conférer avec lui. Il avait
des intelligences jusque parmi les populations mauresques de
l’Espagne, alors sous la terreur de l’inquisition. Le duc de
Clëves et Juliers venaient de mourir « laissant tout le monde
sans héritier. > Protestants et catholiques se disputaient déjà
cette riche succession ; c’était un prétexte pour intervenir et
commencer la guerre , que la haine croissante des deux partis
religieux dans l’Empire rendait inévitable. Les préparatifs les
plus redoutables étaients faits, et 40 000 hommes s’avançaient
vers les frontières de la Champagne , avec une artillerie for-
midable, lorsque le héros que tous attendaient fut assassiné
par un fanatique, Ravaillac, le 14 mai 1610.
Sans aimer les arts comme François I", Henri H et
Charles IX, Henri IV comprenait ce qu’ils jettent d’éclat sur
un règne. Il ajouta deux pavillons aux Tuileries, et voulut
continuer jusqu’à ce château la grande galerie du Louvre, en
passant au travers des remparts de la ville , pour ne point se
trouver enfermé dans son palais, un jour d’émeute, comme
Henri III avait failli l’être. Il n’eut pas le temps d’achever ce
naagnihque travail. Son architecte Androuet Ducerceau, fut
assez bien inspiré cette fois pour suivre les premiers plans.
Il termina aussi la façade de l’hôtel de ville, dont les fonde-
ments avaient été jetés sous François I**', et le Pont-Neuf
commencé sous Henri lU. En 1604 fut posée la première
pierre de la place Royale oîi apparaît le mélange de la bri-
que, de la pierre et de l'ardoise, genre renouvelé de l’an-
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282
CHAPITRE XVI.
cienne architecttire italienne. Déjà la lourde et basse arcade
remplace les portes carrées aux angles arrondis des châteaux
de la Renaissance ; la croix de pierre déserte les croisées qui
s’ouvrent vides et nues, froides d’aspect, avec leur grand vi-
trage. La Renaissance est déjà en décadence dans les arts,
mais pour les lettres une ère nouvelle va commencer ; Mon-
taigne était mort trois ans après l’avénement de Henri IV,
et Malherbe, '«le pensionnaire du roi,» créait le style et la
langue poétiques dont Corneille, Racine et Boileau allaient
se servir.
4
N
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LOUIS XIII ET RICHELIEU.
283
LIVRE V.
PRÉPONDÉRANCE DE LA FRANCE SOUS LOUIS XIII
ET LOUIS XIV ^ (1610-1715).
CHAPITRE XVII.
LOUIS xm ET RICHELIEU : PACIFICATION
INTÉRIEURE (16101 643).
Minorité de Louis XIII et régence de Marie de Médicis (1610-1617). —
Richelieu abaisse les protestants et la haute noblesse (1624-1642).
Minorité de I.oalo MI et résenee de Marie de Médiels
(Mld-tdlV).
Pendant que l’autorité royale recevait en Angleterre de si
profondes atteintes, elle conservait en France l’avantage, et,
grâce au génie de Richelieu (1624-1642), devenait complète-
ment absolue. Mais le ministère du cardinal fut précédé par
quatorze années de troubles et de guerres civiles, qui failbrent
mettre en péril l’œuvre de Henri IV. Le successeur de ce
prince, son fils Louis XIII, n’avait que 9 ans. Il fallait pour-
voir au gouvernement pendant la minorité de cet enfant. L’u-
sage attribuait la régence aux mères de rois : Blanche de
Castille avait gouverné pendant la minorité de Louis IX, Ca-
therine de Médicis pendant celle de Charles IX ; Marie de
Médicis, qui était toujours restée sans influence et presque
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284
CHAPITRE XVII.
comme une étrangère, crut nécessaire de donnerà son autorité
une sorte de sanction légale. Elle s’adressa au parlement de
Paris. Le roi était mort le 14 mai ; dès le lendemain, le par-
lement, sur la sommation menaçante du duc d’Êpernon, déféra
la régence à Marie de Médicis (1610). Bornée de cœur et
d’esprit, la veuve de Henri IV était complètement incapable
de continuer l’œuvre que ce grand roi avait entreprise : au de-
hors, après quelques instants d’hésitation qui valurent aux
protestants d’Allemagne le secours d’une armée française pour
prendre Juliers, elle abandonna tous les projets de son mari ;
au dedans, elle renvoya l’intègre Sully dans ses terres et ac-
corda toute sa faveur à un aventurier florentin, Goncini, qui
se fit marquis d’ Ancre, puis maréchal de France. En quel-
ques années, il amassa une fortune de 8 millions.
Henri IV avait ramené les grands à l’obéissance par son
énergie et surtout par son habileté. Il s’était tenu au-dessus
des partis pour les dominer. Lui mort, ils reparurent avec
leurs intérêts et leurs passions. Les protestants étaient mé-
contents de la disgrâce de Sully; mais, tout en prenant à
Saumur des mesures de défense, ils disaient : « Nous avons
pour notre conscience toute la liberté que nous devons dési-
rer, et nous ne voulons pas, à l’appétit de quelques factieux,
abandonner nos femmes et nos maisons. > Pour le moment,
ils laissaient donc les chefs de l’aristocratie, Gondé, les deux
Vendôme, Longueville, Mayenne et l’intrigant duc de Bouil-
lon, prendre les armes contre la cour, publier des manifestes
où ils réclamaient le soulagement des misères du peuple. Ge
mouvement, sans but et sans motif, n’avait d’autre cause que
la faiblesse du gouvernement. Goncini servait de prétexte. Il
fut accepté par les grands dès qu’il paya leur adhésion. Par
le traité de Sainte-Menehould, il donne k tous de l’argent,
des dignités. Le prince de Gondé reçut 450000 livres en es-
pèces; le duc de Mayenne 300 000, four se marier; M. de
Longueville 100 000 livres de pension, etc. L’épargne que
Henri IV avait laissée dans les caves de la Bastille fut enta-
mée. De 3 millions, le chiffre des pensions s’éleva à près de 6.
Mais la cour ne paya pas cette année les rentiers de l’hôtel de
ville (1614).
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LOUIS Xin ET RICHELIEU. 285
Pour colorer leur rébellion et déguiser leur cupidité, les
grands avaient demandé la convocation des états généraux.
L’assemblée se réunit cinq mois après la paix de Sainte-
Menehould (27 mai 1614). Le tiers état fut remarquable
par son intelligence des besoins du pays, et trouva dans
Robert Miron un éloquent interprète. Unissant le patrio-
tisme au bon sens et à l’amour de l’ordre, le tiers deman-
dait que l’inviolabilité de la personne royale et l’indépendance
de la couronne vis-à-vis du saint-siège fussent proclamées, et >
réclamait en même temps la publicité des affaires de finances,
l’abolition des pensions que le trésor payait aux deux autres
ordres, une plus juste répartition des charges publiques entre
les citoyens, l’extension de la taille aux ordres privilégiés, etc.
Ou rejeta la première proposition comme téméraire, la se-
conde « parce que les finances sont le nerf de l’État, et que
les nerfs sont cachés sous la peau...; » les autres comme au-
tant d’attentats contre la noblesse et le clergé. En vain Robert
Miron présenta au roi le tableau des misères publiques et
les moyens d’y remédier. « Si Votre Majesté n’y pourvoit,
dit-il, il est à craindre que le désespoir ne fasse connaître au
peuple que le soldat n’est autre chose qu’un paysan portant
les armes, et que, quand le vigneron aura pris l’arquebuse,
d’enclume il ne devienne marteau. » Mais la noblesse montra
les dispositions les plus hautaines ; de vives et tristes alterca-
tions eurent lieu entre les ordres. La cour profita de ces riva-
valités pour ne rien accorder, et, après avoir fatigué les députés
par des lenteurs calculées, on prétendit avoir besoin de la
salle des séances pour donner un ballet, et on ferma leur lieu
de réunion (24 mars 1615). Les députés, du reste, avaient
plutôt l’instinct que le sentiment de leur rôle. Aucune protes-
tation ne s’éleva. Ce furent les derniers états généraux avant
ceux de 1789.
Le prince de Condé s’était trop bien trouvé de sa pre-
mière révolte pour ne pas en tenter une seconde (1615). U
réussit à obtenir, par le traité de Loudun, pour lui-même,
I 500 000 livres, pour ses amis à proportion (1616). Toute la
cour se pressait autour de lui ; il sembla un instant le vérita-
ble roi de France. Goncini, poussé à bout et conseillé depuis
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CHAPITRE XVII..
quelque temps par Richelieu, alors évêque de Luçon et au-
mônier de la reine, eut enfin le courage de faire mettre le
prince à la Bastille. Cette mesure provoqua de la part des
grands une révolte ; il leur opposa trois armées ; mais le roi
se mit du côté des mécontents, et conspira avec son favori,
Albert de Luynes, contre le favori de sa mère.
Ce nouveau venu, déjà âgé de 38 ans, était fils d’un officier
de fortune ; il avait acquis par son habileté à dresser des pies-
grièches les bonnes grâces du prince qui le prit pour confi-
dent ; de Luynes représenta au roi qu’il était en âge de régner,
et qu’il était honteux, à 1 5 ans, de se laisser mener comme un
enfant. Louis fit appeler le capitaine des gardes, Vitry, et lui
donna l’ordre d’arrêter le maréchal d’Ancre, en recomman-
dant de le tuer s’il résistait. Vitry s’empressa d’obéir, et,
comme Concini tirait son épée pour la rendre, il le renversa
mort d’un coup de pistolet. Le corps du malheureux servit de
jouet à une populace furieuse. Sa femme, Léonora Galigaï,
fut accusée de sorcellerie. On lui demandait par quels sortilè-
ges elle avait acquis tant d’empire sur la reine mère. « Par
l’ascendant, répondit-elle, qu’un esprit supérieur a sur une
âme faible !» On ne la condamna pas moins à être brûlée
vive (1617).
Louis Xin croyait sortir de tutelle ; mais de Luynes rem-
plaça Concini. Marie de Médicis, avec l’aide des seigneurs
que naguère elle combattait, essaya de le renverser, et se
trouva heureuse, après une courte guerre, d’obtenir le gou-
vernement d’Angers (1619). Une seconde tentative, faite l’an-
née suivante, ne réussit pas mieux. Richelieu, son premier
aumônier, obtint cependant la confirmation du précédent
traité (1620).
Les protestants étaient restés en dehors de toutes ces intri-
gues, grâce aux conseils patriotiques de Duplessis-Mornay et
à la prudence de Sully. Mais, à côté de ces illustres chefs,
s’élevait l’influence rivîde d’un jeune homme aussi brave qu’é-
loquent et actif, le duc de Rohan. Le rétablissement de la
religion catholique en Béarn, et surtout l'injonction faite aux
réformés béarnais de rendre les biens ecclésiastiques dont ils
s’étaient emparés, excitèrent l’indignation du parti huguenot.
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LOUIS XIU ET RICHELIEU.
287
La voix de Sully et de Moraay fut méconnue, et, dans l’as-
semblée de la Rochelle, on décréta une prise d’armes géné-
rale. Les protestants songeaient à fonder, dans les marais de
l’Aunis, une Hollande française, dont la Rochelle serait l’Ams-
terdam. Leurs 806 églises formaient 16 provinces. Sur le
refus du duc de Bouillon, Rohan obtint le commandement
suprême.
De Luynes, qui s’était créé connétable, vint mettre le siège
devant Montauban ; mais il échoua et fut enlevé par une
fièvre maligne (1621). Le roi réussit l’année suivante à chas-
ser Soubise de l’ile de Ré et à prendre Sainte-Foi. Les pro-
testants demandèrent la paix. Le traité de Montpellier, con-
firmatif de l’édit de Nantes, leur accorda pour villes de sûreté
la Rochelle et Montauban , mais leur interdit de tenir aucune
réunion politique sans l’autorisation du roi (1622).
Rlekellen abaisse les protestants et la haute noblesse
' (a«t4-t04*).
Marie de Médicis avait repris son ancienne influence : elle
lit entrer dans le ministère son conseiller habituel, l’évêque
de Luçon, pour qui elle avait obtenu, en 1622, le chapeau de
cardinal. Dès qu’il parut au conseil, il efiFaça tous ses collè-
gues. Sa volonté ne connaissait pas plus d’obstacles que son
esprit ne connaissait de limites. Avide de pouvoir, mais pour
accomplir de grandes choses, il prit immédiatement sur le roi
im ascendant extraordinaire. Louis XIII avait assez d’intelli-
gence pour concevoir la politique la plus haute, assez de vertu
pour aimer le bien, et trop de paresse pour le réaliser. Il
laissa faire Richelieu, et, sauf quelques instants de défaillance,
le soutint, pendant 1 8 années, contre la haine des courtisans.
Le plan de Richelieu était grand et simple : à l’intérieur,
abaisser la haute noblesse et imposer à tous la loi du roi ; ré-
duire les protestants à n’être plus qu’une communion religieuse
dissidente; au dehors, renverser la prépondérance de la mai-
son d’Autriche, voilà le triple but qu’il poursuivit durant son
glorieux ministère.
Au commencement, Richelieu s’avança trop. Il voulait eié-
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286
CHAPITRE XVII.
cuter à la fois tous ses projets. H attaqua et les Espagnols et
les protestants. LaValteline est une petite vallée qui établissait
la communication entre le Milanais, domaine de la branche
espagnole, et le Tyrol, possession de la branche allemande de
la maison d’Autriche. Les habitants, sujets de la république
protestante des Grisons, mais catholiques, s’étaient révoltés à
l’instigation de la cour de Madrid, qui fit bâtir chez eux
plusieurs forts, afin de les protéger, disait-on, contre les
hérétiques. Les Grisons réclamèrent, et le pape fut choisi
pour médiateur. Il hésita longtemps et allait donner raison
aux Espagnols, quand Richelieu arriva aux affaires. Il écrivit
aussitôt à l’ambassadeur français à Rome : « Le roi a changé
de ministère, et le ministère de maxime; on enverra une ar-
mée dans la Valteline, qui rendra le pape moins incertain et
les Espagnols plus traitables. » En effet, le marquis de Cœu-
vres arriva avec 8000 hommes et restitua la Valteline aux Gri-
sons (1624).
En même temps, Richelieu, croyant avoir enlevé aux pro-
testants l’appui de l’Angleterre, par le mariage de Henriette
de France avec Charles I*"", dirigea contre eux une attaque vi-
goureuse : la flotte rocheloise fut détruite. Mais le cardinal se
vit arrêté, au milieu de ses succès, par un complot qui n’allait
à rien moins qu’à l’assassinat du ministre, peut-être même à
la déposition du roi. Entraîné par quelques courtisans, Gas-
ton, l’héritier présomptif de la couronne, refusait d’épouser
Mlle de Montpensier : les ennemis de Richelieu auraient mieux
aimé que le prince se créât hors de France une puissante al-
liance. L’emprisonnement du maréchal d’Omano n’effraya pas
plus le comte de Ghalais que les avertissements du cardinal
ne l’arrêtèrent. Richeheu alors accorde la paix aux huguenots
et signe avec l’Espagne le traité de Monçon (1626), pour ne
laisser aucun point d’appui aux intrigues, puis fait arrêter
Ghalais ; une commission le condamne, et il a la tête tranchée
(1626). G’était donner aux grands une terrible leçon. Ils en
reçurent ime seconde : deux gentilshommes de la plus haute
naissance, Bouteville-Montmoréncy et le marquis de Beuvront
montèrent sur l’échafaud pour avoir enfreint l’édit contre les
duels, c G’ est chose inique, disait Richeheu au roi, que de
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LOUIS XllI ET RICHELIEU. 289
vouloir donner exemple par la punition des petits, qui sont
arbres qui ne portent point d’ombre ; et ainsi qu’il faut bien
traiter les grands faisant bien, c’est eux aussi qu’il faut plu-
tôt tenir en discipline. » Mais si le cardinal avait le droit de
punir les coupables, il faut regretter qu’il en ait usé avec tant
de rigueur, surtout qu’il ait quelquefois, comme Louis XI,
donné â la justice l’apparence de la vengeance et fait de l’é-
chafaud un moyen de gouvernement (16-27).
Richelieu avait par ces mesures recouvré sa liberté d’ac-
tion, il en profita pour préparer une attaque décisive contre
les réformés. II réorganise l’armée, la marine et les finances ;
il supprime la charge de connétable après la mort de Lesdi-
guières, achète un million celle de grand amiral à Montmo-
rency, et fait prendre par une assemblée des notables des
mesures vigoureuses contre les traitants ou fermiers de l’É-
tat qui n’avaient pas rendu de comptes depuis cinq ans. En
même temps, il s’allie avec les Hollandais qui lui prêtent
des vaisseaux contre Gênes et il les emploie contre la Ro-
chelle.
Charles I" ne pouvait laisser succomber cette ville sans
tenter quelque chose pour elle. Il envoie son favori Bucking-
ham avec une flotte. Les Anglais débarquent dans l’ile de
Ré ; mais ils sont repoussés par Toiras et Schomberg. L’armée
royale investit la Rochelle par terre. Pour isoler la ville de
la mer et arrêter les secours anglais, Richelieu fait construire
une digue immense et la garnit de canons. Par sa vigilance
et sa fermeté il rend inutile la mauvaise volonté des géné-
raux et des grands ; « Nous serons assez fous, s’écriait Bas-
sompierre, pour prendre la Rochelle. »
La défense fut héroïque ; mais la flotte anglaise, qui se
présenta deux fois devant la digue , ou n’osa, ou ne put la
percer. La Rochelle capitula (1628) : de 30000 habitants, il
en restait 5000.
Le duc 'de Rohan, qui luttait péniblement dans le Lan-
guedoc contre des forces trop supérieures, dut poser les
armes. La paix d’Alais ou édit de grâce laissa aux protes-
tants les garanties civiles et la liberté religieuse , que leur
avait données l’édit de Nantes ; mais leurs places de sûreté
TEMPS MODERNES. 17
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CHAPITRE XVII.
290
furent démantelées. Ils cessèrent de former \m État dans
l’État (1629).
L’unité politique de la France était rétablie, la trace des
guerres religieuses effacée. Les ennemis de Richelieu n’en
furent que plus acharnés à le perdre. Marie de Médicis s’é-
tonnait de trouver dans son ancien amnônier im homme
d’État sérieux, et non un instrument servile. Elle fut sur
le point d’arracher au roi malade un ordre d’exil. Le car-
dinal allait s’éloigner, quand La Valette et Saint-Simon,
le père du célèbre écrivain , lui remontrèrent que tout n’é-
tait pas encore perdu. Il vit le roi : quelques heures de
conversation lui suffirent pour reprendre tout son ascen-
dant. Marie de Médicis, qui recevait déjà les compliments
de la cour, fut désabusée par le désert qui se fit autour
d’elle. C’est ce qu’on appela la. journée des Dupes (1630).
Elle fit aussi des victimes. Les deux Marillac, l’un garde
des sceaux, l’autre maréchal de France, s’étaient décla-
rés pour la reine mère. Le dernier , accusé de concus-
sions , fut jugé par une commission extraordinaire, dans le
palais même de Richelieu, à Ruel, condamné et exécuté.
Son frère mourut dans une forteresse. Quant à Marie de
Médicis, on lui donna pour prison le château de Compïè-
gne : elle s’échappa six mois après et se retira à Bruxel-
les (1631).
Gaston avait quitté la cour, trouvé asile chez le duc de
Lorraine, et pris pour femme la sœur de ce prince étranger.
' Forcé de se réfugier en Belgique, il parvint à gagner le duc
de Montmorency, gouverneur du Languedoc , et rassembla
quel(jues milliers d’aventuriers. Mais il ne trouva sur son
passage aucun appui. Les villes lui fermèrent leurs portes.
Il rejoignit pourtant Montmorency en Languedoc , et se
trouva alors à 4 tête d’une petite armée. Quand les troupes
royales parurent, Montmorency attaqua tête baissée, et fut
pris après une résistance héroïque. Gaston ne. tenta rien
pour le d élivrer. Le dernier rejeton de la branche aînée
des Mo ntmorency , contemporaine des premiers Capétiens,
mourut sur l’échafaud (1632). Le duc de Lorraine paya les
frais de la guerre. Louis XIII occupa militairement son
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LOUIS XIII ET RICHELIEU.
291
duché, qui resta jusqu’à la fin du siècle aux mains de la
France (1633).
Cette exécution jeta la terreur parmi les grands, sans em-
pêcher de nouvelles conspirations. En dépit de sa lâcheté,
(jaston trouva encore des complices ; mais son favori, Puy-
laurens, fut mis à la Bastille et y mourut (1635). Trois ans
après, la naissance d’un dauphin, qui fut Louis XIV , enleva
à Gaston le titre et le rang d^héritier du trône (1638). Une
humiliation infligée au duc d’Épemon, le plus fier des grands
seigneurs, la condamnation à mort du duc de La Valette
pour une faute militaire, montrèrent à tous que des temps
nouveaux étaient venus, ceux de l’obéissance militaire. Pour-
tant le comte de Soissons, de la maison de Condé , tenta en-
core de renverser le terrible cardinal ; vainqueur à la Marfée,
il fut tué dans le combat (1641).
Richelieu eut à lutter jusqu’à la fin de sa vie. Le jeune
Cinq-Mars, qu’il avait placé auprès du roi, complota sa perte.
Louis XIII lui-même entra dans la conjuration. Mais Cinq-
Mars se perdit en signant un traité d’alliance avec le comte
Olivarès, ministre dirigeant d’Espagne. Cette intrigue finit
comme toutes les autres, par des supplices : Cinq-Mars eut la
tête tranchée, ainsi que son ami de Thou (1642), et le duc de
Bouillon, son complice, fut contraint de cWer au roi ses deux
places fortes de Sedan et de Raucourt.
Dès l’année 1626, Richelieu avait ordonné la démolition
des forteresses féodales qui ne pouvaient servir à la défense
des frontières. Il avait aussi aboli les grandes charges mili-
taires de connétable et de grand amiral, lesquelles donnaient
trop de pouvoir à ceux qui en étaient revêtus; enfin pohr être
partout le maître , il avait imposé' au parlement le silence
sur les affaires publiques et évité de réunir les Etats gé-
néraux.
Ainsi Richelieu avait fait tout plier sous son autorité!
Mais ici d’un péril on était tombé dans un autre : de la licence
aristocratique on arrivait à l’arbitraire du despotisme royal,
qui, se regardant comme au-dessus de toute loi, se mettait
quelquefois au-dessus de la justice et disposait à son gré de
la fortune, de la liberté et de la vie des citoyens. On vit sous
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292
CHAPITRE XVII.
Richelieu, non-seulement des confiscations et des emprison-
nements arbitraires, mais des condamnations capitales pro-
noncées par lettres patentes adressées au parlement.
Le ministère du cardinal de Richelieu n’a pas eu pour
seuls résultats , à l’intérieur du royaume , la ruine des
protestants comme parti politique, et l’assujettissement des
grands ; d’importantes réformes furent auss-i accomplies ou
préparées.
Richelieu ne porta pas, dans la gestion des finances, la pa-
tiente application et l’économie sévère d’un bon administra-
teur qui n’a que son budget à régler. Les nécessités de la
guerre élevèrent les dépenses si haut, qu’il employa, pour y
faire face, les moyens non pas les meilleurs , mais les plus
prompts et les plus énergiques , tels que la création de nou-
veaux offices, l’accroissement des impôts, et des emprunts
souvent répétés, à des taux onéreux. A sa mort, sur 80 mil-
lions que le pays donnait, le trésor n’en recevait pas 33 , et
la dépense étant de 89, le déficit s’élevait à 56 ; le revenu de
trois années était mangé d’avance. Cependant, l’esprit d’ordre
dont il était animé lui fit trouver un premier remède, qui
devait aider plus tard à sortir du chaos où l’organisation
financière du royaume était encore, même après Sully. Ce
fut la création des intendants (1635). Ces nouveaux magis-
trats, hommes obscurs et révocables à la volonté du ministre,
avaient à la fois autorité sur la justice, sur la police et sur
les finances. Agents dociles du gouvernement, ils furent char-
gés d’arrêter les empiétements des parlements sur l’adminis-
tration provinciale, et de contre - balancer l’autorité trop
grande des gouverneurs, qui, étant tous de haute noblesse, s’é-
talent rendus à peu près indépendalits dans leurs provinces,
et les regardaient comme un patrimoine qui devait passer à
leurs enfants ; et, en effet, par la faiblesse des princes, ils
avaient rendu ces charges à peu près héréditaires dans leurs
familles. Richelieu réussit à les dominer à l’aide des inten-
dants qui exercèrent au nom de la royauté , une surveillance
active sur toutes les parties du royaume, concentrèrent peu à
peu entre leurs mains tous les pouvoirs civils de la province, et
finirent, sous Louis XIV, par ne laisser au gouverneur que
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LOUIS XIII ET RICHELIEU. 293
l'autorité militaire et la représentation. La monarchie y ga-
gna et avec elle l’unité nationale. Depuis la création d’une
armée permanente, sous Charles VII, aucune mesure n’avait
frappé plus profondément la nouvelle féodalité.
Une des suites du siège de la Rochelle fut un premier es-
sai d’organisation de notre marine. Richelieu désigna le
Havre , Rrest et Brouage pour servir d’arsenaux. De nom-
breux vaisseaux furent armés, et dans la guerre de Trente
ans, les flottes de France dominèrent sur l’Océan et la Médi-
terranée.
« Jusqu’où allait la Gaule, disait Richelieu, jusque-là doit
aller la France. » Mais les Espagnols, maîtres des Pays-Bas,
de la Franche-Comté et du Roussillon, enveloppaient encore
de trois côtés la France amoindrie, et tenaient l’Italie par
Naples et Milan. Il commença par eux. On l’a vu, dès les
premiers jours de son ministère, chasser les Espagnols de la
Valteline. Quelques années plus tard], il intervint en Italie,
en faveur d’un prince français, le duc de Nevers, qui venait
d’hériter du Mantouan et du Montferrat que les Espagnols et
le duc de Savoie lui disputaient. Richelieu marcha lui-même
vers les Alpes avec une armée de 36 000 hommes, et
Louis XIII força le pas de Suze. Le duc de Savoie se hâta
de signer le traité de Suze, qui fit rentrer les Espagnols dans
le Milanais. Mais l'année n’était pas écoulée que le cardinal
était forcé de revenir sur les Alpes avec 40000 hommes. Les
Impériaux victorieux en Allemagne étaient entrés chez les
Grisons, les Espagnols dans le Montferrat et le duc de Savoie
négociait avec tout le monde. La Savoie fut conquise, Pigne-
rol pris (mars 1629). La paix de Gherasco, dont Mazarin
fut le négociateur , rétablit le duc de Mantoue dans ses États,
et obligea Victor -Amédée à livrer à Louis XIII, avec Pigne-
rol, le libre passage des Alpes (avril 1631).
Ainsi, en 1631, Richelieu avait séparé en Italie les do-
maines des deux branches de la maison d’Autriche qui fai-
saient effort pour se rejoindre , et rouvert la Péninsule à la
France, mais sans l’y engager. Il fit bientôt à ces ennemis
séparés une rude guerre. C’est la période française de la
guerre de Trente ans que nous racontons plus loin. Elle com-
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294
CHAPITRE XVII.
uïença en 1635. Richelieu conduisit les opérations avec un
tel succès, que lorsqu’il mourut, le 1*' décembre 1642, h
l’âge de cinquante-sept ans , il laissa le royaume agrandi de
quatre provinces : Lorraine, Alsace, Artois et Roussillon ; la
Catalogne et le Portugal soulevés contre l’Espagne ; les Sué-
dois et nos soldats presque aux portes de Vienne.
Il avait donc tenu la promesse qu’il avait faite à Louis XIII,
en entrant au ministère : il avait relevé le nom du roi au
point où il devait être parmi les nations étrangères. « On
commençoit à connoître, dit un contemporain, que la puis-
sance du roi d’Espagne, jusque-là si formidable et qui devoit
la porter à la monarchie universelle , n’étoit pas telle qu’elle
paroissoit, et que la France avoit, tout au contraire, des res-
sources inépuisables et qu’on ne croyoit point, provenant de
l’union de toutes ses parties, de sa grande fertilité et du
nombre infini de soldats qui s’y trouvent toujours; de sorte
qu’on peut dire sans exagération que la France , bien gou-
vernée, peut faire de plus grandes choses que tout autre
royaume du monde. >
Le terrible ministre n’avait pas que le goût du pwuvoir ; il
avait aussi celui des lettres et des arts ; plusieurs établisse-
ments utiles datent de son ministère. Il institua l’Académie
française en 1 635 , et la destina à gouverner la langue et à
régler le goût ; il agrandit la Sorbonne , la Bibliothèque et
l’Imprimerie royales ; il construisit le Palais Cardinal (Palais-
Royal) , le collège du Plessis, et créa le Jardin des Plantes,
aujourd’hui le Muséum d’histoire naturelle. Il montra aux
écrivains une déférence à laquelle ceux-ci n’étaient pas habi-
tués; il pensionna des savants et des poètes, entre autres
Corneille ; il encouragea le peintre Vouët, et il rappela de
Rome le Poussin ; enfin il vit naître le grand siècle littéraire
de la France, comme il a commencé le grand siècle politique;
car le Cid est de l’année 1635, et le Discours de la Méthode
de 1637, Il était lui-même un écrivain remarquable. S’il eut
tort de vouloir faire des tragédies et de se croire l’égal de Cor-
neille, il composa une foule d’ouvrages théologiques fort esti-
més de son temps et des Mémoires, un Testament politique,
qui le sont beaucoup du nôtre. On y trouve souvent de l’em-
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LOUIS xm ET RICHELIEU.
295
phase et le style prétentieux de l’époque , mais quelquefois
aussi une énergie toute cornélienne.
Louis Xni ne changea rien k la politique du cardinal, et
appela au conseil celui qui pouvait la continuer, Jules Maza-
rin, l’ami et le dépositaire des pensées du grand ministre.
Louis ne survécut à Richelieu que six mois (14 mai 1643).
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296
CHAPITRE XVllI.
4
CHAPITRE XVIII.
LA GUERRE DE TRE!\TE ANS.
Les pays du Nord et l’Allemagne à l’époque de la guerre de Trente
ans. — Guerre de Trente ans : Périodes palatine et danoise (1618-
1626). — Périodes suédoise et française (1630-1648).
l.e« paya du Kord et l’Allemagne à l'époiiae de la gnerre
de Trente an*.
Au seizième siècle la balance politique ne changeait pas en-
core dans le Nord, quoique à de certains signes on pût déjà
prévoir que la Russie allait monter et la Pologne descendre.
L’une, en effet, se rassemblait peu à peu sous la main des
ducs de Moscou et sous leur autorité absolue ; l’autre, à
l’extinction des Jagellons, en 1572, devenait un royaume
électif ou plutôt une république aristocratique et turbulente
qui conférait le titre de roi au prince étranger dont elle con-
cevait le moins d’ombrage. C’est ainsi qu'en 1573 elle avait
élu le duc d’Anjou, qui fut notre triste Henri III, et après qu’il
se fût sauvé de Varsovie, Étienne Battory, prince de Transyl-
vanie (1575); enfin en 1587, Sigismond, fils du roi de Suède
Jean III. Sigismond, privé par son oncle Charles IX, de sa
couronne patrimoniale, s’appuya contre lui pour la ressaisir
sur l’Autriche et commença en 1598, entre la Pologne et la
Suède, une guerre qui durait encore en 1629, quand Riche-
lieu s’interposa pour la faire cesser. Elle eut pour principal
théâtre la Livonie et la Prusse, et la Russie y fut mêlée. La
noblesse polonaise conservait une sève militaire qui la fit pa-
raître avec honneur dans ces longs débats. La Russie, au con-
traire, troublée par les divisions intestines qui l’affaiblirent,
entre l’extinction de la descendance mâle de Rurick (1598) et
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• LA GUERRE DE TRENTE ANS.
297
l’avénement des Romanoff (1613), perdit les avantages qu’elle
devait à Ivan IV. A la paix de Stolbova (1617), elle céda à la
Suède la Carélie et l’Ingrie, c’est-à-dire qu’elle s’interdit la
Baltique; à celle de Divilina, en 1618, elle restitua à la Polo-
gne Smolensk et Tchernigov, ce qui la refoulait dans ces dé-
serts d’où elle tentait déjà de sortir. A ce moment donc où la
guerre de Trente ans éclatait en Allemagne, Sigismond avait
glorieusement défendu sa couronne de Pologne, mais il n’avait
pas recouvré celle' de Suède que portait depuis 1611 son cou-
sin, Gustave-Adolphe, petit-fils du glorieux fondateur de la
maison de Wasa.
Gustave Wasa avait établi en Suède l’autorité à peu
près absolue du roi et la réforme luthérienne. Celle-ci, me-
nacée par son fils Jean III, parles menées du roi d’Espagne,
Philippe II, et par les attaques du roi de Pologne Sigismond,
s’enracina dans le pays et y prit ce caractère d’intolérance fa-
natique dont elle donne maintenant encore des preuves si dé-
plorables. Un autre résultat des hostilités entre la Suède et la
Pologne fut que celle-ci ayant été secourue par l’Autriche,
celle-là se trouva naturellement amenée à prendre les armes
contre la maison de Habsbourg, quand les troupes impériales
arrivèrent sur les bords de la Baltique. La force que la
royauté a prise en Suède, l’énergie du sentiment luthérien
dont les Suédois sont animés nous expliqueront, avec les
talents de Gustave et les fautes de ses adversaires, le rôle
brillant que la Suède jouera bientôt sur le continent germa-
nique.
Le Danemark n’a pas ces avantages. En 1618, son roi,
Charles IV, n’est point un prince remarquable, et le gouver-
nement est faible parce qu’il est soumis à une sorte d’oligar-
chie formée par la haute noblesse. En outre, si la marine
danoise est respectable, ses troupes de terre le sont peu, parce
que ce sont encore des levées féodales, dont les seigneurs bien
^us que les rois disposent. Quoiqu’il possède la Norvège et
les provinces méridionales de la Suède, le Danemark ne pa-
raîtra pas avec honneur dans le grand conflit qui se prépare.
Quand Gharles-Quint, tombé du haut de ses espérances,
avait résolu, au milieu du siècle précédent, d’abdiquer ses
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298
CHAPITRE XVIII.
couronna, il avait auparavant promulgué la paixd’Augsbourg
pour mettre un terme aux guerres de religion en Allemagne
(1555). Cette paix ne pouvait être qu’une trêve; car les
grandes questions n’y avaient pas été résolues. La lenteur alle-
mande fit durer cette trêve soixante-trois ans.
La clause d’où une guerre nouvelle devait sortir était le
^ réservât ecclésiastique. Elle interdisait aux bénéficiers ecclé-
siastiques qui passaient dans le parti protestant d’y porter avec
eux les grands biens dont l’Église leur avait donné l’admini-
stration temporaire. Gela était juste; mais les sécularisations,
qui faisaient de domaines tenus en usufruit une propriété hé-
réditaire, avaient valu, parmi les grands, plus de prosélytes à
Luther que ses plus vifs traités contre la cour de Rome. Avant
lui, l’Église catholique possédait en biens-fonds un tiers de
l’Allemagne; des abbés, des évêques y étaienf princes. Quelle
tentation n’éprouvaient-ils pas de garder pour eux-mêmes ces
immenses domaines que l’Église leur avait confiés pour sub-
venir aux frais du culte et secourir les pauvres ! Quelle tenta-
tion aussi n’avaient pas les princes temporels de mettre la
main sur cette riche proie, en réduisantle clergé à la pauvreté
des temps apostoliques !
Dans le nord de l’Allemagne, les protestants envahirent
ainsi les archevêchés de Magdebourg et de Brême, les évê-
chés de Minden, d’Halberstadt, de Verden, de Lubeck, etc.
Mais dans l’ouest et le sud, l’opposition catholique fut plus
forte. En 1 582, Gebhard de Truchsess, archevêque de Cologne,
et comme tel un des sept électeurs de l’Empire et duc de
Westphalie, abjura le catholicisme, se maria, et prétendit
conserver l’électorat. Le pape le déclara déchu, et institua un
nouvel archevêque qui fut mis en possession de Cologne par
im corps de troupes espagnoles. Gebhard avait compté sur les
protestants ; mais c’était le calvinisme qu’il avait embrassé, les
luthériens l’abandonnèrent et il perdit son duché (1584).
Ici les réformés étaient battus; ils le furent encore en 1589
à Aix-la-Chapelle, d’où leurs ministres furent chassés ; à
Strasbourg, où ils essayèrent inutilement de faire arriver
im des leurs à l’évêché (1592); à Donauwerth (1607), d’où
les protestants furent expulsés, et qui descendit du rang
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LA GUERRE DE TRENTE ANS. 299
de ville libre à celai de simple municipalité du duché de
Bavière.
Ainsi s’accomplissait le projet de restauration catholique
entrepris en Allemagne par le saint-siège. Les protestants,
effrayés de tous les coups qui les frappaient, songèrent enfin
k se défendre en s’organisant. Ils conclurent en 1608 V Union
évangélique. Leurs adversaires ne voulurent pas rester désar- ,
mes en face de cette menace, et formèrent de leur côté, l’année
suivante, la Ligue catholique, sous la direction du duc Maxi-
milien de Bavière.
Ce prince avait montré de bonne heure une haine implaca-
ble et farouche contre la Réforme. Dès l’âge de seize ans, il «
écrivait à sa mère, lors du meurtre de Henri III par Jacques
Clément : « J'ai appris avec un plaisir indicible que le roi de
France avait été assassiné. J’attends avec impatience la con-
firmation de cette nouvelle.» Le membre le plus influent de
la ligue, après lui, était l’archiduc Ferdinand de Styrie, plus
tard empereur, qui déclarait aimer mieux mendier son pain
que de tolérer l’hérésie dans ses États. Il avait chassé les
pasteurs protestants ; il fit sauter leurs églises avec de la poudre
et brûler en une seule fois 10 000 bibles. Puis, sur le lieu de
l’exécution, il avait posé la première pierre d’un couvent de
capucins. En face de tels hommes, le parti protestant, affaibli
déjà par les haines religieuses de luthériens à calvinistes et des
luthériens entre eux, n’avait aucun prince remarquable.
Les chefs donnaient à l’Allemagne le spectacle des plus scan-
daleuses rivalités. Le duc de Neubourg s’était fait catholique
pour acquérir Clèves et Juliers, après l’ouverture de cette
riche succession (1609); l’électeur de Brandebourg se fit cal-
viniste pour le même motif. L’un appela les Espagnols, l’autre
lès Hollandais. Henri IV allait intervenir quand il fut assassiné.
La maison d’Autriche n’était pas en état de profiter de ces
divisions de l’Allemagne et de celles de la Réforme. Ce n’était
même pas, on vient de le voir, dans ses États héréditaires que
le catholicisme, reprenant l’offensive, avait placé son point
d’appui, mais en Bavière. Depuis la mort de Ferdinand I"
(1564), frère de Charles-Quint et son successeur dans l’Em-
pire, la branche allemande de cette maison avait laissé k la
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CHAPITRE XVllI.
300
branche espagnole le grand rôle en Europe. Les attaques des
Turcs, la turbulence des Hongrois et des Bohémiens, enfin le
partage des États de Ferdinand entre ses fils, avaient
rejeté celte maison dans la situation d’où Charles-Quint l’avait
fait sortir. La couronne impériale lui restait, mais elle n’en
tirait pas plus de force qu’elle ne lui en prêtait. Maximilien
II (1564-1576), prince éclairé et sage, avait été fort occupé
par les Turcs, les Transylvains et les affaires de Pologne, où
il voulut se faire nommer roi après la fuite de Henri III ; il le
fut fort peu par l’Allemagne où il prêchait pourtant aux réfor-
més, sans en être écouté, la tolérance qu’il pratiquait lui-
même. Son fils, Rodolphe II (1576-1612), fut au contraire
faible, incapable et superstitieux. Il passa sa vie avec des
alchimistes et des astronomes qui étaient encore des astrolo-
gues, quoique parmi eux fût Ticho-Bralié. Pendant qu’il ob-
servait les astres et faisait dresser les tables Rodolphincs, ses
armées étaient battues par les Turcs et il perdait ses cou-
ronnes. Son frère Mathias, sous prétexte qu’il mettait en péril
la fortune de leur maison, prit les armes et l’obligea, en 1608,
à lui céder la Hongrie, l’ Au triché et la Moravie, avec le titre
de roi désigné de Bohême.
Cette querelle domestique rendit les protestants plus hardis
dans les provinces héréditaires. Mathias leur accorda en Au-
triche la liberté du culte et Rodolphe fut contraint par un sou-
lèvement formidable des Bohémiens de signer les fameuses
lettres de majesté par lesquelles il reconnaissait l’existence
légale d’une confession signée en 1575 par les Bohémiens,
accordait aux protestants le droit d’ouvrir des écoles, de bâtir
des églises, et, chose plus grave, leur permettait de se donner
des chefs permanents chargés, sous le nom de défenseurs de
la foi, de veiller à l’exécution des lettres de majesté (Il juillet
1609). En 1611, Mathias força son frère de résigner entre
ses mains la couronne de Bohême. Il ne restait à Rodolphe
que celle de l’empire, les électeurs allaient la lui reprendre
lorsqu’il mourut.
Mathias ne se trouva ni plus habile ni plus fort. On fit
contre lui ce qu’il avait fait contre Rodolphe. On lui imposa
pour coadjuteur et pour héritier cet archiduc Ferdinand de
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LA GUERRE DE TRENTE ANS.
301
Styrie, dont on a vu plus haut l’énergie. La tolérance dont
les protestants avaient joui un moment, dans les États hérédi-
taires, fut remplacée par la persécution. Ils furent chassés de
leurs emplois, privés de leurs églises, et, l’Autriche délivrée
de l’hérésie, Ferdinand annonça ouvertement le dessein d’a-
néantir les libertés religieuses delà Bohême.
Onerre de Trente ano : Périodes palatine et danoise
(tSlS-lSSS).
En 1618, des utraquisles (ceux qui communient sous les
deux espèces), ayant voulu bâtir des églises pour leur culte,
en furent empêchés. Les défenseurs, ayant à leur tête le comte
de Thurn, homme impétueux et violent, invoquèrent les lettres
de majesté. Sur une réponse dérisoire, l’émeùte éclata. Ils se
rendirent à l’hôtel de ville de Prague, et, « selon un vieil usage
de Bohême, » jetèrent les gouverneurs par les fenêtres (23
mai 1618).
/ Cet événement marque le commencement de la guerre mé-
morable dite de Trente ans, qui étendit ses ravages du Danube
à l’Escaut, des rives du Pô à celles de la Baltique, ruina les
villes, dévasta les campagnes, décimant la population, et ra-
menant la barbarie. Préparée par une foide d’accidents,
elle commença par une question religieuse, la lutte des deux
religions, et elle finit par une question politique, l’abaisse-
ment de la maison d’Autriche, la grandeur de la maison de
i France.
Les Boliémiens, après la défénestration de Prague, organi-
sent la défense et élisent pour roi l’électeur palatin, chef de
rUnion évangélique, gendre du roi d’Angleterre, neveu du
stathouder de Hollande (1619). Mais Frédéric V ne songe
qu’aux fêtes, tandis que Ferdinand II, devenu empereur par
la mort de Mathias (1619), déploie la plus grande activité ; il
traite avec le roi de Pologne qui lui envoie des secours, avec
l’électeur de tSaxe, qui n’en donne pas aux Bohémiens ; il ob-
tient du pape des subsides, de la ligue catholique et du roi
d’Espagne, chef de sa maison, des soldats. Assiégé dans Vienne
par les Bohémiens du comte de Thurn et les Hongrois de
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302
CHAPITRE XVm.
Bethlen G-abor, menacé jusque dans son cabinet par les mem-
bres des États d’Autriche qui veulent le forcer à capituler, il
résiste à toutes les obsessions, et sa fermeté donne aux secours
de la ligue le temps d’accourir. Leur arrivée change la face
des choses : les bourgeois s’arment, la confiance renaît, et le
comte de Thurn, rappelé en Bohême par une défaite de son
collègue, Ernest de Mansfeld, lève le siège de Vienne.
Une ambassade française envoyée par de Luynes avait,
dans le même temps, décidé Gabor à signer une trêve; elle
rendait un autre service à l’empereur en persuadant aux
princes de l’Union évangélique d’abandonner l’électeur pala-
tin. Voilà comment de Luynes faisait au dehors les affaires
de la France.
L’empereur peut prendre alors l’offensive contre le seul
ennemi qui lui reste. Tandis que les Espagnols entrent dans
le Palatinat et les Saxons dans la Lusace, l’armée de la Ligue
triomphe des Bohémiens à la bataille de la Montagne-Blan-
che, près de Prague (1620). Réduite à demander grâce, dé-
pouillée de ses privilèges, la Bohême assiste avec terreur au
supplice des chefs de l’insurrection ; 27 sont décapités, 29
n’échappent au même sort que par la fuite ; 928 seigneurs
sont dépouillés de leurs biens ; 30 000 familles sortent du
pays où la Réforme est proscrite. Deux siècles' après la
Bohême se ressentait encore de cette cruelle restauration du
catholicisme.
Cependant le malheureux électeur, mis au ban de l’empire
(1621), fuyait jusqu’en Hollande, n’osant défendre même son
patrimoine héréditaire, où les Espagnols de Spinola s’établi-
rent. Ce succès ranime l’ambition des cours de Vienne et de
Madrid. On reprend les anciens projets de Charles-Quint et
de Philippe II ; on rêve la réduction de la Hollande, celle du
protestantisme ; bientôt on rêvera jusqu’à la ruine des liber-
tés allemandes.
Mais un homme qui n’a pour lui que son épée relève la
cause de Frédéric V. Les violences commises par Ferdinand
en Bohême donnent au comte de Mansfeld une armée. Tant
de gens se trouvent ruinés que la guerre leur paraît une res-
source. A la tête de 20000 aventuriers qui ont pour solde le
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LA GUERRE DE TRENTE ANS.
303
pillage, Mansfeld échappe aux poursuites du général bavarois,
Tilly, à travers la Bohême et le haut Palatinat, traverse toute
la Franconie, pénètre dans le Palatinat du Rhin, où l’élec-
teur accourt le rejoindre, où il bat les Espagnols et Tilly lui-
même à Mingelsheim (1622). Mais les Espagnols et Tilly se
réunissent, tandis que Mansfeld et le burgrave de Bade-Dour-
lach se séparent. Le dernier est battu à Wimpfen, dans la
Hesse ; Christian de Brunswick, autre aventurier qui pille les
églises, et avec les châsses des saints fait frapper une monnaie
où il grave ces mots pour légende : » Ami de Dieu, ennemi
des prêtres, » lève 20 000 hommes dans le nord de l’Alle-
magne ; il veut rejoindre Mansfeld ; l’armée combinée l’arrête
et le bat à Hochst sur le Mein ; le Palatinat est de nouveau
perdu, Mansfeld s’ouvre un passage jusqu’aux frontières de
Champagne qu’il n’ose franchir, puis jusqu’aux Pays-Bas. Il
y rejoint Brunswick, qui livre aux Espagnols le combat san-
glant de Fleurus, où il est grièvement blessé, et qui se fait
couper le bras à la tête de son armée, au son des tambours et
des trompettes. Aidés par les Hollandais, ils forcent les Espa-
gnols à lever le siège de Berg-op-Zoom. Mansfeld entre alors
dans la Westphalie, qu’il ravage, et dans l’Ost-Frise, où il
s’établit si fortement que Tilly renonce à l’y forcer; puis il
passe en France et en Angleterre, cherchant partout des en-
nemis à l’Autri^het les moyens de la combattre.
Cependant la«ète de Ratisbonne sancTionnait la spoliation
de Frédéric V.le haut Palatinat, entre le Danube et les
montagnes de BAême, était transféré avec la dignité d’élec-
teur à Maximiliel|de ^vière, et les troupes espa^oles res-
taient en possession du bas Palatinat, sur le Rhin (1623).
Christian de Brunswick, qui essaya de tenir la campagne, fut
encore battu à Stadt-Lœn, dans l’évêché de Munster, et rejeté
en Hollande.
Grâce aux mésintelligences des princes allemands et aux
hésitations des électeurs de Saxe et de Brandebourg, la Ré-
forme était en péril. Les protestants, qui avaient abandonné
l’électeur palatin, commençaient cependant à comprendre que
sa cause était la leur et que leur ruine pourrait suivre la
sienne. L’électeur de Brandebourg ouvrit des négociations
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304
CHAPITRE XVIII.
avec la Suède ; avant qu’elles eussent abouti, le roi de Da-
nemark entra dans l’Empire pour ne pas laisser à Gustave-
Adolphe le grand rôle de protecteur de la Réforme allemande.
La Hollande, l’Angleterre lui promettaient l’appui de leurs
flottes et des subsides. Richelieu lui envoyait en secret quel-
que argent. Christian IV, appelé par les États de la basse
Saxe, franchit l’Elbe à Stade (1625) et tint pendant une pre-
mière campagne le pays entre ce fleuve et le Weser sans que
Tilly osât l’y attaquer. L’année suivante un autre ennemi se
leva sur ses derrières.
Un noble de Bohême, Waldstein, perfectionnant le procédé
imaginé par Mansfeld, d’entretenir une armée sans solde,
avait équipé au nom de l’empereur 50 000 hommes. Ferdi-
nand n’avait jusqu’alors soutenu la guerre qu’avec les troupes
de la ligue catholique : Tilly commandait au nom du duc de
Bavière ; les ordres pour les opérations militaires émanaient
de la cour de Munich, et la conduite des affaires était subor-
donnée aux intérêts de Maximilien et de ses alliés, non aux
vues de la maison d’Autriche. Or, la guerre commencée pour
des intérêts religieux prenait maintenant un caractère politi-
que. Ferdinand II semblait n’avoir d’abord combattu que
l’hérésie; il songeait à profiter des victoires gagnées au nom
de la religion pour reprendre dans l’empire l’autorité que
Charles-Quint avait un moment saisie. Wald|tein lui en offrait
le moyen. Tandis qiin Tilly attaquait les D^^s par l’ouest et
détruisait en partie l’armée royale à Lutter, dans le duché de
Brunswick, Waldstein battit Mansfeld à Dessau, près du con-
fluent de la Mulde et de l’Elbe, le poursuivit à travers la
Silésie, et le rejeta en Hongrie. Reçu froidement par Bethlen
Gabor, prince de Transylvanie, qu’il croyait trouver en armes
prêt à se joindre à lui, l’aventurier, brisé par la fatigue etla
maladie, alla mourir dans un village de la Bosnie, mais vou-
lut mourir debout (1626). Waldstein revint alors contre les
Danois; il battit le margrave de Bade-Dourlach à Hilligenha-
gen, en Wagrie, et s’empara de presque tout le Holstein ;
mais il attaqua vainement la ville hanséatique de Stralsund,
dont la prise lui eût livré la domination de la Baltique. Chris-
tian profita de quelques avantages partiels pour conclure la
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LA GUERRE DE TRENTE ANS. 305
paix à Lubeck et conjurer sa ruine par l’abandon de ses alliés
(22 mai 1626).
Jamais la puissance impériale n’avait été plus menaçante.
Waldstein, investi du duché de Mecklenbourg et du titre d’a-
miral de la Baltique, occupait le nord de l’Allemagne avec
100 000 hommes, et faisait exécuter l’édit de restitution par
la force. C’est le 6 mars 1629 que Ferdinand avait promul-
gué cet acte célèbre par lequel tous les couvents et tous les
biens ecclésiastiques sécularisés depuis la paix d’Augsbourg,
ou appropriés au culte protestant, devaient être rendus à leur
destination primitive. Cet acte était une grande faute ; en dé- •
voilant trop vite les secrets desseins de la maison d’Autriche,
il devint pour elle la cause de longs malheurs. Les catholi-
ques, que cette mesure avait d’abord comblés de joie, ne tar-
dèrent pas, en effet, à en comprendre la portée, lorsqu’ils
virent l’empereur donner à un de ses fils quatre évêchés à la
fois, et livrer aux jésuites une grande partie des biens resti-
tués, au lieu de les rendre à leurs anciens possesseurs. Walds-
tein disait tout haut « qu’il ne fallait plus d’électeurs et de
princes, et que tout devait être soumis à un seul roi, comme
en France et en Espagne. »
Mais Richelieu veille sur un dessein qui l’alarme pour la
France. Déjà il a fait échouer en Italie les prétentions de la
maison d’Espagne sur la Valteline et sur Mantoue (voy.
p. 293). Lors même qu’on croirait toute son attention absor-
bée par les affaires de l’intérieur, il ne cesse d’agir par la
diplomatie, prodiguant l’or de la France, en attendant qu’il
puisse tirer l’épée. A la diète de Ratisbonne (1630), il ob-
tient, par l’habileté du P. Joseph, son émissaire, le renvoi
de Waldstein, contre lequel s’élèvent les clameurs de l’Alle-
magne entière, et n’en fait pas moins refuser au fils de l’em-
pereur le titre de roi des Romains, qui était le prix tacite
de cette destitution. Il fait plus encore. Au moment où Fer-
dinand se prive de son meilleur général, et réduit son armée
à moins de 40 000 hommes , le roi de Suède, appelé par
Richelieu, débarque en Poméranie (1630).
Le roi de Pologne Sigismond, fier de ses succès sur les
Russes et du rôle qu’il avait pris, en 1619, de protecteur de
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306
CHAPITRE XVni.
la maison d’Autriche, avait recommencé les hostilités contre
son jeune parent, qu’il qualifiait d’usurpateur. Il ne connais-
sait pas la force de celui qui allait être le héros de la guerre
de Trente ans. Gustave prit Riga en 1621, toute la Livonie en
1625, et une partie de la Prusse l’année suivante. Mais en
1626, Sigismond obtint que Ferdinand lui rendît l’assistance
qu’il avait reçue de lui. Les troupes autrichiennes vinrent
aider les Polonais, et Gustave battu (1629) se trouvait dans
une position difficile, quand Richelieu, aidé de l’Angleterre
et du Brandebourg, lui persuada de laisser là cette guerre
stérile. Par la trêve d’Altmark qu’il ménagea, les hostilités
furent suspendues pendant six ans ; la Livonie et les côtes de
la Prusse restaient aux Suédois (sept. 1629).
Gustave était libre maintenant; Richelieu le jette sur l’Al-
lemagne, en lui accordant un subside annuel de 1 200 000 li-
vres, et en lui montrant, pour exciter son ardeur, d’immenses
dépouilles à saisir, ses coreligionnaires à venger, et un grand
rôle à jouer sur un théâtre retentissant (traité de Bent'ald,
janvier 1631).
Pérlodeü «nédoise et franealse (lttSO-ltl4S).
Gustave-Adolphe apparaît dans l’Empire comme un foudre
de guerre ; il invente une tactique nouvelle qui déconcerte
ses adversaires; en quelques mois, il s’empare de toute la
Poméranie (1630). Les électeurs protestants de Brandebourg
et de Saxe voudraient arracher des concessions à Ferdinand II,
sans les devoir à un prince étranger : ils refusent d’ouvrir à
Gustave leurs États et leurs forteresses dont il a besoin pour
appuyer ses opérations offensives et assurer ses communica-
tions avec la Suède. Magdebourg, que les Impériaux assiè-
gent, est perdue par ces hésitations, car Gustave-Adolphe ne
peut la sauver, et Tilly la traite avec une épouvantable féro-
cité (mai 1631). Ce grand désastre décide e^n les électeurs;
Gustave- Adolphe, libre' de courir aux Impériaux, les bat k
Breitenfeld, près de Leipzig (septembre). Tandis que les
Saxons marchent sur Vienne par la Bohême, lui-même sou-
lève ou soumet les provinces de l’ouest, les électorats ecclé-
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LA GUERRE DE TRENTE ANS.
307
siastiques, la Franconie et le Palatinat. Quand il a ainsi séparé
les Espagnols des Impériaux, il se retourne contre ceux-ci,
pour les attaquer au cœur même de leur puissance. Il s’em-
pare de Donauwœrth, qui lui ouvre l’entrée de la Bavière ; il
force le passage do Lech dans un combat d’artillerie où Tilly
est blessé mortellement, et entre dans Munich (avril 1632);
le duc Maximilien, caché dans ses châteaux, attend, sans es-
pérance, le sort qu’il a fait subir au comte palatin,
Ferdinand II, menacé de voir les Suédois et les Saxons se
réunir sous les murs de Vienne, se soumet à l’humiliation de
recourir au général qu’il a chassé ; mais il ne triomphe des
hésitations calculées de Waldstein qu’en lui cédant un com-
mandement absolu. Grâce à sa réputation, qui a grandi encore
dans la retraite, le célèbre général retrouve bientôt une armée :
il chasse sans peine les Saxons de la Bohême, et marche en-
suite à Gustave-Adolphe par Egra, où le duc Maximilien vient
lui amener les débris de son armée. Les deux adversaires,
sur qui l’Europe entière a les yeux, se rencontrent enfin à
Nuremberg; ils restent six semaines en présence. Waldstein
se lasse le premier et se relire sur la Saxe ; Gustave l’y suit.
A Lutzen ils en viennent aux mains. Dès le commencement de
l’action, le roi est frappé à mort; son meilleur élève, le duc
Bernard de Saxe- Weimar, achève cependant la victoire (no-
vembre 1632).
Les divisions qui éclatent entre les protestants et les Sué-
dois la rendent inutile ; les Impériaux reprennent partout
l’offensive, et Ferdinand II croit n’avoir plus besoin du géné-
ral auquel il doit son trône, mais dont il redoute l’ambition :
Waldstein est assassiné à Egra au moment où son astrologue
lui promettait la couronne de Bohême (fév. 1634). Ses suc-
cesseurs, Piccolomini, Galas, Jeanne Werth, triomphent avec
son armée des Suédois et de Bernard, à Nordlingen (sept.).
Ils leur tuent 12 000 hommes, leur en prennent 6000 avec le
comte de Hom, un de leurs meilleurs généraux, et les rejet-
tent partie sur le Rhin, partie vers la Poméranie, Les princes
allemands renoncent encore une fois à la lutte ; le traité de
Prague, accepté par l’électeur de Saxe, consacre avec quel-
ques réserves Védit de restitution (mai 1635) .
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308
CHAPITRE XVIII.
Alors *la France intervient elle-même dans la guerre de
Trente ans. « A d’autres le monde ! » s’était écrié Gustave-
Adolphe en tombant à Lutzen. Richelieu ramasse l’espérance
et la fortune du jeune héros. Il est libre maintenant de ses
plus grands soucis à l’intérieur, il peut porter son attention et
ses forces au dehors. Il substitue hardiment, dans la lutte
contre la maison d’Autriche, au Danemark épuisé, à la Suède
veuve de son roi, la France pleine de jeunesse et d’ardeur.
Contre l’Autriche et l’Espagne plus étroitement unies, il noue
d’abord un solide faisceau d’alliances. Par la convention de
Paris il promet l i 000 hommes aux confédérés allemands qui
lui remettent l’Alsace en dépôt (nov. 1634), et par celle de
Saint-Germain il achète Bernard de Saxe-Weimar et son ar-
mée (oct. 1635); il traite à Compiègne avec le chancelier de
Suède, Oxenstiern, autre grand ministre (avril 1 635), è Wesel,
avec le landgrave de Hesse-Cassel, qui promet des troupes en
retour d’un subside (oct. 1636) ; à Paris, avec les Hollandais,
pour le partage des Pays-Bas (février 1635); à Rivoli, avec
les Suisses, et les ducs de Savoie , de Mantoue et de Parme
(juillet).
Ces nombreux traités annoncent l’extension que la guerre
va prendre. Richelieu la portera sur toutes nos frontières :
aux Pays-Bas, pour les partager avec la Hollande; sur le
Rhin, pour couvrir la Champagne et la Lorraine et saisir
l’Alsace ; en Allemagne, pour tendre la main aux Suédois et
briser l’omnipotence de l’Autriche ; en Italie, pour maintenir
l’autorité des Grisons dans la Valteline, et l’influence de la
France dans le Piémont ; vers les Pyrénées, pour y conquérir
le Roussillon; sur l’Océan et la Méditerranée, pour y détruire
les flottes espagnoles, soutenir les révoltes du Portugal et de
la Catalogne et menacer les côtes d’Italie.
Le prétexte de la rupture fut l’enlèvement par les Espagnols
de l’archevêque de Trêves, qui s’était mis sous la protection
de la France. La guerre commença heureusement. Châtillon
et Brézé remportèrent dans les Pays-Bas la victoire d’Avein,
près de Liège (mai 1635). Mais les Hollandais s’effarouchè-
rent de voir les Français si près d’eux; ils aimaient bien
mieux pour voisine l’Espagne affaiblie que la France régéné-
LA GUERRE DE TRENTE ANS. 309
rée, et ils secondèrent mal nos opérations. Les Espagnols
profitèrent de cette mésintelligence. Renforcés par 18 000 Im-
périaux et Piccolimini , ils pénétrèrent en Picardie pendant
que notre armée était encore en Hollande, franchirent la
Somme et s’emparèrent de Gorbie (1636). Un instant la cour
et Paris s’épouvantèrent ; mais le cœur revint vite à la grande
ville. Les ouvriers et les gens du peuple s’enrôlèrent en foule,
les bourgeois donnèrent au roi les moyens de lever et d’en-
tretenir durant trois mois 12 000 fantassins et 3000 chevaux.
Louis XIII, plus hardi cette fois que Richelieu, avait refusé
de se retirer sur la Loire; à la tête de 40 000 hommes, il alla
rejeter les Espagnols hors des frontières et reprendre Gorbie,
où le cardinal n’échappa au plus grand péril qu’il ait couru
de sa vie que parce qu’au moment de donner le signal de
l’assassinat, le cœur manqua au frère du roi (1636). Une autre
invasion, tentée en Rourgogne, tourna aussi mal. Galas et le
duc de Lorraine s’étaient avancés jusqu’à Saint-Jean-de-
Losne qui résista héroïquement : le comte de Rantzau les
força à la retraite, et le duc de Saxe-Weimar les repoussa en
désordre dans la Comté.
L’année smvante, 1637, le cardinal de La Valette prit les
villes de la haute Sambre, Gateau-Gambrésis , Landrecies et
Maubeuge. Richelieu aimait à confier des commandements
aux prêtres, plus habitués à l’obéissance. Son amiral ordi-
naire était Sourdis, archevêque de Rordeaux , qui détruisit,
en 1638, une flotte espagnole, à la hauteur de Fontarabie, et
ravagea plus d’une fois les côtes du royaume de Naples et
de l’Espagne. Mais en cette année (1638), les grands succès
furent sur le Rhin ; Remard de Saxe-Weimar battit les Impé-
riaux à Rhinfeld, prit leur général, Jean de Werth, et emporta
d’assaut Vieux-Rrisach après trois victoires. Il songeait à se
faire souverain de l’Alsace et du Brisgau , quand il mourut,
fort à propos pour la France, qui hérita de sa conquête et de
son armée (1639).
L’Alsace était une province autrichienne ; l’Artois, qui
appartenait aux Espagnols, fut envahi dans la campagne
suivante. Trois maréchaux, La Meilleraye, Châtillon et
Ghaulnes, assiégèrent Arras. Une armée de 30 OÜO hommes,
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CHAPITRE XVm.
' 310
commandée par Beck et Lamboi, accourt pour la délivrer. Les
maréchaux sont d’avis contraire : l’un veut se tenir dans les
retranchements, l’autre sortir des lignes pour livrer bataille ;
on en réfère à Richelieu ; « Lorsque le roi , leur répond-il,
vous a confié le commandement, il vous a cru capables ; sor-
tez ou ne sortez pas de vos lignes , mais vous répondez sur
vos têtes de la prise de la ville. » (Quelques jours après , les
Espagnols sont battus, et Arras est forcé (août 1640). C’était
une seconde province enlevée à la maison d’Autriche.
La France combattait en même temps dans le nord de l’I-
talie. Après la mort de Victor-Amédée (1637) , ses frères,
le prince Thomas de Garignan et le cardinal Maurice, avaient
disputé la régence à sa veuve, Christine, fille de Henri IV, et
avaient obtenu l’appui d’une armée espagnole. Richelieu en-
voya dans le Piémont le comte d’Harcourt, qui remporta
trois brillantes victoires à Casai, à Turin et à Ivrée, rétablit
l’autorité de la régente , et par un traité habile fit rentrer les
princes de Savoie dans l’alhance française (1640-1642). Le
duc de Rohan avait, en 1 635, chassé de nouveau les Espa-
gnols de la Valleline.
L’Espagne n’attacpiait plus alors ; elle avait assez à faire
(pie de se défendre contre les Catalans et les Portugais qui
venaient de se soulever (1640). Le cardinal n’était pas étran-
ger à ces révoltes ; il fournit des secours au nouveau roi de
Portugal, Jean de Bragance, et décida les Catalans à recon-
naître Louis Xni comme comte de Barcelonne et de Rous-
sillon (1641)'. Une armée française, commandée par La
Mothe-Houdancourt, entra dans la Catalogne et en chassa
les Espagnols, une autre , que le roi conduisait en personne,
prit Perpignan, et ajouta le Roussillon à la France, qui de-
puis ne l’a pas perdu (sept. 1642).
L’Espagne occupée chez elle, l’Autriche était plus facile à
vaincre en Allemagne. Après la défection de l’électeur de
Saxe, en 1635, les Suédois avaient reculé jusqu’en Pomé-
ranie. Fortifié par quelques troupes que la diète de Stock-
holm retira de Pologne, et dégagé par la puissante diversion
de la France, Banner, le second Gustave, reprit l’offensive ; il
battit les Impériaux à Wittstock dans le Brandebourg (1636),
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LA GUERRE DE TRENTE ANS.
311
à Chemnitz en Saxe (1639), pénétra en Bohême, et, aidé du
comte de (xuébiiant, un des plus habiles tacticiens de cette
époque, faillit enlever, en 1641 , dans Ratisbonne, la diète de
l’Empire et l’empereur, après avoir passé le Danube sur la
glace. Un brusque dégel sauva Ferdinand III, et une maladie
le délivra, quelques mois plus tard, de son redoutable adver-
saire. Tandis que le successeur de Banner, le paralytique
Torstenson, étonnait l’Europe par la rapidité de ses opéra-
tions et une suite de glorieuses victoires, à Glogau et à Schweid-
nitz, dans la Silésie, à Breitenfeld en Saxe (1642), Guébriant
s’avançait audacieusement avec l’armée weimarienne dans
l’ouest de l’Empire, que les Suédois attaquaient par le nord-
est ; il triomphait de Piccolomini à Wolfenbuttel (1641), de
Lamboi à Eempen dans l’électorat de Cologne (1642), et il
donnait la main à tous les mécontents de l’Âllemagne.
La mort de Richelieu enhardit les Espagnols; ils reprirent
l’offensive du côté de la Champagne , et ils assiégèrent Ro-
croy, sous la conduite d’un vieux capitaine, don Francisco de
Mellos, espérant, cette ville prise, arriver à Paris sans ob-
stacle : car ils n’avaient devant eux qu’une armée inférieure
en nombre, et un général de vingt et un ans, Louisde Bour-
bon, alors le duc d’Enghien, plus tard le grand Condé. Ce fut
le 19 mai 1643 que les armées se rencontrèrent. Les deux
ailes formées de cavalerie s’abordèrent bien avant que le
centre pût combattre. Condé, à la tête de sa droite, renversa
la cavalerie qui lui était opposée, et, apprenant que sa gauche
était battue par Mellos, il passa audacieusement derrière la
ligne espagnole , pour prendre à dos la droite de l’ennemi
victorieuse, et la dispersa. L’infanterie espagnole restait im-
mobile. Il revint sur elle, l’entoura, l’attaqua trois fois et la
rompit. Le vieuk comte de Fuentès, qui la commandait, fut
jeté mort à terre. Condé reçut lui-même cinq coups de mous-
quets dans ses armes.
Le duc d’Enghien poursuivit son succès aveto cette fougue,
cette audace heureuse qui était le caractère de cet autre
Alexandre. Chaque année fut marquée par une victoire. Les
Espagnols chassés de France, il s’empare en courant de
Thionville (août 1643) et se tourne contre l’Autriche et ses
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312
CHAPITRE XVm.
alliés d’Allemagne. Vannée weimarienne venait de perdre
devant Rothvveil, qu’elle avaitpourtant enlevée (12 nov. 1643),
son habile général Guébriant, et, obéissant mal à plusieurs
chefs, s’était laissé surprendre par les Impériaux à Duttlin-
gen, dans des cantonnements trop séparés (24 nov). Turenne,
nommé maréchal, assemble ses débris et la recompose. Gondé
lui amène 10 000 hommes. Ils attaquent le général bavarois,
Mercy, sous les murs de Fri^urg , en Souabe : le combat
recommence trois fois, à trois journées différentes, et chaque
fois Gondé y montre la plus brillante valeur, entraînant à sa
suite les Français électrisés (16 août 1644). Gependant ce fut
plutôt un affreux massacre qu’une victoire. Mercy s’éloigna
sans être inquiété, mais il s’avoua vaincu, en laissant les deux
généraux enlever Philippsbourg , Worms et Mayence et ainsi
nettoyer d’ennemis les bords du Rhin.
Tandis que Gondé retournait à Paris jouir des acclamations
populaires, Turenne se préparait à répondre à l’appel de
Torstenson, qui lui avait donné rendez-vous sous les murs
de Vienne. Ge hardi* général venait de traverser toute l’Alle-
magne, du fond de la Moravie jusqu’à l’extrémité du Jutland,
traînant avec lui l’armée impériale de Galas, qui ne put rien
prévoir ni rien empêcher. Le Danemark châtié , Torstenson
s’était retourné contre Galas, qui avait espéré l’enfermer
dans la presqu’île, l’avait battu à Juterbock, dans le Brande-
bourg (nov. 1644), avait ruiné ses troupes et détruit une autre
armée impériale à Jankowitz, en Bohême (fév. 1645). G’est
' alors que, rentré en Moravie, il assiégeait Brunn, menaçait
Vienne et invitait Turenne à venir le joindre paY la vallée du
Danube.
Turenne s’engage avec trop de confiance dans l’Empire et
est vaincu à Marienthal par Mercy (mai 1645). Mais le duc
d’Enghien accourt avec des renforts, fait reculer l’ennemi,
pénètre jusqu’en Bavière, et achève la déroute de l’armée
impériale dans la sanglante affaire de Nordlingen, où Mercy
est tué (août 1645). En 1646, il passe en Flandre : il assiège
Dunkerque à la vue des Espagnols, et donne le premier cette
place à la France. L’année suivante il est en Gatalogne, où
il y a des revers à réparer ; il assiège Lérida, que deux maré-
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LA GUERRE DE TRENTE ANS.
313
chaux avaient attaquée vainement; il est repoussé (1647).
C’était sa première défaite : il la répare sur un autre théâtre.
Son absence avait rendu le courage aux Espagnols dans le
nord, et l’archidüc Léopold, frère de l’empereur, s’était
avancé jusqu’à Lens, en Artois. Condé les attaque. En deux
heures la bataille était gagnée (10 août 1648).
Pendant ces triomphes, Turenne opérait en Allemagne,
et, par sa tactique à la fois savante et hardie, jetait les fonde-
ments d’une réputation que le temps n’a fait qu’accroître.
Réuni au Suédois Wrangel, successeur de Torstensou, il gagna
les batailles de Lawingen (nov. 1647) et de Susmarshausen,
non loin d’Augsbourg (mai 1648), força le passage du Lech à
Rain et contraignit l’électeur de Bavière à sortir de ses États
à l’âge de soixante-seize ans. Sans une pluie torrentielle qui
grossit tout à coup les eaux de l’Inn, il marchait sur Vienne.
On agita un instant, au cohseil de l’empereur, si Ferdi-
nand UI ne fuirait pas de sa capitale.
Il y avait longtemps que l’on négociait. Proposées dès 1641,
les conférences s’étaient ouvertes, le 10 avril 1643, dans deux
villes de la Westphalie ; à Munster, entre les plénipoten-
tiaires des princes protestants et ceux de l’empereur. J1 s’a-
gissait de remanier la carte de l’Europe après une guerre
qui avait duré trente ans , de donner à l’empire une constitu-
tion nouvelle, et de régler le droit public et religieux des na-
tions chrétiennes. La France fut représentée à ce congrès
par d’habiles négociateurs, le comte d’Avaux et Abel Ser-
vien ; mais ses meilleurs diplomates , c’étaient Condé et
Turenne , dont l’épée avait simplifié les négociations en ren-
dant la paix nécessaire; la surprise du château de Prague
par les Suédois décida l’empereur à la paix. Au dernier mo-
ment l’Espagne se retira , espérant profiter des troubles de la
Fronde qui commençaient alors en France. Les autres États,
pressés d’en finir, signèrent le traité (24 octobre 1648).
Dans la guerre de Trente ans, l’Autriche avait essayé d’é-
touffer les libertés religieuses et politiques de l’Allemagne ;
puisqu’elle était vaincue, ce qu’elle avait voulu abattre sub-
sista et grandit. Les protestants eurent pleine liberté de
conscience. La paix de religion , signée à Augsbourg en
TEMPS MODERNES. 18
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CHAPITRE XVm.
1555, fut confirmée. Les trois religions, catholique, lu-
thérienne et calviniste, obtinrent égalité de droits; et, p>our
la possession des biens ecclésiastiques, pour l’exercice du
culte, tout fut ramené k l’état de l’Allemagne en 1624, ex-
cepté dans le Palatinat, pour lequel Vannée normale fut
l’an 1618. Beaucoup d’évêchés et d’abbayes furent séculari-
sés pour fournir des indemnités atix princes protestants.
Ainsi , l’électeur de Brandebourg: eut les évêchés de Mag-
debourg , d’Halberstadt , de Gamin et de Minden ; le duc
de Mecklenbourg , ceux de Schwérin et de Ratzbourg; le
landgrave de Hesse-Gassel , l’abbaye de Hircbsfeld avec
600 000 écus; l’électeur de Saxe, la Lusace avec plusieurs
domaines ecclésiastiques. Un huitième électorat fut créé en
faveur de la maison palatine ; mais la Bavière garda le haut
Palatinat. L’autorité impériale, naguère menaçante, fût an-
nulée; le droit de suffrage fut assuré , dans la diète, à tous
les princes et É.tats allemands , sur toutes les questions d’al-
liance, de guerre, de traité, de loi nouvelle; ils furent con-
firmés dans l’exercice plein et entier de la souveraineté sur
leur territoire ; et ils eurent le droit de s’alber à des puis-
sances étrangères, pourvu que ce ne fût, disait ime restric-
tion vaine, « ni contre l’empereur ni contre l’empire. Depuis
bien longtemps la Suisse et la Hollande étaient étrangères
à l’Allemagne ; cette séparation de fait reçut la sanction du
droit.
Les deux puissances qui avaient amené cette défaite de
l’Autriche avaient stipulé pour elles-mêmes d’importantes in-
demnités. La Suède eut les îles de Rugen, Wollin et Üsedom,
Wismar, la Poméranie occidentale avec Stettin, l’archevêché
de Brême et l’évêché de Verden , c’est-à-dire les bouches de
trois grands fleuves allemands, l’Oder, l’Elbe et le Weser, avec
5 millions d’écus et trois voix à la diète.
La France continua d’occuper la Lorraine tout en promet-
tant de la restituer à son duc, quand il aurait accepté nos con-
ditions. Elle obtint la renonciation de l’Empire à tout droit
sur les Trois-Évêchés, Metz, Toul et Verdun, qu’elle possé-
dait depuis un siècle; sur la ville de Pignerol, cédée par le
duc de Savoie, en 1631 ; sur l’Alsace qui lui fut abandonnée,
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LA GUERRE DE TRENTE ANS. 315
à l’exception de Strasbourg, ce qui portait sa frontière , en
avant des Vosges, jusqu’au Rhin. Elle eut encore, sur la droite
de ce fleuve, Vieux -Brisach, et se fit reconnaître le droit de
mettre garnison dans Philippsbourg. La liberté de la naviga-
tion du Rhin fut garantie.
C’étaient de grands avantages, car, en conquérant l’Alsace,
la France se plaçait d’une part, entre la Lorraine et l’Alle-
magne, de l’autre au nord de la Franche-Comté, que depuis
Henri IV elle enveloppait par le sud ; de sorte que ces deux
provinces se trouveront désormais à notre discrétion et que
leur réunion à la France ne sera plus qu’une question de
temps.
Ainsi la France dessinait mieux ses frontières pour sa dé-
fense; elle prenait même une position offensive. Par Pignerol,
elle avait un pied au delà des Alpes, en Italie ; par Vieux-
Brisach et Philippsbourg, elle avait un pied au delà du Rhin,
en Allemagne. De plus, en faisant reconnaître aux États alle-
mands le droit de contracter alliance avec des puissance étran-
gères, elle eut le moyen d’acheter toujours quelques-uns
de ces princes indigents ; et , en garantissant l’exécution du
traité, elle se donna le droit d’intervenir à toute occasion dans
les affaires de l’Allemagne. L’empire, n’étant plus qu’une
sorte de confédération de quatre ou cinq cents États luthé-
riens et catholiques, monarchiques et républicains, laïques
et ecclésiastiques, deviendra nécessairement le théâtre de
toutes les intrigues, le champ de bataille de l’Europe, comme
l’Italie l’avait été au commencement des temps modernes, et
pour les mêmes raisons : les divisions et l’anarchie. .
Les traités de Westphalie, qui sont la base de toutes les
conventions diplomatiques depuis le milieu du dix-huitième .
siècle jusqu’à la révolution française, mettaient fin à la supré- •
matie de la maison d’Autriche en Europe, et préparaient celle
de la maison de Bourbon.
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316
CHAPITRE XIX.
CHAPITRE XIX.
L’ANGLETERRE SOUS LES STÜAUTS ET CROHWELL.
Les Stuarts : Le roi Jacques I" (1603-1625). — Charles I" (1625-1640).
— Le long parlement (1640-1649). — La république d’Angleterre
(1649-1660).
•tnarts : Le roi dracqneo 1*' (fttOS-fStS).
Si la maison de Bourbon arriva à un tel point de grandeur
sous Louis XIV, ce ne fut pas seulement parce que la guerre
de Trente ans avait humilié , devant la France, la maison
d’Autriche dans ses deux branches d’Allemagne et d’Espagne ;
ce fut aussi par ce que l’incapacité des Stuarts fit dans le
même temps descendre l’Angleterre du haut rang où Élisa-
beth l’avait élevée.
Après la mort d’Élisabeth, le roi d’Écosse Jacques VI, fils
de Marie-Stuart et arrière-petit-fils, par les femmes, du roi
anglais Henri VII, fut reconnu sans opposition en Angleterre
et en Irlande sous le nom de Jacques I". Le premier des
Stuarts avait un air gauche et emprunté, une tournure ridi-
cule. Il avait des vices et pas une vertu pure et franche. Sa
libéralité n’était que profusion, son savoir que pédanterie,
son amour pour la paix- que pusillanimité, sa politique qu'as-
tuce, son amitié qu’un frivole caprice. Henri IV l’appelait
maître Jacques^ et Sully disait de lui que c’était le plus sage
fou qu’il eût jamais connu.
Au dehors, Jacques I®' abandonna la politique protestante
qui avait fait la grandeur de l’Angleterre sous Élisabeth. Il
refusa de coopérer aux grands projets de Henri IV ; il re-
chercha l’amitié, l’alliance même de l’Espagne, et resta pres-
que indifférent à la ruine de son gendre Frédéric V, l’élec-
teur palatin.
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L’ANGLETERRE SOUS LES STÜARTS ET CROMWELL. 317
Au dedans il s’efforça de rendre son autorité absolue , et
voulut faire triompher la doctrine du droit divin des rois. Ce
fut le mobile de toute sa conduite, le principe fondamental de
sa politique. Les catholiques, si cruellement persécutés par
Élisabeth, comptaient sinon sur une revanche, au moins sur
un adououcissement de leur sort, avec le fils de Marie-Stuart.
Jacques I" maintint leg lois pénales. Dès l’année 1603 ils
essayèrent de se venger par deux complots, the main, and
the bye , qui coûtèrent la liberté à plusieurs personnages de
marque , entre autres à Walter Raleigh, un des anciens fa-
voris et ministres d’Élisabeth , et la vie à deux prêtres.
En 1605, de plus fougeux formèrent l’abominable conspira-
tion de$ poudres.
Quelques heures avant l’ouverture du parlement , un pair
catholique reçut une lettre anonyme, dans laquelle on lui
disait : < Je vous conseille, si vous faites cas de la vie, de
trouver quelque excuse pour différer votre présence au par-
lement ; car Dieu et les hommes se disposent à punir la perver-
sité du siècle. Le danger sera passé dès que vous aurez brûlé
cette lettre. » Le billet fut porté aux ministres qui voulaient
mépriser cet avis anonyme. Le roi vit mieux cette fois que
ses conseillers et devina qu’il s’agissait d’une explosion sou-
daine, On visita les caves placées au-dessous de la chambre
haute, et on y trouva trente-six barils de poudre destinés à
faire sauter^^ji ‘méiÉ^^ coup le roi, sa famille, les lords et les
communes, reunis pdùr la séance royale : un des conjurés
se tenait auprès ; il fut pris , mis à la torture et nomma
ses complices. Ils étaient tous catholiques. Ils périrent dans
les supplices, et parmi eux un provincial des Jésuites, le
père Garnet, dont les tms affirmèrent, les autres nièrent la
culpabilité.
Aujourd’hui encore, l’Angleterre célèbre, le 5 novembre,
l’anniversaire de la conspiration des poudres. La découverte
de cette machination infernale amena une véritable persécu-
tion contre les catholiques. Ils ne purent paraître à la cour ni
à Londres ; leur demeure dut être à 1 5 kilomètres au moins
de la capitale, et défense leur fut faite de s'en éloigner de plus
de 7 kilomètres, sans une permission spéciale signée de qua-
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318
CHAPITRE XIX.
tre magistrats. Les professions libéraJes ou les fonctions pu>
bliques leur furent interdites, comme Louis XIV les interdit
en France aux protestants. Un catholique ne put être ni
médecin, ni chirurgien, ni avocat, ni juge, ni officier muni-
cipal. Dans les mariages mixtes, celui des conjoints qui était
de l’ancien culte n’avait rien à prétendre sur les biens de
l’autre époux. Pour un domestique catholique on payait
10 livres sterling par mois; pour un convive catholique, l’am-
phitryon devait payer autant. On avait droit de visiter leurs
maisons à toute heure, contrairement à la loi anglaise qui
protège la liberté individuelle des citoyens et le sanctuaire du
foyer domestique. Enfin on 'leur imposa, en 1605, le ser-
ment d’allégeance par lequel ils s’engageaient à défendre le
roi contre tout complot, et reconnaissaient, comme impie
et damnable, la doctrine qu’un prince excommunié par le
pape peut être déposé par ses sujets. Ce n’est que de nos
jours que les catholiques anglais ont été formellement dé-
livrés d’une législation qui les mettait en dehors du droit
commun.
Les non-conformistes avaient mieux à espérer d’un prince
qui, en Écosse, avait été nourri dans leurs doctrines; Jacques
les poursuivit sans pitié. Le puritanisme lui était encore plus
odieux que la religion romaine; car les puritains supprimaient
la hiérarchie ecclésiastique, et Jacques I" disait avec raison :
PoûU d'évêques, point de roi. Le premier*des Slyarts se tint
donc toute sa vie étroitement attaché à l’anglicanisme, persé-
cutant les catholiques qui niaient sa suprématie religieuse,
persécutant les non-conformistes, dont il redoutait les ten-
dances républicaines. Il échoua dans sa tentative pour établir
la religion anglicane en Écosse (1617), et les puritains, pour
échapper à ses bourreaux, allèrent, en 1618, chercher en
Amérique, vers le cap God, dans le Massachusetts, une terre
où ils pussent prier Dieu à leur guise. D’autres les y suivront.
Les États-Unis d’Amérique sortiront de là. Voilà comme la
persécution réussit.
L’esprit de liberté renaissait pourtant sous un prince faible
et prodigue, qui usait comme un parvenu du riche héritage
que lui avait valu sa naissance. Élisabeth, grâce à son écono-
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L’ANGLETERRE SOUS LES STUARTS ET CROMWELL. 319
mie, avait pu ne convoquer que rarement les députés du
pays. Jacques I" se trouva, dès son avènement, obéré par ses
jMTofusions. Il réunit trois fois le parlement; trois fois il le
prorogea presque aussitôt. Les chambres ne voulaient accor-
der-de subsides que si le roi cédait de sa prérogative; le roi
ne promettait de garantie pour la liberté que si les chambres
votaient d’abord les subsides. L’obstination fut égale des deux
côtés. Jacques eut beau, en 1614, envoyer à la Tour cinq
députés ; il ne put vaincre la résistance des Communes. Il ne
fut pas plus heureux en 1617, et dut prononcer la dissolution
du parlement.
Rien n’était mieux fait pour irriter à la fois et pour enhar-
dir l’opposition parlementaire que le singulier mélange de
hauteur et de faiblesse qui caractérisait Jacques P'. Il écri-
vait que le Tout-Puissant a placé les rois au-dessus de la loi ;
et il se laissait gouverner par des ministres prévaricateurs,
ou abandonnait le pouvoir à d’indignes favoris. Il avait d’a-
bord continué ses fonctions à Robert Cecil, fils de lord Bur-
leigh, qu’il avait trouvé ministre à la mort d’Élisabeth, et
l’avait fait comte de Salisbury. Avide et peu scrupuleux, Cecil
était du moins habile. Il fut en 1612 remplacé par un jeune
Écossais, Robert Carr, que Jacques nomma successivement
vicomte de Rochester et comte de Somerset, et qui, con-
vaincu d’avoir empoisonné un de ses anciens amis, céda la
place à ün autre favori de vingt-deux ans qui avait toutes les-
grâces du corps et de l’esprit, mais non la sagesse, George
Villiers. En deux années, il fut fait chevalier, gentilhomme
de la chambre, baron, vicomte, marquis de Buckingham,
grand amiral, gardien des Cinq-Ports, enfin dispensateur
absolu de tous les honneurs , offices et revenus des trois
royaumes (1615).
Buckingham usa de son pouvoir avec, une scandaleuse avi-
dité, et amassa en peu de temps d'immenses richesses qu’il
dissipait par un luxe insensé. Le roi le laissait faire, car il
faisait comme lui. Ne pouvant obtenir du parlement des sub-
sides, U avait recours aux plus honteux trafics. On mit aux
enchères les charges de la cour, les fonctions de juge; on créa
de nouveaux titres qui furent vendus à beaux deniers comp-
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CHAPITRE XIX.
tant; on fit d’iniques procès politiques pour confisquer les
biens des prévenus, et cet exemple devint si contagieux, que
le grand Bacon, alors chanceUer, se laissa aller à des concus-
sions qui attirèrent sur lui une condamnation, de la part de
la cour des pairs , à la prison et à l’énorme amende de
40 000 livres sterling ( 1 62 1 ). Le roi de son côté vendit en 1 6 1 6
aux États généraux pour 2 728 000 florins, les villes de Brielle,
Flessingue et Bammekens, données à Élisabeth en gage des
sommes avancées ou dépensées par elle pour le compte des
Provinces-Unies. La meilleure part de cet argent passa bien
vite dans la maison du favori, et la naüon s’indigna qu’on eût
Lût ainsi trafic de son influence.
En dépit de ces expédients, le trésor restait vide. Jacques
profita des périls que le protestantisme courait en Allemagne
pour convoquer un nouveau parlement. Mais les Communes
n’accordèrent de subsides qu’à la condition qu’il serait fait
droit aux griefs de la nation. Le roi cassa encore l’assem-
blée (1622). Attiré par l’appât d’une riche dot, il résolut
de marier son fils à une infante d’Espagne. Mais le pro-
jet échoua, grâce aux scandaleuses folies de Buckingham,
et amena au contraire une guerre contre l’Espagne (1623).
Pour avoir de l’argent, il fallut accorder aux commissai-
res du parlement le droit de percevoir l’impôt et d’en sur-
veiller l’emploi, abolir les monopoles, et reconnaître so-
lennellement la liberté individuelle. Jacques mourut peu de
temps après (1" avril 1625). Il venait à peine de décider
le mariage de son fils avec Henriette de France, sœur de
Louis XIII.
Jacques I*'', ou maître Jacques, comme disait Henri IV,
discutait beaucoup, il n’écrivait pas moins : ses principaux
^ ouvrages furent le Basilicon Doron et la Vraie loi des monar-
chies libres. Les Tudors avaient fondé, en fait, le pouvoir
absolu ; le premier des Stuarts voulut le fonder en droit, et le
second des ouvrages qu’on vient de citer est l’exposé dogma-
tique de cette théorie. Jacques y déclare que le roi com-
mande et que le sujet obéit; que les rois régnent en vertu du
droit divin, et que le Tout-Puissant, dont ils sont l’image,
les a placés au-dessus de la loi; que, par conséquent, un
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L’ANGLETERRE SOUS LES STUARTS ET CROMWELL. 321
prince peut faire des statuts et punir sans l’intervention d’un
parlement, et qu’il n’est pas lié à la stricte observation des lois
de l’État.
Ce que le roi écrivait, le clergé anglican l’érigeait en dogme,
et, dans ses canons de 1606, il recommandait expressément
l’obéissance absolue envers le monarque.
Cette double affirmation était une double imprudence. Il y
a des problèmes qu’il ne faut point poser, parce qu’ils provo-
quent des solutions contraires. Le despotisme peut vivre long-
temps dans les faits, il ne peut se laisser discuter longtemps.
Jacques I*' voulait être despote et ne savait pas l’être. Pen-
dant qu’il écrivait la théorie de l’obéissance passive, la nation
s’habituait par la discussion à la liberté, et y arrivera bientôt
par une révolution
Charlen I» (t«*S
L’Angleterre attendait beaucoup de son nouveau roi. C’était
un prince de mœurs graves et pures, appliqué, instruit, qui
maintenait dans sa maison la règle et la décence. Ses ma-
nières et son air imposaient aux courtisans et plaisaient au
peuple; ses vertus lui auraient valu l’estime des gens de
bien, si la bonne foi y avait été jointe. Son avènement excita
des sentiments unanimes de joie et d’espérance. Mais cette
joie diminua quand on vit le roi donner sa confiance à Buc-
kingham, et la nouvelle reine ne s’entourer que de catholi-
ques. L’esprit défiant des réformés vit un péril sérieux dans
les intrigues bruyantes, mais sans portée d’une femme im-
prudente.
Compromis par son entourage, Charles I" était, d’ailleurs,
en dissentiment avec la nation sur les questions fondamen-
tales du droit politique. Son père l’avait imbu des doctrines
de l’absolutisme. Il voyait dans le reste de l’Europe les liber-
tés communales vaincues, les prérogatives aristocratiques
L Sous Jacques I*', découvertes faites dans le nord de l’Amérique par
Davis (1607); Hudson {16 (O); et Baffîn (t6l6); prise de possession des Ber-
mudes (1609); mort de Sliakspcare à 53 ans (1615 ou 1616); apparition du
premier journal régulier en Angleterre (1622)
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CHAPITRE XIX.
322
anéanties, et le pouvoir des rois élevé au-dessus de toute
contradiction et de toute entrave. Charles I" aimait- ses su-
jets; mais pour assurer leur bonheur, il entendait, comme
les Tudors, garder sous clef leur liberté. Il oubliait ce qui
avait amené, non la perte, mais l’éclipse des libertés publi-
ques : la fatigue de trente années de guerre, durant la lutte
des deux Roses; puis la question de la réforme qui, pendant ,
trente autres années, avait occupé tous les esprits; enfin la
guerre avec Philippe II, où il s’était agi de l’existence même
de l’Angleterre. En face de tels périls, le pays avait bien pu
laisser ses rois prendre le pouvoir absolu; mais maintenant
que l’Espagne était mourante, que la France ne menaçait pas
encore, et que la question religieuse était décidément vidée,
l'Angleterre voulait rentrer dans ses anciennes voies, et re-
prendre son ancien gouvernement représentatif momentané-
ment suspendu.
L’amour pour les libertés publiques se réveillait, en effet,
au sein de la bourgeoisie qui, enrichie sous Elisabeth et Jac-
ques I*' par le commerce et par l’industrie , avait profité
des prodigalités du roi et de ses courtisans pour devenir
créancière de la noblesse et de la couronne. Elle sentait
l’importance qu’elle avait dans l’État. Elle formait la majo-
rité dans la chambre des Communes; elle exerçait toutes
les professions libérales; elle était maîtresse des capitaux.
Rien d’étonnant k ce qu’elle voulût maintenant prendre
part au pouvoir, et contrôler les actes d’un gouvernement
malhabile.
Une autre force poussait l’Angleterre dans cette voie. Le
roi et les grands avaient bien fait, au seizième siècle, dans la
religion, leur réforme tout aristocratique; le peuple n’avait
pas fait la sienne, et cette réforme populaire, démocratique,
radicale, commençait à poindre : c’était celle des puritains,
Henri VIII et Élisabeth avaient constitué une Église officielle,
très-richement dotée, et plus docile envers le pouvoir que ne
l’avait jamais été l’Église catholique. Mais ce clergé, qui vi-
vait dans la splendeur , prêchait l’obéissance absolue envers
les princes , et se déclarait lui-même d’institution divine, ne
satisfaisait point ceux à qui on avait mis la Bible à la main, et
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L’ANGLETERRE SOUS LES STÜARTS ET CROMWELL. 323
qui ne voulaient plus y lire que le dévouement et la pauvreté
des premiers lévites, que les imprécations des prophètes contre
les tyrans, que la réprobation contre les habitudes idolâtri-
ques de l’Église établie, contre sa hiérarchie, son culte, sa
liturgie, et ses formules consacrées. Ceux qui demandent des
libertés politiques, ceux qui demandent des libertés religieuses
se rencontreront bientôt, et, réunis, feront une révolution
dont ils se disputeront ensuite les résultats.
I.e règne de Charles I'» se partage en trois périodes :
Dans la première (1625-1629), il essaye de gouverner avec
le parlement;
Dans la seconde (1629-1640), il gouverne sans le par!e-\
ment;
Dans la troisième (1640-1648), il est obligé de le subir; il
le combat et est vaincu.
On vient de voir qu’à l’avénement de Charles I", le gou-
vernement et le pays ne s’entendaient plus ; le roi en restant
aux théories absolutistes de son père, et la nation voulant en
revenir à ses vieilles libertés. L’inévitable lutte éclata dès les
premiers jours.
L’habitude était de voter les droits de douane pour toute
la durée du règne : la chambre basse ne les vota que pour
un an. C’était déclarer qu’elle se défiait, non pas du roi sans
doute, mais de son gouvernement. Charles, irrité, prononça
la dissolution de l’assemblée.
Le parlement de 1626 alla plus loin : à une demande de
subsides, il répondit par une exposition de griefs, et il mit en
accusation Buckingham. Le roi, pour sauver son favori, fut
encore obligé de renvoyer le parlement, comptant sur les em-
prunts forcés pour tenir lieu des impôts que la nation refu-
sait, et enrôlant des soldats pour intimider les citoyens, pro-
clamant en maint lieu la loi martiale pour suspendre la justice
ordinaire.
Dans l’espoir d’acquérir quelque popularité, Buckingham
décida Charles déjà aux prises avec l’Espagne, à entrer
en guerre avec la France, et mena une flotte au secours des
protestants de la Rochelle. Mais l’expédition échoua à l’atta-
que de l’ile de Ré par l’impéritie du général (1627), commi
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CHAPITRE XIX.
avait échoué^ en 1625, une tentative sur Cadix. Pour conju-
rer l’explosion du mécontentement public, Charles convoqua
un troisième parlement. Mais l’échec de Buckingham avait
enhardi les Communes. Elles arrivaient avec la résolution de
renverser le favori et de réformer les abus. Elles adressèrent
deux remontrances au roi, l’une contre la perception illégale
des droits de douane, l’autre contre Buckingham, que l’on
qualifiait d’entrepreneur de la misère publique. Charles per-
dit patience et prorogea le parlement; le fanatisme réformé
trouva alors son Ravaillac. John Felton assassina Buckingham
(1628), et l’année suivante le parlement formula la pétition
des droits de la nation. C’était comme la seconde Grande
Charte de l’Angleterre. Le roi l’accepta : il s’engageait donc
à ne lever jamais d’impôt sans le consentement des cham-
bres, à ne jamais emprisonner personne que selon les formes
de la loi, h ne jamais établir de cours martiales. Mais quel-
ques semaines étaient à peine écoulées, qu'il oubliait sa pa-
role, renvoyait le parlement et jetait en prison les plus ardents
des députés. Un d’eux, sir John Eliot, y mourut après plu-
sieurs années de souffrances. Charles prit alors pour minis-
tres deux hommes résolus, l’archevêque Laud et sir Thomas
Wentworth, plus tard comte de Strafford, un des chefs de
l’opposition dans le parlement et l’auteur du bill des droits,
mais qui , dévoré d’ambition , ne recula point devant une
apostasie et se proposa de jouer en Angleterre le rôle que
jouait en ce moment Richelieu en France.
Charles resta onze années, espace plus long qu’il ne s’était
jamais vu, sans réunir le parlement (mars 1629-avril 1640).
Se passer des chambres, c’était se condamner à l’économie et
à l’inaction. Le roi se hâta de conclure la paix avec la France
et l’Espagne, et se tint à l’écart de la grande lutte engagée
sur le continent entre les deux principes religieux qui se dis-
putaient l’empire du monde. L’Angleterre, qu'Élisabeth avait
mise h la tête du protestantisme, resta sous Charles !'■ étran-
gère à la guerre de Trente ans !
Méprisé au dehors, le roi n’en fut pas beaucoup plus fort
au dedans. Il avait cru trouver le repos au sein du pouvoir
absolu; mais, dans son propre palais, deux partis se dispu-
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L ANGLETERRE SOUS LES STÜARTS ET CROMWELL. 325
tæent déjà le despotisme naissant : la reine, autour de laquelle
s agitaient bien des intrigues; les ministres, qui ne voulaient
m du papisme, ni des dilapidations de HenrieUe. Le malheu-
tTqu^r^^^^ ^ concilier ces rivalités domes-
Ge gouvernement si faible n’en était pas moins tyranni-
que. Des impôts non votes, comme le ship-money (1634) et
par conséquent illégaux, étaient établis; les adversaires de la
cour étaient emprisonnés sans jugement et condamnés par la
chambre etoilee ou par le conseil d’York que Strafford prési-
dait. Laud et sa haute commission, vrai tribunal du saint-
office, poursuivaient les dissidents avec une incroyable bar-
barie. Ainsi le docteur Leighton était, pour une brochure
condamné au pilon, au fouet, à la mutilation des oreilles •
après quoi, le bourreau lui fendit le nez, lui marqua la figure
d un fer rouge. Memes peines contre l’avocat Prynne, contre
Bastwick, contre le ministre Burton. Même héroïsme aussi
chez ces nouveaux martyrs, et la persécution doublait chaque
jour le nombre de leurs adhérents. « Chrétiens, disait Prynne
mis sur le pilori, si nous avions fait cas de notre liberté nous
ne serions pas ici; c’est pour votre liberté à tous que’ nous
avons compromis la nôtre : gardez-la bien, je vous en con-
jure, tenez ferme, soyez fidèles à la cause de Dieu et du pays •
autrement vous tomberez, vous et vos enfants, dans une éter-
nelle servitude. » Les sectes puritaines se multipliaient, mal-
gré l’ardeur inquisitoriale du primai Laud, et d’intrépides
soldats se préparaient pour la lutte prochaine.
G est aussi vers cette époque que les émigrations en Améri-
que s accrurent, au point qu’on estime à plus de 1 2 millions
de francs les valeurs sorties du pays. A des titres divers le
gouvernement était' si odieux, que des milliers d’hommes se
détachaient de la patrie. En 1627, des puritains allèrent re-
joindre autour de la baie de Massachusetts les émigrés de
1618; trois ans plus tard, les colonies du New-Hampshire et
du Maine étaient fondées. Le gouvernement s’alarma de ce'
déplacement de populations désaffectionnées. Un ordre du
conseil interdit les Ànigrations aux dissidents. A ce moment,
huit navires prêts à partir étaient à l’ancre dans la Tamise :
TEMPS MODERNES. jg
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CHAPITRE XIX.
sur un d’eux était déjà monté Cromwell. 11 obéit, mais d’au-
tres continuèrent à chercher un sol plus hospitalier. De 1635
à 1637 se formèrent les colonies de Connecticut, de Rhode-
Island et de la Providence.
Le procès de Hampden aurait dû pourtant éclairer le roi et
ses ministres (1636). L’immense popularité qui entoura aussi-
tôt ce grand citoyen, parce qu’il avait su opposer à l’impôt du
ship-money ou taxe des vaisseaux un refus cahne et une ré-
sistance légale, indiquait assez au pouvoir que sa politique
était contraire au sentiment de la nation. Les ministres s’obs-
tinèrent dans leur aveuglement. Strafford, vice-roi d’Irlande,
y avait organisé une armée permanente, grâce à laquelle il
pouvait se vanter d’avoir rendu dans l’ile le roi aussi absolu
que quelque prince qu’il y eût au monde. Laud, de son côté,
traquait les non-conformistes et les punissait avec une telle
rigueur, que toute l’Angleterre prit le masque de la soumis-
sion religieuse. A la veille même de la révolution, les évêques
lui écrivaient qu’ils ne pouvaient plus trouver un dissident
dans leurs diocèses , comme les ministres de Louis XIV lui
annonçaient, après la révocation de l’édit de Nantes, qu’il
n’y avait plus de protestants dans le royaume. Laud vou-
lut étendre sa victoire sur la presbytérienne Écosse et lui im-
poser une liturgie nouvelle qui se rapprochait de la liturgie
catholique. Une émeute éclata à Edimbourg (1637). Le roi
refusa de céder. Alors les presbytériens formèrent, sous le
nom de Covenant, une association à la fois politique et reli-
gieuse qui compta bientôt pour adhérents la population écos-
saise tout entière (1638). Charles marcha avec 20 000 hommes
contre les covenantaires ; mais il n’osa livrer bataille et accorda
aux rebelles l’abolition de la liturgie de Laud (1639).
C’était un échec grave ; Charles, à bout de ressources ,
convoqua un quatrième parlement ; cette assemblée refusa
d’accorder le moindre subside avant qu’il eût été fait droit
aux griefs de la nation. Elle demandait que le roi fût tenu de
convoquer le parlement tous les trois ans, que l’indépendance
des élections et des débats fût assurée, que la liberté poli-
tique fût fermement garantie. « Il faut, dit 'Strafford, que
Charles avait rappelé d’Irlande, faire rentrer à coups de fouet
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L’ANGLETERRE SOUS LES STÜARTS ET CROMWELL. 327
ces gens-là dans leur bon sens, » et le petit-parlement lut
dissous. Mais l’armée anglaise, pleine de sympathie pour ses
frères d’Écosse , se dispersa plutôt que de combattre , et
Strafford fut contraint de se replier sur York (1640). La
royauté était acculée à une impasse. Elle avait tiré l’épée, et
pour soutenir la guerre elle n’avait pas un écu. Le système
des confiscations , des amendes , des taxes arbitraires était ^
épuisé , Charles s’avouant vaincu recourut à un cinquième î
parlement. « Ce fut cette assemblée fameuse qui, en dépit iC*
de bien des fautes et de bien des malheurs, a de justes titres ^
à la reconnaissance de tous ceux qui, dans toutes les parties
du monde, jouissent des bienfaits du gouvernement consti-
tutionnel (lord Macaulay). »
l.e Ions parlement (lAM-lAM).
Après onze ans de despotisme, Charles I", en faisant appel
au pays, donnait un démenti éclatant au système qu’il avait
suivi jusqu’alofs. Le roi reconnaissait son impuissance à gou-
verner seul l’Angleterre^Il appartenait aux Communes de se
faire leur part légitime ; mais la liberté , trop longtemps
opprimée, voulut prendre une revanche, et, comme il arrive
toujours, dépassa le but. Le parlement s’empara de l’autorité.
Perception et administration de l’impôt, emprunts, jugements
même, il envahit toutes les fonctions ; tous les droits du pou- ;
voir exécutif. Il abolit les tribunaux exceptionnels, proclama f
sa périodicité, enfin décréta d’accusation le comte de Straf-
ford, en qui se personnifiait toute la politique royale depuis
onze ans.
Ce procès excita un intérêt immense. Au fond, c’était le
procès de la royauté, avant le procès du roi. Habile, éloquent,
courageux, l’accusé montra en face du péril une grandeur
d’âme qui a fait oublier ses fautes. ■*« Pendant dix-sept jours
il discuta, seul contre treize accusateurs qui se relevaient tour
à tour, les faits qui lui étaient imputés. Un grand nombre
furent prouvés pleins d’iniquité et de tyrannie ; mais d’autres,
exagérés, ou accueillis par la haine, furent faciles à repousser,
et aucun ne rentrait, à vrai dire, dans la définition légale de
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328 • CHAPITRE XIX.
la haute trahison. Strafford mit tous ses soins à les dépouiller
de ce caractère, parlant noblement de ses imperfections, de
ses faiblesses, opposant à la violence de ses adversaires une
dignité modeste , faisant ressortir, sans injures , l’illégalité
passionnée de leurs procédés. D’odieuses entraves gênaient sa
défense; ses conseils, obtenus à grand’peine et malgré les
Communes, n’étaient point admis à parler sur les faits ni à
interroger les témoins ; la permission de citer des témoins à
décharge ne lui avait été accordée que trois jours avant l’ou-
verture des débats, et la plupart étaient en Irlande. Dans
chaque occasion, il réclamait son droit, remerciait ses juges,
s’ils consentaient à le reconnaître, ne se plaignait point de
leur refus, et répondait simplement à ses ennemis qui se
courrouçaient des lenteurs suscitées par son habile résistance :
« Il m’appartient, je crois, de défendre ma vie aussi bien
qu’à tout autre de l’attaquer »
La chambre des lords allait l’absoudre ; les Communes,
par un bill d'attainder*, le mirent hors la loi. Charles seul
pouvait le sauver en refusant de sanctionner le bill. Strafford
se sacrifia dans une lettre sublimé. Le roi eut la faiblesse
d’accepter ce sacrifice et signa l’arrêt de mort de son ministre.
Strafford, pour toute réponse, leva les mains au ciel et mur-
mura ; Nolite confidere principibus et filiis hominum, quia
non est salus in illis. Le gouverneur de la Tour l’engageait à
prendre une voiture pour échapper aux violences du peuple ;
il refusa et sortit à pied, précédant les gardes et promenant de
tous côtés ses regards, comme s’il eût marché à la tête de ses
soldats. Arrivé sur l’échafaud : « Je souhaite, dit-il, à ce
royaume toutes les prospérités de la terre ; vivant, je l’ai tou-
1. Guizot, Histoire delà révolution d’ Angleterre, t. I, p. t75.
2. Un bill i’attainder est une loi votée contre un particulier. En Angle-
terre, pour condamner un accusé, il faut non-seulement que les juges soient
convaincus de sa culpabilité, mais qu'il y ait une preuve légale, que deux té-
moins au moins déposent contre l’accusé. Or, pour atteindre un homme prc-
snmé coupable de haute trahison, et qu’il ne serait pas possible de faire con-
damner par la loi, on porte contre lui un bill d’attainder, qui est discuté
dans les chambres .comme une loi générale. Strafford fut ainsi déclaré cou-
pable et condamné, non par nn jugement légal, mais par un acte législatif du
parlement. Par le bill d'attainder les enfants eux-mémes de la victime sont
frappés. Ils ne peuvent hériter de ses biens, litres ei honneurs.
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L’ANGLETERRE SOUS LES STUARTS ET CROMWELL. 329
jours fait; mourant, c’est mon seul vœu. Mais je supplie
chacun de ceux qui m’écoutent d’examiner sérieusement, et la
main sur le cœur, si le début de la réformation d’un royaume
doit être écrit en caractères de sang ; pensez-y bien en ren-
trant chez vous. » Puis il posa si tête sur le billot et donna
lui-même le signal (27 mai 1641). Laud, mis en prison en
même temps que Strafford, ne fut condamné et exécuté que
quatre ans après.
Le supplice du comte de Strafford, du grand délinquant,
comme on l’appelait, frappa de terreur tous les agents du
pouvoir, et livra entièrement aux deux chambres l’autorité
royale. Sur ces entrefaites, les Irlandais se révoltèrent et
massacrèrent 40 000 protestants anglais. Les intrigues catho-
liques de la reine rendaient le roi suspect, et lui-même, en
essayant de surprendre en Écosse les chefs covenantaires
Argyle et HamUton, autorisait la croyance à un vaste complot
formé par la cour contre les meneurs populaires. Lorsqu’il
demanda les moyens de réduire l’Irlande, le parlement ré-
pondit par une amère remontrance, où se trouvaient énu-
mérés tous les griefs de la nation depuis le commencement du
règne. En même temps on accordait aux Écossais 300 000 li-
vres sterling, à titre d’indemnité et de récompense, et l’on
votait le bill de la milice, par lequel le parlement devait inter-
venir dans l’organisation de l’armée et la nomination de ses
chefs.
Charles tenta un coup d’État pour ressaisir le pouvoir ; il
vint en personne au parlement arrêter les chefs de l’opposi-
tion. Mais la chambre refusa de livrer les députés, et devant
l’attitude menaçante du peuple le roi n’osa employer la force.
Il quitta Londres, pour commencer la guerre civile (1642).
Le parti du parlement avait la capitale, les grandes villes,
les ports, la flotte. Le roi avait la plus grande partie de la
noblesse, plus exercée aux armes que les troupes parlemen-
taires. Dans les comtés du nord et de l’ouest, les royalistes ou
cavaliers dominaient ; les parlementaires ou têtes rondes dans
ceux de l’est, du centre et du sud-est, les plus peuplés, les
plus riches, et qui, contigus d’ailleurs, formaient comme une
ceinture autour de Londres.
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330
CHAPITRE XIX.
Le roi eut d’abord l’avantage. De Nottingham, où il avait
arboré son étendard, il marcha vers les comtés de l’ouest,
plus favorables à sa cause, pour y recruter des volontaires,
rencontra à Worcester l’armée du parlement, mais sans en-
gj^er avec elle un choc à fond, et prit la route de Londres.
Esse.v, pour l’arrêter, livra la sanglante et indécise bataille
d’Edgehill (24 octobre 1642). Charles, n’espérant plus em-
porter sa capitale par surprise, se retira sur Oxford, où il
prit ses quartiers d’hiver, attendant les secours que la reine
devait lui amener de Hollande. La campagne suivante s’ouvrit
bien pour lui ; partout les troupes parlementaires furent bat-
tues, et nombre de villes dans le nord et le sud-ouest furent
prises. Mais le parlement redoubla d’énergie : plusieurs
membres des Communes prirent les armes. Hampden leva
parmi ses propres tenanciers, ses amis et ses voisins, un
régiment d’infanterie qui fut bientôt renommé par sa disci-
pline et son courage. Olivier Cromwell, qui commençait alors
à sortir de l'obscurité, forma dans les comtés de ,1’est, avec
les fils de fermiers et les petits propriétaires, des escadrons
d’élite qui opposèrent l’enthousiasme religieux aux sentiments
d’honneur qui animaient les cavaliers. Le roi assiéga Glocester,
la seule ville qui gênât encore ses mouvements dans l’ouest.
Elle fit une résistance héroïque qui donna le temps au parle-
ment de rassembler ses forces. A l’approche dTEssex, Charles
se retira, mais manœuvra de manière à couper au comte la
route de Londres, et se posta à Newbury ; les parlementaires
passèrent sur le corps de son armée, après une lutte acharnée,
où périt lord Falkland, l’honneur du parti royaliste. Cette
victoire décida le parlement h s’unir aux Écossais ; un Cove-
nant solennel fut juré entre les deux peuples. De son côté, le
roi essaya de soulever les Highlanders, et traita avec les
catholiques d’Irlande qui étaient toujours en armes depuis le
grand massacre. Il rappela auprès de lui les troupes char-
gées de les combattre (1643).
Le parlement n’était qu’une coalition de partis opposés.
Unis contre leé prétentions absolutistes du roi, ils ne s’accor-
daient plus sur les conditions du gouvernement. Les presby-
trriens, qui abolissaient la hiérarchie dans l’Église, voulaient
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L’ANGLETERRE SOUS LES STÜARTS ET CROMWELL. 331
la conserver dans l'Etat; les indépendants repoussaient la
pairie comme l’épiscopat, la souveraineté politique du roi
comme sa suprématie religieuse. Plus hardis que leurs rivaux
et plus conséquents, ils faisaient appel aux sentiments les
plus énei^ques du cœur humain, l’amour de la liberté et le
besoin de l’égalité. Autour d’eux se groupaient les mille sectes
issues du puritanisme : niveleurs, anabaptistes, millénaires.
Enhn ils avaient à leur tête des hommes d’une habileté pro-
fonde : Ludlow, Vane, Haslerig, et surtout Olivier Cromwell.
Tout en ce dernier leur avait plu d’abord : son exaltation re-
ligieuse, son empressement à se faire l’égal et le compagnon
de ses plus grossiers amis, ce langage mystique et familier,
ces manières tour à tour triviales et enthousiastes qui lui
donnaient l’air, tantôt de l’inspiration, tantôt de la franchise,
même oe libre et souple génie qui semblait mettre au service
d’une cause sainte toutes les ressources de l’habileté mon-
daine. Aussi avait-il l)ientôt acquis sur eux un puissant empire.
Si la discorde régnait parmi les parlementaires, elle existait
aussi dans le parti royaliste. A Oxford, comme à Whitehall,
la cour était divisée par de misérables intrigues. Un parle-
ment que Charles composa avec ses fidèles fut inutile, et,
malgré sa docile complaisance, irrita le roi, qui l’ajourna pour
se délivrer de ce qu’il appelait de lâches et séditieuses mo-
tions, tant l’ombre même. d’une libre discussion lui était
importune.
La campagne de 1644. fut remarquable par un grand dé-
ploiement de forces des deux côtés. L’armée royale du nord,
commandée par le prince Robert, fut complètement battue à
Marston-Moor, près d’York (2 juillet). Ce grand succès était
dû au génie de Cromwell et à l’invincible ténacité de ses
escadrons. Ils gagnèrent sur le champ de bataille le surnom
de côtes de fer. Dans le sud, Essex et Waller, les généraux
presbytériens, éprouvaient défaite sur défaite; le premier
était réduit à capituler. En Écosse, le vaillant comte de Mont-
rose avait débarqué avec des bandes irlandaises, soulevé les
Highlanders et remporté coup sur coup deux victoires. Le roi
pour la troisième fois marchait sur Londrçs; le peuple fer-
mait les boutiques, priait et jeûnait, lorsqu’on apprit que
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332
CHAPITRE XIX.
Charles venait d’être battu h Newbury par Cromwell et Man-
chester. Les parlementaires avaient fait des prodiges : à la vue
des canons qu’ils avaient perdus naguère dans le comté de
Cornouailles, ils s’étaient précipités sur les batteries royales,
avaient ressaisi leurs pièces, et les avaient ramenées en les
embrassant.
Les succès de Cromwell rendirent plus audacieux le parti
des indépendants. En minorité dans le parlement, ils s’empa-
rèrent de la guerre par le bill célèbre du renoncement qui
exclut les députés, c’est-à-dire la première génération parle-
mentaire des fonctions publiques, faute qui fut renouvelée
par notre première assemblée constituante (1645). Le comte
d’Essex, général des presbytériens, donna sa démission ; un
indépendant lui succéda, Fairfax, sur qui Cromwell exerçait
un empire absolu.
Les indépendants, maîtres de l’armée, agirent d’ailleurs
avec promptitude : ils écrasèrent à Naseby la dernière armée
du roi (1645). On trouva dans les bagages de Charles la
preuve qu’en dépit de ses protestations il avait invoqué l’ap-
pui des étrangers et particulièrement celui des Irlandais. En
même temps, Montrose était surpris et battu par les cove-
nantaires écossais. Le prince Robert rendait Bristol sans
coup férir. Le roi, désespéré, se retira par lassitude plutôt
que par choix dans le camp des Écossais, où le résident de
France lui faisait espérer un asile, et où il s’aperçut bientôt
qu’il était prisonnier (1646). Les Écossais le livrèrent au par-
lement pour 400000 sterling (1647).
Les presbytériens et les indépendants avaient eu peine à
s’entendre pendant la lutte, en face du péril; ce fut bien pis
après la victoire. Comme les presbytériens dominaient dans
le parlement et leurs adversaires dans l’armée, l’antagonisme
éclata entre ces deux corps. Le parlement, sous prétexte
que la guerre était finie, voulut licencier une partie des
troupes. Alors une fermentation menaçante se manifesta
parmi les soldats. - L’armée adressa aux communes des
suppliques qui pouvaient passer pour des ordres. La Cham-
bre les repoussa avec énergie. « Ces gens-là, dit Cromwell,
n’auront pas de repos que l’armée ne les ait mis dehors par
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L’ANGLETERRE SOUS LES STUARTS ET CROMWELL. 333
les oreilles. » Il allait se charger lui-même d’accomplir la
prédiction.
Peu s’en fallut que ces dissensions ne fissent regagner à
Charles tout le terrain qu’il avait perdu. Les deux partis
se disputèrent le roi. Un détachement de l’armée l’enleva
d’Homlby, où il était à la discrétion du parlement. Cromwell
et les généraux indépendants négocièrent avec lui. Mais
Charles n’était pas sincère. « Sois tranquille sur les conces-
sions que je pourrai faire, écrivait-il à la reine. Je saurai
bien, quand il en sera temps, comment il faut se conduire
avec ces drôles-là, et au lieu d’une jarretière de soie, je les
accommoderai d’une jarretière de chanvre. » Cromwell inter-
cepta la lettre pt résolut dès lors la ruine du roi. Charles, au-
quel il fit passer des avis menaçants, s’échappa et se réfugia
dans l’ile de Wight, dont le gouverneur était une créature
de Cromwell (1648).
Cette fuite du roi fut pour les cavaliers le signal d’une •
nouvelle prise d’armes et d’une seconde guerre civile. Mais
Cromwell, qui venait de rétablir la discipline parmi ses sol-
dats, en intimidant les niveleurs, saisit avec joie l’occasion de
recouvrer son influence par la guerre. Il vainquit les roya-
listes dans le pays de Galles, tandis que Fairfax les battait
autour de Londres, et les Écossais ayant envahi l’Angleterre,
il courut à leur rencontre et les écrasa à Preston.
Cependant les presbytériens, plus hardis en son absence,
ouvrirent avec Charles I" une nouvelle négociation, et, après
quelques conférences, firent déclarer par la Chambre des
Communes que les concessions du roi offraient des bases suf-
fisantes pour traiter de la paix. Aussitôt Cromwell fit enlever
le prince de l’île de Wight, et purgea le parlement. Tous les
presbytériens furent expulsés; l’assemblée se trouva réduite à
quatre-vingts membres, et aucune voix ne vint plus troubler le
parti des indépendants dans sa victoire. Le procès du roi com-
mença. Charles comparut devant une haute cour de justice
présidée par John Bradshaw, cousin de Milton, et dirigée par
Cromwell. Il refusa de les reconnaître pour juges, mais n’en
fut pas moins condamné et, malgré l’intervention des ambas-
sadeurs hollandais, exécuté. Il montra sur l’échafaud un ad-
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CHAPITRE XIX.
mirable sang-froid, ne regrettant de tous ses actes que sa
faiblesse lors du procès de Strafford. « Que Dieu me préserve,
dit-il, de me plaindre 1 L’injuste sentence dont j’ai permis
l’exécution à l’égard de Strafford est punie maintenant par
une autre sentence injuste. » (9 février 1649.)
« Il s’écoula peu de temps avant qu’il ne fût manifeste que
les fanatiques religieux et politiques, auxquels on doit attri-
buer cet acte, avaient commis non-seulement un crime , mais
encore une erreur. Ils avaient donné à un prince , connu
jusqu’alors de son peuple surtout par ses défauts, l’occasion
de déployer sur un grand théâtre, aux yeux de toutes les na-
tions et de tous les siècles , quelques-unes des qualités qui
attirent irrésistiblement l’admiration et l’amour du genre
humain, le courage élevé d’un brave gentilhomme, la patience
et la douceur d’un chrétien pénitent. Bien plus , ils avaient
exécuté leur vengeance de telle sorte que cet homme, dont
• toute la vie se composait d’une succession d’attaques contre
les libertés de l’Angleterre , semblait maintenant mourir
martyr de ces mêmes libertés. Jamais démagogue ne fit au-
tant d’impression sur l’esprit public que ce roi captif qui,
gardant dans cette extrémité toute sa dignité royale et affron-
tant la mort avec un courage indomptable, exprima lui-
même les sentiments de son peuple opprimé, refusa virile-
mfent de se justifier devant une cour illégalement formée , en
appela de la violence militaire aux principes de la constitution,
demanda de quel droit la Chambre des Communes^ avait été
diminuée de ses membres les plus respectables, de quel droit
la Chambre des Lords avait été privée de ses fonctions légis-
latives, et avertit ses auditeurs, fondant en larmes, qu’il ne
défendait pas seulement sa cause, mais la leur. Les longues
exactions de son mauvais gouvernement , ses innombrables
perfidies, furent oubliées. Sa mémoire s’associa dans l’esprit
de la grande majorité de ses sujets avec ces institutions libres
que pendant tant d’années il avait travaillé à détruire, car ces
institutions libres avaient péri avec lui et n’avaient été défen-
dues que par sa voix seule, au milieu du morne silence d’une
société compiimée par les armes. Dès ce jour commença une
réaction en faveur de la monarchie et de la maison royale-
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L’ANGLETERRE SOUS LES STÜARTS ET CROMWELL. 335
exilée, réaction qui ne s’arrêta que lorsque le trône eut été
rétabli dans son ancienne splendeur. • (Macaulay.)
république d’Angleterre
Les indépendants avaient proclamé la république. Mais
l’Écosse protesta. Elle se souvenait maintenant que les Stuarts
étaient de race écossaise, et le sentiment national se réveilla
si vif, à la nouvelle du supplice de Charles, que le duc
d’Argyle, gouverneur au nom du parlement, se laissa 'entraî-
ner : Charles U , fils aîné du feu roi , fut proclamé roi
d’Écosse, d’Angleterre, de France et d’Irlande, à condition
qu’il reconnaîtrait le Covenant. Charles retiré à la Haye,
en Hollande, refusa de souscrire aux clauses qu’on lui voulait
imposer, et, dédaignant les presbytériens d’Ecosse, se rendit
en France auprès de sa mère Henriette, pour aller de là re-
joindre les royalistes irlandais.
C’en était fait de la domination anglaise et de l’oppression *
protestante en Irlande, si l’union du prétendant et des re-
belles se consommait. Le parlement d’Angleterre se hâta
de nommer Cromwell lord lieutenant d’Irlande. Il ne voulut
partir qu’avec des forces immenses. Outre l’armée ordinaire
de 45 000 hommes, il obtint un corps de 1 2 000 vétérans,
et rien de ce qu’il demanda en argent, vivres ou mimitions
ne lui fut refusé. Déjà les royalistes venaient d’être mis en
pleine déroute près de Dublin, à la journée de Rathmines.
Cromwell alla recueillir les fruits de cette grande victoire, et
ouvrit la campagne par le siège de Drogheda. La ville fut
prise d’assaut : on égorgea toute la garnison; plus de 1000
habitants, qui s’étaient réfugiés dans la cathédrale, eurent le
même sort. Ces scènes horribles se renouvelèrent un mois
après à Wexford. Habitants, soldats, tout fut passé au fil de
l’épée. On tua jusqu’aux femmes (1649). Une telle barbarie
poussa les Irlandais au désespoir : Kilkenny et Clonmell se
défendirent avec tant d’énergie, que le lord lieutenant dut
leur accorder ime capitulation honorable (1630). An milieu de
ces succès, dopt la gloire était tachée de sang, Cromwell fut
rappelé en Angleterre par les progrès menaçants des Ecossais.
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CHAPITRE XIX.
Le désastre de Rathmines avait empêché Charles II d’abor-
der en Irlande, et l’avait réduit à renouer ses négociations
avec les presbytériens d’Écosse. Avant d’accepter les condi-
tions si dures au prix desquelles ils lui offraient la couronne,
il tenta de la conquérir par l’épée du vaillant comte de Mont-
rose. Cet homme héroïque était débarqué en Écosse avec
1200 hommes; mais les montagnards refusèrent de se joindre
à lui, et il fut écrasé par les presbytériens à Corbiesdale. On
le condamna à être pendu k une potence de trente pieds de
, haut. Sa tête devait être exposée sur une pique à Édimbourg,
ses bras sur les portes de Perth et de Stirling, ses jambes sur
celles de Glascow et d’Aberdeen. Il répondit qu’il se glorifiait
I de son sort, et regrettait seulement de n’avoir pas assez de
I membres pour fournir à toutes les villes du royaume une
preuve de sa loyauté. Comme dernière ignominie, l’exécutenr
suspendit k son cou sa récente proclamation avec l’histoire
^ de ses premiers exploits. Il sourit en disant que ses ennemis
^ lui donnaient une décoration plus brillante que l’ordre de la
Jarretière dont son souverain l’avait honoré. Charles II s’em-
pressa de désavouer Montrose, accepta sans réserve toutes les
demandes des commissaires écossais, jura de ne jamais per-
mettre le libre exercice de la religion catholique en Écosse,
ni en aucune autre partie de ses États, et quitta aussitôt la
Hollande pour venir prendre possession du trône qui lui était
offert.
Ainsi l’alliance du roi et des presbytériens se trouvait enfin
conclue et signée sur le cadavre du plus héroïque des chefs
royalistes. Les indépendants comprirent la gravité du péril et
rappelèrent Cromwell. Il passa la Tweed avec 1 6 000 vieux
soldats. Le général écossais, David Leslie, malgré la supé-
riorité numérique de ses troupes, se garda bien de hasarder
une bataille, et se tint obstinément un mois dans ses retran-
chements. Il voulait user l’armée anglaise; mais l’ardeur in-
sensée des ministres presbytériens l’emporta. Ils contraignirent
Leslie k attaquer. L’action s’engagea près de Dunbar. Au
premier choc, les indépendants furent culbutés; Cromwell
avec son régiment de piquiers rétablit le combat, mit les
Écossais en pleine déroute, leur tua 3000 hommes, en prit
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L’ANGLETERRE SOUS LES STÜARTS ET CROMWELL. 337
1 0 000 avec l’artillerie, les munitions et le bagage. Édimbourg
et LeiA se rendirent sans résistance (1650).
La défaite de ûunbar fut pour Charles II plus avantageuse
qu’une victoire. Elle diminua le rigorisme aveugle des minis-
tres, et donna au roi de la circonspection. En affectant d’aimer
le Govenant, il se concilia les presbytériens; en donnant la
préférence aux Hamilton sur les Campbell, il gagna les roya-
listes. Ainsi les deux partis qui divisaient l’Écosse depuis un
siècle se réunirent sous la bannière de Charles II, les presby-
tériens parce qu’ils croyaient à sa sincérité, les royalistes parce
qu’ils n’y croyaient pas. Il fut solennellement couronné à
Scone le 1" janvier 1651.^
Devenu vraiment roi d’Écosse et maître de l’armée, il en-
treprit de porter la guerre au cœur même de l’Angleterre,
pour rallier sur sa route les nombreux partisans sur lesquels
11 comptait. Il trompa Cromwell, se dirigea rapidement vers
le midi et marcha droit sur Londres. Mais les royalistes an-
glais ne bougèrent pas : à peine quelques milliers de cava-
liers répondirent-ils à l’appel du prince, et Cromwell accourut
avec 40 000 hommes. Ce fut près de Worcester que la ren-
contre eut lieu. Après une lutte acharnée, où Charles montra
une extrême bravoure, l’armée royale fut dispersée et la ville
prise. C’était le 3 septembre, le jour anniversaire de la vic-
toire de Dunbar (1651). Charles II n’échappa que par mira-
cle aux actives recherches de ses ennemis. Les diverses péri-
péties de sa fuite montrèrent, en même temps que son rare
sang-froid, le nombre et le dévouement tardif des royalistes
anglais. L’Écosse était enfin domptée, comme l’Irlande, et
toutes deux l'étaient pour la première fois.
Ainsi la révolution triomphait au dedans : au dehors, elle
déclarait la guerre à la Hollande. JJ acte de navigation fut une
attaque directe contre le commerce des Provinces-Unies
(9 oct. 1651). Cet acte célèbre interdisait l’entrée des ports
anglais à tout vaisseau chargé de marchandises qui n’étaient
pas un produit du sol ou du travail national du peuple dont
le navire portait le pavillon, et aucune marchandise d’Afrique,
d’Asie ou d’Amérique ne pouvait être importée que sur des
vaisseaux anglais. Cette loi, qui a fait la fortune navale de
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CHAPITRE XIX.
l’Angleterre, et qui est restée en vigueur jusqu’au 1" jan-
vier 1850, enlevait auX Hollandais - les rouliers des mers, »
comme fin les appelait, le monopole de la navigation, car leur
commerce était presque exclusivement un commerce de com-
mission. Les droits mis sur la pêche aux harengs, que les
Hollandais venaient chercher près des côtes britanniques,
achevèrent de brouiller les deux républiques. Les Hollandais
réclamèrent ; ils ne purent obtenir même un simple délai, et
le décret du parlement reçut une exécution immédiate. Ils ar-
mèrent pour protéger leur commerce. Les Anglais commen-
cèrent aussitôt les hostilités, ne rêvant rien moins que l’an-
nexion des Provinces-Unies. Ce projet chimérique échoua.
Mais les flottes hollandaises furent malheureuses, malgré le
génie de Tromp et de Ruyter. L’amiral anglais, Blake, se
plaça au niveau de ces illustres marins. Il vainquit de Witt et
Ruyter au nord-est de Douvres, le 8 octobre 1652; cinq mois
après Tromp, qui avait arboré au grand mât de son vaisseau
un immense balai en signe qu’il allait balayer l’Océan, eut le
dessous dans une action qui se continua pendant trois jour-
nées dans toute la longueur de la Manche. Au commence-
ment de 1654, les deux républiques, redoutant l’influence de
la maison d’Orange, qui venait de s’unir par mariage à celle
des Stuarts, conclurent la paix.
Ce furent les dernières victoires remportées sous les aus-
pices de la république : Cromwell venait de se faire nommer
protecteur, après avoir dissous le parlement.
Le parlement avait préparé sa chute en se décimant lui-
même ; il ne représentait plus la nation, mais un parti. Les
mécontents, et c’était à peu près tout le monde, désiraient un
pouvoir fort, moins d’intrigues, plus de probité. Il y avait
précisément un homme qui avait à la fois sauvé la bberté par
ses victoires contre les royalistes, et l’ordre social en écrasant
les niveleurs : c’était Olivier Cromwell, Nul n’avait montré
autant d’art à suivre, sans la devancer, l’opinion dominante,
il était sûr de l’armée, séduisait le peuple par sa piété, et
comptait même sur les royalistes qui aimaient mieux voir
l’autorité souveraine usurpée par un homme que de la voir
exercée par la nation. Le parlement allait rendre un acte
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L’ANGLETERRE SOUS LES STÜARTS ET CROMWELL. 339
pour se proroger ; Cromwell court à l’assemblée, et au mo-
ment du vote demande la parole. Selon sa coutume, il com-
mence par des protestations de modestie et d’humUité; puis il
s’anime, attaque amèrement les actes ; on l’interrompt. Alors,
jetant le masque, il s’écrie : « Vous n’êtes pas un parlement.
Dieu ne veut plus de vous. » Et, comme on murmure, il se
tourne successivement vers chacun des députés : « Toi, dit-il,
tu es un débauché; toi, un adultère; toi, un ivrogne; dispa-
raissez, disparaissez, tous !» Et, à chaque apostrophe, il frap-
pait du pied. C’était le signal convenu : des soldats entrent,
font descendre les représentants de leurs sièges, et les pous-
sent dehors. Quand la salle fut vide, Cromwell sortit, ferma
la porte, mit la clef dans sa poche, et fit afficher le soir même
cet écriteau ; MAISON A LOUER (30 avril 1653).
Cromwell composa alors un parlement qu’il déclara convo-
qué an nom du Saint-Esprit et qu’il fit dépositaire de l’auto-
rité souveraine en son nom et au nom des officiers de l’armée.
Les députés, gens honnêtes mais bornés, se prirent au sérieux
et voulurent gouverner. On les força de se dissoudre. Le
parlement Rareèone n’était pas plus heureux que le parlement
Rump. Puisque l’armée ne voulait pas soufl'rir de pouvoir
civil, c’était à elle d’organiser le gouvernement. Il était puéril
et peut-être dangereux de prolonger plus longtemps l’hypo-
crisie. Cromwell se fit proclamer lord protecteur (26 décembre
1653). On lui donna l’autorité souveraine : il était roi, moins
le nom.
Cromwell continua en Irlande l’œuvre du parlement. Ire-
ton, son gendre et son successeur dans le commandement des
troupes, n’avait pas rencontré de résistance sérieuse, grâce
aux dissensions des ennemis, et s’était rendu maître des trois
quarts de l’ile (1652). Clanricarde, chef des rebelles, après le
départ du duc d’Ormond , proposa une capitulation générale ;
mais Ludlow, investi du commandement par la mort préma-
turée d’Ireton, refusa de négocier. Il recommença la guerre
avec une nouvelle énergie et contraignit les divers chefs de la
révolte à faire séparément leur soumission. Au milieu de
l’année 1652, l’Irlande tout entière était au pouvoir des An-
glais. On la traita avec une horrible cruauté. Beaucoup de
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CHAPITRE XIX.
nobles, accusés d’avoir pris part au massacre de 1640, furent
condamnés et exécutés. On exila 40 000 soldats ou officiers,
on transporta en Amérique leurs femmes et leurs enfants.
Cependant, malgré toutes ces saignées d’un côté, et l’arrivée
continuelle des colons anglais et écossais de l’autre, il se trouva
que la population catholique excédait la population protes-
tante dans la proportion de 8 à 1 . On condamna à la confis-
cation totale les grands propriétaires de terres, à la confisca-
tion des deux tiers tous ceux qui avaient porté les armes contre
le parlement, et à celle d’un tiers ceux qui ne les avaient pas
portées pour lui. Quant à ceux dont les biens réels et per-
sonnels ne s’élevaient pas à une valeur de 10 livres sterling,
on leur offrit généreusement amnistie pleine et entière. La
population irlandaise reçut l’ordre de se transplanter dans le
Connaught avant le l*'mai 1654, et le premier venu eut le
droit de tuer l’Irlandais qu’il rencontrerait sur la rive gauche
du Shannon. L’Angleterre expie encore ces violences par la
triste situation où l’Irlande est depuis deux siècles.
En Écosse, c’était Monk qui était l’exécuteur des hautes
œuvres et du parlement et de Cromwell ; elle fut moins cruel-
lement traitée ; elle conserva ses lois , ses croyances et même
son existence nationale. Car le parlement fut renversé au mo-
ment où il allait accomplir l’union des deux peuples de la
Grande-Bretagne, Cromwell abandonna ce projet.
Après un demi-siècle durant lequel l’Angleterre avait eu à
peine plus de poids dans la politique européenne que Venise
ou la Saxe, elle devint subitement une puissance redoutée.
Cromwell traita d’égal à égal avec tous les souverains de
l’Europe, vit son alliance mendiée par l’Espagne et recherchée
par la France qui l’obtint (1655). Les Hollandais vaincus
avaient été contraints de reconnaître la supériorité du pavillon
anglais et de payer les frais de la guerre. Blake pénétra avec
sa flotte dans la Méditerranée et châtia les Barbaresques.
La Jamaïque fut enlevée à l’Espagne, ainsi que Dunkerque,
après la victoire des Dunes' (1658), gagnée par Turenne et
ses auxiliaires anglais ; et cette acquisition consola la nation
de la perte de Calais. Enfin, il reprit le rôle d’Éüsabeth que
les Stuarts avaient abandonné , celui de défenseur du parti
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L’ANGLETERRE SOUS LES STÜARTS ET CROMWELL. 341
protestant. « Toutes les églises réformées , éparses dans les
royaumes catholiques romains, reconnurent Cromwell comme
leur protecteur. Les huguenots du Languedoc, les bergers
qui, dans les hameaux des Âlpes , professaient un protestan-
tisme plus ancien que celui d’Augsbourg, furent à l’abri de
l’oppression, grâce à la terreur qu’inspirait son grand nom.
Le pape lui-même fut forcé de prêcher l’humanité et la mo-
dération aux princes papistes, car une voix qui menaçait rare-
ment en vain avait déclaré que si les hommes de Dieu n’étaient
pas favorablement traités, on entendrait retentir les canons
anglais au château Saint- Ange. » (Macaulay.) « Cependant ce
gouvernement, si actif sans témérité, si habile à flatteries
passions nationales sans s’y asservir, qui au dehors faisait
grandir son pays sans le compromettre, et maintenait l’ordre
au dedans avec les soldats de la révolution, était obéi, craint,
admiré, mais ne s’enracinait pas. Les anciens partis subsis-
taient toujours, comprimés mais vivaces, et ne renonçant ni
à l’espérance ni à l’action. Dans le cours des cinq années de
l’empire de Cromwell , quinze conspirations et insurrections,
royalistes ou républicaines , mirent son gouvernement en
alarme ou sa vie en danger. Rien, il est vrai, ne réussit contre
lui; tous les complots furent déjoués et toutes les prises d’ar-
mes étouffées. Le pays ne s’y associait point et gardait son
repos. Mais il ne croyait ni au droit ni à la durée de ce pou-
voir toujours vainqueur. Au faîte de sa grandeur, Cromwell
n’était, dans la pensée publique, qu’un maître irrésistible
mais provisoire, sans rival mais sans avenir. » Il mourut le
3 septembre 1658, jour anniversaire de ses victoires de Dunbar
et de Worcester; il était âgé de cinquante-cinq ans.
Son fils, Richard, lui succéda; mais U n’avait pas plus la
force de gouverner qu’il n’en avait le désir. Les partis rele-
vèrent la tête; Richard, au bout de quelques mois, abdiqua
(1660). L’Angleterre tomba alors dans une profonde anarchie.
Le parlement et l’armée se disputèrent le pouvoir. Cromwell
avait laissé des lieutenants, mais point de successeur. Tous,
excellents dans les rôles secondaires , étaient incapables d’oc-
4. GailOt, Discourt sur l’hitloire de la révolution d’Angleterre.
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CHAPITRE XIX.
cuper le premier rang. Le plus habile fut celui qui termina
ce conflit d’ambitions subalternes, en imposant à tous la su-
périorité de la naissance, puisque celle du talent était morte
avec le protecteur. George Monk, collègue et rival de Blake
dans la guerre contre les Hollandais, administrateur habile de
l’Écosse, se décida à mettre fin aux luttes des partis en réta-
blissant la monarchie. Il ne poussa pas ouvertement son en-
treprise; il usa d’une duplicité profonde et trompa tout le
monde, ce qui peut être fort habile, mais n’est point honnête.
Il commença par casser le Rump qui s’était reconstitué après
la mort de Cromwell, et remplaça ce parlement usé par une
assemblée d’hommes nouveaux, inexpérimentés, partant do-
ciles à son impulsion. L’Angleterre n’en était pas moins indé-
cise, doutant qu’une république sincère fût possible, mais
n’osant en effacer le nom. C’était une de ces crises dans les-
quelles le succès appartient au plus patient. Les républicains,
inquiets de l’avenir, persécutés d’ailleurs dans leurs chefs, ne
surent pas attendre, et prirent les armes : ils furent aisément
écrasés, tant la guerre civile était devenue odieuse ! On ne vit
de salut que dans le retour de l’ancienne forme de gouverne-
ment , torys et wighs se rallièrent à cette pensée, et par leur
première coalition rétablirent la monarchie héréditaire ; ils en
feront une seconde dans vingt-huit ans, pour l’établissement
de la liberté constitutionnelle. Charies Stuart, en effet, fut
rappelé sans condition (1660). Imprudence qui empêcha de
finir la révolution, puisque aucune des questions qu’elle
avait soulevées n’était résolue et que ce retour au passé ren-
dra bientôt une autre révolution nécessaire. Quant à Monk,
il obtint le titre de duc d’AJbemarle et une grosse pension'.
‘I. En '<842, Hobbes, rérngié en France, publie son livre /V ciW, eten<653,
de relour en Angleterre, ses FJéments de philosophie, dans lesquels il veut
prouver qu’il n’y a d’autre droit que laJorce.'En •1647, George Fox , cordon-
nier de Leicester, Tonde la nonvelle secte des quakers.
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LA FRANCE DE 1643 A 1661.
343
CHAPITRE XX.
LA FRAXCE DE 1643 A 1061^ ÉTAT DE L’EUROPE
EN 1661.
Mazarin et la Fronde. — Guerre avec l’Espagne; traité des Pyrénées
(16r>9). — Situation de l’Europe en 1661.
Klasarln ei la Vrand«.
A la mort de Louis XIII comme à celle de Henri IV, la
France eut à subir les malheurs d’une minorité. Louis XIV
n’avait que cinq ans.
Sa mère, Anne d’Autriche, se fit déférer la régence sans
condition parle parlement, malgré le testament deLouis XHI,
qui lui adjoignait un conseil, et elle livra l’autorité au cardi-
nal Mazarin. C’était un Italien, né en 1602, d’une ancienne
tamille de Sicile, établie à Rome. Envoyé, en 1634, comme
nonce en France, il s’était fait remarquer de Richelieu, qui
l’avait attaché à sa fortune, et avait obtenu pour lui la pour-
pre romaine. La reine se confia à ce dépositaire des desseins
du grand cardinal, à cet étranger qui ne pouvait avoir en
France d’autre intérêt que celui du roi, et elle lui laissa pren-
dre sur elle-même un empire absolu.
L’administration de Richelieu avait eu trop d’ennemis et fait ■
trop de victimes pour qu’on pût, après sa mort, éviter une
réaction. Elle éclata en effet. Les prisonniers furent délivrés,
les exilés revinrent à la cotir, et Anne d’Autriche parut dis-
posée à leur abandonuer tout. Pensions, indemnités, privi-
lèges, honneurs, il suffisait de demander pour obtenir « Il n’y
avait plus, dit le cardinal de Retz, que trois petits mots dans
la langue française : La reine est si bonne ! » Béthune, La
Châtre, le duc de Beaufort affichaient de hautes prétentions,
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CHAPITRE XX.
même l’évêque de Beauvais, Potier, dont l’incapacité était no-
toire. On trouva bientôt leur vrai nom, et il est resté, les im-
portants. Mazarin n’eut pas de peine à renverser cette cabale.
On mit le duc de Beaufort à la Bastille, on envoya l’évêque de
Beauvais dans son diocèse, la duchesse de Ghevreuse dans ses
terres, et la reine nomma Mazarin premierministre(1643).
Ainsi le système de Richelieu était conservé : ses idées
triomphaient, et le pouvoir absolu qu’il avait fondé lui survi-
vait. Mazarin n’avait qu’à continuer l’œuvre commencée. Mais
pour que le despotisme administratif subsistât, il fallait qu’il
restât intelligent, éclairé, dévoué aux intérêts généraux et tou-
jours occupé du bien public. Mazarin n’était qu’un Richelieu
incomplet. 11 montra un génie supérieur dans la conduite des
affaires du dehors, mais géra les finances avec une légèreté et
surtout une avidité impardonnables. Il laissa prendre et prit
lui-même. Le désordre devint tel que l’État se vit menacé
d’une banqueroute. Le surintendant des finances, d’Émery,
ne reculait devant aucun expédient ; un édit de 1548 défendait
de bâtir dans un faubourg de Paris au delà de certaines li-
mites, sous peine de démolition, de confiscation et d’amende.
Le temps avait annulé cette ordonnance : d’Émery la fit re-
vivre. L’édit du toisé menaça dans leur fortune une multitude
de propriétaires. Cet édit ne frappait que les bourgeois : l’édit
du tarif, en élevant les droits d’entrée sur les vivres et les
marchandises, frappa tout le monde; mais tout le monde
parla aussi de ce que faisait à Naples le pêcheur Masaniello,
qui venait de soulever la ville contre les collecteurs d’impôt
et « on était résolu à suivre l’exemple des Napolitains. » La
population parisienne refusa de payer les nouvelles taxes, et
le parlement se fit son interprète. L’enregistrement des édits
fut d’abord repoussé, et la cour, après bien des luttes, n’ob-
tint que pour deux ans la levée de ces droits. Cependant les
besoins de l’État croissaient toujours : il fallait faire face
aux dépenses de la guerre contre la maison d’Autriche. Ma-
zarin demanda aux cours souveraines, comme prêt, quatre
années de leurs gages. Il avait eu soin d’excepter le parle-
ment. Mais les conseillers ne virent dans cette prétendue fa-
veur qu’un outrage, et, se déclarant solidaires des autres
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LA FRANCE DE 1643 A 1661. 345
cours, rendirent le célèbre arrêt d'union. Le grand conseil,
la cour des aides, la chambre des comptes et le parlement
nommèrent séparément une commission. Les quatre commis-
sions se réunirent dans la chambre de Saint-Louis, et se
constituèrent en assemblée délibérante. Elles formulèrent
leurs demandes en vingt-sept articles, et les présentèrent à
l’acceptation de la régente. Les vingt-sept articles contenaient
toute une révolution. Le parlement s’y attribuait le droit de
discuter et d’enregistrer tous les édits, de poursuivre les fonc-
tionnaires prévaricateurs, exigeait enfin qu’aucun sujet du roi
ne pût être détenu plus de vingt-quatre heures sans obtenir
d’être interrogé. C’était substituer à la monarchie absolue une
monarchie bmitée par une aristocratie de deux cents magis-
trats qui achetaient leur charge. Le parlement de Paris,'
trompé par la ressemblance du nom sur sa vraie puissance,
se croyait de force à jouer le rôle du parlement d’Angleterre.
« L’étoile était alors terrible contre les rois. » (Mme de Mot-
teville.)
A ce moment même le duc d’Enghien gagnait la victoire de
Lens. Ce grand succès enhardit Mazarin; il fit enlever, pendant
qu’on chantait le Te Deum à Notre-Dame , trois conseillers,
Broussel, Gharton et Blancménil, très-populaires à cause de
leur opposition à la cour. Au bruit de cet enlèvement le peuple
court aux armes; en moins de trois heures on construit deux
cents barricades, et cent mille combattants entourent le Palais
Royal, demandant la liberté de Broussel. Le parlement en
corps marche à pied vers la reine, à travers les barricades qui
s’abaissent devant lui, réclame ses membres emprisonnés et
ne peut rien obtenir. Anne d’Autriche veut résister jusqu’au
bout : les instances de Mazarin, qui lui disait qu’elle était
brave comme un soldat qui ne connaît pas le danger, et les
conseils de la reine d’Angleterre la décident à céder. Le calme
renaît sur-le-champ, « et toute la viUe semble plus tranquille
qu’un jour de vendredi saint. »
Mais la régente, irritée de ce qu’elle regardait comme un
acte de faiblesse, abandonna Paris avec son fils et Mazarin, et
se retira à Saint-Germain. Ce départ eut l’apparence d’une
fuite. Anne d’Autriche n’en fut pas moins contrainte de con-
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CHAPITRE XX.
iirmer tous les décrets rendus par la chambre de Saint-Louis ;
c’était le jour même où la paix de Westphalie avait été si-
gnée, le 24 octobre 1648. Le parlement se trouvait comme
investi du pouvoir législatif, et se comparait aux députés du
parlement d’Angleterre, élus et représentants de la nation.
En cédant, le premier ministre n’avait voulu que gagner du
temps : quand il fut délivré de la guerre étrangère, il résolut
d’en finir avec cette faction des gens du roi qui assassinaient
V autorité royale. Le 6 janvier 1649, Anne d’Autriche sortit de
Paris avec ses enfants, et appela des troupes autour d’elle. Le
parlement, incapable de lutter seul contre la cour, demanda
ou accepta les services des princes et des jeunes seigneurs qui
pouvaient s’amuser à la guerre civile sous un ministre qui ne
savait plus faire tomber les têtes. C’était le prince de Gonti,
frère du grand Coudé, le duc de Longueville, qui avait épousé
leur sœur, le duc de Bouillon, qui regrettait toujours Sedan,
le duc de La Rochefoucauld, et même le sageTurenne, entraîné
par son frère et par la duchesse de Longueville. L’âme
du complot était Paul de Condi, alors coadjuteur de son
oncle, archevêque de Paris, et plus tard cardinal de Retz.
C’était un homme de mœurs très-légères, malgré sa robe,
mais d’infiniment d’esprit et qui n’aspirait qu’à l’héritage de
Richelieu. Il se croyait l’étoffe d'un grand homme et le faisait
croire aux autres ; les circonstances n’en firent qu’un brouil-
lon. Condi gouvernait Paris avec des sermons, des aumônes et
des couplets. Il gagna le duc de Beaufort, petit-fils de Henri IV,
et essaya de gagner aussi Coudé ; mais le prince répondit avec
fierté à ses avances ; « Je m’appelle Louis de Bourbon, et ne
veux point ébranler les couronnes. >
La lutte qui commença alors mérita le nom que l’histoire
lui a conservé, celui d’un jeu d’enfants : la Fronde. Le parle-
ment nomma des généraux et chacun se taxa pour lever des
troupes. Vingt conseillers, créés par Richelieu, donnèrent
chacun 15 000 livres pour acheter la tolérance de leurs con-
frères, et ceux qui ne trouvaient ni un écu ni un soldat pour
le gouvernement réunirent 10 millions et 12 000 hommes.
Par arrêt du parlement, chaque porte cochère fournit un
homme et un cheval. Cette cavalerie fut appelée la cavalerie
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IA FRANCE DE 1643 A 1661. 347
des portes cochères. Le coadjuteur, archevêque titulaire de
Corinthe, avait un régiment qu’on nommait le régiment de
Corinthe : ce régiment ayant été battu, on appela son échec
la première aux Corinthiens. Les vingt conseillers, qui avaient
fourni chacun 15 000 livres n’eurent d’autre honneur que
d’être appelés les quinze-vingts.
Les gens du roi furent les premiers à vouloir se retirer de
cette bagarre. Ils avaient bien vite reconnu que les seigneurs
ne cherchaient qu’à perpétuer le désordre pour bouleverser
l’État. Quand le parlement sut qu’ils avaient signé un traité
avec l’Espagne, cette trahison décida les plus opposants, et le
premier président, Mathieu Molé, fut chargé de traiter avec
Mazarin. La convention de Ruel diminua certains impôts,
autorisa les assemblées des chambres, et ramena, après quel-
que hésitation, la cour à Paris (avril 1649).
La paix ne dura guère. Coudé voulait dominer le gouver- ^
nement qu’il avait protégé. Il fatigua k régente et le premier
ministre par des exigences continuelles; il les humilia par des
insolences de mauvais goût. Il écrivait au cardinal : AU'illus-
trissimo signor Faquino ; il lui disait un jour en prenant
congé de lui : Adieu, Mars! En même temps qu’il s’aliénait
la cour, il mécontentait les anciens frondeurs : il ne parlait
qu’avec mépris de ces bourgeois qui prétendaient à gouverner
l’État; il s’entourait de jeunes seigneurs, vains et présomp-
tueux, qui poussèrent à l’extrême les défauts de leur chef, et
qu’on appela les petits-maîtres. U ne fut pas difficile à Ma-
zarin de réunir tout le monde contre ce prince, « qui savait
mieux gagner des batailles que des cœurs ; » et il le fit arrêter
dans le Louvre, avec son frère le prince de Conti, et son beau-
frère le duc de Longueville (janvier 1650).
Un soulèvement éclata dans quelques provinces, mais il fut
réprimé facilement. Bordeaux se soumit ; et du Plessis-Praslin
battit à Rethel le maréchal de Turenne, qui venait d’envalûr
la Champagne avec une armée espagnole (décembre 1650).
Mais Mazarin se crut trop tôt vainqueur. Il avait promis au
coadjuteur le chapeau ùe carùmal, pour le rattacher aux in-
térêts de la reine : après l’événemerii il oublia sa promesse,
suivant son habitude. Le coadjuteur se rapprocha du parti de
t
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CHAPITRE XX.
Gondé, ranima les défiances du parlement, agita le peuple ; et
les deux Frondes, unies momentanément par ses soins, for-
cèrent Anne d’Autriche à délivrer les princes et à chasser du
royaume son premier ministre. Mazarin se relira à Cologne,
et de son exil continua de gouverner la reine et la France
(février 1651). Retz eut enfin le chapeau,
Gondé ne put rester longtemps d’accord avec ses nouveaux
alUés. Il avait cru que la reine lui donnerait toute influence
en dédommagement de ses deux ans de captivité ; et Maza-
rin gouvernait du fond de son exil. Irrité de l’isolement où
on le laissait, il se jeta dans de plus coupables aventures. R
partit pour le Midi , résolut à conquérir, par les armes , le
pouvoir et peut-être même le trône , si nous en croyons les
Mémoires d’un de ses compagnons de révolte, le comte de
Cohgny. Il alla soulever la Guienne et traiter avec l’Espagne,
tandis que ses amis préparaient la guerre dans le centre de la
France. Mazarin, qui était aussitôt rentré en France (décem-
bre 1651), confia le commandement des troupes au vicomte
de Turenne, alors revenu à la cause royale. Le maréchal se
dirigea vers la Loire pour surprendre l’armée des princes. On
croyait Gondé à cent lieues de là ; mais il avait traversé à che-
val la moitié de la France, seul, déguisé. A peine arrivé, il
fond sur les quartiers du maréchal d’Hocquincourt, à Bléneau,
et les disperse (avril 1652). Les fuyards se sauvent à Briare,
où était Turenne : il court à cheval sur une éminence d’où il
peut dominer la plaine ; il observe, à la lueur des villages in-
cendiés, les dispositions du combat, et dit ; « Monsieur le
prince est arrivé ; c’est lui qui commande son armée. » La
cour épouvantée parlait de fuir à Bourges ; Turenne ras'sure
les esprits, et à force d’audace et de prudence, avec 4000
hommes contre 12 000, empêche les ennemis de poursuivre
leur avantage. « Monsieur le maréchal , dit la reine en pleu-
rant , vous avez sauvé l’État ; et sans vous il n’y eût pas eu
une ville qui n’eût fermé ses portes au roi. »
Pour qui serait Paris? Les deux armées vinrent le deman-
der aux Parisiens eux-mêmes ^ qui iérmèrent les portes aux
deux partis. Ils se trouvèrent alors en présence au faubourg
&aiui-Antoine. La bataille fut sanglante et longtemps indé-
Oigmzea oy
LA FRANCE DE 1643 A 1661.
349
cise. A la fin, l’armée frondeuse, menacée sur ses flancs,
allait être enveloppée et détruite , quand Mademoiselle ,
fille de Gaston d’Orléans, fit ouvrir les portes à Gondé et
tirer le canon de la Bastille sur les troupes royales : Tu-
renne étonné recula. Mais Gondé ne put demeurer long-
temps à Paris, où sa gloire fut tachée par un massacre des
Mazarins , qu’il laissa faire s'il ne l’ordonna pas. Il sortit
de la ville le 18 octobre, et se retira en Flandre, au milieu
, des Espagnols.
Pour accélérer le mouvement de l’opinion publique qui re-
venait au roi, Mazarin s’était éloigné une seconde fois (9 août).
Alors le parlement et les bourgeois supplièrent la reine mère
de rentrer dans la capitale pacifiée (21 octobre), d’où Gondé
était sorti trois jours auparavant. Quelques magistrats furent
destitués ou emprisonnés ; le cardinal de Retz fut enfermé
à Vincennes ; le prince de Gondé condamné à mort par con-
tumace, et Gaston exilé à Blois. Trois mois après, Mazarin
revenait tout-puissant et avec l’appareil fastueux d’un souve-
rain (février 1 653). Ge fut la fin de la Fronde. Mais ces temps
où le roi et sa mère fuyaient en désordre devant quelques
brouillons, et couchaient presque sur la paille à Saint-Ger-
main, laissèrent dans l’esprit de Louis XIV une impression
qui ne s’effaça jamais ; ce souvenir contribua à le pousser
dans les voies du gouvernement le plus absolu. En rentrant à
Paris, il fit enregistrer d’autorité une déclaration portant
Œ très-expresse défense aux gens du parlement de prendre ci-
après aucune connaissance des affaires générales de l’Etat et
de la direction des finances. »
Caerre avec l'Espagne; traité de* Pyrénées (*«5**).
La guerre de la Fronde était terminée. Il restait à finir la
guerre avec l’Espagne, qui avait repris, pendant ces troubles,
Dunkerque, Barcelone et Gasal en Italie. Gondé était venu
offrir aux ennemis son épée qui leur avait été si fatale ; mais
il sembla perdre son bonheur en quittant la France. Il alla
d’abord avec l’archiduc Léopold assiéger Arras, non loin de
ces plaines de Lens où il avait remporté sa plus belle victoire.
TFMPS MODERNES. 20
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CHAPITRE XX.
Tureime les attaqua dans leur camp et força leurs lignes.
Gondé ne put qu’opérer la retraite en bon ordre (25 août 1 654).
« J’ai su, lui écrivait le roi d’Espagne, Philippe IV, que tout
était perdu, et que vous avez tout conservé. »
Les années 1655 et 1656 ne virent que des sièges de places
sur la frontière : Valenciennes, Cambrai, Rocroy, etc., et
d’habiles manœuvres de Turenne et de Gondé ; mais ces deux
généraux, n’ayant que de petites armées sous la main, ne pou-
vaient frapper des coups décisifs. Mazarin n'eut pas plus de
scrupules royalistes que Richelieu n’avait eu de scrupules re-
ligieux. Son prédécesseur s’était allié avec les protestants
contre l’Autriche : il s’allia, contre l’Espagne, avec Cromwell
qui avait fait tomber sur un échafaud la tête du gendre de
Henri IV (1657). Alors l’Espagne n’éprouva plus que des re-
vers. Tandis que les Anglais s’emparaient de la Jamaïque et
brûlaient les galions de Cadix, la ville de Dunkerque, lia clef
des Flandres, fut assiégée par terre et par mer. Les Espagnols
s’avancèrent le long des dunes qui bordent* la mer pour la
secourir. « Avez-vous jamais vu une bataille? demanda Gondé
au jeune duc de Glocester placé près de lui. — Non, répondit
le jeune prince. — Eh' bien ! dans une demi-heure, vous ver-
rez comment on en perd une. » La victoire de Turenne fut
complète (14 juin 1658) ; Dunkerque en fut le prix, mais
elle fut remise entre les mains des Anglais, suivant les con-
ventions du traité.
Le cabinet de Madrid n’avâit plus d’armée ; il demanda la
paix. Les négociations, commencées à Paris par les ambassa-
deurs, furent achevées par les deux ministres, Mazarin et don
Louis de Haro, dans l’île de la Conférence, sur la Bidassoa,
au pied des montagnes qui séparent les deux pays. Ce fut le
traité des Pyrénées, signé le 7 novembre 1659. La France
garda l’Artois, la Gerdagne et le Roussillon, que Richelieu
avait conquis ; elle rendit la Lorraine au duc Charles IV, à
condition qu’ü démantellerait toutes ses places fortes, et,
comme il s’y refusa, la France garda son duché ; le prince de
Gondé fut reçu en grâce et rétabli dans ses principales char-
ges ; enfin Louis XIV épousait l’infante Marie-Thérèse, qui
dut lui apporter une dot de 500 000 écus d’or, en considéra-
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LA FRANCE DE 1643 A 1661.
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lion de laquelle elle renonçait à toute prétention sur l'héri-
tage de son père.
La conclusion de ce mariage était la pensée et l'espérance
de Mazarin depuis 15 années. Dès 1645, il écrivait à ses plé-
nipotentiaires au congrès de Westphalie : « Si le roi très-
chrétien épwusait l’infante, alors nous pourrions aspirer à la
succession d’Espagne, quelque renonciation qu’on fît faire à
l’infante ; et ce ne serait pas une attente fort éloignée, puis-
qu’il n’y a que la vie du prince, son frère, qui l’en pût ex-
clure. » En 1559, il s’arrangea de manière que les renoncia-
tions fussent légalement nulles : il en subordonna, d’une façon
expresse, la validité au payement exact de la dot, qu’il savait
que l'Espagne ne pourrait jamais payer. C’était préparer pour
l'avenir un prétexte aux prétentions de la maison de Bour-
bon. Mais, par ce même traité, Mazarin abandonnait le Por-
tugal qui, n’ayant plus l’appui de la France, rechercha celui
de l'Angleterre, et, de ce côté, perdit presque une seconde
fois son indépendance.
En même temps que le cardinal méditait la réunion de
l’Espagne à la France, il avait un moment pensé à faire
Louis XIV empereur, à la mort de Ferdinand III (1657).
Léopold I*' avait été élu ; il conclut du moins la ligue du Rhin
(1658), par laquelle les trois électeurs ecclésiastiques, le duc
de Bavière, les princes de Brunswick et de Hesse, les rois de
Suède et de Danemark s’unirent à la France pour le maintien
des traités de Westphalie, et sê placèrent en quelque sorte
sous son protectorat. La ligue du Rhin, qui fut plus tard
renouvelée et étendue par Napoléon, sous le nom de con-
fédération du Rhin, assurait à la France la prépondérance
dans l'empire.
Après l’achèvement de ces grandes choses, le cardinal
Mazarin pouvait dire que « si son langage n’étoit pas fran-
çois, son cœur l’étoit. »
Son administration intérieure mérite moins d’éloges. Il
négligea le commerce et l’agriculture ; il laissa dépérir notre
marine; il géra les finances de telle sorte, qu’à sa mort le
trésor public devait 450 millions, tandis que sa fortune par-
ticulière s’élevait presque à la moitié de cette somme, et que
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CHAPITRE XX.
332
le surintendant, Nicolais Fouquet, disait au roi : « Sire, il n’y
a pas d’argent dans les coffres de Votre Majesté, mais M. le
cardinal vous en prêtera. » Cependant une partie de ces im-
menses richesses fut honorablement employée. Mazarin pro-
tégea les gens de lettres, et Ménage fut chargé de lui fournir
la liste de ceux qui méritaient des récompenses ou des encou-
ragements. Descartes, retiré en Hollande, reçut xme pension ;
l’historien Mézeray fut inscrit pour une somme de 4000 francs.
Le ministre créa à grands frais, par les soins du savant Ga-
briel Naudé, une magnifique bibliothèque, ouverte plus tard
au public (la bibliothèque Mazarine) ; et, par son testament,
il affecta 800 000 écus à la fondation du collège des Quatre-
Nations, destiné à recevoir les élèves de l’Université, qui
appartenaient aux provinces espagnole, italienne, allemande
et ffamande, nouvellement réunies au royaume. Enfin, il avait
le goût le plus vif sinon le meilleur pour les arts : il fit venir
d’Italie nombre de tableaux, de statues et de curiosités, même
des acteurs, des machinistes qui introduisirent l’opéra en
France; il fonda, en 1655, l’Académie de peinture et de
sculpture.
H mourut le 9 mars 1661, à Vincennes, à l’âge de cin-
quante-neuf ans, désespéré de quitter ses belles peintures, ses
statues, ses livres, les affaires, la vie, et pourtant « faisant
bonne mine à la mort,
situation de l'Europe en «Mt.
Pendant que les traités de Westphalie et des Pyrénées don-
naient à la France le premier rang parmi les nations européen-
nes, les résistances intérieures qui avaient jusqu’alors entravé
l’action du pouvoir royal et rendu inutiles les immenses res-
sources du pays, se trouvaient abattues. Si les obstacles sont
aplanis au dedans, la voie est ouverte et tracée au dehors.
Louis XIV n’aura qu’à continuer l’œuvre de Richelieu et de
Mazarin. U a des ministres habiles, le royaume le plus imi,
le mieux situé et le plus docile de l’Europe, des finances que
Colbert va mettre en bon ordre, une armée que Louvois
orgamsesa sous les plus grands généraux du monde, et der-
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LA FRANCE DE 1643 A 1661.
353
rière cette armée une nation valeureuse de 20 millions d’âmes.
Sa force est grande. Ce qui l’augmente encore, c’est la fai>
blesse de ses voisins. Pour nous en convaincre faisons rapi-
dement le tour de l’Europe.
La restauration des Stùarts, en 1660, avait rendu le repos
à l’Angleterre, mais seulement pour quelques années. Les
tendances absolutistes du roi et les aspirations libérales de la
nation anglaise étaient en opposition manifeste. Au fond,
l’Angleterre se trouvait toujours divisée en deux partis : l’un
qui défendait les libertés publiques, l’autre qui soutenait les
principes du droit divin, ou tout au moins voulait augmenter
les prérogatives de la couronne. Pour se défendre contre les
premiers, Charles II sera plus d’une fois amené à trahir
l’honneur et les intérêts de l’Angleterre, comme lorsqu’il
vendra Dunkerque à la France pour 5 millions, et qu’il se
vendra lui-même à Louis XIV pour une pension. L’acte de
navigation promulgué en 1652 avait déjà excité la colère des
Hollandais, en leur montrant que l’Angleterre prétendait faire
elle-même tous ses transports par mer dont ils avaient eu jus-
qu’alors le profit. L’Écosse, rattachée à l’Angleterre depuis
l’avénement de Jacques, en 1 603, formait avec elle et avec
l’Irlande le royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande.
Les sept Provinces-Unies étaient arrivées à l’apogée de leur
grandeur. La maison d’Autriche avait, en 1648, reconnu
leur indépendance , et leur avait cédé plusieurs cantons du
Brabant, du Luxembourg et de la Flandre. La république
tenait maintenant, et c'était ce qui faisait sa force, les bouches
de l’Escaut, de la Meuse, du Rhin et de l’Ems, avec l’im-
portante place de Maastricht qui la couvrait. Aux Indes, ils
avaient presque partout supplanté les Portugais. Maîtres sans
rivaux du commerce de ces régions , ils avaient divisé leurs
domaines en cinq gouvernements : de Java où ils avaient
fondé, vers 1619, Batavia, la capitale de tous leurs établisse-
ments, d’Amboine et de Ternate dans les Moluques, de Cey-
lan, de Macassar dans l’ile Célèbes. Leur colonie du cap de
Bonne-Espérance les rendait maîtres de la route d’Europe aux
Indes, et ils avaient encore des établissements aux Antilles.
Dominateurs des mers, ils en exploraient l’étendue : Le-
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354
CHAPITRE XX.
maire reconnaissait le détroit qni porte son nom, et doublait
le cap Hom, route plus sûre que le détroit de Magellan
(1615). Plusieurs nations, même la France, se disputent la
priorité de la découverte de la Nouvelle-Hollande, mais il est
certain que les premières notions positives sur ce continent
sont dues aux Hollandais qui, de 1605 à 1642, dirigèrent le
long de ses côtes plusieurs voyages de reconnaissance, dont
les plus importants furent en 1642 et 1644, ceux de Tasman,
qui découvrit la première fois la terre de Yan Diemen, la
Nouvelle-Zélande, les lies Yiti et des Amis, et la seconde
releva une grande étendue des côtes du nord-ouest de la
Nouvelle-Hollande. Nulle puissance ne rivalisait encore avec
les Hollandais dans l’art de la construction navale. Nul peuple
ne pouvait offrir le fret à plus bas prix ; car nuis matelots ne
se contentaient d’un plus mince salaire. Aux riches produits
du commerce des Indes, il faut ajouter ceux de la pêche du
hareng, et par-dessus, compter comme les principaux éléments
de leur prospérité, l’activité, le prodigieux esprit d’ordre et
d’économie qui est un des traits distinctifs du génie hollan-
dais. Mais les bases de cette grandeur si soudaine étaient
peut-être trop étroites pour qu'elle fût bien solide. La Hol-
lande avait un trop petit territoire, une population trop peu
nombreuse pour porter un si vaste empire. Affranchie par le ‘
concours de la France, elle conamence à trouver que son alliée
est devenue bien forte, et elle se rapproche de l’Espagne affai-
blie et humiliée, l’aimant mieux pour voisine que la France
victorieuse. Elle va se faire le principal antagoniste du grand"
roi ; elle soldera les coalitions contre lui. Mais les Pays-Bas
espagnols lui seront un mauvais rempart que Louis XIV pro-
voqué percera ou tournera pour porter ses armes au cœur
même des Provinces-Unies. L’Angleterre lui sera plus fatale
encore par son alliance que la France par la guerre. Le long
parlement a commencé sa ruine par l’acte de navigation, et
Cromwell l’a déjà contrainte à reconnaître la supériorité du
pavillon britannique ; mais lorsque le stathouder de Hollande,
Guillaume de Nassau, sera devenu roi d’Angleterre, la Hol-
lande ne sera plus, comme on l’a dit, qu’une barque attachée
aux ilancs d’un vaisseau de ligne.
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LA FRANCE DE 1443 A 1661. 35&
V Espagne , ruinée dans les sources niêmes de sa richesse
par l’expulsion de 200 000 Maures, en 1609, s’était épuisée à
des guerres longues et malheureuses. Elle gardait toutes ses
annexes, la Franche-Comté, la moitié des Pays-Bas, le Mila-
nais, le royaume des Deux-Siciles, l’île d’Elbe et la Sardaigne ;
mais la possession de ces pays lui était onéreuse plutôt que
profitable, car ils ne rapportaient pas ce qu’ils coûtaient. Elle
avait récemment perdu le Roussillon, l’Artois, et dans la pé-
ninsule même le Portugal ; ses immenses colonies d’Améri-
que lui restaient et continuaient de lui envoyer leurs ga-
lions ; mais son agriculture était négligée , son industrie ,
son commerce étaient morts , et les piastres d’Amérique
ne lui servaient qu’à acheter ce qu’elle ne savait plus se
donner elle-même. Philippe IV y régnait encore. Il était resté
vingt ans sous la tutelle d’Olivarès. Il n’y avait de grand à
cette" époque, en Espagne, que les poètes et les artistes; Lope
de Véga (1635) et Velasquez (1660) venaient de mourir. Mais
Caldéron et Murillo étaient déjà célèbres. La France, qui
commençait, avec Corneille, Descartes, Pascal et Poussin, son
grand siècle des lettres et des arts, allait lui ravir cette gloire
comme elle lui avait ravi déjà la puissance.
L’Espagne avait entraîné le Portugal dans sa ruine. Dé-
pouillé par les Hollandais de ses colonies et de son commerce,
abandonné au traité des Pyrénées par la France, il commence
à tourner ses regards vers l’Angleterre, dans les bras de la-
quelle il se jettera quand un Bourbon viendra s’asseoir sur le
trône de Charles-Quint.
Dans l’Italie , que l’Espagne tenait par deux bouts , par
Naples et Milan, et par les îles (Sicile, Sardaigne, Elbe),
même décadence. Le grand mouvement de restauration ca-
tholique qui, au siècle précédent, avait ranimé la péninsule,
s’était arrêté. Les pontifes étaient retournés aux ambitions
temporelles, mais sans mieux garantir la tranquillité des États
de l’Église (du Garigliano aux bouches du Pô) où , depuis la
mort de Sixte-Quint, les bravi pullulaient. Richelieu et Ma-
zarin avaient essayé vainement, à plusieurs reprises, de for-
mer une ligue des princes italiens contre l’Espagne qm les
tenait en tutelle. Philippe IV, malgré sa faiblesse, triompha
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356
CHAPITRE XX.
et du mauvais vouloir de quelques princes, et d’une révolte en
Sicile sous le batteur d’or Giuseppe d’Alésio (1647), et de
deux mouvements plus importants qui, la même année, écla-
tèrent à Naples, sous Masaniello le pêcheur et Gennaro Ân-
nese l’armurier. Tout ce que put Mazarin fut de faire donner
Verceil au duc de Savoie, de réconcilier le duc de Modène
avec l'Espagne, le duc de Parme avec le saint-siège, et d’ob-
tenir une amnistie pour les délits politiques dans le royaume
de Naples. Le prince de Monaco s’était mis sous la protection
de la France, et une branche française de la maison de Gon-
zague avait obtenu le Montferrat, Mantoue et Guastalla. Si
donc Mazarin n’avait pu chasser les Espagnols de la pénin-
sule, et signer avec les princes italiens une ligue semblad)le à
celle qui lui ouvrait l’Allemagne, il avait du moins mis la
main dans toutes les affaires de l’Italie, et il comptait bien que
la France retrouverait au besoin dans ce pays des alliances et
des moyens d’action contre l’Espagne.
La paix rétablie, deux princes en profitaient différemment.
 la cour militaire du duc de Savoie, Charles-Emmanuel II,
on s’occupait d’organiser une forte armée, de jeter sur les
Alpes la belle route de la Grotte qui mène de Lyon à Turin
par les Échelles. A la cour savante de Ferdinand II, en Tos-
cane, on s’occupait d’expériences et d’études qui firent de
Florence un des foyers de la science au dix-septième siècle.
Le disciple de Galilée, Torricelli, l’inventeur du baromètre,
venait d’y mourir (1647) ; mais le géomètre Viviani allait y
recevoir les présents de Louis XIV, et l’Académie célèbre del
Ciinerüo était fondée.
Venise, qui tenait le nord-est de la péninsule jusqu’à Greme
inclusivement, le Frioul, ime partie de l’Istrie, les côtes de la
ûalmatie, Corfou et Candie, se tenait à l’écart des affaires
d’Italie. Ses intérêts étaient ailleurs , dans l’Archipel , dans
l’Adriatique. Une guerre avec les Turcs, commencée en 1644,
dont le siège de Candie fut l’incident le plus remarquable,
donnait occasion à Venise de montrer ce qu’elle gardait encore
de patriotisme, de courage et de persévérance. Gènes ne faisait
plus parler d’elle. Gomme presque tout le conunerce du Le-
vant était aux mains des Vénitiens, Gênes cherchait à s’empa-
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LA FRANCE DE 1643 A 1661. 357
rer de celui des côtes d’Espagne et d’Afrique. Aussi était-elle
étroitement liée à l’Espagne; ce qui lui vaudra bientôt un
bombardement et une humiliation.
Les chevaliers de Saint-Jean tenaient toujours Malte en fief
du royaume de Naples.
U Allemagne y depuis la fatale guerre de Trente ans qui
l’avait couverte de ruines qu’on voit encore, était sans force.
La plupart des petits princes qui ont substitué leur tyrannie à
l’autorité impériale veulent avoir une cour, des ambassadeurs;
et les peuples s’épuisent à entretenir le luxe exagéré de leurs
maîtres. Pauvres, malgré leurs exactions, ces souverains be-
sogneux font trafic de leur alliance et vendent leur année.
Le traité de Westphalie avait assuré leur indépendance vis-
à-vis de l’empereur; la ligue du Rhin en liait plusieurs à
la France. En 1663, la diète de Ratisbonne deviendra per-
pétuelle. Ce sera le coup de grâce pour l’autorité impériale.
L’Autriche, qui était sortie épuisée de cette guerre, répa-
rait lentement ses forces et contenait son ambition. Léopold P'
avait succédé en 1658 à son père Ferdinand III; il régnera
jusqu’en 1705 sans éclat, mais à la fin, grâce à d’habiles gé-
néraux et à l’assistance de l’Europe, avec profit pour sa mai-
son. Cette maison se partageait alors en trois branches : celle
d’Espagne qui régnait à Madrid ; celles de Tyrol et de Styrie
qui seront réunies en 1673.
Une autre maison grandissait en Allemagne, celle de Bran-
debourg. Elle avait acquis en 1618 la Prusse qui la portait au-
devant des Russes, à Kœnigsberg, et en 1629, le duché de
Clèves et les comtés de la Marck et de Ravensberg qui la met-
taient aux portes de la France sur le Rhin. Frédéric-Guil-
laume s’appelle déjà le grand électeur ; son fils s’appellera le
roi de Prusse.
La Suisse comprenait 13 cantons confédérés, plusieurs pays
alliés , comme l’abbé de Saint-Gall , l’évêque de Bâle , la
ville de Mulhouse en Alsace, le Valais, les Grisons, et des
pays soumis, comme les sept bailliages italiens enlevés au Mi-
lanais de 1500 à 1512. Berne était le plus puissant de ces can-
tons, il possédait l’Argovie et le pays de Vaud. Les Suisses
avaient prudemment renoncé au rôle batailleur qu’ils avaient
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CHAPITRE XX.
3f.8
joué au seizième siècle , ils se contentaient de fournir à quel-
ques puissances des recrues dont la solde amenait un peu d’or
dans leurs pauvres montagnes,
La Suède qui, par les acquisitions faites dans la guerre de
Trente ans , tenait les embouchures de trois grands fleuves
allemands, le Wéser, l’Elbe et l'Oder, était maîtresse de la
Finlande, occupait encore, sur la rive méridionale du golfe de
ce nom, la Carélie et l’Ingrie rendues par les Russes en 1647,
l’Esthonieet la Livonie abandonnées par les Polonais en 163b.
Ainsi la Baltique était un lac suédois , et la suprématie dans
le nord de l’Europe semblait pour longtemps attachée à la
couronne de Gustave-Adolphe.
Christine, fille du vainqueur de Tilly et de Waldstein, sut
conserver à son royaume cette position brillante ; mais, en
1654, soit dégoût des aftaires, soit caprice, elle abdiqua en
laveur de son cousin, Charles-Gustave, de la maison de Deux-
Ponts. Ce prince, qui joignait au goût des lettres, particulier
à sa famille, un courage et une ambition extraordinaires, eut
tout d’abord à se défendre contre les prétentions du roi de
Pologne, Jean-Casimir. Les Suédois eurent partout l’avan-
tage et s’emparèrent de Varsovie. Jean-Casimir avait fui dans
la Silésie ; mais les Polonais se soulevèrent et s’avancèrent
au nombre de 45 000 pour reprendre leur capitale. L’action
s’engagea sous les murs de la ville (1656). Après trois jours
d’efibrts opiniâtres, et malgré l'héroïque courage des Polo-
nais, Charles-Gustave, qui n’avait que 24000 hommes, rem-
porta une victoire tellement complète, qu’il fallut , pour sau-
ver la Pologne, une coalition de toutes les puissances voisines.
L’empereur, le roi de Danemark et l'électeur de Brandebourg'
s’unirent : les Suédois furent forcés d’abandonner leur con-
quête. Mais Charles-Gustave se vengea sur le Danemark ; il
franchit les détroits sur la mer glacée , jeta la terreur dans
Copenhague, et, par le traité de Hoskild, arracha les pro-
vinces de Halland , Scanie , Blekengie et Bohus , exigea le
libre passage du Sund pour les natires suédois et l’indépen-
dance du Holstein-Gottorp (1658).
La paix dura à peine quelques mois ; enhardi par ses pre-
miers succès , le roi de Suède espéra conquérir le Danemark
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LA FRANCE DE 1643 A 1661. . 369
€t assi%ea de nouveau Copenhague. Mais la ville résista : les
Hollandais envoyèrent une flotte dans le Sund; l’Autriche, la
Pologne, le Brandebourg firent passer en Danemark une ar-
mée, Les Suédois, menacés de toutes parts, renoncèrent au
siège, et Gharles-Custave ayant été enlevé par une mort su-
bite, la paix fut rétablie entre le Danemark et la Suède par le
traité de Copenhague qui confirma celui de Roskild, entre la
Pologne et la Suède parle traité d’Oliva (1660), entre la Suède
et la Russie par le traité de Kardis (1661). En définitive, la
Suède sortait avec honneur de la lutte inégale qu’elle venait
de soutenir. Elle recouvrait ses limites naturelles au sud en
obtenant la Blekingie, le Halland et la Scanie ; ses limites na-
turelles du côté de la Norvège qui restait au Danemark, en
obtenant 4e Bohus, l’Iemtland et l’Heridalie ; elle enlevait la
Livonie lithuanienne à la Pologne, et conservait l’Ingrie avec
une grande partie de la Carélie prise à l’empire russe, de sorte
que tous les rivages du golfe de Finlande lui ap(>arteaaient.
Mais ces guerres continuelles pesaient lourdement sur un
peuple pauvre et peu nombreux, sur un pays presque entiè-
rement dépourvu d’agriculture et d’industrie, et la Suède ne
pourra garder le sceptre du nord qu’elle a saisi.
Au milieu de ces événements militaires se place une révo-
lution dont les conséquences n’ont été modifiées que de nos
jours. L’aristocratie était tout dans Je Danemark : le roi Fré-
déric III, appuyé du clergé et de la bourgeoisie , brisa en
1660 son pouvoir et proclama l’hérédité de la couronne. La
loi nouvelle promise alors ne fut publiée qu’en 1709, sous le
nom de loi royale; mais elle exista dès 1660 dans les faits.
Elle établissait l’absolutisme le plus complet , et il a duré
jusqu’en 1834. Malheureusement le premier des rois hérédi-
taires était allemand. R livra l’administration entière k ses
compatriotes, au point que l’allemand devint la langue offi-
cielle du pays danois. C’est contre cette influence que le Da-
nemark aujourd’hui se débat.
La Pologne, qui jadis avait le premier rang dans le
nord, était descendue au second, et bien près de tomber au
troisième. Elle s’étendait encore des monts Krapaks à la Bal-
tique et de l’Oder aux sources du Dnieper et du Volga; mais
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360
CHAPITRE XX.
sa constitution anarchique et sa royauté élective la livraient
déjà sans défense aux guerres extérieures. Ce que les Suédois
venaient de faire sous Charles-Gustave, les Russes le feront
bientôt. Ceux-ci, à qui les Suédois, les Polonais et le duc de
Courlande et de Semigalle interdisaient la Baltique, étaient
séparés de la mer Noire par la république guerrière des Co-
saques, sujets indociles de la Pologne, et par les hordes tar-
tares. Ils ne s’étendaient librement que vers les régions dé-
sertes de la Sibérie ; la chute de la puissante république de
Novogorod en 1476, sous Ivan III, leur avait ouvert les ap-
proches de la Baltique et de l’océan Glacial; enfin, par la
destruction des Tartares d’Astrakhan ( 1554), ils étaient
arrivés depuis un siècle sur la Caspienne. Le traité d’Andrus-
sow (1667), qui enleva à la Pologne Smolensk, Tchernigow
et l’Ukraine, fut le premier pas de la Russie du côté de l’Oc-
cident. La dynastie des Romanow, fondée par Michel Féodo-
vowitz, y régnait depuis 1613 et ne s’éteindra qu’en 1762.
La Russie avait cependant déjà des éléments redoutables
de puissance. Iwan III, dans la seconde moitié du quinzième
siècle, avait aboli dans sa famille la loi des apanages, ce qui
avait établi l’unité du pouvoir et de l’Etat ; mais cette même
loi, il l’avait au contraire maintenue pour la noblesse, ce qui
la tenait divisée et affaiblie. Un siècle après, Ivan IV avait
passé quinze ans à assouplir ses boyards au joug, et montré
l’implacable cruauté qui lui a valu, même chez ce peuple ha-
bitué à voir jouer avec la vie, le surnom de terrible. Enfin, un
ukase de 1592 avait réduit tous les paysans à la servitude de
la glèbe, en leur interdisant de changer de maître et de
terre.
Les Turcs avaient perdu l’enthousiasme religieux et mili-
taire de l’âge précédent, mais ils tenaient toujours le premier
rang dans l’Europe orientale. Le prince de Transylvanie était
leur vassal ; le bannat de Temeswar et une partie considérable
de la Hongrie étaient entre leurs mains ; le Dniester les sépa-
rait de la Pologne, et toutes les côtes de la mer Noire jusqu’au
Kouban leur appartenaient. En Asie, leurs domaines s’éten-
daient d’Érivan à Bagdad. Venise luttait péniblement contre
eux. En 1660, ils lui ont enlevé Mételin et Lemnos, et la
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LA FRANCE DE 1643 A 1661. 361
même année ils ont battn les Autrichiens en Hongrie. En
1663, ceux-ci verront tomber Neuhausel aux portes de Pres-
boui^. Vienne se retrouvera encore une fois découverte et
menacée. Louis XIV préludera à ses conquêtes, en envoyant
de fastueux secours aux Autrichiens pour la bataille de Saint-
Gothard (1664), à Venise pour le siège de Candie (1667).
TSMPS modkrhes.
21
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362
(
CHAPITRE XXI.
CHAPITRE XXT.
LE RÈGNE DE LOUIS XIV JLSQU’A LA GUERRE
DE LA LIGUE D’AUGSDOURG.
Centralisaiion administrai ive de la France ; Colhert et Louvois. —
Guerres de Flandre (1667) et de Hollande (167-2). — Conquêtes de
Louis XIV en pleine.paix; révocation de l’édit de Nantes (1685).
I
CentrallMtlon sdminlstratlTe de la France;
Colbert et 1.ouvoIm.
Après la mort de Mazarin, Louis XIV prit la résolution de
ne plus avoir de premier ministre. Il y persista jusqu’à la fin
de sa vie, travaillant huit heures par jour et ne laissant déci-
der sans lui aucune affaire importante. Peu de souverains ont
mieux compris et pratiqué ce qu’il appelait le « métier de
roi. » — « C’est par le travail qu’on règne, écrivait-il dans
ses instructions à son fils, c’est pour le travail qu’on règne ;
il y a de l’ingratitude et de l’audace 3 l’égard de Dieu, de
l’injustice et de la tyrannie à l’égard des hommes , de vouloir
l’un sans l’autre. •
Ce qui est plus remarquable encore, c’est que ce jeune
prince, qui prenait si hardiment le pouvoir, avait déjà conçu
tout le plan de sa politique. Non-seulement Louis XIV a
régné avec un pouvoir sans bornes, comme quelques-uns de
ses prédécesseurs, mais il a établi le premier en France la
jr-..théorie de la monarchie absolue. A ses yeux, la royauté est
d’institution divine ; les souverains sont les représentants de
Dieu sur la terre, ses lieutenants, inspirés providentiellement
par lui, et à ce titre, participant en quelque sorte de sa puis-
sance et de son infaillibilité. Aussi ne laissa-t-il debout devant
la royauté aucune liberté qui pût lui porter ombrage. La plu-
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I.E REGNE DE LOUIS XIV,
363
part des provinces avaient des États particuliers ; il les sup-
prima. Ceux qui furent conservés, comme en Languedoc, en
Bourgogne, en Provence, en Bretagne, etc., ne se réunirent
plus que pour exécuter les ordres qu’ils recevaient des minis-
tres. Ce qui restait de libertés municipales fut détruit, comme
les libertés provinciales : le roi, battant monnaie avec de vieux
droits chers aux villes, érigea les mairies en ofGces hérédi-
taires et les vendit au plus offrant.
La vie municipale fut donc comme suspendue dans le pay.s
ainsi que l’était depuis longtemps la vie politique : situation
fâcheuse, car l’éducation pratique des affaires manquera à la
France; et le jour où elle sera forcée de reprendre le gouver-
nement d’elle-méme des mains défaillantes de la royauté
absolue, elle trouvera bien pour la guider de hardis et puis-
sants logiciens, mais non de ces hommes expérimentés qui
savent rattacher l’avenir au passé par de justes tempéraments.
La liberté politique, pour être stable, a besoin de s’élever sur
la forte base des libertés municipales. C’est ainsi qu’elle a
grandi en Angleterre et qu’elle s’y maintient.
Les parlements ne furent plus que des cours de justice; la
noblesse qu’une classe militaire destinée à verser son sang
sur tous les champs de bataille, ou à suivre dans les fêtes le
char triomphant de la royauté. Le clergé lui-même devint
plus monarchique et ne fut jamais pour Louis un embarras.
Pour la roture, elle fut aisément tenue en bride par l’armée,
la police, l’extrême sévérité des lois; par le respect aussi
qu’elle accordait, après tant de siècles d’oppression féodale, à
un pouvoir qui lui donnait la paix intérieure et l’appelait
d’ailleurs aux nombreux emplois de l’administration publique.
Ainsi le trait dominant du gouvernement de Louis XIV fut
un effort immense pour ramener dans la main du prince
tontes les forces du pays, aGn d’en disposer dans l’intérêt du
pays sans doute, mais aussi et surtout dans l’intérêt du roi.
De là cette centralisation excessive qui enveloppe le com-
merce, l’industrie, la vie politique, même la vie morale de la
France, des mille liens d’une réglementation minutieuse, de
manière que l’initiative des ministres fut presque partout
substituée à l’acüon des individus et des communautés. II
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364
CHAPITRE XXI.
résultera de ce système que la France vivra moins de sa vie
propre que de la vie de son gouvernement. Quand l’âge et la
maladie glaceront cette main partout présente du pouvoir, tout
déclinera. Un grand peuple sera soumis aux vicissitudes de
l’existence d’un homme, aux hasards des naissances royales,
ou au choix de ministres insuffisants. Du moins, dans les
années heureuses, cette a^inistration, qui se faisait le tu-
teur universel, rendit aux peuples en bien-être et en sécurité
ce qu’elle leur ôtait en libertés générales et particulières. Le
roi comprit lui-même, on l’a vu déjà, les obligations que lui
imposait cette immense autorité. < Nous devons, disait-il,
considérer le bien de nos sujets plus que le nôtre propre. Et
ce pouvoir que nous avons sur eux ne nous doit servir qu’à
travailler plus effectivement à leur bonheur. > S’il combla ses
ministres d’honneurs, de richesses et de pouvoir, ce fut à con-
dition qu’ils consacreraient aux affaires publiques tous les
instants de leur vie. De cet effort longtemps soutenu résulta '
l’administration la plus active, la plus vigilante que la France
eût encore possédée. Son histoire se résume presque tout
entière dans l’histoire de deux grands ministres, Colbert et
Louvois.
Colbert dirigea près de cinq de nos ministères actuels : les
finances, quand la chute de Fouquet les lui eut livrées; la
maison du roi avec les beaux-arts, l’agriculture avec le com-
merce, les travaux publics, et à partir de 16b9 la marine,
poids écrasant sous lequel il ne succomba pas. Les finances
étaient retombées dans le chaos d’où Sully les avait tirées. La
dette publique était de 430 millions, les revenus dévorés deux
ans à l’avance, et le trésor, sur 84 millions d’impôts annuels,
en recevait à peine 32. Colbert commença par établir une
chambre de justice, pour découvrir les malversations des offi-
ciers de finances. On annula ou on remboursa au taux de
l’achat 8 millions de rentes sur l’hôtel de ville, acquises à vil
prix, et on fit rendre gorge aux traitants qui avaient profité
des besoins de l’Etat pour lui prêter à un taux usuraire ; les
amendes s’élevèrent à 1 10 millions.
Colbert fut le véritable créateur du budget. Jusqu’alors on
dépensait au hasard, sans consulter les recettes du trésor. Le
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365
LE RÈGNE DE LOUIS XIV.
premier il dressa chaque année un état de prévoyance, divisé
en deux chapitres, où les revenus et les dépenses probables
étaient marqués à l’avance.
La taille ou impôt foncier n’était payée que par la bour-
geoisie et le peuple; elle s'élevait, en 1661, à 53 millions.
Colbert la ramena, par des réductions successives, à 32. Au
milieu des troubles de la Fronde, beaucoup de gens s’étaient
anoblis de leur propre autorité, ou avaient acheté des titres
de noblesse pour quelques écus : c’étaient autant de privilé-
giés ajoutés aux véritables. Une ordonnance royale révoqua
toutes les lettres de noblesse accordées depuis trente ans;
près de 40 000 familles, parmi les plus riches des paroisses,
furent de nouveau imposées, ce qui déchargea d’autant leurs
voisins.
A la taille le contrôleur général préférait avec raison les
aides ou impôts indirects, auxquels tous contribuaient. Il
augmenta ou créa les taxes sur le café, le tabac, le vin, les
cartes, les loteries, etc.; et de 1 500000 francs, il les porta à
21 millions.
Voici le résumé de l’administration financière de Colbert.
En 1661, sur 84 millions d’impôts, le trésor avait à payer
52 millions pour les rentes et gages; il ne lui restait que
32 milhons et il en dépensait 60 : déficit , 28 millions. En
1683, année de la mort de Colbert, les impôts rendaient
112 millions, malgré une réduction de 22 millions sur les
tailles ; les gages et les rentes n’en prenaient plus que 23 : le
revenu net du trésor était de 89 millions. Ainsi , d’une part,
Colbert avait augmenté les recettes de 28 millions, diminué
les rentes et gages de 29, ce qui constituait à l’Etat un béné-
fice net annuel de 57 millions; et, d’autre part, il avait dé-
grevé les roturiers de 22 millions, en diminuant d’autant la *
taille. Il n’y a rien à ajouter à de pareils chifl'res.
Colbert ne sacrifia pas l’agriculture à l’industrie, comme
on l’a dit souvent. Il exempta de la taille les familles nom-
breuses ; il interdit la saisie des instruments de labour et des
bestiaux en recouvrement des taxes dues à l’État, il établit ou
plutôt il rétablit les haras, où l’on croisa nos chevaux avec
ceux d’Afrique et de Danemark ; il fit venir des bestiaux de
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CHAPITRE XXI.
3t)6
rAlleinagne et de la Suisse pour améliorer les nôtres; il ac-
corda des primes d’encouragement aux meilleurs éleveurs; il
ordonna le dessèchement des marais; enfin il publia un code
des eaux et forêts (1669), qui est encore, pour la très-grande
partie, en vigueur aujourd’iiui. Mais il commit la faute de
respecter le préjugé populaire qui voyait dans la liberté du
commerce des grains une cause de disette.
L’industrie, malgré les efforts de Henri IV, était restée
dans l’enfance et nous tirions presque tout de l’étranger. Col-
bert, né dans la boutique d’un marchand de Reims, à l’ensei-
gne du Long-Vêlu, voulut que la France pût se suffire à elle-
même; il frappa de droits considérables, à leur entrée dans le
royaume, les produits similaires de l’étranger (tarif de 1667).
C’était l’inauguration du système prolecleur, régime utile
à une industrie naissante , mauvais pour une industrie déve-
loppée. Il n’épargna rien pour acheter ou pénétrer les secrets
industriels des nations voisines, pour attirer en France les
ouvriers les plus habiles ; c’était bon alors et ce l’est encore.
Le nombre de nos manufactures s’accrut rapidement. Il les
soutint par des subventions distribuées avec intelligence,
avançant une certaine somme par chaque métier battant outre
des gratifications considérables aux maîtres et aux ouvriers.
Il obtint de l’Église la suppression de 17 fêtes qui multi-
pbaient les chômages inutiles. Enfin il institua des conseils
de prud’hommes pour faire régner la paix dans ce monde du
travail. En 1669, on compta dans le royaume, pour la laine
seulement, 44 200 métiers et plus de 60 000 ouvriers. Les
draperies de Sedan , de Louviers , d'Elbeuf et d’Abbeville
n’eurent plus de rivales en Europe; le fer-blanc, l’acier, la
faïence, les cuirs maroquiués, qu’on avait toujours fait venir
de loin, furent travaillés en France; les tapis de Perse et de
Turquie furent dépassés à la Savonnerie; les riches étoffes,
où la soie se mêle avec l’or et l’argent, se fabriquèrent à
Lyon et à Tours; on fit à Tourlaville (près de Cherbourg) et
k Paris de plus belles glaces qu’à Venise; les tapisseries de
Flandre le cédèrent à celles des Gobelins.
Colbert ne put détruire les nombreux péages établis sur les
chemins et les rivières ; il les réduisit du moins et supprima
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LE RÈGNE DE LOUI& XIV. 367
dans 12 provinces les douanes intérieures; il encouragea, eu
diminuant le tarif des droits à payer (1664), l’exportation des
vins'et eaux-de-vie. Il déclara Dunkerque, Bayonne et Mar-
seille ports francs, et accorda à la dernière de ces villes,
en 1670, une chambre d’assurances; il créa des entrepôts,
favorisa le transit par la France des marchandises étrangères,
fit réparer les grandes routes devenues impraticables, et en
construisit de nouvelles. Enfin il projeta un canal de Bour-
gogne, fit décréter celui d’Orléans qu’on ouvrit en 1692, et
creusa celui du Languedoc qui devait joindre la Méditerranée
à l’Océan. Le port de Cette fut construit à une de ses extré-
mités; Toulouse était à l’autre; et, de Toulouse, la Garonne
menait facilement à Bordeaux et à l’Océan. Ce travail, gigan-
tesque pour l’époque, fut commencé en 1664 et continué sans
interruption jusqu’en 1681. Il fut exécuté par le célèbre Bi-
quet, d’une ancienne famille de Florence, sur les dessins d’un
ingénieur français, Andréossy ; il coûta environ 34 millions
et employa, chaque année, 10 à 12 000 ouvriers.
Le commerce, ainsi secondé, prit un développement ra-
pide. Pour régler cette activité nouvelle et l’éclairer, le conseil
de commerce fut in.stitué en 1665, et Louis XIV le présida
régulièrement tous les quinze jours. Des conseils .semblables
furent établis dans les provinces; ils devaient choisir dans leur
sein trois des négociants les plus expérimentés, qui se ren-
draient à la cour, « pour informer le roi et M. de Colbert de
ce qu’il conviendrait de faire. » Une ordonnance de 1671, qui
ne fut malheureusement pas exécutée, prescrivit de rendre
tmiformes les poids et mesures dans tous les ports et arsenaux
de France.
Les étrangers s’étaient rendus maitres de tout notre com-
merce par mer; chaque année, 4000 bâtiments hollandais
débarquaient sur nos côtes les produits de leur indnsliie avec
les denrées des deux mondes, et enlevaient nos soieries, nos
vins, nos eaux-de-vie pour les transporter par toute l’Europe
et dans les' pays lointains. Colbert voulut relever la France
de cette infériorité. Déjà, en 1658, le surintendant Fouquet
avait établi un droit d’ancrage de 50 sous par tonneau sur les
navires étrangers, payable à l’entrée et à la sortie de nos
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368
CHAPITRE XXI,
ports : Colbert conserva ce droit; de plus, il accorda aux na-
vires nationaux des primes pour l’exportation et l’importa-
tion, aux constructeurs de bâtiments pour la grande navigation
une autre prime de 4 à 6 livres (8 à 12 francs par tonneau);
il établit 5 grandes compagnies sur le modèle des compagnies
hollandaises et anglaises : celles des Indes orientales et des
Indes occidentales en 1664; celles du Nord et du Levant
en 1666; celle du Sénégal en 1673, leur accordant le mono-
pole exclusif du commerce dans ces parages éloignés, leur
faisant des avances considérables (6 millions pour la seule
compagnie des Indes orientales) et obligeant les princps du
sang, les seigneurs, les riches à s’y intéresser; enfin un édit
de 1 669 déclara que le commerce de la mer ne dérogeait pas
à la noblesse.
Nous ne possédions que le Canada avec l’Acadie ou Nou-
velle-Écosse ; Cayenne dans la Guyane ; l’ile Bourbon, quel-
ques comptoirs à Madagascar et aux Indes. Colbert racheta,
pour moins d’un million , la Martinique , la Guadeloupe ,
Sainte-Lucie, Grenade et les Grenadilles, Marie-Galande ,
Saint-Martin, Saint-Christophe, Saint-Barthélemy, Sainte-
Croix et la Tortue dans les Petites-Antilles (1664); il plaça
sous la protection de la France les flibustiers français de
Saint-Domingue, qui s’étaient emparés de la partie occiden-
tale de l’ile (1664); il envoya de nouveaux colons à Cayenne
et au Canada, prit Terre-Neuve pour dominer l’entrée du
Saint-Laurent (1650), et commença l'occupation de la ma-
gnifique vallée du Mississipi, ou la Louisiane, qui venait d’être
explorée par le célèbre voyageur Robert de la Salle (1680).
En Afrique, il enleva Gorée aux Hollandais (1665), et prit
possession des côtes orientales de Madagascar. En Asie, la
Compagnie des Indes s’établit à Surate , à Chandernagor, et
plus tard k Pondichéry. Enfin, pour réserver au pavillon na-
tional tout le commerce de nos colonies , Colbert ferma leurs
ports aux vaisseaux étrangers.
Mazarin avait laissé dépérir la marine militaire créée par
Richelieu. Colbert fit d’abord réparer le peu de vaisseaux qu’il
trouva dans nos ports ; il en acheta en Suède et en Hollande ;
des arsenaux de construction furent établis à Dunkerque, au
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369
LE RÈGNE DE LOUIS XIV,
Havre, à Rochefort, qui fut bâti sur la Charente, au centre
du golfe de Gascogne. Henri IV avait trouvé Toulon, et Ri-
chelieu Rrest; mais ils avaient montré ce qu’on pouvait y
faire, plutôt qu’ils n’y avaient fait de grands ports. Duquesne
resta 7 ans à Rrest, à partir de 1665, et quand le fils de Col-
bert, Seignelay, y vint en 1672, il y vit une flotte de 50 vais-
seaux de ligne. Vauban l’entoura, en 1683, de formidables
défenses. Il exécuta aussi, après la paix de Nimègue, d’im-
menses travaux à Toulon, qui firent de cette ville ce que la
nature voulait qu’elle fût, un des plus beaux ports du monde.
La nouvelle darse qu’il creusa pouvait à elle seule contenir
100 vaisseaux de ligne.
Pour recruter la flotte, Colbert créa Vinscription maritime,
ou le système des classes, que nous gardons encore et qui assu-
jettit la population maritime de nos côtes, en retour de cer-
tains avantages, à fournir les recrues nécessaires aux équi-
pages de nos vaisseaux, et la distribue, d’après l’âge et la
position de famille, en diverses classes qui sont successive-
ment appelées, suivant les besoins do service. Cette institution
bonne alors, mauvaise aujourd’hui, fut complétée par la fon-
dation de la caisse des invalides de la marine, qui assura ime
pension de retraite au marin pour ses vieux jours. Le pre- \
mier recensement, celui de 1670, fit connaître 36 000 inscrip-
tions de matelots, mais en 1683 on en compta 77 852. Les
armements purent alors se multiplier. En 1661, la flotte de
guerre ne se composait que de 39 bâtiments ; en 1678, elle
en avait 120, et cinq ans plus tard, 176. En 1692, le roi avait
131 vaisseaux, 133 frégates et 101 autres bâtiments. Le corps
des gardes-marine , composé de 1000 gentilshommes, fut
institué en 1672, pour préparer de bons officiers; une école
de canonniers, pour former d’habiles pointeurs ; une école
d’hydrographie, pour donner aux navires des cartes exactes.
Dans un mémoire remis au roi le 15 mai 1665, Colbert
avait demandé que la législation fût refondue de manière
qu’il n’y eût en France qu’une même loi, un même poids,
une même mesure; il demandait en outre la gratuité de la
justice, l’abolition de la vénalité des charges dont le prix était
évalué à 800 millions, la diminution du nombre des moines,
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370
CHAPITRE XXI.
et des encouragements pour les professions utiles. Une com-
mission fut en effet nommée. Elle était composée de conseil-
lers d’État et de maîtres des requêtes (Voisin, d’Aligre, Bou-
cherat, Pussort, etc.), qui, le travail terminé, le discutaient
avec les membres éminents du parlement, en présence des
ministres et sons la présidence du chancelier, quelquefois
même sous celle du roi. Six codes sont sortis de ces délibéra-
tions ; en 1667, Y Ordonnance civile, qui abolit quelques pro-
cédures iniques du moyen âge, abrégea les lenteurs de la
justice, et régla la forme des registres de l’état civil; en 1669,
celle des eaux et forêts; en 1670, Y Ordonnance d'instruction
rriminelle, q'ui restreignait l’application de la torture et divers
cas d’emprisonnement provisoire, mais qui ne permit encore
ni conseil ni défenseur à l’accusé dans les causes capitales,
conserva l’atrocité des peines antérieures, la roue, l’écartèle-
ment, et mesura toujours mal la peine au délit; en 1673,
celle du commerce , un vrai titre de gloire pour Colbert ;
en 1681, celle de la marine et des colonies, qui a formé le
droit commun des nations de l’Europe, et leur sert encore
aujourd’hui de droit maritime; en 1685, le Code noir, qui
régla le sort des nègres de nos colonies'. Ces ordonnances
sont le plus grand travail de codification qui ait été exécuté de
Justinien à Napoléon. Quelques-unes de leurs parties sont
encore en vigueur : l’ordonnance sur la marine compose pres-
que tout le second livre de notre Code de commerce. Pour
veiller à la bonne exécution des lois, des maîtres des requêtes
furent plusieurs fois envoyés, comme les enquesteurs de saint
Louis, dans les provinces, auprès des parlements.
Le même ministre qui réformait les finances, le commerce
et la législation, trouvait encore le temps d’encourager les
lettres et les arts ; il créa, en 1663, l’Académie des inscrip-
tions et belles -lettres; en 1666, celle des sciences, qui donna
aux recherches scientifiques ce qui leur avait jusqu’alors
■I. Ce Code noir était encore bien pen chrétien dans quelques-unes do ses
dispositions a Si le mari est libre et la femme en esclavage, les enfants sont
esclaves (art. t4). Si l'esclave s'enfuit, pour la première fois, on lui coups
le.s oreilles, et il a l’épaule marquée d’une fleur do lis; pour la seconde, nn
jarret coupé et l'aulre épaule marquée: pour la troisième, la mort (art. 38). »
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LE RÈGNE DE LOUIS XIV. 371
manqué, un centre et un foyer. L’Académie de musique fut
oi^anisée la même année, celle d’architecture en 1671. Une
école des beaux-arts établie à Rome (1667) reçut les élèves qui
avaient remporté des prix à l’Académie de peinture de Paris.
Le cabinet des médailles et l’école des jfuncs de lariQue^ '
pour l’étude des langues orientales, furent fondés ; la Biblio-
thèque royale augmentée de plus de 10 000 volumes et d’un
grand nombre de manuscrits précieux, la bibliothèque Maza-
rine ouverte au public et le Jardin des Plantes agrandi.
Louis alla chercher le talent même au loin : des étrangers
eurent part à ses libéralités. « Quoique le roi ne soit pas
votre souverain, écrivait Colbert, il veut être votre bienfaiteur:
il m’a commandé de vous envoyer la lettre de change ci-
jointe, comme un gage de son estime. » Parmi eux étaient le
savant bibliothécaire du Vatican, Allacci ; le comte Graziani,
à Modène, auteur de la meilleure tragédie qu’aient eue les
Italiens jusqu’à la J/éropc de Mafféi; Vossius, historiographe
des Provinces- Unies ; l’astronome danois Roëmer, qui calcula
le premier la vitesse de la lumière solaire; l’astronome hol-
landais Huyghens,que Colbert appela à Paris comme Roëmer,
et qui y resta quinze ans ; Viviani, célèbre mathématicien de
Florence, qui fit bâtir une maison avec cette inscription en
lettres d’or : Ædes a Deo dalæ. ,
L’émule, le rival de Colbert, François-Michel le Tellier,
marquis de Louvois, né en 1641, était entré, dès l’âge de
quinze ans, dans les bureaux de son père, secrétaire d’État ;
et il avait été initié par un long apprentissage à la science de
l’administration militaire, où il porta une activité égale à celle
de Colbert. Quand Louis XIV se décida à gouverner par lui-
même, Louvois devint véritablement ministre de la guerre,
bien qu’il n'ait succédé à le Tellier qu’en 1666. Il réforma
l’armée, et ses réformes ont duré aussi longtemps que la
vieille monarchie. S’il conserva le système des enrôlements
volontaires, pratiqué depuis trois siècles, il en diminua les
abus et les dangers par une discipline plus exacte et des règle-
ments sévères. Il établit Yunifm'me en ordonnant que chaque
régiment fût distingué par la couleur des habits et par des
marques différentes (1670) ; il introduisit l’usage de la marcht
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372
CHAPll’RE XXI.
au pas; il substitua aux piques qui prévalaient encore le fusil
et la baïonnette; mais ce n’est qu’après lui que Vauban par-
vint à faire du fusil à la fois une arme de jet et une arme
d’escrime. Il introduisit l’usage des pontons de cuivre pour
franchir les rivières ; il institua les magasins de vivres et
d’approvisionnements, les casernes, les hôpitaux militaires,
l’hôtel des Invalides, toutes choses à peu près inconnues avant
lui. Il créa le corps des ingénieurs, d’où sont sortis les meil-
leurs élèves du grand Vauban ; des écoles d’artillerie à Douai,
à Metz et à Strasbourg ; les compagnies de grenadiers dans
l’infanterie, les régiments de hussards ; enfin les compagnies
de cadets, sortes d’écoles militaires pour les gentilshommes.
Il fit une révolution dans l’armée par Vordre du tableau et
par la création du service d’inspection. Il ne détruisit pas la
vénalité des offices qui s’était aussi introduite dans les régi-
ments et qui ne s’exerçait qu’au profit des nobles ; mais pour
.mériter de l’avancement, il ne suffit plus à ces nobles d’avoir
des aïeux, il leur fallut avoir des services, et les grades devin-
rent, à partir de colonel, le prix de l’ancienneté : réforme
excellente alors, qui ne le serait plus aujourd’hui. Ce n’est
qu’après sa mort que fut institué l’ordre de Saint-Louis (1693),
destiné à payer avec de l’honneur les services militaires, cette
fois sans distinction de naissance, mais non sans distinction
de religion, les réformés en étant exclus. Par de tels soins,
la France put avoir sous les armes, dans la guerre de Flandre,
125 000 hommes; pour celle de Hollande, 180 000; avant
Ryswyk, 300 000 ; pendant la guerre de la Succession, 450 000.
dnerres de Flandre («4M9) et de Hollande (««*•}.
On a vu (p. 352) qu’en 1661, quand Louis XIV se mit à
gouverner lui-même, il n’y avait ni roi ni peuple qui pût
marcher son égal ou celui de la France ; les premiers actes
de sa politique étrangère révélèrent un désir de grandeur, un
sentiment de sa dignité, pour tout dire, une hauteur qui
étonnèrent, mais que le succès justifia. A la suite d’une
dispute de préséance, la cour de Madrid est contrainte d’en-
joindre à ses ambassadeurs de céder le pas aux ambassadeurs
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LE RÈGNE DE LOUIS XIV. 373
•
de la France (1662). Le duc de Gréqui, envoyé du roi auprès
du pape, est insulté par la garde corse : Louis exige une
éclatante réparation (1664). Les corsaires d’Alger et de Tunis
inquiètent notre commerce naissant; le duc de Beaufort
les châtie , et ils remettent en liberté leurs captifs chrétiens
(1665). Le Portugal implore notre appui contre les Espagnols :
4000 vieux soldats, sous le maréchal de Schomberg, vont
affermir, par la victoire de Villaviciosa, la maison de Bragance
sur le trône (1665). Louis envoie même à l’empereur Léopold,
menacé par les Turcs, un secours de 6000 hommes, et parti-
cipe ainsi à la victoire de Saint-Gothard (1664). Il participa
également à la défense de Candie par les Vénitiens. De 1645
à 1669 plus de 50 000 Français passèrent dans cette île. Leur
dernier chef, le duc de Beaufort, l’ancien roi des halles, y
périt.
Cette assistance prêtée aux ennemis des Ottomans semblait
glorieuse, mais c’était un abandon de la politique séculaire
de la France. Louis, qui renonce à Talliance des Turcs, re-
noncera bientôt aussi à l’alliance des protestants. Il reprendra
alors le rôle de Gharles-Quint et de Philippe II, celui de chef
armé du catholicisme, de monarque absolu prétendant à la
prépondérance en Europe, et cette ambition fera le malheur
de la France comme elle avait fait celui de l’Espagne.
La mort de Philippe IV, en 1665, fut l’occasion de la pre-
mière guerre de Louis XIV. C’était une coutume, dans le
Brabant, qu’à la mort du père les enfants du premier lit, quel
que fût leur sexe, entrassent en possession de l’héritage au
préjudice des fils du second mariage. Marie-Thérèse était
née de la première femme de Philippe IV ; le nouveau roi
d’Espagne, Charles II, de la seconde. Louis XIV, au nom de
sa femme, revendiqua les Pays-Bas. Il voulait donner à la
France sa limite du Rhin. Hugues^e Lionne déploya beau-
coup d’adresse pour isoler l’Espagne de tout appui. Il sut
persuader aux Hollandais que le roi n’en voulait qu’à la partie
occidentale des Pays-Bas, obtint l’appui du Portugal, et la
neutralité de l’Angleterre, dont le roi Charles II, spirituel
mais prodigue, insouciant et débauché, venait, pour 5 millions,
de vendre Dunkerque et Mardik à la France. Quant à l’em-
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374
CHAPITRE XXI.
«
pereur, il le contint d'abord par les princes de la ligue du
Ehin qui npus promirent des troupes ; il l’amena même à
signer avec la France un traité de partage éventuel de la mo-
narchie espagnole.
L’Espagne, réduite à elle-même, ne put résister. En moins
de trois mois,Charleroi, Binche, Berg-Saint-Vinox, Fumes,
Ath, Tournay, Douai, le fort de Scarpe,Courtrai, Oudenarde
et Lille sont réduits k capituler (1667). Le roi continue les
hostilités pendant l’hiver ; Dole, Salins et Besançon se ren-
dent dans la même semaine. Au bout de dix-sept jours, la
hYanche-Comté est conquise. Le conseil d’Espagne, indigné
du peu de résistance, écrit au gouverneur « que le roi de
France aurait dû envoyer ses laquais prendre possession du
pays, au lieu d’y aller en personne. » (1668.)
En voyant ces rapides progrès, les puissances maritimes
prirent l’alarme et s’unirent pour sauver l’Espagne. La Hol-
lande, l’Angleterre et la Suède signèrent à la Haye un traité,
célèbre sous le nom de triple aUiçince, par lequel elles offraient
k Louis XIV et imposaient au roi d’Espagne leur médiation.
Louis XIV manqua d’audace ; il s’arrêta et signa la paix
d’Aix-la-Chapelle. Il rendait la Franche-Comté, mais conser-
vait douze places fortes qu’il avait prises aux Pays-Bas (1668),
Louis garda une profonde rancune contre les Hollandais,
surtout contre le grand pensionnaire, Jean de Witt. Il avait
été blessé de la fierté républicaine de leur ambassadeur, Van
Beuningen, échevin d’Amsterdam, dans les conférences d’Aix-
la-Chapelle ; « Ne vous fiez-vous pas à la parole du roi ? lui
disait un jour de Lionne. — J’ignore ce que veut le roi,
répondit-il, je considère ce qu’il peut. » L’existence de cette
république marchande, libre, puissante et riche choquait ses
instincts de roi absolu. Il ^cusait les Hollandais d'ingratitude,
parce qu’ils avaient osé se tourner contre la France, eux
secourus si longtemps par elle. Colbert lui-même détestait
ces rivaux de notre commerce. On a vu (p. 367) ses efforts
pour les chasser de nos côtes et pousser nos marchands à faire
eux-mêmes leurs transports. Les Hollandais, attaqués par
des tarifs, se défendirent par des surtaxes sur nos vins, nos
eaux-de-vie et les produits de nos manufactures (1670). « C’est
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LE RÈGNE DE LOUIS XIV. 375
un pas bien hardi pour les États, écrivit aussitôt Colbert à
notre ambassadeur à la Haye ; vous verrez dans peu qu’ils
auront tout lieu de se repentir.
Louvois, de son côté, estimait que oc le véritable moyen de
parvenir à la conquête des Pays-Bas espagnols était d’apaiser
les Hollandais et de les anéantir.» Ainsi, pour cette fois, le
ministre des finances n’était point trop contraire aux plans du
ministre de la guerre, et le roi était de lui-méme tout porté
par ses ressentiments à les accepter. Guerre impolitique ce-
pendant, qui renversait tout le système d’alliances fondé par
Henri IV et Richelieu sur les Étals protestants, qui détour-
nait nos coups du seul adversaire que nous eussions alors
intérêt à frapper, et qui nous conduisait imprudemment loin
de notre frontière, au delà du Rhin inférieur, en un pays
inutile à prendre, impossible à garder, tant que les Espagnols
restaient à Bruxelles.
Louis XIV n’eut pas grand’peine à rompre la triple al-
liance. La Suède s’empressa, moyennant quelque argent, de
revenir à sa vieille amitié pour la France. Charles II, *qui
aspirait au pouvoir absolu, promit son concours, moyennant
xme pension de 2 millions. Les traités avec les princes de la
ligne du Rhin et avec l’empereur furent renouvelés. Ainsi
Lonis isolait la Hollande, comme il avait isolé l’Espagne dans
la guerre de dévolution. Le commencement des hostilités fut
désastreux pour les Hollandais. Les de Witt, chefs du parti
républicain, avaient négligé l’armée, par crainte de la maison
de Nassau; et la Hollande ne pouvait opposer aux 120 000
Français qui, sous le commandement de Turenne et de Condé,
envahissaient son territoire, que 25 000 miliciens mal équipés,
sans discipline et sans courage (1672). Ce fut moins une
guerre qu’une promenade. Le fameux passage du Rhin
n’était, dit Napoléon, « qu’une opération militaire de qua-
trième ordre, puisque dans cet endroit, à Toll-Huys, le fleuve
est guéable, appauvri par le Wahal, et qu’il n’était d’ailleurs
défendu que par une poignée d'hommes. » Toutes les villes
ouvraient leurs portes : « Envoyez -moi cinquante chevaux,
écrivait à Turenne un de ses officiers, avec cela je pourrai
prendre deux ou trois places. » Un jour quatre soldats qui
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CHAPITRE XXI.
allaient à la maraude se trompent de chemin et arrivent de-
vant Muyden : les magistrats épouvantés se hâtent de leur
présenter les clefs de la ville; puis, voyant qu’ils ne sont pas
suivis, les enivrent et les portent’ hors des murs. Or c’est à
Muyden qu’on peut prendre Amsterdam, car c’est là que sont
les écluses qui servent à mettre sous l’eau les environs de cette
ville.
Les Français n’étaient qu’à quelques lieues d’Amsterdam :
le roi, enivré par de si rapides succès, repoussa les proposi-
tions de Jean de Witt. Au moins aurait-il dû écouter les sages
avis de Turenne, faire démanteler les places, au lieu de dissé-
miner l’armée en garnisons. On ne se trouva plus assez fort
pour marcher sur la capitale. Cette inaction perdit tout : les
Hollandais reprennent courage. Un mouvement populaire
éclate contre Jean de ’Witt. Ce grand citoyen est mis en
pièces, à la Haye, avec son frère Corneille ; et Guillaume de
Nassau , prince d’Orange , est proclamé stathouder. Nul
homme n’a autant haï la France et ne lui a fait plus de mal,
mais n’a mieux servi son pays. H donne soudainement à la
résistance une énergie qu’elle n’avait point. Les digues qui
défendent la Hollande contre la mer sont rompues, les écluses
ouvertes, et Ruyter, qui depuis trois mois tenait en échec la
flotte anglo-française, vient ranger ses vaisseaux autour d’Aon-
sterdam. La Hollande était sauvée. Les Français reculent
devant l’inondation, évacuent successivement toutes les places
conquises, et se retirent sur lè Rhin (1672). ^
En même temps, Guillaume négocie et forme contre la
France ime formidable coalition. Charles II résiste à son par-
lement, et refuse d’y entrer ; il est du moins forcé d’accorder
la paix aux Provinces-Unies, et Louis XIV n’a d’autre alUé
effectif que la Suède, contre l’Espagne, l’Autriche, l’Allema-
gne et la Hollande coalisées.
Loiiis répond à toutes ces menaces par la prise de Maës-
tricht (1673), et l’aimée suivante par la conquête de la
Franche-Comté, dont il s’empare en six semaines. Les coa-
lisés préparent une double invasion par les Pays-Bas et par
l’Alsace ; Condé fait tête à la première, Turenne à la seconde.
Il dévaste le Palatinat, et, avec une poignée d’hommes, défend
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LE RÈGNE DE LOUIS XIV.
377
la frontière du Rhin contre Montécuculli. Accablé cependant
par le nombre, il recule, et 60 000 Impériaux prennent leurs
quartiers d’hiver en Alsace. « Il ne faut pas, écrit-il au roi,
qu’il y ait en France un seul homme de guerre en repos, tant
qu’il y aura un Allemand en Alsace ; » et, renforcé de quel-
ques mille hommes, il tourne les Vosges à l’improviste, tombe
sur les ennemis dispersés, les bat, les chasse au delà du Rhin,
après en avoir détruit la moitié ‘(janvier 1675). La mort de ce
grand général, quelques mois plus tard, à Saltzbach, et la re-
traite de Condé, après sa sanglante victoire de Senef (1674)
et une glorieuse campagne en Alsace (1675), n’empêchent
point Louis XIV de conserver presque partout l’avantage.
Sur mer, Duquesne anéantit la marine espagnole dans
trois sanglantes actions sur les côtes de la Sicile, malgré
l’assistance d’une escadre hollandaise et de Ruyter, qui est
tué au combat d’Agousta; dans le même temps, d’Estrées
ravage les établissements hollandais dans les Antilles et au
Sénégal. Sur terre, Créqui prend à Kochersberg une glo-
rieuse revanche d’une défaite éprouvée, l’année précédente,
à Gonsarbruck(1677), et Luxembourg gagne, pour le compte
de Monsieur (le frère du roi), la victoire de Cassel, fait em-
porter Valenciennes en plein jour par ses mousquetaires
(1677), et prend Grand sous les yeux du roi.
Ces succès obligent les Hollandais à demander la paix. La
défection de Charles II, à qui son parlement force la main,
décide Louis XIV à la conclure^ar le traité de Nimègue, les
Hollandais obtiennent la restitution de tout ce qu’ils avaient
perdu (1678). Dès lors, Louis XIV peut parler en maître aux
autres puissances et leur dicter ses conditions. Cette fois en-
core, ce fut l’Espagne qui paya les frais de la guerre. Elle
céda la Franche-Comté, et aux Pays-Bas, les deux dernières
villes de l'Artois, Aire et Saint-Omer, en outre Valenciermes,
Bouchain, Condé, Cambrai, Ypres, Maubeuge, etc. Quant à
l’empereur, il obtint Philippsbourg, mais en perdant Frj-
bourg. Le roi contraignit le Danemark et le Brandebourg à
rendre toutes les conquêtes qu’ils avaient faites sur la Suède
(traité de Saint-Germain en Laye, 1679). La France sor-
tait donc glorieuse et plus forte de sa lutte contre toute
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378
CHAPITRE XXI.
l'Europe : l’hôtel de ville de Paris décerna au roi le nom de
Grand.
Ainsi, la première période du règne de Louis XIV finissait
avec profil et gloire. Deux grandes provinces étaient ajoutées
au territoire, la Flandre et la Franche-Comté. La possession
de la Flandre couvrait notre frontière du nord, mettait la capi-
tale à l’abri derrière une triple ceinture de places fortes que
Vauban éleva, faisait entrer dans la population française une
population industrieuse , dont l’activité , endormie longtemps
sous la domination espagnole, allait se réveiller et devenir
féconde. L’acquisition de la Franche-Comté complétait la
frontière de l’est, et achevait de ce côté ce qu’avaient com-
mencé les traités de Westphalie.
c:onqaètc« de TLM'V en pleine paix; révoeatlen
de l'édlt de Kantés (««SS).
Après le traité de Nimègue, la France continua à s’agran-
dir. Les autres nations licencièrent leurs troupes; Louis garda
toutes les siennes, et fit de la paix un temps de conquêtes.
Les derniers traités lui avaient livré un certain nombre de
villes et de cantons , avec leurs dépendances. Pour rechercher
quelles étaient ces dépendances, il établit à Metz, à Brisach
et à Besançon, des chambres, dites de réunion, parce qu’elles
furent chargées de réunir à la France les terres qu’on pré-
tendait démembrées des tr^s évêchés, de l’Alsace et de la
Franche-Comté. L’électeur palatin, d’autres princes alle-
mands, le roi d’Espagne, durent faire justifier, devant ces
tribunaux, de leurs litres de possession ; et des arrêts sans ap-
pel; soutenus par la force, donnèrent à Louis XIV vingt villes
importantes : Sarrebruck,' Deux-Ponts, Luxembourg, Mont-
beUiard et surtout Strasbourg, qui était restée libre au milieu
de l’Alsace devenue française. 20000 hommes, commandés
par Louvois, l’investirent à l’improviste, la forcèrent à capitu-
ler, et Vauban y commença aussitôt ces immenses travaux,
(}ui devaient en faire la plus forte barrière du royaume sur le
Rhin (168:).
Sur d’autres points se montrait le drapeau de la France, et
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LE RÈGNE DE LOUIS XIV.
la cause était plus légitime. Les Barbaresques, châtiés autre-
fois par le duc de Beaufort, avaient recommencé leurs pira-
teries. Le vieux Duquesne fut envoyé contre eux; et une in-
vention nouvelle, due au génie d’un marin obscur, Bernard
Renaud, appelé par ses camarades le petit /îcuawd, les ga-
liotes à bombes, donna à la guerre une rapidité terrible. Al-
ger fut bombardé deuxfois (1681-1684), détruit en partie, et
obligé de rendre ses prisonniers. Tunis et Tripoli éprouvè-
rent le même sort, et la Méditerranée fut pour quelque temps
purgée de corsaires.
Une ville chrétienne fut traitée comme ces repaires de pi-
rates. Les Génois avaient vendu, dit-on, des armes et de la
poudre aux Algériens, et ils construisaient, dans leurs chan-
tiers, quatre vaisseaux de guerre pour l’Espagne qui n’en
avait plus. Louis XIV leur défendit de lancer à l’eau les ga-
lères; sur leur refus, une escadre, commandée encore par
Duquesne, sortit de Toulon pour appuyer les réclamations^
de la France. Le nouveau ministre de la marine, le marquis
de Seignelay, fils du grand Colbert qui venait de mourir, était
lui-même sur la flotte. 14 000 bombes, lancées en quelques
jours, renversèrent une partie des somptueux palais de Gênes
la Superbe ; et il fallut que le doge vint à Versailles demander
pardon (1685).
Le pape même fut encore une fois humilié comme prince et
blessé comme pontife. Les ambassadeurs catholiques, à Rome,
avaient étendu le droit d’asile ^ de franchise , aflèclé de tout
temps et avec raison à leur hôtel, jusqu’au quartier même
qu’ils habitaient. Innocent XI voulut détruire cet abus, qui
faisait d’une moitié de la ville un asile pour les criminels. Il
obtint sans peine le consentement des autres rois ; mais
Louis XIV déjà irrité contre le pontife, à cause de l’affaire de x
la régale*, répondit avec hauteur : « qu’il ne s’était jamais ré-
■A . On appelait régale le droit qu’avaient les rois de percevoir les revenus
de certains béni'fices, évêchés et arclievêchés, pendant la vacance du siège.
En <673, un édit déclara tous tes sièges de Fiance soumis â la régale. Deux
évéqaes refusèrent d’ohéir et furent soutenus par le pape Innocent XI.
Louis XIV, pour lerminer le dilTéretid , convoqua une asscinlilée du clergé
français qui adopta, sous l’inspiration de l’illiisire évéque de Meaux, la cé-
lèbre déclaration de < 082, fondement des libertés de rSülise gallicane.
%
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CHAPITRE XXI.
380
glé sur l’exemple d’autrui, et que c’était à lui de servir d’exem-
ple. » 11 envoya le marquis de Lavardin, avec 800 gentils-
hommes armés, pour se maintenir dans la possession d’un pri-
vilège injuste; le pape excommunia l’ambassadeur : le roi fit
saisir Avignon (1687).
Cette affaire s’arrangea sous le successeur d’innocent XI;
mais ce pontife en conçut un dépit profond qui ne fut pas
sans influence sur la guerre qui éclata en 1688. L’occasion
de cette guerre fut, en effet , l’opposition faite par le pape au
candidat de la France au siège archiépiscopal de Cologne, le
cardinal de Furstemberg, qui nous avait déjà ouvert les portes
de Strasbourg. Il avait été élu par la majorité du chapitre,
15 voix contre 9 obtenues par son concurrent, Clément de Ba-
vière. Innocent XI donna néanmoins à celui-ci l’investiture.
Louis XIV protesta à main armée contre cette nomination, et
fit occuper par ses troupes Bonn, Neus et Kayserwerth (oc-
tobre 1688). Du côté de l’Allemagne, il réclamait encore, sans
justice, une partie du Palatinat , au nom de sa belle-sœur la
duchesse d’Orléans, seconde femme de Monsieur. En Italie,
il achetait Casai, dans le Montferrat, au duc de Mantoue,
pour dominer le nord de la Péninsule et le Piémont qu’il te-
nait déjà par Pignerol (1681).
Ces conquêtes faites en pleine paix, ces violences, cet or-
gueil, réveillèrent les craintes de l’Europe. On accusa la
France d’avoir renversé la domination autrichienne pour mettre
la sienne à la place et peser (^nune elle sur le continent. Déjà,
en 1681, l’Empire, l’empereur Léopold, l’Espagne, la Hol-
lande, et même la Suède, avaient conclu, par les soins de
Guillaume d’Orange, ime alliance secrète pour le maintien de
la paix de Nimègue; mais personne n’osait porteries premiers
coups; la diète de Batisbonne (août 1684) stipula une trêve
de 20 ans, en laissant au roi de France Luxembourg , Lan-
dau, Strasbourg, Kehl et les autres villes réunies avant le 12
août 1681. Son ambition ne s’arrêtant pas, ils se rapprochè-
rent davantage et signèrent la ligue d’Augsbourg (9 juillet
1686); la Savoie y accéda l’année suivante; l’Angleterre en
1689.
' Quelle était, dans ce moment critique, la situation de la
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LE RÈGNE DE LOÜIS XIV.
France ? Une sorte de fatigue, de malaise intérieur commen-
çait à se faire sentir dans cette société, si brillante encore. Les
dépenses excessives de la guerre précédente, le maintien coû-
teux d’une armée de 1 50 000 hommes en temps de paix, et
les constructions fastueuses comme celles dp Versailles, de
Trianon, de Marly, du Louvre, ou utiles comme celles des
ports, des places fortes, de l’hôtel des Invalides, avaient dé-
truit l’équilibre des finances.
Colbert s’épuisait à trouver des ressources ; il fut obligé,
lui aussi, de vendre des charges, de créer des rentes à un taux
onéreux, d’augmenter la taille; il gémissait de ramener les fi-
nances à l’état d’où il les avait tirées. Il succomba à la peine.
Il mourut en 1683, à 64 ans, usé par l’excès du travail, et tué
peut-être par d’injustes reproches du roi. « Si j’avais fait pour
Dieu ce que j’ai fait pour cet homme, disait-il avec amer-
tume, je serais sauvé dix fois, et je ne sais ce que je vais de-
venir. » Son ministère fut divisé : le marquis de Seignelay,
son fils, eut la marine ; les finances furent confiées à le Pel-
letier(l 683-1689), plus tard au comte de Ponchartrain (1689-
1699) : ces deux derniers lui succédèrent sans le remplacer.
Il y avait deux ans que Colbert était mort, quand Lqius XIV
fit la plus grande faute de son règne, la révocation de Védü
de Nantes. Colbert, tant qu’il avait vécu, avait protégé les pro-
testants comme des sujets utiles et industrieux. Mais Louis
ne voyait en eux que d’anciens rebelles qui avaient dicté des
lois à ses prédécesseurs, il les haïssait comme hérétiques et
comme suspects d’aimer peu le pouvoir absolu des rois. L’u-
nité religieuse dans l’État lui semblât aussi nécessaire que
l’unité politique. Après le traité de Nimègue, les diverses in- — -
fluences qui se disputèrent Louis XIV vieillissant firent entrer
le gouvernement dans la voie des rigueurs. Le roi avait alors
de vifs démêlés avec le saint-siège, au sujet de la régale, il ne
voulait pourtant pas qu’on doutât de son zèle pour l’Églis^k
Les protestants en fournirent la preuve. On leur ôta success^P
vement toutes les garanties que l’édit de Nantes leur assurait,
on multiplia les missions dans les provinces; on acheta les
consciences â prix d’argent. Louvois,qui tenait à montrer son
zèle dans cette affaire, « imagina d’y mêler du militaire ; >* il
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CHAPITRE XIV.
plaça des garnisaires chez les calvinistes. Ces missionnaires
bottés commirent les plus grands excès. Gomme les dragons
se distinguèrent entre tous par leurs violences^ on appela cette
exécution les dragonnades.
Enfin le dernier coup fut porté, et le 22 octobre 1685 parût
un édit qui révoquait celui de Nantes. On interdit aux protes-
tants l’exercice public de leur culte, excepté en Alsace; on
ordonna aux ministres de quitter le royaume dans les quinze
jours, et on défendit aux autres de les suivre , sous peine des
galères et de la confiscation des biens. On arriva ainsi à des
conséquences monstrueuses : les réformés n’eurent plus d’é-
tat civil \ leurs mariages, si, k l’aide d’une fraude et d’un
mensonge, ils ne les avaient fait consacrer par l’Église catho-
lique, furent regardés comme nuis, leurs enfants comme illé-
gitimes. Les biens de quiconque était constaté hérétique fu-
rent confisqués. Une part était assurée au dénonciateur.
Deux cent cinquante k trois cent mille réformés passèrent
la frontière dans les dernières années du dix-septième siècle,
malgré la police de Louis XIV, et portèrent k l’étranger nos
arts, nos manufactures et la haine de la France. Des régi-
ments entiers de calvinistes furent formés en Hollande, en
Angleterre, en Allemagne ; ceux qui restèrent dans le royaume
n’attendirept que l’occasion de briser le joug inique qui pe-
sait sur eux, fût-ce au prix d'une guerre civile. Ces violences
réussirent-elles? 11 y avait, avant la révocation de l’édit de
Nantes, un million de protestants en France ; il y en a aujour-
d’hui de quinze k dix-huit cent mille.
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RÉVOLUTION DE 1688 EN ANGLETERRE.
383
CILiPlTRE XXII.
RÉVOLUTION DE 1688 EN ANGLETERRE^ SECONDE
ET TROISIÈME COALITION CONTRE LA FRANCE^
PAIX DE RYSWICK (1697) ET D’UTRECUT (1713).
Charles II et Jacques II (1660-1688). — Guerre de la ligue d’Augsbourg
(1688-1697).
Cluirle» Il et Jaeqae* Il (flCM*-i«M).
La réponse des puissances protestantes à la révocation de
l’édit de Nantes fut la révolution d’Angleterre, qui précipita
du trône le catholique Jacques II et y fit monter le calviniste
Guillaume III.
Louis avait compris qu’il n’aurait rien à craindre de l’ini-
mitié de l’Europe, tant qu’il conserverait l’alliance de l’An-
gleterre. Là, en effet, était le secret de sa force, parce qu’il
n’était plus, dans ce cas, obligé de la diviser, d’en porter
moitié sur l’Océan et moitié sur je continent. Aussi n’avait-il
rien épargné pour s’attacher iéharles II, fils de Charles I",
décapité à Londres en 1649, après la mort de Cromwell
avait été en 1660 rappelé sur ll^i^ne sans condition.
On crut d’abord que ce prince frivole et débauché avait
rapporté quelque expérience de l’exil. Dans les premières
années, grâce aux conseils de Clarendon, son chancelier, H*
parut bien vouloir consolider la prédominance de la couronne,
mais en laissant le parlement jouir de ses anciens privilèges,
et il resta fidèle au protestantisiçe dç l’Église anglicane, sans
dévier à droite ni à gauche, verdies catholiques ou vers les
presbytériens. S’il avait vendu à Loui^XIV, en 1662, Dun-
kerque et Mardick, ces précieuses conquêtes de Cromwell, il
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RÉVOLUTION DE 1638 EN ANGLETERRE. 387
ai dépêché 98 ; » ceux qu’il ne pendait pas, il les faisait
vendre aux colonies comme esclaves. Jacques, pour récom-
penser tant de zèle, fit de ce boucher un grand chancelier
d’Angleterre.
Une partie de l’aristocratie et le clergé anglais auraient
pardonné aux Stuarts leur despotisme, car ces de ux classes se
souvenaient de ce qu’elles avaient souffert dans la révolution
de 1648; mais elles ne pouvaient tolérer les tendances ouver-
tement catholiques de Jacques II. Pour le clergé anglais, si
richement doté par la réforme, le rétablissement du culte
romain était la ruine ; l’aristocratie de son côté craignait de
perdre les immenses domaines qu’elle avait acquis à la sup-
pression des couvents; beaucoup de ses membres voulaient
d’ailleurs la pratique sincère du gouvernement constitutionnel,
favorable à leur influence, favorable aussi aux grands intérêts
du pays.
Pour lutter victorieusement contre d’aussi puissants inté-
rêts, il aurait fallu un prince extrêmement habile. Jacques II,
qui s’était distingué dans sa jeunesse comme amiral, semblait
avoir perdu toutes ses qualités. Faible et entêté comme un
mulet, disait son frère, il marchait à son but avec un tel
aveuglement, que selon un cardinal « il fallait l’excommunier,
parce qu'il allait ruiner le peu de catholicisme qui restait en
Angleterre. » On le voyait dans un pays protestant ' s’entourer
de moines, donner place dans le conseil au jésuite Péters,
dispenser les catholiques du serment du fcsl, se faire présenter
des adresses avec la formule de l’absolutisme a Dco rex, a
rege lex, enfin envoyer en Italie une ambassade solennelle
pour réconcilier l’Angleterre avec l’Eglise romaine. Les évê-
ques anglicans réclament, il les fait mettre èa prison. Le
primat du royaume, l’archevêque de Canlorbery, est lui-
même enfermé à la Tour, avec six de ses suffragants.
Ces violences rendaient une révolution inévitable Depuis
<. Sir Willinm Temple disnil à Cliarles II que les calhnliqnes ne formaient
pss en Angleterre la centième, en Écosse la deux centième partie de la popu-
lation. f'oj-, ses m emnii es .
2. « .... Piiritiiins ou anglienns, rèpnblieains ou monarclii.sles, tous s’uni-
rent contre l’ennemi commun. De cette union sortit radieuse et pleine d'ave-
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CHAPITRE XXII.
longtemps Guillaume d’Orange était lié avec les chefs du parti
whig. Gendre de Jacques II, il était son héritier le plus voisin ;
il pouvait attendre. Mais le roi s’était remarié à une princesse
italienne et cathohque ; de ce mariage naquit, en 1 688, un
fils qui effaçait les droits de la femme de Guillaume d’Orange.
Alors ce prince n’hésite plus : il accepte les offres de l’aris-
tocratie anglaise et se prépare à renverser son beau-père avec
les forces de la Hollande. Louis XIV avertit en vain Jacques II
des dangers qu’il court et lui offre une assistance qui est
refusée presque avec hauteur. Louis commet lui -même une
laute grave : la cause de Jacques étant la sienne, puisque
c’était celle du pouvoir absolu des rois, il eût dû le secourir
malgré lui ; il le fit, mais à moitié ; il envoya une armée sur
le Rhin, ce qui souleva l’Allemagne, au lieu de l’envoyer sur
la Meuse, ce qui eût intimidé les Provinces-Unies et peut-
être retenu Guillaume. A cette nouvelle, les fonds montèrent
de 10 pour 100 en Hollande et Guillaume partit.
Sa flotte portait 1 5 000 hommes, et ses drapeaux la devise :
Pro religione et libertate. Il se fit précéder d’un manifeste où
il déclarait « qu’appelé par les seigneurs et les Communes
d’Angleterre, il avait acquiescé à leurs vœux, parce que,
comme héritier de la couronne, il pétait intéressé à la conser-
vation des lois et de la religion du pays. H marcha sur Lon-
dres sans rencontrer de résistance ; tout le monde abandonnait
Jacques : son premier ministre, Sunderland, son favori
Marlborough, même sa seconde fille, Anne de Danemark. Il
ne tenta pas de résister et s’enfuit sous im déguisement. Alors
une longue procession parcourut les rues de Londres, armée
de bâtons, de sabres, de lances, à l’extrémité desquels chacun
avait fixé une orange. Des rubans de cette couleur, qui était
déjà celle du parti protestant, flottaient sur toutes les têtes.
Bientôt retentit le terrible cri de : « iVo popery ! A bas le pa-
nir la célèbre révolution de 1688. Il avait fallu bien des larmes, bien du
sang et surtout bien des années pour arriver à cet immense résultat, car de-
puis la Restauration vingt-huit ans s’étaient écoulés, s [OEuvres de Napo-
Uon III, t. I, p. 449, édit, de 1866.) « L’iiistoire d'Angleterre dit hautement
aux rois : Marchez à la tète des idées de votre siècle, ces idées vous suivent
et vous soutiennent; marchez è leur suite, elles vous entraînent; marchez
contre elles, elles vous renversent. » {Ibid., p. 342.)
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RÉVOLUTION DE 1688 EN ANGLETERRE. 389
pisme ! » Toutes les chapelles catholiques et même quelques
maisons furent démolies. Les bancs, les chaises, les confes-
sionnaux, les bréviaires furent amoncelés en un tas et brûlés;
mais pas un catholique ne perdit la vie, pas même Jeffries.
Cependant, au moment où la galiote qui emportait Jacques
allait mettre à la voile, elle avait été abordée par 50 ou 60
matelots qui recherchaient des prêtres catholiques. Le roi,
pris par eux pour un jésuite déguisé, fut d’abord assez rude-
ment traité ; mais quelques gentilshommes du comté de Kent
qui le reconnurent le firent relâcher; il en profita pour rentrer
dans Londres (16 décembre). Le lendemain les soldats hollan-
dais arrivaient : il fallut partir, cette fois pour toujours. Guil-
laume lai avait refusé toute entrevue, et les lords, réunis en
assemblée extraordinaire, lui avaient signifié qu’il eût à se
rendre à Rochester. Guillauûie l’y fit conduire sous la garde
des troupes hollandaises, et eut soin de le laisser s’évader.
Jacques se réfugia en France, où Louis XIV lui donna une
magnifique hospitalité (1688).
Le parlement déclara le trône vacant et déféra la royauté
au prince d’Orange et à sa femme, la princesse Marie, après
eux à la princesse Anne, excluant à jamais les autres descen-
dants de Jacques II. Le stathouder de Hollande était roi.
Mais avant de s’asseoir sur le trône, Guillaume UI dut signer
la fameuse déclaration des droits (février 1689).
Cette nouvelle charte, qui substituait la royauté consentie
à la royauté de droit divin, contenait à peu près toutes les
libertés et garanties que les Anglais réclamaient depuis des
siècles : la convocation périodique des parlements, le vote de
l’impôt, la loi faite parle concours du roi et des chambres, le
jury, le droit de pétition, etc. Elle a fondé, chez nos voisins,
le gouvernement constitutionnel ou parlementaire, avec tous
les tempéraments et la sagesse pratique qui en ont assuré la
durée *.
4. La révolution eut «on théoricien dans Locke. Né en 4 632 et mort en 4704,
ce philosophe reçut le sHrnom de Sage, et le mérita par la modération de ses
opinions et la dignité de sa vie. Celte modération n’empécha pas qu’il ne fdt
persécuté par Jacques II. U vécut huit années en Hollande, i et ne revint
qu’avec Guillaume en Angleterre. Noos n’avons pas à nous occuper iei du
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390 CHAPITRE XXII.
Un droit nouveau, celui des peuples, se levait donc, dans la
société moderne, en face du droit absolu des rois qui depuis
deux siècles la régissait et qui venait de trouver, dans
Louis XIV, sa plus glorieuse personnilicaiion. Il n’y a pas à
s’étonner de la lutte acharnée qui éclata entre la France et
plus conmi (te ses ouvrages, son Essai sur Vrnlendrmrnt humain, qui l’a
placé paimi les pliilosoplies éminenis, niais d’un aiilre de ses livres, Y Essai
sur la venlii/ile oiigme, 1rs limites et le but du gtmi ei iiemrn'. Ce Irailé parut
en tflCO. une telle date indique assez qu'il faut j rlieielu r moins une élude
désintéressée de droit public, qu’une apologie de la révolulion de t68S. Guil-
laume III en jugea ainsi : il donna à Locke une place Itnraiive; 2U0 livres
sterling par au claienl alors une somme cons dér.tlile, siutoul pour un philo-
sophe. naos ce livre, Locke détruit la doclrine du ilioil divin des rois que les
Sluarls dérendaient, en accusant Guillaume 111 d’usui palion , et montre que
celle doctrine n'a de hases ni dans la nature ni dans I histoire : » La monar-
chie absolue, dit-il, qui semble être considérée par ipielqucs-iins comme le
seul gouvernement qui doive avoir lieu dans le monde, est, à vrai dire, in-
compatible avec la société civile, et ne peut él'e nullemeul réputée une forme
de gonvcrnenieTil. » Ouelle est d ne, pour Locke, la condition essentielle, de
, tout gouvernement, tel nom qu'il porte d'ailleurs, qu'on l'aiqic le démocratie,
oligaicliie ou monarchie? C’est la liberté : et la liberlé, a dans la société
civile, consiste, à n’êlre soumis à aucun pouvoir législatif qu’a celui qui a été
établi par le consentement de la comniiinaulé, ni à aucun autre empire qu’à
celui qu’on y reconnaît. « Ainsi le dogme de la souverainelé du peuple est
soutenu hardiment par Locke. » La comiiiiinaulè peut établir tel gouvernement
qu'elle vi-ut. » Mais ces gouvernements ne sont conformes a la raison qu’à
deux con iilions : la ]>remière, c’est que le pouvoir de faire les lois qui obli-
gent la communauté, par conséquent dans une munarehie, le chef de l’État
lui-méme sera toujours séparé du pouvoir eiéculif. La seconde, c’est que nul
ne sera tenu de payer l’impét sans son con.sentemeni donné personnellement
ou par représenlanls. a L'égalité, disait encore le grand philosophe anglais,
est le droit égal qu’a chacun à la liberté, et qui fait que personne n’est assu-
jetti à la volonté ou à l'auiorité d’un autre homme. • Locke a été, en politique,
le précurseur de Jean-Jacques. La nécessité du conseiiiemcni commun, recon-
nue Comme base de toute société politique, qu'esl-ce autre chose que le
principe du sulTiage universel?
Après avoir établi à quelle condition les gouvernements sont légitimes,
Locke énonce avec précision quel but ils doivent se proposer. « Le souverain
doit gouverner selon les lois établies cl connues de tous, n’cinpioyer que des
jnges équitables et désintéressés, ne faire servir enfln la force, au dedans,
qu à l’exécution des lois ; au dehors, qu’à la défense des propriétés de la com-
munauté. U Et il reconnaît que si le chef choisi fait un mauvais usage du
pouvoir qui lui a été délégué, il peut être remplacé. Il faut ajouter qu’en ma-
tière religieuse Locke défendit toujours la cause de la tolérance. 11 n’avait
fait d’ailleurs que reprendre, en politique, les vieilles doctrines de son pays
et notamment la thèse développée par sir John Poriescue, chancelier d’Angle-
terre sous Henri VI et qui, écrivant pour l’enseignement du prince de Galles
son traité célèbre Ve laudilms legiim Angliæ, proclamait (chap. xui) que les
gouvernements ont été institués par les peuples et n’existent que pour leur
avantage.
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RÉVOLUTION DE 1688 EN ANGLETERRE. 391
l’Angleterre. Ce sont plus que deux intérêts contraires, ce sont
deux droits politiques différentsqui sont aux prises. En outre,
au XVI' siècle, la France avait pris en main la défense du
protestantisme et des libertés générales de l’Europe ; au xvir,
elle menaçait la conscience des peuples et l’indépendance des
États. Le rôle que nous abandonnions, l’Angleterre allait s’en
saisir: elle se fera le centre de toutes les coalitions contre
la maison de Bourbon, comme la France avait été le centre
de la résistance à la maison d’Autriche.
Ciuerrei» de la ligue d'AugNboiirg ((Sgg-f«i03) et de
la «ucceoitlon d’KMpagnc (flOi-t9lt).
Ce changement politique renversait toutes les conditions de
la guerre. Tant que Louis avait neutralisé l’Angleterre en
pen'sionnant ses rois, nous n’avions personne h craindre sur
le continent; car appuyés aux Pyrénées, aux Alpes et à la
mer, nous faisions face au Bhin et pouvions y combattre des
deux mains, sans avoir à regarder par derrière. L’Angleterre
s’unissant à nos ennemis, il fallut non-seulement des armées
sur l’Escaut, le Rhin et les Alpes, fnais des flottes sur l’Océan
et dans les mers les plus lointaines. C’est ce double effort que
la France ne pourra soutenir longtemps.
Guillayime d’Orange se fit l’âme de la coalition, le renver-
ser, c’était finir la guerre d’un coup : Louis XIV confia une
flotte à Jacques II, qui le porta en Irlande, malgré les Anglais
et les Hollandais que Château-Renaud battit dans la baie de
Bantry, et Tourville sur les côtes de Sussex, à la hauteur de
Beachy-Head. Dans la dernière action, seize vaisseaux enne-
mis furent coulés ou incendiés à la côte ; le reste se réfugia à
l’embouchure de la Tamise ou entre les bancs de la Hollande
(10 juillet 1690), et Louis XIV eut pour quelque temps l’em-
pire de l’Océan. Mais Jacques II ne sut pas le seconder : il
perdit la bataille de la Boyne (H juillet 1790). Un régiment
de calvinistes fugitifs et le maréchal de Schomberg contribuè-
rent surtout à la déroute. Jacques II revint en France.
Louis XIV prépara alors une descente en Angleterre
même : 20 000 hommes furent rassemblés entre Cherbourg et'
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392
CHAPITRE XXII.
la Hougue ; 300 navires de transport furent tenus prêts à
Brest; Tourville devait les escorter avec 44 vaisseaux qu’il
commandait et 30 autres que d’Estrées lui amenait de Tou-
lon. Mais le vent changea, la flotte de la Méditerranée ne put
arriver à temps. Louis XIV, habitué à forcer la victoire, et
comptant d’ailleurs sur la défection d’une partie des capi-
taines ennemis, ordonna à son amiral d’aller chercher les An-
glais et les Hollandais, forts de 99 voiles. Il n’y eut point de
défection. Tourville lutta dix heures sans faiblir, mais il ne
pouvait renouveler le lendemain un pareil effort; il s’éloigna.
La côte voisine était malheureusement sans abri : 15 vais-
seaux réfugiés à Cherbourg et à la Hougue furent incendiés
par leurs propres capitaines, qui ne voulurent pas les laisser
tomber aux mains de l’ennemi (1692). Ce désastre ne ruina
point la marine française, mais l’expédition projetée fut
abandonnée.
Dès l’année 1688, au moment même où Guillaume prépa-
rait son expédition, les Français étaient arrivés sur le Rhin,
et y avaient pris Philippsbourg, Manheim, Worms; l’année
suivante , ils avaient incendié le Palatinat. 1 00 000 habitants,
chassés de leur pays par les flammes, allèrent demander
vengeance à l’Allemagne. Le roi lui-même eut regret de ces
horribles exécutions; et son mécontentement, prélude d’une
disgrâce, causa, dit-on, la mort de Louvois (1 69 l).^ja guerre
s’étendit alors depuis les Alpes jusqu’à la mer du Nord. Mais
sur le Rhin, elle resta défensive, Louis préférant frapper
les coups les plus forts sur ses deux ennemis les plus faibles,
le duc de Savoie et l’Espagne. C’est aux Pays-Bas que se
porta le fort de la guerre.
Un élève de Condé, Luxembourg, battit les alliés à Fleu-
rus (1690), puis à Steinkerque (1692), enfin à Neerwinden
(1693), et enleva sous leurs yeux h^ons et Namur. La prise
de Charleroi fut son dernier triomphe; il mourut en 1695.
Guillaume fut plus heureux avec son successeur, Yilleroi, qui
le laissa rentrer dans Namur (1695). De son côté, vainqueur
à Staffarde (1690), Catinat envahit le Piémont et s’en assura
la plus grande partie par une nouvelle victoire, celle de la
Marsaille (1693). Sur mer, Tourville vengeait la défaite^ de
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RÉVOLUTION DE 1688 EN ANGLETERRE. 393
la Hougne par la victoire de Lagos; Nesmond, Polntis,
Duguay-Trouin , Jean Bart et une foule de hardis corsaires
ruinaient le commerce de l’Angleterre et de la Hollande.
Cependant la guerre languissait partout , et la France
s’épuisait dans une lutte inégale. < La moitié du royaume,
écrivait Vauban , vit des aumônes de l’autre. » D’ailleurs,
Charles II se mourait : la succession d’Espagne allait s’ou-
vrir. L’Europe avait besoin d’un moment de repos pour se
préparer à ce grand événement qui pouvait amener une
grande guerre.
Louis. XIV suivit la même tactique qu’en 1677 : il divisa
ses ennemis. Le duc de Savoie consentit à traiter : on lui
rendit ses États, même Pignerol, et sa fille épousa le duc de
Bourgogne, petit-fils du roi de France (1696). La défection
de la Savoie détermina les alliés à accepter les offres de la
France ; après de courtes négociations, la paix fut signée
dans le congrès de Ryswyk (1697). Louis XIV reconnut
Guillaume III, rendit à l’Empire tout ce que les chambres
de réunion avaient adjugé à la France, à l’exception de Stras-
bourg, Landau, Sarrelouis et Longwy ; le duc de Lorraine
fut remis en possession de son duché ; les Hollandais eurent
le droit de tenir garnison dans certaines places de la Flandre,
et obtinrent le retrait des dispositions prises par Colbert
contre leur commerce. |l
La branche aînée de la maison d’Autriche allait s’éteindre
. avec Charles II. Il s’agissait de savoir à qui appartiendraient
l’Espagne et ses vastes annexes. Trois puissances se dis-
putaient l’héritage : la France, l’Autriche et la Bavière.
Louis XIV invoquait les droits de sa femme, Marie-Thérèse,
l’aînée des enfants de Philippe IV; Léopold I"' avait épousé
l’infante cadette, Marguerite ; l’électeur de Bavière réclamait
au nom de son fils mineur, petit-fils de cette même Margue-
rite. Louis, n’osant d’abord s’exposer à une guerre générale,
s’entendit avec Guillaume HI : on stipula que la monarchie
espagnole serait partagée (1698), Charles II s’indigna qu’on
réglât sans lui sa succession, et donna tout par testament au
prince électoral de Bavière. Mais cet enfant mourut : la
France et l’Autriche restèrent seules en présence. Louis XIV
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394
CHAPITRE XXII.
proposa un nouveau partage que l’Angleterre et la Hollande
acceptèrent, et qui ne nous assurait aucun avantage sérieux.
Mais Léopold refuse de s’y soumettre (17 00). Le roi change
alors de politique ; son ambassadeur à Madrid, le duc d’Har-
court, s’adresse au patriotisme des Espagnols., écrit, parle,
promet, si bien que l’opinion publique se déclare en faveur
de la France. Le conseil de Castille et le pape engagent
Charles II k choisir pour héritier le duc d’Anjou, petit-fils du
roi de France (2 octobre 1700).
Cependant Louis hésita. Accepter, c’était la guerre ; refuser,
c’était reconstituer la maison d’Autriche, non plus divisée en
deux branches, mais unie, comme sous Charles-Quint. Par-
tager la succession était dangereux. Léopold, d’a\lleurs, n’y
voulait pas consentir. Puisque la guerre était au bout de tou-
tes les alternatives, mieux valait la faire pour la totalité que
pour une partie. Loliis XIV arrêta enfin sa résolution, réunit
solennellement la cour, et, lui présentant son petit-fils :
«t Messieurs, dit-il, voilà le roi d’Espagne! » Quelques se-
maines plus tard, au moment de partir, il l’embrassa en pro-
nonçant des paroles dont on a fait le mot fameux : « H n’y a
plus de Pyrénées. » L’avénement de Philippe V fut salué
avec transport par tous les peuples de la monarchie, L’Eu-
rope même ne témoigna d’abord qu’une sorte de stupéfaction :
la sur)#-ise sembla engourdir la colère.
Mais la guerre était inévitable : la maison de Bourbon
étendait maintenant sa domination depuis les bouches de
l’Escaut jusqu’au détroit de Gibr altar, depuis Otrante jusfpu’à
Brest. Le projet de monarchie universelle, qu’on imputait à
Louis XIV, ne paraissait plus une calomnie, et tout un grand
parti en Angleterre, celui des wighs, demandait la guerre
« pour sauver la liberté de l’Europe et de l’humanité. »
Cependant Léopold aurait eu beaucoup de peine à reformer
la coalition européenne, sans les imprudentes provocations
du roi. D’abord il renvoya les garnisons hollandaises des for-
teresses des Pays-Bas et les remplaça par des Français; non
content d’inquiéter ainsi la Hollande, il brava l’Angleterre,
en reconnaissant, k la mort de Jacques II, son fils Jacques III.
C’était violer ouvertement le traité de Ryswyk (1701). Enfin,
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RÉVOLUTION DE 1688 EN ANGLETERRE. 395
contrairement à ses promesses et aux intérêts de la France,
il réserva au nouveau roi d’Espagne tous ses droits et son rang
d’hérédité à Versailles. Une nouvelle ligue fut conclue à la
Haye, entré l’Angleterre et les Provinces-Unies. La Prusse,
l’Empire, le Portugal et jusqu’au duc de Savoie, beau-père
de Philippe V, y adhérèrent successivement (1 701-1703). La
mort de Guillaume III (1702), à qui succéda sa belle-sœur,
Anne, fille de Jacques II, semblait devoir rompre cette coali-
tion; mais trois hommes supérieurs le remplacèrent : Hein-
sius, le grand pensionnaire de Hollande ; Marlborough, chef
du parti whig en Angleterre, habile diplomate et grand gé-
néral; Eugène, enfin, prince de la maison de Savoie , né en
France, mais que les dédains de Louis XIV avaient jeté au
service de l’Autriche. Unis d’intérêts, d’idées, surtout de
haine contre le roi, ils mirent un admirable concert dans
la conduite des opérations militaires.
La décadence avait au contraire commencé pour lo grand
roi. Dominé par Mme de Maintenon , il donnait le gouver-
nement, non aux plus capables, mais aux plus courtisans.
Le médiocre Cbamillart cumulait les fonctions de Louvois et
celles de Colbert ; l’incapable Villeroi remplaçait Turenne.
L’agriculture et l’industrie n’avaient pas eu le temps de se
relever du coup funeste que venait de lenr porter la révo-
cation de i’édit de Nantes. Enfin la détresse du trésor était
extrême, après tant de guerres, tant de constructions, de
dépenses de toutes sortes : Versailles seul avait coûté autant
que dix campagnes.
L’Autriche commença les hostilité en Italie pour conquérir
le Milanais. Lç prince Eugène bat Gatinat à Carpi (1701),
entre un moment dans Crémone par surprise , et y prend
Villeroi, mais est vaincu à Luzzara par le duc de Vendôme
(1702). Villars gagne la même année son bâton de maréchal
à Friedlingen, et par la victoire d’Hochstedt s’ouvre la route
de Vienne, où notre allié, l’électeur de Bavière, n’a pas la
résolution de marcher ( 1 703). Mais déjà Marlborough était
débarqué dans les Pays-Bas, l’archiduc Charles en Portugal,
le duc de Savoie trahissait la France et les Camisards se
soulevaient dans les Gévennes. La défaite de Tallard et* de
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396 CHAPITRE XXII.
Marsin à Hochstedt rejette les Français hors de TAlleinagne
(1704); celle de Villeroi à Ramillies (mai 1706) donne aux
alliés les Pays-Bas; celle de Marsin à Turin (septembre 1706)
livre aux Autrichiens le Milanais, le Piémont, et, par contre-
coup, l’année suivante, le royaume de Naples. Toulon même
est menacé (1707). La France, que l’Europe croyait épuisée,
envoie, en 1708, aux Pays-Bas, une magnifique armée de
100 000 hommes, sous Vendôme; elle est mise en déroute >
à Oudenarde, et Lille se rend après l’héroïque résistance de
Boufflers; la France est ouverte; un parti de Hollandais pé-
nètre jusque auprès de Versailles. L’Espagne çemble en
même temps perdue. Les Anglais surprennent Gibraltar.
L’archiduc Charles entre à Madrid, et, malgré la victoire
de Berwick à Almanza (1707), peut se croire maître de la
péninsule.
Pour comble de malheur, le terrible hiver de' 1709 amena
une telle famine, qu’on vit les laquais du roi mendier aux
portes de Versailles. Louis sollicita la paix. En cédant sur
tous les points , il obtint que les alliés consentissent à négo-
cier. Alors ils lui demandèrent do se charger seul de chasser
d’Espagne son petit-fils. « Puisqu’il faut faire la guerre, ré-
pondit-il , j’aime mieux la faire à mes ennemis qu’à mes en-
fants; » et il écrivit à toutes les municipalités, aux évêques,
aux intendants, une lettre simple et noble. Après avoir
exposé tout ce qu’il avait fait pour obtenir la paix, il disait les
propositions des alliés. La nation répondit comme elle devait
à cet appel. Malgré la misère et la famine, chacun se dé-
pouilla du peu qui lui restait pour l’envoyer au trésor public.
Riches et pauvres, tous contribuèrent, et Villars put ouvrir
la campagne avec une armée de 100 000 hommes. C’était le
don patriotique de la France. Les soldats étaient sans habits,
sans souliers. Comme les vivres manquaient , le général les
fit jeûner à tour de rôle. Tant d’hérpïsme méritait une vic-
toire : la journée de Malplaquet fut une défaite (11 sep-
tembre 1 709). Villars y fut grièvement blessé ; Eugène etMarl-
borough restèrent maîtres du champ de bataille ; mais les
Français n’avaient que 8000 morts, les alliés en avaient 20 000,
ét ils ne purent rien entreprendre de toute la campagne.
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RÉVOLUTION DE 1688 EN ANGLETERRE.
397
L’année suivante, Vendôme assura le trône d’Espagne h
Philippe V par la victoire de Villaviciosa (1710).
Dans le même temps, l’archiduc Charles , le protégé des
alliés, devenait empereur d’Allemagne et maître de l’Au-
triche par la mort de son frère (1711). L’Angleterre et la Hol-
lande, qui combattaient pour empêcher un prince français
de régner à Madrid , ne voulurent plus combattre pour faire
régner le même prince à Madrid, à Naples, à Milan, à
Bruxelles , à Vienne et dans l’empire. Les subsides fournis
par l’Angleterre aux alliés avaient grevé sa dette publique de
60 millions de livres sterling. Une intrigue de cour, à laqueUe
on a donné trop d’importance , précipita le dénoûment que
l’opinion publique , souveraine en un pays libre , préparait
déjà et que la reine elle-même souhaitait. La duchesse de
Marlborough, favorite d’Anne, fut supplantée par une de ses
parentes, qu’elle-même avait introduite au palais, Abigaïl
Masham, aussi respectueuse, aussi habile à flatter les pen-
chants de sa souveraine, que lady Marlborough s’était mon-
trée brusqpie et dédaigneuse. Une paire de gants que l’altière
duchesse négligea de ramasser, quelques gouttes d’un verre
d’eau répandues à dessein sur la robe de lady Masham, ame-
nèrent l’explosion. Lady Marlborough reçut l’ordre de ne
plus paraître au château. Quand lord Darmouth lui signifia
cette sentence, elle jeta sur le parquet la clef d’or, insigne de
sa charge, en lui disant qu’il pouvait en faire ce que bon lui
semblerait. Lady Marlborough , tombée en disgrâce , y en-
traîna les amis, les parents de son époux, et quelque temps
après le duc lui-même. Lestorys l’accusèrent de s’être ‘appro-
prié 13 millions sur la solde des troupes, et de s’en être fait
donner deux par les fournisseurs. Il répondit que c’était
l’usage, et d’ailleurs qu’on exagérait. Le ministère whig n’en
fut pas moins remplacé par un ministère composé de torys,
et l’on rappela Marlborough. Aussitôt des négociations s’en-
tamèrent avec la France. On vient de voir la raison sérieuse
qu’avait l’Angleterre de faire la paix : les préliminaires furent
signés le 8 octobre 1711, entre les deux couronnes.
Cet exemple entraîna les alliés, et un congrès s’ouvrit à
Utrecht. Mais l’empereur s’obstina à combattre. Le prince
TEMPS MODERNES. 23
DU '
,, Coogli
398
CHAPITRE XXH.
Eugène, qui avait pris le Quesnoy, assiégeait Landrecies avec
100 000 hommes; il avait trop étendu ses lignes, qu’il appe-
lait le chemin de Paris. Villars en profita pour surprendre
Denain (juillet ‘1712), et, poussant sa victoire, enleva Mar-
chiennes, le dépôt des magasins de l’ennemi; il entra à
Douai, à Bouchain, au Quesnoy; Eugène fut contraint de
sortir de France.
Sur mer nous n’avions éprouvé que des désastres; notre
marine abandonnée, parce qu’il fallut porter toutes nos forces
sur terre pour faire face à l’Europe, laissa l’Angleterre pren-
dre, sans effort, possession de l’empire des mers, et nos co-
lonies, sans défense, furent dévastées ou conquises. Cepen-
dant, quelques-uns de nos corsaires et de nos capitaines se
firent encore un nom glorieux. A Jean Bart, qui avait été,
dans la dernière guerre, la terreur du commerce de l’Angle-
terre, avaient succédé Forbin, l’ancien compagnon de sa vie
aventureuse ; le Béarnais Ducasse, gouverneur de Saint-Do-
mingue; Pointis, qui enleva Carthagène en Amérique et y
fit un immense butin; Gassart, qui, tombé un jour avec un
seul vaisseau au milieu de 15 navires ennemis, se battit douze
heures, coula un vaisseau anglais, en démonta deux, puis
s'échappa; enfin Duguay-Trouin, fils d’un armateur de Saint-
Malo, qui, b dix-huit ans, commandait un navire de 14 ca-
nons, et depuis ce jour marqua chaque année par des courses
plus hardies, par des prises plus nombreuses. Le temps de
la grande guerre était passé quand Duguay-Trouin fut ap-
pelé dans la marine militaire : son brevet de capitaine est de
1706. Alors il n’y avait plus que des combats individuels à
soutenir, des convois à enlever, les côtes ennemies k désoler.
Duguay-Trouin fit cette guerre comme Jean Bart l’avait faite
dix ans. auparavant. Son plus brillant exploit fut la prise de
Rio de Janeiro, où il fit aux ennemis un dommage de plus de
25 millions (1711). Mais les exploits isolés de ces braves
marins ne pouvaient avoir aucune influence sur le sort de la
guerre.
La victoire de Denain hâta heureusement la conclusion de
la paix. Le 4 mai 1713, l’Angleterre, le Portugal, la Savoie,
la Prusse et la Hollande signèrent les traités d’ütrecht. La
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RÉVOLUTION DE 1688 EN ANGLETERRE. 399
France reconnaissait l’ordre de succession établi en Angle-
terre par la révolution de 1688, cédait l’île de Terre-Neuve,
la baie d’Hudson et l’Âcadie, et s’engageait à démolir les for- ,
tifîcations de Dunkerque, la patrie de Jean Bart. L’Espagne
laissait les Anglais en possession de Gibraltar et de Minor-
que. De plus, il fut stipulé que les couronnes de France et
d’Espagne ne pourraient jamais être réunies sur la même
tête. Ajoutons que Louis XIV dut consentir à faire sortir de
prison ceux de ses propres sujets qui y étaient retenus pour
cause de religion. La Hollande obtint le droit de mettre gar-
nison dans la plupart des places fortes des Pays-Bas espa-
gnols,'pour s’en servir comme d’une barrière contre la
France. Le duc de Savoie reçut la Sicile avec le titre de roi;
le roi de Prusse fut aussi reconnu par la France sous ce titre.
L’empereur, resté seul, continua la guerre ; mais Villars prit
Landau et Fribourg : alors Charles VI signa le traité de Ras-
tadt (1714), par lequel il obtint ce que le traité d’ütrecht lui
avait réservé, les Pays-Bas, Naples, la Sardaigne, le Milanais
et les présides de Toscane. L’électeur de Bavière, l’allié mal-
heureux de la France, était rétabli dans ses États.
Deux puissances avaient surtout gagné à cette guerre :
l’Autriche, de magnifiques domaines en Itabe et aux Pays-
Bas ; l’Angleterre, l’empire des mers qu’elle avait saisi. En
outre, l’une avait recouvré la Hongrie, qui lui était plus né-
cessaire que l’Italie, l’autre restait à Port-Mabon, d’où elle
pouvait tenir Toulon en échec, et à Gibraltar, d’où eUe me-
naçait l’Espagne et gardait l’entrée de la Méditerranée. Mais
les Espagnols, en quittant les Pays-Bas, cessaient aussi d’a-
voir contre nous une cause permanente de guerre , et après
. avoir été durant deux siècles nos ennemis, pouvaient mainte-
nant devenir à jamais nos alliés.
Louis XIV survécut à peine au traité de Rastadt. Les der-
nières années de son règne avaient été aussi tristes que les
premières avaient été bridantes. Aux malheurs nationaux
étaient venues se joindre de crueUes afflictions domestiques ;
il avait perdu son fils unique, le grand dauphin (14 avril
1711); la seconde dauphine (12 février 1712). et son mari,
le duc de Bourgogne (18 février); leur fils aîné le duc de
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400
CHAPITRE XXII.
Bretagne (8 mars); le duc de Berri, fils du grand dauphin
(1714). De sa nombreuse famille il ne restait plus à Louis
1 que son petit-fils Philippe V, roi d’Espagne, et son arrière-
’ petit-fils le duc d’Anjou, alors âgé de 5 ans, qui fut Louis XV. .
Tant de pertes arrivées coup sur coup décidèrent le roi à
prendre une mesure qui était un attentat à la moralité pu-
blique ; ses fils légitimés, le duc du Maine et le comte de
Toulouse, nés de la marquise de Montespan, furent déclarés
héritiers de la couronne à défaut de princes du sang. Il les
appela par son testament à faire partie du conseil de la ré-
gence, dont le duc d’Orléans, son neveu, n’eut que la prési-
dence. Le duc du Maine obtint en outre la tutelle avec la sur-
intendance de l’éducation du jeune roi.
C’est vers le milieu du mois d’août 1715, au retour de
Marly, que Louis XIV fut attaqué de la maladie qui termina
ses jours. Ses jambes enflèrent; la gangrène s’y mit. Le
comte de Stairs, ambassadeur d’Angleterre, paria que le roi
ne passerait pas le mois de septembre. Le duc d’Orléans,
qui, au dernier voyage de Marly, avait été absolument seul,
eut alors toute la cour auprès de lui. Un empirique, dans les
derniers jours de la maladie du roi, lui donna \m élixir qui
ranima ses forces. Il mangea, et l’empirique assura qu’il gué-
rirait. La foule qui entourait le duc d’Orléans diminua dans
le moment. « Si le roi mange une seconde fois, dit le duc,
nous n’aurons plus personne. » Mais la maladie était mor-
telle. « J’avais cru, dit Louis à Mme de Maintenon, qu’U
était plus difficile de mourir; » et à ses domestiques: « Pour-
quoi pleurez-vous? m’avez-vous cru immortel ?» Il donna tran-
quillement ses ordres sur beaucoup de choses, et même sur
sa pompe funèbre. Il avoua quelques-unes de ses fautes, et
recommanda à l’enfant qui allait être roi d’aimer moins que
\lui la guerre et les trop grandes dépenses. Il laissait en effet
la France dans un épuisement prodigieux. L’Etat était ruiné
et semblait n’avoir d’autre ressource que la banqueroute.
Avant la guerre de la succession, Vauban écrivait déjà :
« Près de la dixième partie du peuple est réduite à mendier;
des neuf autres parties, cinq ne peuvent faire l’aumône à
celle-là, dont elles ne diifièrent guère ; trois sont fort malai-
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RÉVOLUTION DE 1688 EN ANGLETERRE 401
sées; la dixième ne oompte pas plus de 100 000 familles',
dont il n’y a pas 10000 fort à leur aise. » Que fut-ce donc
en 1715, après cette terrible guerre où l’on s’était vu con-
traint d’emprunter à 400 pour 100, de créer de nouveaux
impôts, de consommer à l’avance les revenus de 2 années, et
d’élever la dette publique à la somme de 2 milliards 400 mil-
lions, qui feraient aujourd’hui près de 8 milliards?
L’acquisition de deux provinces (Flandre, Franche-Comté)
et de quelques villes (Strasbourg, Landau, Dunkerque) n’é-
tait pas une compensation à de si affreuses misères, et, en se
souvenant de l’état de l’Europe en 1661, on sera porté à
croire qu'au total Louis XIV n’a pas tiré de la situation tout
ce qu’elle offrait d’avantageux pour la France. Mais les fils
oublient bien vite les souffrances des pères ; les générations
suivantes n’ont voulu se rappeler que tant de victoires, l’Eu-
rope bravée, la France pendant 20 années prépondérante, —
enfin l’éclat incomparable de cette cour de Versailles et ces
merveilles des lettres et des arts qui ont fait donner au dix-
septième siècle le nom de siècle de Louis XIV.
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402
CHAPITRE XXIII.
CHAPITRE XXIII.
LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES
AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.
Les lettres et les arts en France. — Les lettres et les arts dans les pays
étrangers. — Les sciences au dix-septième siècle.
MÆm lettree c( le« «rte en T rance.
Le seizième siècle avait fait la réforme religieuse, le dix-
huitième siècle fera les réformes politiques. Placé entre ces
deux âges révolutionnaires, le dix-septième eut, dans les
lettres, un si parfait équilibre des forces de l’esprit, une
puissance d’écrire si complètement égale à la puissance de '
penser, qu’il est resté par excellence le siècle littéraire de la
France. Les générations qui vivent dans les jours d’orage,
au milieu des discussions brûlantes, vont plus haut et plus
bas, mais n’arrivent jamais à cette calme et sereine beauté
que la postérité ne se lasse plus de contempler.
Louis XIV n’estimait pas que la littérature fût une force, et
de son temps elle ne l’était pas encore ; du moins, il la regar-
dait comme un ornement nécessaire , comme un luxe digne
d’un grand roi. Il favorisa donc les lettres, toutefois en les
disciplinant, et il y eut sous lui un véritable gouvernement de
la littérature. Colbert en fut le ministre. On a déjà vu(p. 370)
comment il essaya de l’organiser, en fondant ses académies^
nobles asiles de l’esprit et de la science, qui devaient tracer
les règles, donner le ton, et si j’ose dire, marquer la mesure.
Mais n’oublions pas que le siècle de Louis XIV avait commencé
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 403
bien avant que le roi pût exercer aucune influence sur les
lettres. Louis n’avait pas encore pris en main le gouverne-
ment, que la France avait déjà recueilli la moitié de la gloire
littéraire que le dix-septième siècle lui réservait. Corneille, •
Descartes, Pascal avaient donné leurs chefs - d’œuvre. '
Mme de Sévigné, la Rochefoucauld, Molière, la Fontaine,
Bossuet étaient en pleine possession de leur talent ; enfin les
deux plus grands peintres du siècle, le Sueur et Poussin,
étaient morts ou allaient mourir, et Boileau venait d’écrire sa
première satire. Cette réserve faite, nous laisserons le plus
grand écrivain du dix -huitième siècle juger ses prédéces-
seurs du dix-septième. •
« Dans l’éloquence, dans la poésie, dans la littérature,
dans les livres de morale et d’agrément, les Français furent
les législateurs de l’Europe. La véritable éloquence éteiit par-
tout ignorée , la religion enseignée ridiculement en chaire,
et les causes plaidées de même dans le barreau. Les prédi-
cateurs citaient Virgile et Ovide ; les avocats, saint Augustin
et saint Jérôme. Il ne s’était point encore trouvé de génie qui
eût donné à la langue française le tour, le nombre, la pro-
priété du style et la dignité. Quelques vers de Malherbe fai-
saient sentir seulement qu’elle était capable de grandeur et
de force; mais c’était tout. Les mêmes génies qui avaient
écrit très-bien en latin, comme un président de Thou, un
chancelier de l’Hôpital, n’étaient plus les mêmes quand ils
maniaient leur propre langage , rebelle entre leurs mains.
Les Français n’étaient encore recommandables que par une
certaine naïveté qui avait fait le mérite de Joinville, d’Amyot,
de Marot, de Montaigne, de Régnier, de la satire Ménippée.
Jean de Lingendes, évêque de Mâcon, fut le premier ora-
teur qui parla dans le grand goût. L’oraison funèbre de Vic-
tor-Amédée, qu’il prononça en 1637, était pleine de si
grands traits d’éloquence, que Fléchier, longtemps après, en
prit l’exorde tout entier pour en orner sa fameuse oraison
funèbre du vicomte de Turenne.
« Balzac (1594-1654), en ce temps-là, donnait du nombre
et de l’harmonie à la prose. Il est vrai que ses lettres étaient
des harangues ampoiilées ; mais l’éloquence a tant de pou-
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404
CHAPITRE XXIII.
voir sur les hommes, qu’on admira Balzac, pour avoir trouvé
cette petite partie de l’art ignorée et nécessaire, qui consiste
dans le choix harmonieux des paroles, et même pour l’avoir
employée souvent hors de sa place.
« Voiture (1596-1648) donna quelque idée des grâces lé-
gères de ce style épistolaire, qui n’est pas le meilleur, puis-
qu’il ne consiste que dans la plaisanterie. C’est un badinage,
que deux tomes de lettres dans lesquels il n’y en a pas une
qui parte du cœur, qui peigne les mœurs du temps et les
caractères des hommes ; c’est plutôt un abus qu’un usage de
l’esprit.
« Un des ouvrages qui contribuèrent le plus à former le
goût de la nation, fut le petit recueil des Maximes de Fran-
çois, duc de la Rochefoucauld (1613-1680). Quoiqu’il n’y ait
presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que Vamour-
“propre est le mobile de tout, cependant cette pensée se pré-
sente sous tant d’aspects variés, qu’elle est presque toujours
piquante. C’est moins un livre que des matériaux pour orner
un livre. On lut avidement ce petit recueil ; il accoutuma à
penser, et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et
délicat.
« Mais le premier livre de génie qu’on vit en prose fut le
recueil des Lettres provinciales^ en 1657. Toutes les sortes
d’éloquence y sont renfermées. Il n’y a pas un seul mot qui,
depuis cent ans, se soit ressenti du changement qui altère
souvent les langues vivantes. Il faut rapporter à cet ouvrage
l’époque de la fixation du langage. L’évêque de Luçon, fils du
célèbre Bussy, m’a dit qu’ayant demandé à de Meaux
quel ouvrage il eût mieux aimé avair fait, s’il n’avait pas fait
les siens, Bossuet lui répondit : Les Lettres provinciales.
« Un des premiers qui étala dans la chaire une raison tou-
jours éloquente, fut le P. Bourdaloue (1632-1704) vers l’an
1668. Ce fut une lumière nouvelle. Il y a eu après lui d’au-
tres orateurs de la chaire, comme le P. Massillon (1662-
1 . Voltaire oublie ici le Discours de la méthode de Deacarles, qui parut
vingt ans avant les 'Provinciales de Pascal ; mais il n’aimait pas les doctrines
de Descartes, ce qni l’empêchait de rendre justice à son style.
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 405
1742), évêque de Clermont, qui ont répandu dans leurs
discours plus de grâces, des peintures plus fines et plus pé-
nétrantes des mœurs du siècle; mais aucun ne l’a fait
oublier.
«H avait été précédé par Bossuet ( 1627-1704), depuis
évêque de Meaux. Celui-ci, qui devint un si grand homme,
avait prêché assez jeune devant le roi et la reine mère en
1661, longtemps avant que le P.Bourdaloue fût connu. Ses
discours , soutenus d’une action noble et touchante, les pre-
miers qu’on eût encore entendus à la cour qui approchassent
du sublime, eurent un si grand succès, que le roi fit écrire
en son nom à son père, pour le féliciter d’avoir un tel fils.
Cependant, quand Bourdaloue parut, Bossuet ne passa plus
pour le premier prédicateur. Il s’était déjà donné aux orai-
sons funèbres, genre d’éloquence qui demande de l’imagina-
tion, et une grandeur majestueuse qui tient un peu à la
poésie. L’oraison funèbre de la reine mère, qu’il prononça
en 1667, lui valut l’évêché de Condom, mais n’était pas en-
core digne de lui. L’éloge funèbre de la reine d’Angleterre,
veuve de Charles I", qu’il fit en 1669, parut presque en tout
un chef-d’œuvre. L’éloge funèbre de Madame, enlevée à la
fleur de son âge, et morte entre ses bras, eut le plus grand
et le plus rare des succès, celui de faire verser des larmes à
la cour : il fut obligé de s’arrêter après ces paroles : O nuit
désastreuse , nuit effroyable, où retentit tout à coup , comme
un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se
meurt! Madame est morte! L’auditoire éclata en sanglots;
et la voix de l’orateur fut interrompue par ses soupirs et par
ses pleurs.
« Les Français furent les seuls qui réussirent dans ce genre
d’éloquence. Le même homme, quelque temps après, en
inventa un nouveau, qui ne pouvait guère avoir de succès
qu’entre ses mains. Il appliqua l’art oratoire à l’histoire
même, qui semble l’exclure. Son Discours sur l’histoire uni-
verselle, composé pour l’éducation du dauphin, n’a eu ni
modèles ni imitateurs. On fut étonné de cette force majes-
tueuse dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l’accroisse-
ment et la chute des grands empires, et de ces traits rapides
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CHAPITRE XXIII.
d’une vérité énergique dont il peint et dont il juge les na-
tions
« Presque tous les ouvrages qui honorèrent ce siècle
étaient dans un genre inconnu à l’antiquité. Le Télémaque
est de ce nombre. Fénelon (1651-1715), le disciple, l’ami de
Bossuet, et depuis devenu malgré lui son rival et son ennemi,
composa ce livre singulier, qui tient à la fois du roman et du
poëme, et qui substitue une prose cadencée à la versification.
Il semble qu’il ait voulu traiter le roman comme M. de
Meaux avait traité l’histoire , en lui donnant une dignité et
des charmes inconnus, et surtout en tirant de ces fictions une
morale utile au genre humain. Il avait composé ce livre pour
servir de thèmes et d’instruction au duc de Bourgogne , dont
il fol le précepteur. Plein de la lecture des anciens, et né
avec une imagination vive, et tendre, il s’était fait un style qui
n’était qu’à lui, et qui coulait de source avec abondance. On
crut voir dans le Télémaque une critique indirecte du gouver-
nement de Louis XIV, et de ce jour Fénelon fut perdu à la
cour.
« On péut compter parmi les productions d’un genre unique
les Caractères de la Bruyère (1644-1696). Il n’y avait pas
chez les anciens plus d’exemples d’un tel ouvrage que du
Télémaque. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions
pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui
n’en blesse pas les règles, frappèrent le public; et les allu-
sions qu’on y trouvait en foule achevèrent le succès*. »
<. Anx cenvres historignen de Bossuet, il faut ajouter VJ/istoire /tes varia-
tions des Eglises protestantes. Son Traité de la connaissance de Dieu et de
soi-mime est un beau livre de philosophie, et son Exposition de la doctrine de
rÉglise une grande œuvre de théologien.
9. Voltaire dte encore le grammairien Vaugelas (t58B-l650), l’avocat
Olivier Patm, qui le premier mit de l’ordre, de la clarté et de la bienséance
dans les discours du barreau; Pontehelle, neveu de Corneille (1667-1757),
pour son livre des Mondes, où « l'art délicat de répandre des grâces jusque
sur la philosophie « se montra pour la prcpiière fois; Bayle (1647-1706) pour
son Dictionnaire historique; Pellisson (1624-1693) pour les trois Mémoires
qu’il écrivit comme défense de Fouquel ; et la Conspiration de Venise de
Saint-Ré.'il (1639-1692) , qu’il place à cAté de Salluste. Il ne parle qu’en pas-
sant de Fléchier, évéque de Nîmes (1632-1700), dont le chef-d’œuvre est
X Oraison funèbre de Turenne. Mascaron, évéque d’Agen (1634-1703), a écrit
sur le même sujet son meilleur discours.
LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 407
H y a une classe particulière d’écrivains : ceux qni racontent
ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vu. Grâce, peut-être, à un tra-
vers de notre esprit national, le désir d’occuper de soi, après
les contemporains, la postérité même, et de dicter à celle-ci
son jugement, la France est le pays qui possède le plus de
Mémoires. Cette curieuse branche de la littérature historique
commence de bonne heure chez nous, avec Villehardouin et
Joinville. Le dix-septième siècle en aune riche collection due
à des auteurs, pour la plupart, d’un esprit fin et délicat, qui
nous ont révélé bien des secrets et les causes de bien des
choses. Ceux de Richelieu sont une mine précieuse pour la
grande histoire du temps; ceux de Mme de Motteville (1621-
1689), confidente d’Anne d’Autriche, nous font vivre dans
l’intimité de cette princesse. L’abbé de Choisy (1644-1724),
dont la vie fut très-aventureuse et pas toujours irrépro-
chable, rédigea des Mémoires pour servir à l’histoire de
Louis XIV. Paul de Gondi, cardinal de Retz (1614-1679), a
laissé un livre qui est un des monuments de notre langue, et
qu’on lit toujours avec plaisir, alors même qu’on ne croit pas
toujours l’auteur. Gourville (1625-1703), receveur général
des tailles de Guyenne, que d’immenses richesses rapidement
acquises entraînèrent dans la disgrâce de Fouquet, écrivit ses
souvenirs sur les années 1642-1678; Pierre Lenet, conseiller
au parlement de Dijon, donna les siens sur les guerres de la
Fronde. Dans ce genre de littérature, les grands seigneurs se
font volontiers auteurs. Nous avons, sur la régence d’Anne
d’Autriche, les Mémoires du duc de la Rochefoucauld qui, à
leur apparition, causèrent plus d’un scandale, et sur la der-
nière partie du règne de Louis XIV et le commencement de
celui de Louis XV, les 40 volumes du duc et pair Rouvroy
de Saint-Simon, qu’on a eu tort de mettre à côté de Tacite,
mais qui n’en est pas moins, souvent, un prodigieux écrivain.
Pour les poètes, Regnier et Malherbe appartiennent au
siècle précédent, quoique l’un soit mort en 1613 et l’autre en
1628. Rotrou est bien du dix-septième siècle (1609-1650),
mais on ne lit plus guère de lui que sa tragédie de Wenccslas.
Avec Corneille les chefs-d’œuvre arrivent enfin et se pressent
sur notre scène, qu’il élève à la hauteur du théâtre grec.
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CHAPITRE XXIII.
« Pierre Corneille, dit Voltaire (1606-1684), est d’autant plus
admirable, qu’il n’était environné que de très-mauvais mo-
dèles quand il commença à donner des tragédies. Ce qui de-
vait encore lui fermer le bon chemin, c’est que ces mauvais
modèles étaient estimés; et, pour comble de décourage-
ment, ils étaient favorisés par le cardinal de Richelieu, le
protecteur des gens de lettres et non pas du bon goût. Cor-
neille eut à combattre son siècle, ses rivaux, et le cardinal
qui voulut rabaisser Cid et désapprouva Polyeucte. Corneille
s’était formé tout seul ; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle et
Euripide contribuèrent tous à former Racine (1639-1669).
Une ode qu’il composa k l’âge de 20 ans, pour le mariage du
roi, lui attira un présent qu’il n’attendait pas, et le détermina
k la poésie. Sa réputation s’est accrue de jour en jour, et
celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La raison
en est que Racine, dans tous ses ouvrages, depuis son
Alexandre, est toujours élégant, toujours correct, toujours
vrai, qu’il parle au cœur, et que l’autre manque trop souvent
k tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et
Corneille dans l’intelligence des passions, et porta la douce
harmonie de la poésie, ainsi que les grâces de la parole, au
plus haut point où elles puissent parvenir.
« Un nombreux parti se piqua toujours de ne pas lui rendre
justice. Mme de Sévigné (1626-1696), la première personne
de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter
des bagatelles avec grâce, croit toujours que Racine n'ira pas
loin. Elle en jugeait comme du café, dont elle dit qu’on se
désabusera bientôt. Il faut du temps pour que les réputations
mûrissent*.
« La singulière destinée de ce siècle rendit Molière (1622-
1673) contemporain de Corneille et de Racine. Il n’est pas
vrai que Molière, quand il parut, eût trouvé le théâtre abso-
4. On a anssi des letlrea souvent Tort remarquables de Mme de Maintenon.
Lorsqu’elle épousa Louis XIV, elle était veuve depuis plus de vingt ans du
poète Scarrnn (4 640-4660), fort célèbre en son temps pour ses œuvres bur-
lesques (VÉnéide travestie, le Roman comique). Il faut laisser de côté les
romans plus volumineux qu’intéressants de Mlle de Scudéri, de d'Urfé et de
la Calprenède; mais il ne faut pas oublier le fameux hôtel de Rambouillet,
qui a exercé une considérable influence sur les lettres françaises.
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 409
lument dénué de bonnes comédies. Corneille loi-même avait
donné le Menteur; et Molière n’avait encore fait paraître que
deux de ses chefs-d’œuvre, lorsque le public avait la Mère
coquette de Quinault, pièce à la fois de caractère et d’intrigue,
et même modèle d’intrigue. Elle est de 1664; c’est la première
comédie où l’on ait peint ceux qu’on a appelés depuis les mar~
guis. La plupart des grands seigneurs delà cour de Louis XIV
voulaient imiter cet air de grandeur, d’éclat et de dignité
qu’avait leur maître. Ceux d’un ordre inférieur copiaient la
hauteur des premiers ; et il y en avait enfin, et même en
.grand nombre, qui poussaient cet air avantageux, et cette
envie dominante de se faire valoir, jusqu’au plus grand ridi-
cule. Ce défaut dura longtemps. Molière l’attaqua souvent; et
il contribua à défaire le public de ces importants subalternes,
ainsi que de l’affectation des précieuses, du pédantisme des
femmes savantes, de la robe et du latin des médecins; Molière
fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du
monde. Je ne parle ici que de ce service rendu à son siècle :
on sait assez ses autres mérites.
« C’était un temps digne de l’attention des temps à venir
que celui où les héros de Corneille et de Racine, les person-
nages de Molière, les symphonies de Lulli, toutes nouvelles
pour la nation, et (puisqu’il ne s’agit ici que des arts) les
voix des Bossuet et des Bourdaloue se faisaient entendre à
Louis XIV, à Madame, si célèbre par son goût, à un Condé,
à un Turenne, à un Colbert, et à cette foule d’hommes supé-
rieurs qui parurent en tout genre. Ce temps ne se trouvera
plus où un duc de la Rochefoucauld, l’auteur des^Maximes,
au sortir de la conversation d’un Pascal et d’un Arnauld,
allait au théâtre de Corneille.
« Despréaux (1636-1711) s’élevait au niveau de tant de
grands hommes, non point par ses premières satires, car les
regards_de la postérité ne s’arrêteront point sur les Embarras
de Paris, et sur les noms des Cassagne et des Cotin, mais il
instruisait cette postérité par ses belles Épîtres, et surtout par
son Art poétique, où Corneille eût trouvé beaucoup à ap-
prendre.
«La Fontaine (1621-1695), bien moins châtié dans son
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CHAPITRE XXIII.
style, bien moins correct dans son langage, mais unique dans
sa naïveté et dans les grâces qui lui sont propres, se mit, par
les choses les plus simples, presque à côté de ces hommes
sublimes.
« H ne s’éleva guère de grands génies depuis les beaux
jours de ces écrivains illustres ; et, à peu près vers le temps de
la mort de Louis XIV, la nature sembla se reposer. »
La philosophie venait d’être renouvelée par Descartes
(1596-1650), moins par ce qu’il avait élevé que par ce qu’il
avait détruit. Son système est tombé, comme tombent succes-
sivement tous les systèmes philosophiques; sa méthode sub-
siste, c’est l’arme la plus redoutable pour abattre l’erreur, la
plus puissante pour découvrir la vérité. Descartes n’acceptait
pour vrai, dans l’ordre des sciences morales et physiques, que
ce qui semblait évident à sa raison ; et cette évidence, ü la
plaçait dans l’irrésistible autorité du témoignage de la con-
science*. C’est ainsi que, dans son Discours de la méthode
(1697), écrit de ce style net et clair qui allait être un des
caractères de la prose française au dix-septième siècle, et
dans ses Méditations (1641), il voulut prouver, avec l’aide
seul du raisonnement, l’existence de Dieu, la spiritualité et
l’immortalité de l’âme, la liberté, et par conséquent la resp<m-
sabilité de l’homme. Ses principes furent adoptés par les
esprits les plus religieux du dix-septième siècle : ils inspi-
rèrent au père oratorien Malebranche (1638-1715) son admi-
rable ouvrage de la Recherche de la vérité; à Bossuet, le
Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même; à Fénelon,
l’éloquente Démonstration de Vexistence de Dieu. Gassendi,
■I. Je reironve ce jngemenl dans les Studj flosofid (Milan, 18C4) d’Au-
snnio Franchi, an des hommes les plus distingués de l'Ualie conlemporaine :
« .... La docirine de Descartes n'a pu échapper au sort commun des théories
métaphysiques. Sa méthode au contraire est devenue la condition essentielle
des progrès de la philosophie. Elle implique trois phases : doute préparatoire
qui délivre l’esprit de ses préjugés et de ses erreurs; analyse de la conscience
pour déterminer l’objet, la valeur et ie.s limites de la connaissance ; évidence
de la pensée pour servir de critérium suprême à la vérité et à la certitude.
Itans ces simples principes de méthode était contenue la plus vaste et la plus
profonde réforme philosophique dont le monde eût été témoin depuis la mort
de Socrate. » M. de Rémusal dit encore, dans sa biographie du chancelier :
c Bacon n’est au fond qu’un critique. Descartes est un créateur, a
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 411
au contraire, fut un opiniâtre adversaire de Descartes, dont il
combattit le système des idées innées pour y substituer celui
des idées tirant leur origine de la sensation.
Pascal (1623-1662), autre grand esprit, fut aussi un grand
écrivain dans ses Lettres provinciales (1656) contre la morale
relâchée des jésuites, et dans ses Pensées, fragments d’un ou-
vrage qu’il voulait composer sur la vérité du christianisme.
On verra plus loin (p. 424), ce que lui et Descartes firent
pour les sciences. Malgré ses découvertes, Pascal est moins
un génie inventeur comme Descartes qu'un génie critique de
la plus redoutable puissance.
A Pascal il faut réunir ses amis, les pieux solitaires de Port-
Royal, esprits vigoureusement trempés, mais quelque peu
étroits, qui fondèrent au sein du catholicisme et de l’Église
gallicane une secte énergique et vivace que Louis XIV per-
sécuta, et qui ranima en plein dix-huitième siècle les que-
relles théologiques. Les principaux docteurs du jansénisme
étaient le Maistre de Sacy (1612-1694), qui traduisit la Bible
à la Bastille, où les jésuites lefirent garder pendant trois ans;
Antoine Arnauld (1612-1694), dit le grand Arnauld et dont
la vie fut une perpétuelle discussion théologique avec les
jésuites, avec les protestants, avec Malebrauche; Nicole
(1625-1695) est connu surtout par ses Essais de morale; Lan-
celot par ses livres d’éducation. Bien loin de ce courant d’idées,
Bayle et la Mothe le Vayer continuaient la tradition scep-
tique de Rabelais et de Montaigne que Voltaire allait re-
prendre.
Il faut donner un souvenir à nos érudits, à ces laborieux
esprits qui continuaient à nous révéler l’antiquité, ou qui es-
sayaient de débrouiller le chaos de nos origines. Leur in-
fluence sur la langue est petite ou nulle, car d’ordinaire ce
ne sont pas des écrivains et beaucoup de leurs livres sont en
latin, mais elle est grande sur les idées, car le passé mieux
compris éclaire le présent ; enfin c’était tout un ordre de vé-
rités qu’ils poursuivaient, celles de l’histoire, et leurs travaux
nous guident encore. Les plus grands de ces savants hommes
furent Casaubon, Scaliger, Saumaise, du Gange, Baluze et
plusieurs bénédictins de Saint-Maur.
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CHAPITRE XXIII,
Tout se tient dans le développement intellectuel d’un peu-
ple : quand le temps des grands écrivains est venu, celui des
grands artistes n’est pas loin. Cette sorte de contagion mo-
rale, qui gagne tous les esprits d’élite et suscite les talents
supérieurs, agissait trop, au dix-septième siècle^ pour que
les artistes manquassent au rendez-vous des savants et des
poètes.
Il y eut alors quatre peintres de premier ordre ; Poussin,
Lesueur, Claude Lorrain et Lebrun ; un admirable sculpteur,
Puget; des architectes de talent, Mansart et Perrault; enfin,
un musicien habile, Lulli.
Poussin vécut longtemps à Rome et eut la réputation du
plus grand peintre de son temps : il l’a gardée. Malgré son
coloris trop sombre, il est resté le chef de l’école française
pour l’élévation morale, l’intérêt dramatique, la richesse et
la poésie de ses compositions, pour cette recherche enfin de
l’idéal qu’il appelait lui-même « la haute déclaration de l’in-
telligence ; » nous ajouterons aussi, car cela n’est point étran-
ger à l’art, pour la dignité de sa vie. Il méprisa la fortune,
les honneurs, les avances des grands, et s’enferma avec ses
nobles pensées et son art, comme il plaça son Diogène au mi-
lieu de la plus splendide nature, quand il fit jeter dédaigneu-
sement, par le philosophe, une dernière inutilité. Lesueur,
Lebrun et Mignard peuvent être regardés comme ses élèves,
car ils reçurent longtemps ses leçons ou ses conseils. Poussin
était des Andelys, en Normandie, et mourut à 72 ans (1665).
Lesueur naquit à Paris, vécut pauvre, obscur, et mourut à
38 ans, en 1655; il avait peint, pour le couvent des Char-
treux, une belle suite de 22 tableaux représentant la vie de
saint Bruno. C’était une âme douce et candide; ses peintures,
toujours gracieuses, même dans les sujets les plus sévères,
par la suavité du ton et la débcatesse du pinceau, expriment
admirablement les sentiments et jusqu’aux affections les plus
intimes des personnages. Tout autre était son émule Lebrun,
né aussi à Paris deux ans plus tard (1619), et dont le talent,
souvent théâtral, convenait bien mieux à Louis XIV. Ce
prince le nomma son premier peintre, et le chargea de déco-
rer la grande galerie de Versailles : il y employa quatorze
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 413
ans. Il fut, jusqu à la mort de Colbert, l’arbitre, et comme le
dictateur des arts en France j rien ne se faisait que sur ses
dessins et d après ses avis, et on trouve son influence, et
quelquefois sa main, dans tous les ouvrages de ce temps. Son
dessin était mou et lourd, l’expression de ses figures plutôt
exagérée que vraie ; il n’avait pas l’éclatant coloris du Titien,
ni le naturel et la grâce de Lesueur, ni l’élan de Rubens ou
la profondeur de pensée de Poussin. Cependant c’est un
peintre, et le premier parmi ceux qui se placent au second
rang. Le musée du Louvre possède ses Batailles d'Alexandre.
On lui doit la fondation de l’école française à Rome, où les
jeunes artistes qui ont remporté au concours annuel de Paris
ce qu’on appelle le grand prix de Rome, sont envoyés aux
frais du gouvernement, pour achever leurs études en face des
chefs-d’œuvre de l’antiquité et des grands maîtres italiens.
A côté de ces quatre maîtres, il faut une place pour Philippe
Champagne, qui a laissé d’admirables portraits et un chef-
d’œuvre, l’Apparition de saint Gervais et de saint Protais;
pour Mignard (1610-1695), qui fut le rival de Lebrun pen-
dant quelque temps, à cause de sa grande fresque du Val-
de-Grâce ; mais il ne l’est pas aux yeux de la postérité, qui a
donné le nom de mignardise à toute aflectation de la délica-
tesse et de la grâce.
Claude Gelée dit Lorrain, né en Lorraine en 1600, mort
à Rome en 1682, est le meilleur paysagiste français et un
des premiers paysagistes de l’Europe. C’est le peintre de la
lumière. On peut admirer au Louvre la richesse de son style
et la beauté de son coloris dans les dix paysages ou marines
que notre musée possède de lui.
Puget, comme Michel-Ange, dont il avait la fierté et l’é-
neigie, fut à la fois peintre, architecte et sculpteur. Il naquit
à Marseille en 1622, et mourut en 1694. Il sculpta longtemps
des figures en bois pour la poupe et les galeries des vaisseaux
de Toulon, remplit Gênes de ses chefs-d’œuvre, et fit pour
Louis XIV le groupe de Persée et celui de Milon de Crotone.
Ce dernier marbre, où la chair est vivante, pourrait rivaliser,
par l’énergie de l’expression et la vérité du dessin, avec ce
que l’antiquité nous a légué de plus magnifique, si l’on y re-
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414
CHAPITRE XXIII.
trouvait cette noblesse de forme que l’artiste ne doit jamais
oublier, même lorsqu’il ne veut représenter que la force ma-
térielle. Le puissant athlète, treize fois couronné par la Grèce
entière, devait montrer sur ses traits contractés par la dou-
leur le souvenir de tant de victoires. On sent trop que le
grand artiste jouait avec le marbre, et comme il le dit lui-
même € nourri aux grands ouvrages, il nageait lorsqu’il y tra-
vaillait, et le marbre tremblait devant lui, pour grosse que
fût la pièce. » Puget avait le caractère trop indépendant pour
réussir à Versailles. H y vint, y fut bien accueilli, mais reçut
à peine pour son Milan la somme qu’il avait dépensée pour le
faire. 11 ne laissa point d’élèves; Goysevox, les deux Coustou,
Girardon, procèdent d’un autre système : ce sont plutôt les
sculpteurs de la grâce, les maîtres du style brillant et facile
sans élévation. Les Tuileries ont du premier Us Chevaux ai-
lés qui décorent l’entrée du côté de la place de la Concorde ;
U Flûteur, la Flore et V Hamadryade qui sont devant le châ-
teau; de Nicolas Coustou, la Seine, la Marne, im berger
chasseur et Jides César; de Guillaume Coustou, Hippotnène
et Atalante; les chevaux indomptés qu’on voit à l’entrée des
Champ-Élysées sont du même artiste. Girardon a peuplé Ver-
sailles de ses ouvrages ; le mausolée du cardinal de Richelieu
à la Sorbonne est son chef-d’œuvre. Les estampes de Callot,
Nanteuil, Audran, ornent dans l’Europe les cabinets de ceux
qui ne peuvent avoir des tableaux.
François Mansart oublia l’élégance et la grâce de la Re-
naissance pour un style qu’il croyait majestueux, et qui n’é-
tait que lourd. U commença le Val-de-Grâce et bâtit le châ-
teau de Maisons, près de Saint-Germain en Laye. Il inventa
les mansardes qui coupent quelquefois heureusement la sur-
face trop nue des combles, mais quelquefois aussi leur ôtent
de la légèreté. Son neveu Jules Hardouin Mansard, con-
struisit Versailles, Marly, le Grand-Trianon, Saint-Cyr, la
place Vendôme, celle des Victoires et le dôme des Invalides.
C’est un génie froid, régulier, qui atteignit presque au gran-
diose, parce que Louis XIV ne lui ménagea ni la place, ni
l’aident, mais qui semble manquer d’inspiration et d’élé-
gance, si ce n’est dans sa belle coupole des Invalides. Claude
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 415
Perrault (1628-1680) fut médecin, physicien, grand archi-
tecte, et eut de la réputation, malgré Boileau. Ses plans, pour
la façade orientale du Louvre, furent préférés à ceux du Ber-
nin; la colonnade est de lui. Un autre artiste de génie, le
Nôtre (1613-1700), créa- l’art des jardins; il savait en faire
la plus belle décoration des châteaux. A l’agréable, l’agro-
nome la Quintinie joignit l’utile. Louis XIV les employa
tous deux, et leurs noms ont mérité d’être joints à ceux des
illustres personnages de ce grand siècle.
Le Florentin Lulli vint à 1 3 ans à Paris, et fut, avec Qui-
nault, le vrai fondateur de l’opéra en France. Sa musique
nous paraît froide et sans caractère, même celle d’église où
il excellait. Les contemporains en jugeaient autrement. « Je
ne crois point, écrivait Mme de Sévigné, au sortir du service
pour le chancelier Séguier, qu’il y ait une autre musique*
dans le ciel. »
Les principaux monuments du règne de Louis XIV sont :
le Val-de-Grâce, commencé par François Mansart, et dont
le dôme, d’une coupe élégante, fut décoré ù l’intérieur par
Mignard d’une composition qui rappelle de loin les grandes
peintures murales de l’Italie, le collège Mazarin (aujourd’hui
l’Institut), bâti par l’architecte Louis Levau; l’Observatoire,
élevé en partie sur les dessins de l’astronome Picard (1666);
les portes Saint-Denis et Saint-Martin, commencées en 1670
par Blondel et son élève Bullet ; les Invalides, œuvre de l’ar-
chitecte Libéral Bruant (1674), avec cette église un peu
étroite pour le dôme majestueux et élégant que Jules Mansart
surmonta d’une flèche si hardie ; la place du Carrousel, entre
le Louvre et les Tuileries, ainsi nommée d’un carrousel ma-
gnifique qui y fut donné en 1662; la place des Victoires et
la place Vendôme, créées ou agrandies pour recevoir les sta-
tues que le maréchal de la Feuillade et l’hôtel de ville de
Paris firent ériger à Louis XIV, à l’époque du traité de Ni-
mègue.
Dès le commencement du règne, on avait travaillé aux
Tuileries. Levau éleva, en 1664, le dôme de l’Horloge qui
complétait, en l’alour^ssant, la façade de l’ouest; l’année
suivante, le jardin fut réuni au château, dont une rue le sé-
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416
CHAPITRE XXIII.
parait, et refait sur un nouveau plan par le Nôtre : il s’éten-
dit jusqu’aux Ghamps-Élysées, qu’on planta d’arbres en 1570,
en même temps que les boulevards du nord, emplacement
des anciens fossés de la ville.
Il y avait davantage à faire pour le Louvre. Sous Louis XIII,
l’architecte Lemercier avait terminé la façade intérieure de
l’ouest par la construction du dôme de l’Horloge que décorent
les huit cariatides colossales de Sarrazin. H s’agissait d’ache-
ver le chef-d’œuvre de Pierre Lescot. Colbert mit le projet
au concours entre tous les artistes de France et d’Italie ; les
plans du médecin Claude Perrault furent adoptés. Dès 1666,
la façade extérieure de l’est s’éleva vis-à-vis de l’église Saint-
Germain l’Auxerrois : ce fut la célèbre colonnade du Louvre.
En même temps, la façade extérieure du sud, du côté de la
rue actuelle de Rivoli, était commencée. Ces grands tra-
vaux furent d’abord poussés avec activité ; peu à peu on les
ralentit, et enfin ils furent suspendus, malgré toutes les in-
stances de Colbert. Le roi construisit alors Versailles.
Versailles n’avait été sous Louis XIII qu’un village et un
rendez-vous de chasse. Louis XIV voulut en faire une grande
ville et un palais. Les travaux, entrepris dès 1661, furent
confiés en 1670 à Jules Mansart, et continués sans interrup-
tion jusqu’à la fin du règne. Le Nôtre , Lebrun et ses élèves,
surtout Girardon, continuèrent à embellir cette royale de-
meure, trop vantée, qui a coûté 250 millions de notre mon-
naie, et où l’on ne voit nulle part la France, mais partout
le roi.
L’eau manquait à Versailles : Louis créa à grands frais la
machine de Marly, due au génie d’un mécanicien liégeois,
Rennequin Sualem, et achevée en huit ans (1675-1683).
Elle sembla insuffisante , et le roi songea à détourner la ri-
vière de l’Eure, pour l’amener à Versailles par-dessus les
vallons et les collines. C’était une entreprise gigantesque, qui
nous reporte au temps des fastueuses et inutiles constructions
des Pharaons. 10 000 soldats furent occupés pendant quelques
années à ces travaux; mais les maladies pestilentielles, et
surtout les guerres qui suivirent, forcèrent de les suspendre,
et il n’en est resté que d’immenses et inutiles débris.
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 417
A côté de Versailles, le roi bâtissait en même temps le
Grand-Trianon, qui fut deux fois reconstruit (1671-1703), et
418
CHAPITRE XXni.
Marly (1679), qui, suivant Saint-Simon, aurait coûté aussi
cher que Versailles, des milliards, qu’il faut réduire à 40 mil-
lions : c’est déjà bien assez pour un pied à terre. Enfin les
châteaux de Saint- Germain, de Fontainebleau, de Chambord,
de Saint-Cloud , de Sceaux étaient agrandis , restaurés , em-
bellis surtout par les magnifiques jardins de le Nôtre.
J’ai parlé ailleurs des grands travaux d’utiliié publique :
les ports , les arsenaux , les places fortes et le canal du Midi.
Il n’en reste pas moins une disproportion excessive entre les
dépenses faites pour les fantaisies du roi et celles qui eurent
pour objet les intérêts du pays. C’était l’inévitable conséquence
d’un régime politique qui mettait à la discrétion du prince,
sans discussion, sans contrôle, toute la fortune publique.
Lea lettres et les arts dans les pays r (rangers.
En Italie décadence littéraire, comme décadence politique.
La poésie italienne est bien fade dans la Secchia rapita, le
Sceau enlevé, de Tassoni (1565-1656) et dans V Adonis de
Marini (1569-1625); les poésies lyriques de Guidi (1650-
1712), de Filicaia (1642-1707) et de Manzo, un des fonda-
teurs de l’Académie des GH Oziosi de Naples, ne la relèvent
pas.
Le Portugal avait eu au siècle précédent un grand poète,
Camoëns (1517-1577), le chantre des Lusiades. Il s’en tint
là. L’Espagne venait de perdre Ercilla (1530-1600) qui avait
chanté lui-même ses exploits et ceux de ses compagnons au
Chili , contre les Âraucans Çl’Araucana ) , mais elle avait eu
Lope de Vega (1562-1635), <pii fit, dit-on, 1800 pièces de
théâtre; Calderon (1600-1687), chanoine de Tolède, à qui on
en attribua 1500, et l’immortel auteur de Don Quichotte,
Michel Cervantes (1547-1616).
L’Angleterre se présente sans crainte avec Shakspeare, qui
est son Corneille et son Molière; avec Milton (1608-1674),
l’auteur du Paradis perdu; avec Dryden, le poète lauréat de
Charles II, qm s’est placé à la tête des auteurs classiques de
son pays, mais déshonora son talent par sa vénalité (1631-
1701); avec Addison (1672-1719), auteur d’une des meil-
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 419
leures tragédies anglaises après celles de Shakspeare, Caton
d'Utique, et rédacteur du Spectateur; avec Pope (1688-1744),
écrivain d’une rare élégance, qui traduisit Homère, fit la
Dunciade, poème satirique, et l’Essai sur l’homme, où se re-
trouve la philosophie de Bolingbroke, mais qui appartient au
siècle suivant.
L’Allemagne est dans son âge de fer ; elle ne cite que le
cordonnier mystique Jacob Bœhme (1575-1625), et Martin
Opitz (1597-1639), qui s’exerça dans tous les genres littéraires
et a eu une assez grande influence sur la langue et la littéra-
ture allemandes.
L’histoire ne compte pas de ces grandes compositions qui
ne vieillissent point et qu’on relit toujours. L’Italie a Pierre
Sarpi, dit Fra Paolo (1552-1623), l'historien du concile de
Trente; Davila (1576-1631), qui écrivit une Histoire des
guerres civiles de France, de la mort de Henri II à la paix de
Vervins, et le cardinal Bentivoglio, de Ferrare (1579-1641),
auteur d’une Histoire de la guerre de Flandre. L’Angleterre
cite le comte de Clarendon (1608-1674), grand chancelier
sous Charles II, pour son Histoire de la rébellion (1641-1660),
dont le titre indique l’esprit; Whitelocke (1603-1676), au-
teur de Mémoires intéressants et modérés sur la révolution ;
le négociateur William Temple (1628-1698), qui fit conclure
la triple alliance de 1668, et laissa des Mémoires curieux sur
la Hollande, et Burnet (1643-1715), le fougueux évêque de
Salisbury, qui donna une Histoire de la réformaiion d'Angle-
terre et une Histoire de son temps, qui sont une œuvre de
parti. En Espagne, le jésuite Mariana (1537-1624) : Histoire
d’Espagtu; Herrera (1559-1625) : Histoire des Indes; Solis
(1610-1686) ; Histoire de la conquête du Mexique.
Dans la philosophie politique, deux grands noms se pré-
sentent : le Hollandais Hugues de Croot ou Hugo Grotius
(1583-1646), dont le traité De jure pacis et belli fait époque
dans le droit international, et le Suédois Samuel Puffendorf
(1632-1694), qui n’est pas moins célèbre par son livre De jure
naturæ et gentium, où il établit la morale et le droit sur le
principe de la sociabilité humaine.
Dans le champ de la philosophie spéculative l’Angleterre
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CHAPITRE XXIII.
dominerait si la France n’avait Descartes et l’Allemagne Leib- '
nitz. François Bacon (1561-1626), qui fut ministre sous Jac- [
ques I", fonda, dans le Novum Organum, la méthode d’ob-
servation et d’expérience qui mène à la découverte des faits,
et la méthode d’induction qui mène à la découverte des lois
de la nature. C’est en marchant dans cette voie que la science
moderne a fait tant de progrès. Un autre Anglais , Thomas
Hobbes (1588-1680), voulut prouver, dans son Léviathan,
que l’état naturel des hommes était la guerre, et qu’il
leur fallait un bon despote pour les empêcher de s’égorger.
Gudworth (1617-1688), philosophe spiritualiste, expliqua par
l’hypothèse d’un médiateur plastique l’union de l’âme et du
corps, ce qui était reculer la difficulté, non la résoudre;
Clarke, autre philosophe spiritualiste, ami de Newton, discuta
longtemps par lettres contre Leibnitz et laissa un Traité de
l’existence de Dieu et de la religion naturelle révélée.
Trois hommes illustres ont une place à part : le juif Spi-
nosa, d’Amsterdam (1632-1677), philosophe panthéiste;
l’Anglais Locke (1632-1704), qui, dans son Essai sur l’enten-
dement, ne donna d’autre origine à nos idées que la sensa-
tion et la réflexion; enfin l’universel Leibnitz, né à Leipzig
en 1646, mort en 1716 , qui imagina, pour rendre compte de
l’origine des idées, le système des monades, substances sim-
ples, capables d’action et de perception, expliqua par une
harmonie préétablie, l’union de l’âme et du corps, repoussa,
dans sa Théodicée, les attaques de Bayle contre la Providence,
et conçut le projet d’une écriture universelle.
L’art ne se maintient pas à la hauteur où le seizième siècle
l’avait porté; mais si les artistes sont moins grands, il sont
plus nombreux et plusieurs écoles se disputent la préémi-
nence. Le premier rang n’appartient pas à la France, mais
aux deux écoles hollandaise et flamande, représentées par
Rubens, VanDyck, Rembrandt, le vieux et le jeune Téniers *.
Rubeni, de Cologne (<677-4 640), appelé par Marie de Médicis i Paris,
orna le palais du Luxembourg de ses peintures; Autoine Van D;ck, d’Anvers
(t699-<64<), fil plus de soixante-dix tableaux d’histoire et un nombre infini
de portraits {saint Sébastien, au musée du Louvre, saint Augustin en extase,
le Couronnement d'épines, Jésus élevé en croix)-, Paul Rembrandt, de Leyde
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 421
La seconde suit les errements habituels, elle fait de la grande
peinture historique ou sacrée, mais la première inaugure un
genre nouveau, la peinture de chevalet, ces petits tableaux
que les prix des enchères font aujourd’hui si grands. D’où
vient ce phénomène ? C’est que le culte calviniste , foncière-
ment iconoclaste, interdisait la représentation des scènes de
la Bible , et l’austérité protestante les fictions de la fable ; de
même que les mœurs républicaines, l’exiguïté des fortunes et
des habitations, détournaient des représentations fastueuses
qu’on aime dans les palais des grands. Il n’existe , pour l’âge
d’or de la peinture hollandaise, le dix-septième siècle, que
sept grandes toiles, dont cinq sont au musée d’Amsterdam et
deux au musée de la Haye. Un ciel sombre et brumeux, une
vie passée au foyer domestique , retenaient l’imagination
comme captive sur la terre, et ils n’eurent d’autre désir,
d’autre besoin que de peintre ce sol à demi noyé qui avait
sauvé leur indépendance, ces vastes prairies, ces magnifiques
troupeaux qui en étaient la richesse et la joie, et les fêtes de la
famille ou de la cité. C’est en Hollande que, pour la première
fois, on peignit la nature telle qu’elle est, et non pas en se ser-
vant d’elle pour faire du style ou lui emprunter des motifs de
décoration. L’école italienne, inférieure aux trois précédentes
par l’idée et le style, ou la puissance d’imitation, cite néan-
moins avec honneur *, maintenant que les trois Carrache de
(46U6-4674), excella dans le portrait, les intérieurs, et fut aussi un habile
graveur {Tobie et sa Jamille, etc.); David Téniers, le vieux, d’Anvers (4 582-
4 649), peintre de scènes villageoises et d’intérieurs; David Téniers, le jeune,
son fils, né aussi à Anvers ((64 0-4 694), qui continua son père : le musée du
Louvre a de lui l'Enfant prodigue^ la Tentatian de saint Antoine, la Noce du
village, etc.; Jordaens, d’Anvers (4594-4678), Jésus-Christ au milieu des
docteurs; Gérard Dow (4 64 3-4 674) , qui peint admirablement les scènes de la
vie commune et de la nature morte; Wouwermans, d’Harlem (4820-4688),
peintre de genre; Ruysdaél, d’Harlem (1636-1684), célèbre paysagiste;
Adrien Van Ostade, de Lubeck (4640-4685), peintre d'intérieurs; Paul Potter
(4625-4654), peintre d’animaux.
4. Guido Rcni (le Guide), de Bologne (4575-4642), dont on cite le Cruci-
fiement de saint Pierre, un saint Michel et le Martyre de saint André; Jean
Lanfranc, de Parme (4 584-4 647), qui excella à peindre des coupoles et
grava à l’eau-forte la Bible de Rapluièl; François Aibano (l’Albane), de Bo-
logne (4678-4660), Bumommé le Peintre des Grâces, l'Anaeréon de la fu-
ture [les Amours de Fénus et d' Adonis, la Toilette et le Triomphe de Vénus,
les Quatre éléments) ; Domenico Zampieri, dit le Dominiquin, do Bologne
TEMPS MODERNES. 2't
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422
CHAPITRE XXIII.
Bologne, Paul Véronèse et le Tintoret de Venise sont morts,
le Guide, l’Albane, le Dominicain, le Guerchin, le fougueux
Salvator Rosa et le Bernin. L’Allemagne et l’Angleterre pro-
duisent seulement quelques peintres obscurs. L’Espagne , au
contraire, compte plusieurs grands noms, Yélasquez, Mu-
rillo et Ribéra ^ Nos peintres ont des rivaux parfois heureux,
nos sculpteurs n’en ont pas. Il n’y avait guère de statuaire
célèbre en Europe que le Bernin, dont le goût maniéré a
exercé une fâcheuse influence sur les artistes italiens.
MM «clenees au dlx-weptlèaie siècle.
Les lettres ont une patrie, car elles reflètent le génie na-
tional et celui de l’écrivain; les sciences n’en ont pas. Il y a
des littératures française, italienne, anglaise; il n’y a partout
qu’une même science qui reçoit seulement, ici et là, nme im-
pulsion différente , selon la diversité d’esprit de ceux qui tra-
vaillent à la pousser en avant. La distinction de nationalité
n’est plus une chose de nécessité, mais un intérêt tout secon-
daire.
Si la science diffère peu entre les pays de civilisation à peu
près égale , elle diffère beaucoup d’un siècle à l’autre. L’anti-
quité et le moyen âge avaient pu cultiver avec succès les
sciences de raisonnement, mais l’étude du monde physique
était frappée de stérilité, tant que les vraies méthodes d’expé-
rimentation n’étaient pas trouvées. Et elles ne pouvaient
l’être qu’après qu’on eut acquis la confiance que l’univers est
gouverné par les lois immuables d’une sagesse éternelle et
S4 5S4-<644), ilëve des Corrache (saint André, Communionde saint Jérôme,
a Kierge dn rosaire. Martyre de sainte Agnès) ; J. Fr. Barbiéri, surnommé le
(luercJün, c’esl-é-dire le Louche (4 500-4666), ^ui peignit plus de deux cent
cinquante tableaux, surtout religieux, et le d6me de la cathédrale de Plai-
sance; Salvator Rosa (4645-4673), l’ami de Masaniello (saint Thomas, une
Bataille, la Pythonisse d’Endor, l'Ombre de Catilina) ; le cavalier Bernin
(4698-4080), peintre, statuaire et architecte.
4. Vélasquez, de Séville (4 590-4660) : on cite de lui la Tunique de Joseph,
le Portrait d’Olivarès, le Tableau de famille; Esieban Murillo, également de
Séville (4608-4 683), dont le musée du Louvre, dans un moment d’engoue-
ment, il est vrai, a acheté un seul tableau GüOOOO francs; Joseph Ribéra, dit
f Espagnolet (4686-4656), qui se plaît é peindre des scènes de supplices.
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 423
non par les volontés arbitraires de puissances capricieuses.
Alors seulement ou n’accusa plus l’esprit humain de témérité
sacrilège :
« Gens humana mit per vetitum nefas, >
parce qu’il cherchait à pénétrer les secrets de la création.
L'alchimie , la magie , l’astrologie , toutes ces folies du moyen
âge devinrent des sciences, du moment que l’homme ne s’ar-
rêtant plus aux phénomènes isolés, s’efforça de saisir les lois
mêmes qui les produisent. Ce temps commence avec Copernic,
au seizième siècle ; mais ce n’est qu’au dix-septième que la
révolution est accomplie et triomphe avec Bacon et Galilée, le
premier qui en a proclamé la nécessité (voy. p. 420), le second
qui par ses découvertes en démontre les bienfaits.
La méthode nouvelle n’ose point d’abord s’étendre à tout le
champ de nos connaissances. Elle seconde surtout et agrandit
les sciences auparavant cultivées , les mathématiques et l’as-
tronomie , excellente et forte éducation de l’esprit scientifique
qui éclatera vers la fin du siècle suivant et au dix-neuvième,
en tant de merveilles.
Quatre hommes sont à la tête du mouvement scientifique
du siècle ;
Jean Képler du Wurtemberg (1571-1631), qui démontre la
vérité du système de Copernic , devine l’existence de planètes
inconnues, et trouve les lois qui servent de base à l’astro-
nomie moderne ; 1" les carrés des temps des révolutions pla-
nétaires sont proportionnels aux cubes des grands axes; 2® les
orbites planétaires sont des ellipses dont le soleil occupe un
des foyers; 3" le temps employé par une planète à décrire
une portion de son orbite, est proportionné à la surface de
l’aire décrite pendant ce temps par son rayon vecteur.
Galilée, de Pise (1564-1642), qui expia en 1633, dans les
prisons de l’Inquisition , la démonstration du mouvement de
la terre , découvre les lois de la pesanteur et invente le pen-
dule, la balance hydrostatique, le thermomètre, le compas de
proportion et ébauche le télescope ; tandis que son disciple ,
Torricelli, de Faenza (1608-1647), reconnaît la pesanteur de
l’air, invente le baromkre, et perfectionne les lunettes.
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CHAPITRE XXIII.
L’Anglais Newton (1642-1727), qui découvre le calcul infi-
nitésimal , décompose la lumière , trouve les principales lois
de l’optique et celles de la gravitation universelle, c’est-à-dire
l’explication du système du monde. •
Enfin Leibnitz, dont j’ai déjà parlé (p. 420), et qui dispute
à Newton l’honneur d’avoir créé le calcul différentiel.
La France a Descartes et Pascal. Le premier fit faire un
pas immense à l’algèbre en inventant la notation des puis-'
sauces par exposants numériques, et à la géométrie des
courbes, ce qui lui pennit de résoudre, comme en se jouant,
des problèmes qu’on croyait insolubles. Il trouva la véritable
loi de la réfraction ; il crut, avec Galilée, au mouvement de la
terre autour du soleil ; et comme les erreurs mêmes du génie
sont fécondes, son chimérique système des tourbillons, sui-
vant lequel le soleil et les étoiles fixes sont le centre d’autant
de tourbillons de matière subtile , qui font circuler les pla-
nètes autour d’eux , a été le germe de la célèbre hypothèse
newtonienne de l’attraction. Pour Descartes comme pour
Newton , le problème de l’univers physique est un problème
de mécanique ; et Descartes enseigna le premier, sinon la so-
lution, du moins la vraie nature du problème. Pascal avait,
à douze ans, trouvé seul et sans livres les éléments de la géo-
métrie; à seize ans, il composa son traité Des sections coniques.
Un peu plus tard, il créa le calcul des probabilités, démontra
la pesanteur de l’air par sa fameuse expérience sur le Puy-de-
Dôme, imagina le baquet et peut-être la presse hydraulique.
Au-dessous de ces grands hommes se presse une foule déjà
nombreuse.
Pierre Fermât (1601-1665), conseiller au parlement de
Toulouse , h’a rien imprimé, mais fut peut-êtrede plus puis-
sant esprit mathématique de ce temps. U partagea avec Des-
cartes»la gloire d’avoir appliqué l’algèbre à la géométrie, ima-
gina la méthode de maximis et de minimis, et, en même
temps que Pascal, créa le calcul des probabilités. L’abbé
Mariotte (1620-1684) reconnut que le volume d’un gaz, à
une température constante, varie en raison inverse de la pres-
sion qu’ü supporte. Denis Papin, né à Blois en 1647, créa, ou
perfectionna plusieurs machines et pensa le premier à em-
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LES ARTS, LES LETTRES ET LES SCIENCES. 4^5
ployer la vapeur d’eau condensée comme force motrice. Il fit,
en Allemagne, sur la Fulda, des expériences avec un véritable
bateau à vapeur, qui remontait le courant. De stupides ma-
riniers brisèrent la machine du grand physicien , qui mourut
à Londres dans la misère (1710).
La géographie fut réformée par Nicolas Sanson (1600-
1667) et par Guillaume Delisle (1675-1726), dont les cartes
sont encore estimées aujourd’hui. Toumefort (1656-1706)
restaura la botanique et enrichit le Jardin du roi de plantes
nouvelles, qu’il était allé recueillir dans un voyage au Levant.
Trois étrangers, que Colbert attira en France, justifièrent
par leurs travaux les faveurs du roi. Le Danois Rœmer déter-
mina la vitesse des rayons solaires d’une manière suffi-
samment rapprochée de la vérité; le Hollandais Huygens
découvrit l’anneau et un des satellites de Saturne ; l’Italien
Dominique Cassini les quatre autres. On doit encore à Huy-
gens l’invention des horloges à pendule , et à Cassini les pre-
mières opérations qui devaient servir à mesurer la terre; il les
exécuta avec l’abbé J. Picard, professeur d’astronomie au
Collège de France, et tous deux commencèrent, en 1669, la
méridienne, qui fut prolongée plus tard jusqu’au Roussillon.
C’est d’après la mesure du degré donné par Picard que Newton
put enfin calculer la force qui retient la lune dans son orbite.
La Grande-Rretagne a l’Ecossais Jean Napier (1550-1617),
l’inventeur des logarithmes, et Jacques Grégory (1633-1675),
l’inventeur du télescope à réflexion; Harvey (1578-1657),
médecin de Jacques I" et de Charles I", qui démontra, en
1628, la circulation du sang; l’astronome Halley, de Londres
(1656-1742), qui donna son nom à une comète dont il prédit
le retour, le chimiste irlandais Robert Boyle (1626-1691), qui
perfectionna la machine pneumatique , et contribua à la fon-
dation de la Société royale de Londres.
La Hollande produisit Huygens, de la Haye (1629-1695),
et le médecin Boerhaave (1668-1738), qui décomposa le pre-
mier tous les fluides animaux. La Suisse est représentée par
les deux Bemouilli : Jacques (1654-1705), qui applique un
des premiers le calcul différentiel et intégral; Jean, son frère
(1667-1748), profond géomètre et physicien distingué.
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426
CHAPITRE XXIII.
Ainsi dans ce siècle, Tltalie, si on omet Galilée qu’elle per-
sécuta, et r Allemagne, si l’on place à part ses deux grands
hommes, Képler qui mourut presque de misère, et Leibnitz,
soBt en pleine décadence morale. L’Espagne, comme un
riche ruiné qui n’a gardé de sa fortune perdue que quelques
joyaux précieux, montre des peintres éminents et trois fé-
conds écrivains; mais les pays auxquels ont passé la force
et la prépondératlce, la France et l’Angleterre, ont alors
leur grand siècle littéraire. La première surtout se met à
la tête de la civilisation moderne, et, pau* la supériorité re-
connue de son esprit et de son goût, fait accepter de l’Europe
entière le pacifique empire de ses artistes et de ses écrivains.
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CRÉATION DE LA RUSSIE; RUINE DE LA SUÈDE. 427
LIVRE Vf.
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE ; GRANDEUR DE L’ANGLETERRE,
DE LA RUSSIE ET DE LA PRUSSE.
CHAPITRE XXIV. •
CRÉATION DE LA RUSSIE; RUINE DE LA SUEDE.
Pierre le Grand et la Russie au commencement du dix-septième siècle;
puissance de la Suède; Narva et Pultawa. — Charles XII à Bender;
traités de Prulh (1711) et de Nystadt (1721). — Second Toyage de
Pierre en Europe (1716); Saint-Pétersbourg; le czar chef de l’Eglise
russe.
Pierre le Cirend et 1» RuMle an commencemcat du dix»
•eptième alécle; pulseance de la Suède) Narva et Pnl-
tawa.
Àu même moment où la gnerre de la succession d’Es-
pagne faisait passer la prépondérance dans l’Europe occi-
dentale des mains de la France à celles de l’Angleterre,
une autre guerre livrait l’orient de l’Europe à la Russie et
précipitait la Suède du haut rang que (jrustave-Adolphe et
Charles XI lui avaient donné.
Ce chapitre devrait avoir pour titre : comment une domi-
nation s’écroule, comment une domination s’élève. Les deux
noms de Charles XII et de Pierre !•' marquent, en effet, la
chute de la Suède et l’avénement de la Russie parmi les
grandes puissances européennes.
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428
CHAPITRE XXIV.
Vers la fin dn dix-septième siècle, la Russie comprenait
déjà un immense territoire qui s’étendait de la mer Glaciale
à la mer Caspienne. Ses habitants, relégués aux confins de
l’Europe et de la civilisation, semblaient à peine des hommes
aux rares marchands anglais ou hollandais qm trafiquaient
dans leur pays. Mais la servile abjection du. paysan devant
les nobles et des nobles devant le czar, mettait aux mains de
de celui-ci un instrument redoutable : le despotisme. Dès
le temps de Colbert, le savant Huet, évêque d’Avranches,
disait : « S’il s’élevait quelque jour parmi eux un prince qui
façonnât leur esprit féroce et leurs mœurs âpres et insocia-
bles, et qui se servît utilement de leur multitude , cette nation
deviendrait formidable à ses voisins. » Pierre le Grand
accomplit la prédiction de l’évêque.
Lorsque Fédor III, l’aîné des fils d’Alexis, mourut en
1682, le titre de czar fut partagé entre ses deux frères, Ivan
et Pierre; mais l’autorité resta aux mains de leur sœur
Sophie. En 1687, Pierre, arrivé à l’âge de 17 ans, réussit à
confiner cette princesse ambitieuse dans un couvent, et dé-
cida son frère , pauvre infirme, à peu près aveugle et muet,
à se démettre du pouvoir. C’était, guidé par le Génevois Le-
fort, qu’il avait préparé et accompli cette révolution. Lefort
lui vantait sans cesse les arts de l’Europe et l’autorité de ses
rois, l’oi^anisation de leurs armées et de leurs flottes, Pierre
voulut avoir, lui aussi, une marine, une armée.
Dans l'impatience d’essayer ses forces naissantes et de
s’approcher de cette mer Noire où il rêvait déjà d’avoir une
flotte puissante, il déclara, en 1695, la guerre à la Turqjjip.
Elle ne fut point brillante, bien qu’il eût pris Azof (1696).
Il sentit que, pour réussir dans ses projets, il fallait qu’il
s’initiât lui-même aux secrets de la civilisation européenne;
et il alla visiter les nations policées de l’Occident. En 1697,
il quitte Moscou, se rend en Hollande, à Saardam, et là,
pendant plusieurs mois, sous le nom de Pierre Micbaeloff,
et généralement appelé par ses compagnons Peterbaas (maî-
tre Pierre), travaillant comme un simple ouvrier du chantier,
il apprend l’art de construire un vaisseau, de le lancer, de
le gréer, de le gouverner, et il envoie dans ses États une
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CEIÉATION DE LA RUSSIE; RUINE DE LA SUÈDE. 429
colonie d'artisans, de marins, d’ingénieurs, d’ouvriers de
toute espèce. Il va ensuite étudier l’Angleterre et son industrie,
l’Allemagne et son organisation militaire. A Vienne* il ap-
prend une révolte des strélitz, corps redoutable qui rappelait
les prétoriens de Rome et les janissaires de Turquie. Pierre
avait déjà failli être leur victime en 1682. Cette fois, c’était la
princesse Sophie qui les soulevait du fond de son cloître pour
ressaisir le pouvoir. Pierre accourt, fait pendre ou rouer
2000 des mutins, en fait décapiter 5000 autres, et, armé
d’une hache, remplit lui-même l’office de bourreau. Pendant
plus d’un mois, il tua ainsi de sa main, et chaque jour davan-
tage (1698). Plus tard il se faisait amener encore, durant ses
orgies, des strélitz tirés de prison, et montrait son adresse
en abattant leurs têtes. Le corps fut aboli sans résistance.
Une révolte d’anciens strélitz, à Astrakan, en 1705, et une
autre des cosaques du Don, à Azof, furent vite réprimées. Le
czar fit aux cosaques le même honneur qu’aux strélitz ; 84 de
leurs chefs envoyés à Moscou, périrent de sa main.
Lefort est mort en 1699, le czar continue les réformes. Il
organise des régiments sur le modèle de ceux qu’il a vus en
Allemagne : exercices réguliers, vestes courtes et uniformes.
U astreint les fils des boyards à servir comme soldats ou ma-
telots avant d’être officiers. Il fait traduire des livres étrangers
traitant du génie et de l’artillerie, et fonde une école sous le
nom d’école des cadets de marine, d’autres pour les mathé-
matiques et l’astronomie. H dote Moscou d’un hôpital. U
établit de verste en versto (1068 mètres) des poteaux peints
pour guider les voyageurs et les marchands, et il fait com-
mencer le canal de jonction entre le Don et le Volga. Mais
il oublie que le commerce ne prospère que là où il n’a rien
à craindre des caprices d’nn pouvoir ombrageux ou avide. Ce
goût pour les choses de l’Europe, il le pousse jusqu’à la ma-
nie, et la cour adopte de nouveaux usages, mais le peuple
les repousse. Des modèles de justaucorps étaient pendus aux
portes des villes, et on coupait la barbe et les robes à qui ne
payait pas l’impôt fixé pour les défenseurs obstinés des an-
ciennes coutumes.
Afin d’encourager le mérite par la distinction, il fonde, à
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4S0
CHAPITRE XXIV.
l’exemple des autres nations de l’Europe, un ordre de che-
valerie : celui de Saint- André. Pour faciliter ses rapports
avec les peuples de l’Occident, il fixe, par un décret, le com-
mencement de l’année au premier janvier, au lieu du pre-
mier septembre (1699). Mais ce n’était qu’une demi-réforme :
en n’adoptant pas le calendrier grégorien, l’année russe s’est
mise en retard de douze jours sur la nôtre.
Pierre était occupé à ces réformes, et, montrant à ses nai-
nistres, à ses généraux les pays successivement illustrés par
les arts et la gloire, leur disait : « Notre tour est venu, si
vous voulez seconder mes desseins et joindre l’étude à l’obéis-
sance, » lorsqu’un nouvel horizon s’ouvrit à lui.
Un gentilbonune livonien, Reynold Patkul, arrivait alors à
la cour de Moscou. Il avait été condamné à mort en 169Ü,
pour' avoir réclamé le rétablissement des privilèges de son
pays, détruits par le roi de Suède, au mépris des traités. Ré-
fugié d’abord auprès du roi de Pologne Auguste U, il venait
remettre le soin de sa vengeance aux mains du czar. Pierre
n’hésita pas à l’accepter ; les réformes n’étaient pour lui qu’un
moyen, le but était la grandeur de la Russie, et il ne pouvait
l’atteindre que par l’abaissement de la Suède.
Depuis la paix de Westphalie, la Suède avait eu la supré-
matie dans le nord de l’Europe. Elle tenait les embouchures
dé tousles fleuves allemands, du Wéser, de l’Elbe, de l’Oder;
et, comme elle possédait la Poméranie, la Livonie, l'Esthonie,
ringrie et la Carélie avec la Finlande, la mer Baltique était
un lac suédois. Mais cette brillante position était menacée.
Tous les peuples voisins avaient ou à se faire jour ou à ré-
parer d’anciennes défaites. La Russie ne pouvait devenir une
paissance européenne qu’en occupant le golfe de Finlande, et
la maison de Brandebourg désirait rejeter hors de l’Allemagne
les intrus qui en occupaient, à sa portée, une si bonne part.
Le Danemark avait de semblables désirs, et l’électeur de
Saxe, roi élu de Pologne, souhaitait une guerre pour se don-
ner le droit de garder des troupes saxonnes dans ce royaume,
qu’il eût voulu rendre héréditaire. ,
Charles XI, le plus grand roi de la Suède depuis Gustave-
Adolphe, était mort, laissant le trône à un jeune prince de
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CRÉATION DE LA RUSSIE; RUINE DE LA SUÈDE. 431
dix-hait ans. Aussitôt la coalition se forme (1699) : les Bosses
de Pierre le Grand entrent dans l’Ingrie ; les Saxons d’Au-
guste U dans la Livonie, les Danois de Frédéric III dans le
Holstein, dont le duc est beau-frère de Charles XII.
Le nouveau roi de Suède n’était pas un grand prince, mais
ime âme héroïque à qui il n’a manqué qu’un peu de sagesse
pour faire de grandes choses. Il s’était nourri de la lecture de
Quinte Gurce, et ne souhaitait rien tant que de ressembler au
héros macédonien. « Il n’était pas Alexandre, mais il aurait
été le premier soldat d’Alexandre. »
A la nouvelle de la coalition, loin de s’étonner et de craindre,
il s’arme rapidement et part pour défendre ses provinces atta-
quées par le Darius moscovite. Il commence par le Dane-
mark, débarque dans l’ile de Seeland, et court tout droit à
Copenhague, qu’il menace d’un bombardement. Le Danois,
effrayé, implore la paix et se hâte de signer le traité de Tra-
venthal (18 août 1700). En six semaines, il avait été mis hors
de combat.
Déjà, les Saxons, conduits par Patkul, avaient levé le siège
de Riga sur les représentations de la Hollande. Charles XH
court aux Russes et arrive sous les murs de Narva avec
8000 hommes, en face d’une armée dix fois plus nombreuse. '
Mais le czar a quitté le camp, les généraux ne s’entendent pas,
et n’inspirent aux soldats aucune confiance. R suffit aux
Suédois de quelques heures pour culbuter cette cohue de bar-
bares (30 novembre). Charles XII renvoie ses prisonniers
qu’il méprise et marche contre les Saxons, qu’il trouve re-
tranchés derrière la Dwina. Ils n’en sont pas moins battus, et
perdent Mittau et la Gourlande (juillet 1701).
Jamais la guerre ne s’était faite avec une plus foudroyante
rapidité. Malheureusement, Charles XII ne sut pas profiter
de l’occasion pour conclure une paix glorieuse, que le chan-
celier Oxenstiem lui conseillait, ni reconnaître lequel de ses
deux ennemis était le plus redoutable : trompé par le facile
succès de Nar^ il conçut pour l’empire russe et même pour
Pierre le GraW un mépris qui fut la cause de ses revers. Il
résolut de détrôner Auguste; et, laissant quelques mille
hommes pour surveiller les Russes, il pénétra en Pologne
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432
CHAPITRE XXIV.
(1702). H y perdit cinq ans à remporter de stériles victoires.
Pour en finir, il envahit la Saxe. Auguste II, alors, céda, et,
par le traité d’Altranstadt, renonça formellement à la cou-
ronne de Pologne en faveur de Stanislas Leczinski, le protégé
du roi de Suède (1706).
Charles XII se trouve alors l’arbitre de l’Europe. Le mo-
ment était solennel : s’il se jetait sur l’Allemagne, et prenait
à revers la coalition qui attaquait la France, les conséquences
d’une telle diversion étaient incalculables : aussi Malborough
vint-il lui-même à Altranstadt négocier avec le roi de Suède.
Charles exigea de Joseph P' une multitude de concessions et
de réparations ; l’empereur accorda tout. Les alliés respirè-
rent, quand Charles XII, quittant la Saxe, se dirigea vers
l’Orient. U commençait enfin à s’inquiéter des progrès de la
Russie. Pendant qu’il guerroyait en Pologne pour le vain
honneur de faire un roi, Pierre le Grand avait réorganisé son
armée et battu près deDerpt 7000 Suédois (septembre 1701).
L’année suivante, il conquit l’Ingrie, où, pour être maître
du lac Ladoga et de la Néva, il augmenta les fortifications de
la place suédoise de Noteborg, qu’il appela Schlusselbourg,
ou le fort de la Clef, disant que cette clef lui ouvrirait les
pays ennemis. Ses troupes s’aguerrissaient, les officiers se
formaient, et une suite de succès peu brillants mais solides
(prise de Derpt, de Narva et de Mittau), donnait aux uns et
aux autres la confiance nécessaire pour affronter les terribles
soldats du héros suédois.
Décidé, enfin, après tout ce temps perdu en Pologne et en
Saxe, à arrêter les progrès d’un ennemi qu’il avait trop mé-
prisé, Charles traversa rapidement la Saxe et la Pologne,
chassant devant lui les Russes aventurés sur le territoire po-
lonais, passa sur la glace la Bérézina (1708), et entra à
Mohilew. Il n’avait pas de plan ; d’abord, il sembla résolu à
marcher sur Moscou, tandis qu’un de ses généraux, Lubec-
ker, attaquerait la capitale naissante de la Russie, Saint-
Pétersbourg. Avec un peu de prudence, cettynarche pouvait
réussir, et Pierre eût été contraint d’accept^7 dans Âloscou
dompté, la paix qu’il avait plusieurs fois demandée. Mais,
arrivé à Smolensk, il abandonne la route de Moscou et se di-
I
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CRÉATION DE LA RUSSIE; RUINE DE LA SUÈDE. 433
rige vers le sud. Devant lui il voit fuir Schérëmétoff, le plus
haJbile général du czar, et il le poursuit. Schérémétoff dévaste
tout dans sa retraite, détruit les fourrages, brûle les maga.
sins, désole les campagnes pour affamer l’ennemi. Charles 5QI,
perdu au milieu des déserts, continue cependant d’avancer :
il compte sur un soulèvement des Cosaques de l’IIkraine pour
couper la retraite à Schérémétoff.
Il avait conclu xme alliance avec leur hetmann, Mazeppa.
Par malheur, l’armée s’égara dans l’inextricable marais de
Pinsk, et Charles arriva trop tard au rendez-vous. Le czar
avait eu le temps de battre Mazeppa, et l’hetmann n’amena '
au roi qu’une poignée d’hommes (1708). Charles XII comp-
tait au moins sur Lewenhaupt, qui approchait avec 16 000
hommes et d’immenses approvisionnements. Le czar se jeta
entre le roi et son lieutenant. Lewenhaupt, attaqué près de la
Soja, affluent oriental du Dniéper, par 60 000 hommes, ré-
sista héroïquement, et, après cinq engagements meurtriers,
fut contraint de mettre le feu aux 7000 chariots qu’il escor-
tait; il ne rejoignit l’armée qu’avec 5000 hommes, laissant
aux. mains du czar 44 drapeaux. « Cette victoire, dit Pierre,
fut la mère de celle de Pulta^a» > Dans le même temps,
Apraxin battait un corps suédois dans l’Ingrie. Survint le ter-
rible hiver de 1709 : en une seule marche 2000 soldats tom-
bèrent morts. L’armée perdit la moitié de son effectif.
Pierre le Grand manœuvrait cependant avec autant d’habi-
leté que de prudence pour enfermer les Suédois en Ukraine,
Charles XII essaya vainement de se faire jour par des atta-
ques partielles : ses détachements forent battus. Il prit alors
le parti d’assiéger Pultawa, dont le czar avait fait son maga-
sin : la ville n’avait que des murs de terre; mais les Russes
y jetèrent des renforts. Pierre le Grand arriva lui-même, à la
tête de 70 000 hommes, et se retrancha dans une position for-
midable. Charles, après avoir perdu plus de deux mois à ce
siège, n’avait d’autre ressource que de livrer bataille. Malgré
toute la valeuB^e ses soldats , il fut vaincu , son armée
prise ou détruite^ui-même s’enfuit en Turquie avec 500 che-
vaux (1709).
TEMPS MODERNES.
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434
CHAPITRE XXIV.
Ck«rle«.XVI k Beader; traité* de Pmth (dVdC)
^e« de Syatadt («*»«).
Cette victoire renversa la puissance de la Suède, et fit pas-
ser à la Russie la suprématie dans le nord de l’Europe. Le
czar qui, à Pultawa, s’était battu comme un soldat, sut pro-
fiter de sa victoire en habile général : il s’empara de la
Carélie, de la Livonie, de l’Estbonie, et appela aux armes
tous ceux que Charles avait vaincus. Le roi de Danemark
, se jeta sur la Scanie et Auguste II rentra en Pologne. Le Di-
van s’alarma de voir grandir si vite une puissance née d’hier;
il céda aux instances du roi de Suède, déclara la guerre à la
Russie, et le grand vizir Méhémet-Baltezy franchit le Da-
nube. Le czar, appelé par les hospodars de Moldavie et de
Valachie, accourut au-devant des Turcs, mais ne put défen-
dre le passage du Pruth, et se [trouva, avec ses 40 000 hom-
mes, sans vivres ni munitions, enveloppé par 150000 enne-
mis. La czarine Catherine, jeune Livonienne, veuve d’- a
dragon suédois, prise par les Russes en 1702, dans Marien-
bourg, et que le czar, séduit par sa beauté et son esprit, avait
épousée, le sauva en ouvrafrd’feUe-même des négociations
avec le grand vizir, qui se laissa gagner. Le czar rendit Azof;
par la destruction du port de Taganrog, il renonça à s’ouvrir
la mer Noire ; il s’engagea aussi à faire sortir ses troupes de
Pologne, et à ne plus se mêler aux affaires de cette républi-
que. Charles, par ce traité, était ime seconde fois vaincu. Il
s’obstina, pendant trois ' ans, à rester en Turquie, faisant
jouer mille ressorts afin d’armer le sultan contre le czar. H
ne put réussir. Fatigué de ses intrigues, le Divan voulut le
contraindre à quitter le territoire ottoman. Charles XII s
défendit, à Bender, avec ses domestiques et ses officiers con-
tre 15 000 hommes. Quand il se décida à partir, en 1714,
il était trop tard.
Il avait inutilement dépensé trois années|à ces héroïques
équipées, et, pendant ce temps, la Suède l^t perdu toutes
ses provinces extérieures. En vain Steinboch avait, en 1709,
détruit l’armée danoise près d’Helsingborg ; il fut, malgré
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CRÉATION DE LA RUSSIE; RUINE DE LA SUÈDE. 435
une nouvelle victoire, contraint de capituler dans Tonningen,
à l’embouchure de l’Eyder (1713); Pierre envoya dans la Po-
méranie Menscbikoff, garçon pâtissier qu’il avait fait général
et prince, et qui le méritait; et, avec la flotte qu’il avait créée,
il gagna lui-même, près des îles d’Aland, sur les Suédois,
vieux maîtres de cette mer, une bataille navale qui lui donna
la Finlande. Le roi de Danemark vendit à Geoig;e I*', roi
d’Angleterre, Brême et Verden dont il s’était saisi. Le roi de
Prusse se fit livrer Stettin et la Poméranie. Les dépouilles
de la Suède étaient à l’encan.
C’est à ce moment que Charles XII se décidait enfin à
quitter la Turquie : il traversa à cheval l’Allemagne entière
sous un déguisement, 'et ne s’arrêta qu’à Stralsund, la der-
nière ville qu’il possédât hors de Suède. Une armée combi-
née de Danois, de Saxons, de Prussiens et de Russes l’y as-
siégea aussitôt ; il la défendit un mois, et fut contraint d’en
sortir pour ne pas y être pris; elle capitula le même jour
(13 déc. 1715).
L'agriculture et l’industrie ruinées, le commerce anéanti,
250 000 hommes, l’élite de la population, moissonnés par une
guerre de quinze ans, et l’ancipn ascendant perdu, voilà dans
quelle situation Charles XII avait mis et retrouvait son
royaume. D ne donna pourtant aucun signe que le passé lui
avait au moins servi de leçon. Il consentit seulement, d’après
les conseils du baron de Goertz, à diviser ses ennemis : une
trêve tacite fut conclue entre la Suède et le czaç; Goertz s’en-
tendit même avec Albéroni, et Charles XII promit de con-
duire 20000 hommes en Angleterre pour détrôner George I".
Il attaqua d’abord le Danemark et envahit la Norvège ; mais
il périt devant Fréderickshall, probablement assassiné (11 dé-
cembre 1718). Trois mois après, le baron de Goertz mourait
sur l’échafaud. Charles II avait manqué deux fois l’occasion
de jouer un grand rôle :*en 1707, celui de Gustave-Adolphe
dans les complications de l’Europe occidentale ; plus tard ce-
lui de pacifica^ur triomphant dans la Pologne et la Russie
domptées. Il s’était cru un autre Alexandre, il n’avait été
qu’un aventurier héroïque; il avait renversé la fortune de
son peuple et ruiné son pays pour un siècle.
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CHAPITRE XXIV.
426
La sœur de Charles XII, Ulrique-Élëonore, fut désignée pai'
les états pour lui succéder (31 janvier 1719), mais à la con-
dition de signer une capitulation qui restreignait singulière-
ment l’autorité royale. Elle s’associa, le 4 avril 1720, son
époiix, Frédéric de Hesse-Cassel, et par des traités onéreux
rétablit la paix parmi les Etats du Nor^La Suède reconnut
Auguste II pour roi de Pologne, conserva Wismar dans le
Mecklembourg, mais ne garda de la Poméranie que ce qui
est au nord de la Peene (Stralsund), céda à la Prusse, avec
les îles d'üsedom et de Wollin, la partie de cette province
comprise entre la Peene et l’Oder (Stettin), et reconnut au
Danemark la possession du Sleswig. Le traité de Nystadt
avec la Russie (1721) lui coûta tous les pays que baignent le
golfe de Riga et celui de Finlande, depuis la Duna jusqu’au
Kymene, c’est-à-dire la Livonie, l’Esthonie, l’Ingrie, une
partie de la Carélie, du pays de Viborg et de la Finlande.
Quand l’ambassadeur de France sollicitait pour la Suède des
conditions moins dures, Pierre répondait: « Je ne veux pas'
voir de mes fenêtres les terres de mon voisin. »
Secood voyage de Pierre en Europe (fl fl flO); Halnt-Péterabourg:
le cxar cher de l'Egliae ruacie.
La Suède descend, la Russie monte. Pierre avait, en 1716,
profité des négociations ouvertes par le baron de Goertz pour
faire im nouveau voyage en Europe. Il pensait déjà à prendre
pied en Allemagne, ce qui effarouchait l’électeur de Hanovre
devenu roi 'd’Angleterre. Pour réussir dans ce dessein il avait
besoin de l’amitié de la France et il disait avec beaucoup
de justesse à nos agents : « Vous vous êtes servis de la
Suède pour contenir l’Autriche. Cette puissance est ruinée ;
je m’offre à la remplacer dans ce rôle, si vous me garantissez
mes conquêtes et me payez les subsides que vous donniez à la
Suède; de plus je vous apporte l’alliance de la Pologne et de
la Prusse, j» Dubois, le confident du régent de France et par-
tisan exclusif de l’alliance anglaise, fit tous lÉSs efforts pour
entraver cette négociation, qui pourtant aboutit au traité
d’Amsterdam, par lequel la France, le czar et la Prusse ga-
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CRÉATION DE LA RUSSIE ; RUINE DE LA SUÈDE. 437
rantissaient les traités d’ütrecht et de Bade, aussi bien que
ceux qui seraient conclus pour la paix du Nord par le czar et
la Prusse. Cette convention était l’abandon de la Suède, notre
vieille alliée. Le czar consacra six mois h visiter la France et
ses merveilles. Il y reçut la plus magnifique hospitalité : on
lui fit accepter tout ce qu’il admira en fait d’art ; il visita la
Monnaie : une des médailles qu’on frappa en sa présence
tomba ; il la ramassa et vit son portrait avec cette légende ;
Vires acquirit eundo.
De retour dans ses États, il acheva sa nouvelle capitale
pour remplacer l’ancienne Moscou, qu’il trouvait trop éloi-
gnée de l’Europe et trop asiatique. Il en avait jeté les fonde-
ments en 1703, sur les débris de quelques bastions de la ville
de Nieuschantz, prise cette même année aux Suédois, et il
l’appela de son nom, Saint-Pétersbourg. La situation était
bien choisie : à 30 verstes de l’embouchure de la Néva, près
,du golfe de Finlande, en face de la Suède. L’endroit était
malsain: plus de 100000 ouvriers y périrent, mais le czar ne
comptait pas les morts. Il s’établit lui-même au milieu des
travailleurs, fit rapporter des terres pour combler les marais,
creuser des canaux pour faire écouler les eaux stagnantes , et
une des plus belles capitales de l’Europe s’éleva, par l’in-
domptable volonté de son fondateur, là où la nature n’aurait
pas voulu un village. Dès l’année 1704, la ville était mise à
l’abri d’un coup de main du côté de la mer, par la construction
du fort de Kronslott, dans une île, à l’embouchure de la Néva,
et le port de Kronstadt, creusé en 1710, sur un banc de sa-
ble du golfe de Finlande, reçut la marine naissante du czar’.
< . KroDSladl est sur l’Ile Kotline , qui a 8 verstes de long sur une de
large (t verslc = tO07 mètres). Pierre avait songé un moment i placer sa
capitale à l’embouchure du Don, ce qui l’eùt rapprochée de Constantinople,
mais ne l’eût pas mise en rapport direct avec l’Europe, l’Euzin étant une mer
fermée dont les clefs sont aux Dardanelles, et la mer d’Azuf n'étant, à vrai dire,
qu’un lac marécageux dont la profondeur moyenne est de 2 mètres. Chose
plus étrange et quj montre la vaste étendue de son regard, il fit rédiger un
mémoire, qu’on a retrouvé aux archives de l’empire, pour examiner s’il ne
conviendrait pas de mettre Pétersbourg sur ce fleuve Amour oû la Russie vient
de s’attribuer un territoire grand comme la France , et où elle a élevé sans
que le bruit même en arrivât en Europe des ports, des arsenaux, des forte-
resses qui lui donnent une position formidable sur l’océan Pacifique.
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CHAPITRE XXIV.
Saint-Pétersbourg, à peine bâti, vit s’élever une fabrique
de glaces, une manufacture de tapisseries, une autre pour la
lilerie d’or et d’argent. Il avait déjà fait venir des bergers et
des troupeaux de Saxe et de Pologne, abn d’avoir des laines
propres à fabriquer de bons draps, et de n’étre plus obligé
de r^urir aux manufactures de Berlin pour babiller ses
troupes; il appela encore de l’étranger des ouvriers en fer
et en laiton, des armuriers, des fondeurs ; à sa mort, Moscou
et laroslaw comptaient 14 fabriques de toile de lin et de
chanvra. Pour faciliter les transactions, il rend les poids et
mesures uniformes, et établit un tribunal de commerce com-
posé moitié d’étrangers, moitié de nationaux. En même
temps, les mines de la Sibérie sont ouvertes ; la mer Balti-
que, la mer Noire et la Caspienne sont reliées par des ca-
naux ’, les bords du lac Peïpus changés en chantiers de con-
struction ; le plan du canal et des écluses du Ladoga tracé par
Pierre lui-même en 1718. Des forts élevés de distance en ,
distance défendent la frontière contre les Tartares. Des rela-
tions de commerce sont étabbes avec la Chine; une tentative
est faite pour ouvrir une nouvelle route aux denrées de
l’Inde par la grande Boukharie, à celles de la Perse par la
mer Caspienne, afin de mettre, tout ce riche commerce dans
les mains de la Bussie. Jusqu'au Kamtchatka, des foi'ts sont
bâtis, et Behring relève le gisement des côtes de la Sibérie
orientale (1725), où il va bientôt découvrir le détroit qui
porte son nom (1728).
Le clergé russe était fameux par son ignorance : ses mem-
bres ne savaient guère que deux choses : qu’ils étaient de la
religion grecque et qu’il fallait haïr les Latins. Pierre les
obligea de se recruter dans trois collèges qu’ü établit à Mos-
cou. Il enleva à la juridiction ecclésiastique le droit de con-
damner à mort ou aux peines afflictives, et n’autorisa les
vœux monastiques qu’après cinquante ans. Il avait laissé va-
cante depuis 1703 la dignité de patriarche, il l'abolit formel-
* ■ On conierve dans les archives de Saint-Pétersbourg le plan original d’un
ci^l tracé par Pierre le Grand pour Taire communiquer la Caspienne et
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CRÉATION DE LA RUSSIE ; RUINE DE LA SUÈDE. 439
lement en 1721, et donna la direction suprême des affaires
religieuses au saint synode, conseil composé de 12 évêques
ou archimandrites, qu’il nomma, et qui lui jurèrent fidélité.
Il devint par là , en réalité , le chef suprême de la religion ,
qu’il subordonna complètement aux intérêts et à l’action de
l’autorité temporelle. Dans ses lois il punit des mêmes châti-
ments les blasphèmes contre Dieu et les murmures contre sa
personne.
Mais Pierre ne se contenta point de fortifier le principe
autocratique du gouvernement russe, ü en modifia la nature.
U appliqua, en effet, la hiérarchie militaire à toute l’adminis-
tration de l’empire, déclarant que les officiers auraient la no-
blesse personnelle, les officiers supérieurs la noblesse héré-
ditaire. Le peuple russe tendit à devenir un régiment de
muets, et, comme le dit un voyageur moderne, c la discipline
du camp fut substituée à l’ordre de la cité. »
Pierre avait eu de sa première femme, Eudoxie Lapou-
chin , qu’il avait répudiée à cause de son opposition aux ré-
formes, un fils, Alexis Pétrowitz, qui, gouverné par les prê-
tres , chefs du parti mécontent , aigri contre son père et sa
belle-mère Catherine, avait dit un jour : « Si je trouve le
temps où mon père ne soit pas présent, je dirai quelque
chose aux archevêques , qui le diront aux curés , et les curés
le diront à leurs paroissiens , et il se pourra qu’on me fasse
régner, même malgré moi. » Et il aurait régné, comme tout
le monde le comprenait bien , pour anéantir l’œuvre de son
père , pour permettre de porter la longue barbe et la robe ,
pour rétablir le patriarche et les trois carêmes , chasser, les
étrangers et les réformes. Les intrigues d’Alexis inquiétèrent
le czar ; il le fit avertir plusieurs fois, puis arrêter, et le tra-
duisit enfin devant un tribunal exceptionnel de cent quatre-
vingt-un commissaires, qui, après l’avoir soumis à la ques-
tion, le condamnèrent à mort à l’unanimité. A la nouvelle de
l’arrêt, le prince tomba dans des convulsions qui amenèrent,
suivant les courtisans, une attaque d’apoplexie. Le lendemain
il mourait (1718). L’Anglais Henri Bruce, présent alors à la
cour de Russie , écrivit que le czar avait administré à son fils
une potion qui le fit mourir dans des convulsions. Très-peu
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440
CHAPITRE XXIV.
de personnes, ajoute-t-il, regardèrent sa inort comme natu-
relle ; mais il était dangereux de dire ce qu’on pensait. Plu-
sieurs de ses complices supposés périrent ; le général Glebow
fut empalé , l’archevêque de Rostow fut rompu vif, l’impéra-
trice Eudoxie fut flagellée.
L’homme qui ne pardonnait point à son fils ne devait
guère pardonner à ses agents infidèles. Les exactions , cette
plaie de l’administration russe, trouvaient le czar sans pitié.
En 1721, le gouverneur d’Archangel fut fusillé, et le vice-
gouverneur de Saint-Pétersbourg reçut le knout, pour avoir
abusé de leur pouvoir. Quelque temps auparavant, une cham-
bre de justice, instituée pour rétablir l’ordre dans les finances,
avait fait trembler jusqu’au favori du czar, le prince Menschi-
koff. C’est par -cette dureté impitoyable que Pierre parvint,
comme il le disait lui-même, à habiller en hommes son trou-
peau de bêtes.
Les dernières années du czar furent encore marquées p/ir
des succès. Il avait alors une armée régulière de 120 000
hommes et une flotte de 30 vaisseaux de ligne. U avait con-
quis la prépondérance dans le Nord : le traité de Nystadt la
consacra. Une expédition contre la Perse lui valut Derbent,
au sud du Caucase (1722). Ainsi, Pierre I" avait montré à
ses successeurs la double route qu’ils ont si hardiment suivie
k l’ouest et au sud de leur empire. Sous sa main despotique,
mais puissante , la Russie était poussée vers le progrès avec
violence, mais avec rapidité. Trois ans après, le génie civili-
sateur de la Russie , que le sénat et le synode avaient sur-
nommé le Grand et le Père de la patrie, mourait des suites
de ses débauches (8 février \12by. Voltaire l’a appelé moitié
4. Voici le lestament politique laissé, dit-on, par Pierre le Grand :
« Ne rien négliger pour donner i la nation rosse des formes et des usages
européens. ,
a Maintenir l’Ëtat dans un état de guerre continuelle,
a S’étendre par tous les moyens possibles vers le nord, le long de la Bal-
tique; au sud, ie long de la mer Noire.
a Entretenir la jalousie de l’Angleterre, du Danemark et du Brandebourg
contre la Suède , qu'on finira par subjuguer. Intéresser la maison d’Antriche
i chasser les Turcs de l’Europe, et , sous ce prétexte , entretenir une armée
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CRÉATION DE LA RUSSIE; RUINE DE LA SUÈDE. 441
héros, moitié tigre, et Frédéric II disait de lui et de ses
Russes : « C’était de l’eau-forte qui rongeait du fer. »
pennanenle, établir des chantiers sur le bord de la mer Noire, et, en avan-
çant toujours, s’étendre jusqu’à Constantinople.
a Alimenter l’anarchie de la Pologne et finir par subjuguer cette répu-
blique.
«c Entretenir, au moyen d’un traité de commerce, une alliance étroite avec
l’Angleterre, qui de son côté Tavorisera tous les moyens d’agrandissement et
de perfectionnement de la marine russe , à l’aide de laquelle on obtiendra la
domination sur la Baltique et la mer Noire.
« Se pénétrer de cette vérité : que le commerce des Indes est le commerce
du monde, et queu;elui qui peut en disposer exclusivement est le souverain
de l’Europe.
a Se mêler à tout prix dans les querelles de l’Europe et surtout de l’Alle-
magne.
n Se servir de l’ascendant de la religion sur les Grecs désunis ou schisma-
tiques répandus dans la Hongrie, la Turquie, dans les parties méridionales
de la Pologne.
a Enfin, mettre en lutte l’une contre l’autre les cours de France et d’Au-
triche ainsi que leurs alliés, et profiter de leur affaiblissement réciproque
pour tout envahir, b
11 n’est nullement certain que le czar ait tracé ce plan i ses successeurs ;
mais il est très-sûr qu’il a été scrupuleusement suivi par eux. La moitié de
cette politique, l’abaissement de la Suède, la spoliation de la Pologne, l’inter-
vention dans les affaires d'Allemagne et la domination de la Baltique, a été
accomplie; l’autre moitié, la conquête de la mer Noire, de Constantinople et
de l'Inde, est aujourd’hui tombée, grâce à l’union de l’Angleterre et de la
France, dans le domaine des questions réservées.
<
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CHAPITRE XXV.
CHAPITRE XXV.
CRfiATION DE LA MIU8SE; ABAISSEMENT
DE LA FRANCE ET DE L’AUTRICHE.
Régence du duc d’Orléans ; ministères de Dubois, du duc de Bourbon
et de Fleury (1715-1743). — Formation de la Prusse et situation de
l'Autriche. — Guerre de la succession d’Autriche (174l). — Guerre de
Sept ans (U56-1763).
Hégenre du due d'Orléanii ; mlnlstèren de Dubois, du duc
de Bourbon et de Vleury (tVAS-tVdS).
Le successeur de Louis XIV, en France , n’avait que cinq
ans. Le parlement déféra la régence, avec tout le pouvoir, au
neveu du roi mort, au duc d’Orléans, prince intelligent et
brave, mais bon jusqu’à la faiblesse et honteusement débau-
ché. Pour gagner le parlement, il lui promit une part dans le
gouvernement, et, quelque temps après, il l’envoya en exil
à Pontoise , parce que les magistrats s’opposaient aux expé-
riences de Law sur la richesse nationale. Il parut d’abord
décidé à rétablir la concorde dans les affaires religieuses, en
pratiquant une tolérauce générale. Mais bientôt il se déclara
en faveur des jésuites, et fit enregistrer la bulle Unigenitus ,
dirigée contre les j ansénistes , le tout afin que son principal
agent, l’abbé Dubois, fait, malgré son indignité, archevêque
de Cambrai, pût obtenir le chapeau de cardinal. Pour remé-
dier au despotisme de bureau que les ministres avaient
exercé sous Louis XIV, il remplaça les ministères par des
conseils spéciaux composés de nobles , et , moins de deux ans
après, il supprimait ces conseils.
Deux faits remplissent cette triste période : au dehors, une
guerre contre l’Espagne; au dedans, le système de Law.
Si Louis XIV avait combattu quatorze ans contre l’Europe,
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CRÉATION DE LA PRUSSE. 443
C6 n'était pas senlement ponrdonnerun royaume k son petit-fils,
c’était pour faire de l’Espagne notre alliée. Le duc d’Orléans
sacrifia les liens de famille, l’honneur et les intérêts du pays
à l’éfentualité qu’il avait d’être roi de France, en cas que
Venfant qui régnait alors vînt à mourir. C’est pour cela qu’il
s’unit étroitement avec le roi d’Angleterre, George I*’’. Celui-ci,
menacé par les jacobites et les torys, sentait son pouvoir mal
affermi. La paix lui était indispensable pour consolider un
trône nouveau et chancelant. Heureusement pour la dynastie
de Hanovre, les affaires étrangères étaient en France aux
mains de Dubois. Cet homme, dont la scandaleuse élévation
étonna à peine ses contemporains, reçut ouvertement de
George I** une pension annuelle. Grâce à la corruption
du drôle (ainsi le régent appelait -il l’abbé Dubois), la
France subit, au beu d’imposer, les conditions de l’alliance.
Elle promit de renvoyer de son territoire le prétendant
Stuart, /ie démobr Mardyck, de combler le port de Dun-
kerque.
La politique du gouvernement espagnol resserra encore les
liens qui unissaient l’Angleterre et la France. Le premier
ministre de Philippe V, AJbéroni, voulait rendre à l’Espagne,
les domaines que le traité d’Utrecht lui avait enlevés, et ne
reculait pas, pour y parvenir, devant un bouleversement
général. L’Autriche, la France et l’Angleterre s’étaient unies
pour le maintien des traités d’Utrecht. Albéroni entreprit
d’occuper l’Autriche au moyen des Turcs, de renverser le
r^ent par une conspiration, de rétablir les Stuarts avec
bépée de Charles XH. Mais le prince Eugène battit les Turcs
à Péterwaradin et à Belgrade (1716-1717); la conspiration
de Cellamare et de la duchesse du Maine échoua (1718);
Charles Xn périt en Norvège (1718). Alors le régent déclara
la guerre à l’Espagne (1719). « C’était une guerre civile, »
dit Voltaire; c’était surtout une guerre absurde ; caria France
combattait l’Espagne, son alliée, k la plus grande joie d«r
l’Angleterre, alors encore son ennemie naturelle. Philippe V
avait eu soin de faire peindre les trois fleurs de lis sur tous les
drapeaux de son armée. Le même maréchal de Berwick, qui
lui avait gagné des batailles pour affermir son trône, comman-
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444
CHAPITRE XXV.
dait l’armée française. Les Anglais détruisirent une flotte
espagnole près de Messine, et prirent Yigo en Galice ; alors,
tous les projets du cardinal Aibéroni étant déconcertés, ce
ministre, regardé six mois auparavant comme le plus grand
homme d’État, ne passa plus que pour un téméraire et un
brouillon. Il dut quitter le ministère, et l’Espagne adhéra à la j
quadruple alliance que la France, la Grande-Bretagne, la
Hollande et l’Autriche avaient conclue. Le duc de Savoie reçut
' la Sardaigne en échange de la Sicile, qui resta à l’empereur.
La reine d’Espagne obtint pour l’ainé de ses enfants l’expec-
tative des duchés de Parme, de Plaisance etde Toscane (1720).
La paix était rétablie, quoique précaire et peu solide : l’Es-
pagne n’avait point renoncé à l’espoir de recouvrer ses an-
ciennes annexes. Elle essaya d’y parvenir par la diplomatie;
et adors commencèrent des négociations compliquées, où les
différents cabinets de l’Europe montrèrent une incroyable
versatilité. Les traités de Prado, de Séville etde Vienng (1 728,
1729, 1731) réconcilièrent enfin tout le monde. Xes duchés
italiens promis à l’Espagne lui furent garantis, et l’infant don
Carlos prit, en 1731, possession de ceux de Parme et de Plai-
sance; la pragmatique sanction de l’empereur Charles YI,
dont nous parlerons plus loin, fut acceptée ; enfin la compagnie
d’Ostende, établie par ce prince pour faire concurrence aux
Anglais et aux Hollandais dans les Indes orientales, fut aban-
donnée à elle-même et tomba.
Le plus triste legs du règne de Louis XIY était la ruine
financière. L’État devait 2 milliards 400 millions, dont un tiers
immédiatement exigible. On avait dépensé deux années de
revenu. Sur 165 millions d’impôts, le trésor en touchait 69 et
en dépensait 147 : déficit, 78 millions. Le régent essaya
d’abord de remédier au mal par des mesures de détail, telles
que suppression d’offices, retranchement d’intérêts des*rentes,
chambre de justice contre les traitants; mais ces moyens,
tyranniques ou insuffisants, ne firent que ruiner le crédit.
Saint-Simon conseillait de réunir les états généraux et de
leur faire décréter la banqueroute. Le régent repoussa ce
remède, non comme immoral, mais comme dangereux. Il aima
mieux adopter les plans de l’Ecossais Law.
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CRÉATION DE LA PRUSSE. 445
Ce hardi financier, obligé de fuir de la Grande-Bretagne
pour un duel, avait d’abord proposé son projet au duc de
Savoie, qui répondit qu’il n’était pas assez puissant pour se
ruiner. Il l’était venu ensuite offrir au contrôleur général
Desmarets ; mais c’était dans le temps d’une guerre malheu-
reuse, où toute confiance était perdue, et la base de ce sys-
tème était la confiance. Il fut plus heureux auprès du régent.
Il voulait créer une puissance nouvelle, le crédit, en se fondant
sur ce principe qui n’est vrai qu’à moitié, que l’abondance du
numéraire fait la prospérité du commerce et de l’industrie ;
d’où il tirait cette conséquence tout à fait fausse, qu’il est
avantageux de substituer au numéraire-métal, qui ne peut se
créer indéfiniment, le numéraire-papier ou papier-monnaie,
qui est susceptible d’une multiplication indéfinie. Law dut se
borner d’abord à fonder une banque particulière (mai 1716J.
La bapque escompta à 6 pour 100 par an, et bientôt tnême
à 4, les effets de commerce qui ne trouvaient de preneurs au-
paravant qu’en payant un droit usuraire de 2 et demi par mois,
et elle émit elle-même des billets qu’elle payait à vue, en
espèces invariables de poids et de titre. Dès lors tout le monde
y courut et se disputa son papier, qui facilitait singulièrement
les transactions commerciales.
A sa banque, devenue en 1718 banque royale, Law ajouta
une compagnie de commerce qui obtint le privilège exclusif
de l’exploitation et du commerce de la Louisiane et de toute
la vallée du Mississipi, puis du Sénégal et des Indes. Le pre-
mier succès de Law fit croire au second. Telles furent les
folles espérances placées sur cette entreprise, que des actions
de 500 livres furent achetées dix, vingt, trente et quarante
fois leur valeur.
La rue Quincampoix, devenue le siège de la banque royale,
regorgea d’une foule qui s’y étouffait. Paris, la France en-
tière, les étrangers même accoururent, altérés de gain. Toutes
les classes se livrèrent à un agiotage effréné. Des gains
énormes se faisaient en un instant. Tel était valet le matin
qui, le soir, se trouvait maître.
Cependant la banque atteignait son but : elle prêtait à l’État
1 200 millions de papier-monnaie, avec lequel il remboursait
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CHAPITRE XXV.
446
ses créanciers, et qui revenait ensuite à la banque en échange
des actions de le compagnie. Il fallait bien cependant que la
perte se retrouvât quelque part : ce fut la nation qui la sup-
porta. En vainLaw voulut modérer l'émission du papier, il ne
le pouvait plus ; pour soutenir le mouvement prodigieux des
affaires et satisfaire tant d’appétits insatiables, il fallait créer
et créer encore des valeurs de papier : elles dépassèrent
3 milliards, alors que tout le numéraire en France n’allait
pas au delà de 700 millions. Cette disproportion préparait
ime catastrophe. Rien ne tenait que par la confiance du pu-
blic, et cette confiance ne pouvait longtemps se soutenir. Pour
sauver la compagnie, c’est-à-dire la partie aventureuse du
système, Law la réunit à la banque, c’est-à-dire à la partie
sérieuse et utile. Ce fut la perte de l’une et de l’autre. Bès la
fin de 1719, quelques-uns se refroidissent : les plus prudents
commencent à réaliser, et se présentent à la banque pour
avoir des espèces. Cet exemple gagne et alarme, les réalisa-
teurs se multiplient ; ils vendent leurs actions au plus haut du
cours, et, avec les billets, achètent de l’or, de l’argent, des
diamants, des terres. Les actions cessent de monter, oscillent,
puis baissent rapidement. Law, devenu contrôleur général,
lutte en désespéré contre les réalisateurs : les payements en
espèces sont interdits ; défense d’avoir chez soi de l’or ou de
l’aigent ; poursuites, visites domiciliaires, dénonciations : un
fils dénonça son père. Cependant la confiance dans les billets
diminua toujours. Alors, par un revirement soudain, l’État,
qui naguère proscrivait le métal, déclara qu’il ne recevrait
plus de payements en papier : c’était déclarer la mort du sys-
tème.
Law s’échappa de France, poursuivi par les malédictions
publiques; il y était venu avec 1 600 000 francs, il n’em-
porta que quelques louis (décembre 1720). Restait à liquider.
Les frères Pâris-Duverney conduisirent l’opération par la-
quelle l’État se Reconnut débiteur de 1 milliard 700 millions
au. profit des créanciers de la compagnie. La dette publique
fut ainsi augmentée de 40 millions de rentes annuelles. Mais
l’extinction d’un grand nombre d’offices et le rachat de plu-
sieurs branches de revenus aliénés compensaient cette aug-
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* CRÉATION DE LA PRUSSE. 447
mentatioD. L’État fut dans une position financière à peu près
égale à celle où Law l’avait trouvé.
Telle est l’histoire de ce fameux syitème. Il montra la
puissance du crédit; il donna à l’industrie, au commerce ma-
ritime, une énergique impulsion ; il débarrassa le pays d’une
foule d’immunités onéreuses ; enfin, s’il nuina des individus,
il améliora la condition générale par une répartition plus fa-
vorable aux classes inférieures; mais, en bouleversant les
conditions et les fortunes, il accéléra aussi l’ébranlement déjà
commencé des mœurs et des idées, qui alors se précipite.
Cette époque est restée tristement célèbre par la dépravation
de ses mœurs.
Au commencement de 1723, Louis XV fut déclaré ma-
jeur, ce qui mit un terme à la régence du duc d’Orléans.
Mais le roi devait rester longtemps encore en tutelle ; le duc,
pour conserver le pouvoir après la régence, avait auparavant
donné à Dubois le litre de premier ministre, qu’il prit pour
lui -même à la mort de ce triste personnage, et qu’il ne
garda que quatre mois. Il mourut le 2 décembre 1723. La
France avait été huit années entre ses mains; ce temps avait
suffi pour que la révolution morale préparée dans les der-
nières années de Louis XIV éclatât. Il eût fallu, pour en
conjurer les conséquences politiques et sociales, un grand
règne , et le prince qui va régner donnera l’exemple de tous
les scandales, développera tous les abus et humiliera la
France devant l’étranger.
Au duc d’Orléans succéda le duc de Bourbon, que domi-
nait iiTift femme méprisable, la marquise de Prie. Vendue à
l’Angleterre, elle ne sut que provoquer une rupture avec
l’Espagne, en renvoyant l’infante qu’on élevait à la cour de
France , comme la fiancée du roi, pour faire épouser à
Louis XV la fille de Stanislas Leczinski (1 725). Elle avait
raison d’espérer que la nouvelle reine, Marie Lecxinska, qui
lui devait son élévation, la soutiendaait par reconnaissance.
Mais elle avait compté sans Fleury, évêque de Fréjus. C’était
le précepteur du roi, et le seul homme peut-être pour lequel
Louis XV ait eu un sincère attachement. Il avait caché son
ambition sous la régence, attendant patiemment que le pou-
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448
CHAPITRE XXV.
voir fût vacant pour s’y glisser. Le gouvernement du duc de
Bourbon était devenu odieux par ses persécutions contre les
protestants et par les impôts vexatoires qu’il décrétait. Le
dernier des quatre frères Pâris-Duverney, qui avait la direc-
tion des finances, venait même d’irriter les ordres privilégiés
par un impôt du cinquantième sur le revenu que tous de-
vaient payer. Malgré l’opposition de la noblesse et du clerçé,
Duverney en força l’enregistrement au moyen d’un lit de
justice. La haine publique contre le duc de Bourbon fut
encore accrue par une disette qu’on imputa moins à la saison
pluvieuse qu’à l’incurie du gouvernement. Le duc précipita
sa ruine en attaquant l’évêque de Fréjus. Il réussit un jour
à l’écarter de la personne du roi à l’heure du conseil; mais,
dès le soir, Louis redemanda son précepteur. Fleury, qui
s’était retiré à Issy, revint ; le duc de Bourbon fut exilé dans
ses terres et Pâris-Duverney mis à la Bastille (1 726).
Fleury prit le pouvoir à l’âge de 73 ans, et le conserva
jusqu’à sa mort, en 1743. Avec des dehors modestes, et sans
prendre d’autre titre que celui de ministre d’État, il fut
aussi absolu en réalité que Richelieu. Son administration
sage, mais dépourvue de grandeur, releva le. pays de la dé-
tresse où l’avaient réduit, pendant les dernières années du
règne de Louis XIV, tant de guerres désastreuses, et, pen-
dant la régence , l’empirisme de Law. Économe jusqu’à l’a-
varice, Fleury remit de l’ordre dans les finances. Il réduisit
et supprima le cinquantième, déchargea les contribuables de
10 millions, porta de 100 à 140 millions le bail annuel des
fermes et des recettes générales, mit un terme aux abus nés
de la variation des monnaies, en donnant au numéraire une
valeur équitable et fixe. L’habile financier Orry, qu’il créa
contrôleur général, eut recours avec prudence à l’emprunt,
et releva un peu le crédit public, entièrement détruit après
la chute de Law. L’agriculture, l’industrie et le commerce
reçurent quelques encouragements. Mais ce que le cardinal
devait le plus au commerce et ce qu’il ne lui donna point,
c’était une marine importante. Fleury, comme le régent,
sacrifia nos intérêts maritimes à l’alliance anglaise. Pacifique
par nature et par système, il s’efforça, de concert avec son
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CRÉATION DE LA PRUSSE.
ami Horace Walpole, frère du célèbre ministre anglais, de
maintenir la bonne harmonie entre les puissances de l’Europe.
La mort d’Auguste II, roi de Pologne, rendit un conflit
inévitable. L’immense majorité des Polonais élut Stanislas
Leczinski : l’électeur de Saxe fut nommé sous la protection
des baïonnettes russes (1733). Le roi de France ne pouvait
sans honte refuser d’appuyer son beau-père. Fleury fut
entraîné par le cri public. Mais au lieu d’envoyer une flotte
dans la Baltique, il y dépêcha un vaisseau et 1 500 hommes
pour débloquer Stanislas, as.siégé dans Dantzig; notre am-
bassadeur à Copenhague , le comte de Plélo , en rougit pour
la France, se mit à la tête du détachement et se fit tuer.
La Peyroxise, commandant des troupes, résista un mois entier
avec une poignée d’hommes. Stanislas échappa à travers
mille dangers, et revint en France (1734).
Il fallait faire quelque chose pour effacer cette honte :
Fleury conclut avec la Savoie un traité qui promettait au roi
de Sardaigne le Milanais, et aux Bourbons d’Espagne Is
royaume de Naples pour l’infant don Carlos. En s’interdi-
sant toute attaque contre les Pays-Bas, il obtint la neutralité
de l’Angleterre et de la Hollaqde. Alors il envoya deux ar-
mées, l’une sur le Rhin, qui enleva Kehl, l’autre en Italie, qui
gagna les victoires de Parme (juin) et de Guastalla (septem-
bre). Le Milanais était conquis par les Français; Naples le
fut par les Espagnols à la victoire de Bitonto. C’était im beau
réveil de la France ; mais la timidité du cardinal empêcha de
recueillir les fruits de ces succès. •
L’Angletërre et la Hollande offraient leur médiation à
l’Autriche : elle les accusa presque de trahison pour ne l’avoir
pas suivie sur les champs de bataille , et traita directement
avec la France. On pouvait, ainsi que le voulait le garde des
sceaux Chauvehn, la meilleure tête du conseil, exiger de l’em-
pereur une complète renonciation à l’Italie, comme la France
de son côté s’était interdit d’y faire aucune acquisition ; on
se borna à le faire renoncer au royaume des Deux-Siciles ;
encore prit-on soin de le dédommager par la cession de Parme
et de Plaisance pour lui-même, par celle de la Toscane
donnée à son gendre en échange de la Lorraine. Le roi de
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CHAPITRE XXV.
Sardaigne n’ent que deux provinces milanaises, Novare et
Tortone. Quant à la clause supplémentaire qui assigna à Sta-
nislas, comme dédommagement du trône de Pologne, laissé
à Auguste , la Lorraine et le Barrois , pour revenir après sa
mort à la France, c’est à Chauvelin qu’elle est due. L’acqui-
sition était précieuse, mais depuis longtemps inévitable. Ces
conditions formèrent le traité de Vienne (1735-1738). Ce fut
la plus belle époque du ministère de Fleury ; car la France,
dans cette guerre qui a de singuliers rapports avec celle de
1859, avait acquis encore quelque gloire, et son gouverne-
ment avait paru comme le médiateur de l’Europe. «Depuis la
paix de Vienne, dit le grand Frédéric, la France était l’arbi-
tre de l’Europe. » Ses armées avaient triomphé en Italie,
comme en Allemagne. Son ministre à Constantinople , le
comte de Villeneuve, avait conclu la paix de Belgrade, le der-
nier traité glorieux que la Turqme ait signé et qui lui donnait
la Servie, une partie delaValachie et Belgrade. A ce moment
l’Autriche reculait partout , en Italie comme sur le Danube.
Elle allait reculer encore pendant les deux guerres de Sept
ans, mais en entraînant la France dans une chute profonde.
Fermatlon de la Prusse et situation de rAntrIelie.
En 1415, Frédéric de HohenzoUem, burgrave de Nurem-
berg, acheta de l’empereur Sigismond le margraviatde Bran-
debourg, auquel était attachée une des* sept voix électorales ;
telle est l’humble origine de cette monarchie qui, au dix-
huitième siècle, contre -balança l’influence autrichienne en
Allemagne , succéda à l’influence suédoise dans le Nord , et,
an dix-neuvième, a pris rang parmi les grandes puissances
de l’Europe.
Frédéric II, Dent de Fer (1440), acquit une partie de la
Lusace (Gottbus), et acheta la Nouvelle Marche à l’ordre
Teutonique (Gustrin, Landsberg, entre l’Oder et la Netze).
Son frère Albert, et ï Achille du Nord (1469), statua
que ses fils puînés auraient Anspach et Bayreuth, possessions
originaires de la famille dans la Franconie, mais que les au-
tres domaines, présents et futurs, seraient attachés à l’éleeto-
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CRÉATION DE LA PRUSSE. 451
rat, qui allait former ixne masse indivisible pouvant s’accroî-
tre, mais ne pouvant plus diminuer. Cette mesure était un '
gage de puissance pour la nouvelle maison. Sous Joachim I**’
(1499), le Nestor, Albert de Brandebourg, prince de la bran-
che puînée et grand maître de Tordre Teutonique, embrassa
la réforme (1525) et sécularisa la Prusse ducale (Kœnigs-
berg); sous Joachim II (1535), le luthéranisme fut introduit
dans Télectorat , auquel Jean-Sigismond réunit, en 1618, la
Prusse ducale , comme gendre et héritier du dernier duc. Ce
même prince prétendit recueillir la succession de Juliers,
dont Georges- (Guillaume (1619) obtint la moitié, c’est-à-dire
le duché de Clèves avec les comtés de Mark, près du Rhin,
et de Ravensberg, dans la Westphalie.
Ainsi , la maison de Kohenzollern s’était, dès le milieu du
dix-septième siècle, élevée au-dessus des autres maisons
princières de l’Empire. Ses domaines, épars du Miémen à la
Meuse, formaient trois groupes distincts. Il était de toute
nécessité pour elle de travailler à les réunir, car leur maître
ne pouvait passer de Tun à Tautre sans en demander la per-
mission à ses voisins. Ce fut la constante préoccupation de
Frédéric-Guillaume, celui qu’on appela le grand électeur.
Par les conventions de 1648, il gagna Magdebourg, sur l’Elbe,
Halberstadt, Minden sur le Wéser, Cammin à l’embouchure
de l’Oder, avec toute la Poméranie ultérieure , le long de la
Baltique, depuis TOder jusque vers le golfe de Dantzig. U
avait une armée considérable ; il s’en servit dans une guerre
entre la Suède et la Pologne, trahit à propos les deux partis,
et par le traité de Weslau (1657), affranchit la Prusse de la
suprématie polonaise en obtenant la cession d’Elbing, à Test
de la Vistule. A l’intérieur de ses domaines, l’électeur s’était
délivré du contrôle des états provinciaux, remplacés par un
simple comité consultatif, et, tout comme Louis IQV en
France , saisissait le pouvoir absolu. Ses États étaient mal
peuplés et pauvres; il y attira des colons de Hollande et de
Frise , fit creuser des canaux , fonda un comptoir en Guinée ,
et rêva une Compagnie du commerce africain. Allié de la
maison d’Ora.«ge, établi sur le Rhin par la possession du du-
ché de Clèves, il prit une part active à toutes les affaires qui
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452
CHAPITRE XXV.
se passèrent de ce côté. Quoique membre de la ligue du
Rhin, il dénonça à l’Allemagne l’ambition de Louis XIV, dé-
fendit contre lui la Hollande en 1672, et fonda, à la bataille
de Fehrbellin, qu’il gagna sur les Suédois alliés de la France,
la réputation des armes prussiennes (1675). Il inspirait déjà
de l’inquiétude à l’Autriche, qui voyait avec peine un nouveau
roi des Vandales s’élever sur les bords de l’Oder : aussi le
sacrifia-t-elle, en 1678, à la paix de Nimègue; il fut obligé
de rendre ses conquêtes. Il usa bien encore de la paix; il ac-
cueillit beaucoup de réformés français qui peuplèrent Berlin;
il agrandit cette capitale, qui vers 1650 n’avait que 6 500 ha-
bitants, et fonda la bibliothèque et le château de Potsdam.
Frédéric III poursuivit l’ouvrage de son père (1688). Il dé-
fendit l’unité de l’électorat contre ses frères; puis, excité par
l’exemple de Guillaume d’Orange , son parent , qui s’était fait
roi d’Angleterre , par celui de son voisin , l’électeur de Saxe ,
qui était appelé au trône de Pologne, et du prince de Piémont
qui, lui aussi, voulait passer roi, il donna six millions à l’em-
pereur pour que l’Autriche le laissât s’intituler roi de Prusse
(1701), et se couronna de ses propres mains à Kœnigsberg.
Ainsi c’était un duché souverain, un petit pays étranger à l’Al-
lemagne qui devenait un royaume ; l’électorat de Brandebourg
et les autres domaines allemands restaient dans la dépendance
de l’Empire. Ce titre, accordé pour une province pauvre et
lointaine, n’avait semblé d’aucune conséquence aux ministres
autrichiens, embarrassés dans une guerre contre les Thrcs et
près d’entrer dans celle de la succession d’Espagne. Eugène
seul comprit que cette royauté nouvelle, absolue, chercherait à
joindre ses provinces disséminées et deviendrait un obstacle à
la puissance de l’Autriche. La Prusse continua, en effet, ses
agrandissements sur le Rhin. En 1702, le roi d’Angleterre,
Guillaume III, de Nassau-Orange, étant mortsans enfants, Fré-
déric se porta pour héritier de ses biens patrimoniaux : il prit
possession des comtés de Lingen et de Mœrs dans la Gueldre,
de Teklenbourg au nord de Munster, et se fit élire quelque
temps après, en Suisse, prince de Neuchâtel et de Vîdengin,
par les états du pays. Vain et fastueux, Frédéric voulut copier
la cour de Louis XIV : beaucoup d’argent fut ainsi gaspillé ;
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CEIÉATION DE LA PRUSSE. 453
mais les lettres et les arts en eurent leur part : il fonda l’Uni-
versité de Halle, qui devint une des plus célèbres de l’Alle-
magne , et l’Académie de Berlin , que présida Leibnitz.
L’éclat même de sa cour était un prestige utile pour cette
royauté naissante.
Frédéric III, qui, comme roi, fut appelé Frédéric I", mou-
rut en 1713; au traité d’Utrecht, signé six semaines après, le \
roi de Prusse fut reconnu par toute l’Europe, excepté par le / 1
pape et les chevaliers teutons; il fut confirmé souverain de I
Neuchâtel et de Valengin ; à la place de la principauté fran-
çaise d’Orange, il reçut la Gueldre. Le nouveau royaume
formait déjà une masse imposantè, mais toujours divisée.
Ces éléments de force furent régularisés et accrus par
Frédéric-Guillaume I**^. Le roi-sergent, comme George II
d’Angleterre l’appelait, fut l’ennemi du faste. Au lieu d’en-
courager les savants, il confisqua les fonds de la bibliothèque
au profit de l’armée, n’eut ni cour ni ministres, et fit de Ber-
lin une manufacture et une caserne. Il recherchait comme
soldats les hommes de six pieds, les achetait jusqu’à 2000 écus
chacun, et menait l’État comme un régiment. Ses héros
étaient Pierre le Grand, Charles XII et le vieux prince d’An-
halt-Dessau, le créateur de l’infanterie prussienne, qu’il com-
manda quarante ans. Il fit de ses sujets des soldats soumis,
des calvinistes bigots, des travailleurs infatigables ; lui-même
allait frapper dans la rue les gens oisifs. « Sous notre père,
dit Frédéric II , personne dans les États prussiens n’eut plus
de trois aunes de drap dans ses habits, et moins de deux
aunes d’épée à son côté. » Avec de telles idées, comment ap-
prouver son fils, qui apprenait à jouer de la flûte et lisait les
auteurs français? Aussi le prince royal eut-il une jeunesse
malheureuse. Il voulut sortir de cet esclavage , et forma un
complot pour s’échapper; mais il vit exécuter son ami Kat,fut
lui-même condamné à mort, et resta quelque temps en prison.
Dès le commencement de son règne , Frédéric-Guillaume
eut une armée de 60 000 hommes. Charles XH, revenu de
Turquie, sollicita son alliance; mais, comme il attaquait l’ile
d’üsedom , gardée par une garnison prussienne , le roi de
Prusse entra dans la ligue formée contre les Suédois, contri-
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454
CHAPITRE XXV.
bua à la prise de Stralsund en 1 7 1 5, et, à la paix de Stockholm,
en 1720, acquit, pour six millions, Stettin et presque toute la
Poméranie cilérièure. Il avait fait un essai avantageux de sa
force; néanmoins, par amour de la patrie commune, il res-
pecta toujours la maison d’Autriche, et resta son allié contre
l’Angleterre et surtout contre la France, dont il voulait dé-
truire l’influence dans l’Empire.
Une autre pensée le préoccupait : la Pologne , se prolon-
\ f géant jusqu’à la Baltique par l’occupation de la Prussë royale
/ sur les deux rives de la basse Vistule, séparait la Prusse du-
/ cale de l’électorat de Brandebourg. Dès 1656, le Grand Élec-
teur avait songé à cette langue de terre : première idée du
partage de la Pologne. Il était dangereux pour la Prusse que
l’électeur de Saxe s’établit à demeure dans ce pays et en fit un
royaume héréditaire ; elle en proposa le partage à Auguste U,
qui fut roi de Pologne jusqu’en 1733 : nouvelle idée du dé-
membrement. Il ne fallait pas non plus que l’influence fran-
çaise y prévalût avec Stanislas Leczinski : Frédéric-Cruillaume
fit alliance, en 1 733, avec la Russie et l’Autriche pour exclure
le candidat de la France ; il espérait imposer ses conditions à
celui de l’Autriche et de la Russie, ou du moins reprendre le
projet de partage. Mais ce dessein tomba par l’élection d’Au-
guste III. Dans la guerre qui suivit, Guillaume prit parti
contre la France, et envoya son fils sur le Rhin avec 10000
hommes. Là, le jeune Frédéric vit, à la tête d’une armée, le
vieil Eugène, qui n’éiait plus que l’ombre de lui-même; il
comprit la faiblesse de rAutriche. La Prusse , au contraire ,
était l’État le mieux réglé de l’Europe. L’armée était sur un
bon pied, le trésor bien rempli, l’agriculture et l’industrie flo-
rissantes; la population augnientait par son développement
naturel et par les nouveaux venus que le roi attirait, en affec-
tant de protéger les réformés qu’il voulait réunir en un seul
grand parti religieux. Personne n’osait soutenir les protestants
du pays de Salzboorg, qui réclamaient près de la diète contre
leur archevêque. Frédéric-Guillaume leur offrit un asile qui
fut accepté par 18 000 d’entre eux. Ainsi la Prusse prenait
le rôle que la Suède avait joué sous Gustave-Adolphe.
En 1740, Frédéric II, le Grand, monta sur le trône. U
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CRÉATION DE LA PRUSSE.
continua ses relations avec les principaux écrimns de la
France ; mais la suite le montra peu disposé à appliquer les
maximes de Voltaire et des philosophes qu’il admirait tant.
On put voir que dans sa retraite de Bheinsberg il avait étu-
dié aussi l'art du gouvernement. Avec le Grand Électeur, la
Prusse s’était élevée au premier rang des États allemands ;
avec Frédéric II, elle prit place parmi les grands États euro-
péens.
En face de cette puissance qui grandit, l’Autriche s’a-
baisse. Le traité de Westphalie lui avait enlevé l’Alsace ; elle
avait compensé cette perte au traité de Carlowitz, en 1699,
, après la victoire de Zenta sur les Turcs, par l’acquisition de
la Transylvanie et de l’Esclavonie ;| au traité de Rastadt, sa
part dans l’héritage de Charles II d’Espagne avait été les
Pays-Bas, le Milanais, Naples et l’île de Sardaigne; cette
dernière possession fut échangée bientôt contre la Sicile.
C’était Léopold I" ( 1658 - 1705 ) qui avait lutté contre
Louis XIV, puis Joseph I" ( 1705-1711 ), enfin Charles VI,
son frère, que Berwick et Vendôme avaient chassé d’Espa-
gne. Le nouvel empereur, sous qui fut signée la paix de Ra-
stadt, eut deux gueires à soutenir contre les Turcs. Il les
vainquit la première fois, grâce à Eugène (victoires de Peter- .
waxadin, 1716, et de Belgrade, 1717 ; traité de Passaro-
witz, 1718, qui donne à l’Autriche le bannat de Temeswar,
Belgrade et le nord-ouest de la Servie). Mais la seconde, ils
lui reprirent ce qu’ils lui avaient d’abord cédé, moins le
bannat (traité de Belgrade, 1739). On a vu précédemment la
lutte excitée par Albéroni et la guerre pour la succession de
Pologne, qui coûta à l’Autriche le royaume des Deux-Siciles,
et lui donna Parme et Plaisance en dédommagement, ce qui
fortifiait sa position dans le nord de la Péninsule. ^
La grande affaire de Charles VI fut le règlement de sa
succession. Il n’avait pas de fils, et avec lui allait s’éteindre la
race mâle des Habsbourg, qui avait donné quinze empereurs
à l’Allemagne. Dans le but d’assurer son héritage à sa fille
Marie-Thérèse, il n’avait reculé devant aucun sacrifice. Il
avait supprimé la compagnie d’Ostende pour com^daire aux
puissauces maritimes, cédé la Lorraine pour gagner la
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CHAPITRE XXV.
France, Naples et la Sicile pour gagner l’Espagne. Il avait
obtenu de tous les États une reconnaissance solennelle de sa
Pragmatique, et lorsqu’il mourut, en 1 740, la même année
que Frédéric II montait sur le trône de Prusse, il laissa à
Marie-Thérèse une ample collection de parchemins. « Mieux
eût valu, dit Frédéric Ü, une armée de 200 000 hommes. ^
À peine eut-il expiré que cinq prétendants se présentèrent.
L’électeur de Bavière descendant d’une fille de Ferdinand I",
le roi d’Espagne descendant par les femmes de Charles -
Quint, enfin l’électeur de Saxe, gendre de l’empereur Jo-
seph P'', demandaient la totalité de l’héritage par le droit du
sang ; le roi de Sardaigne voulait le duché de Milan ; le roi
de Prusse, quatre duchés de Silésie, qu’ü réclamait en vertu
d’anciens traités de succession que ses prédécesseurs avaient
négligé de faire valoir.
Saerre de la ■neceeelon d'Aatricke (ftV4t-tV4S).
Frédéric U n’avait pas un grand royaume ; mais son père
lui avait laissé un riche trésor avec ime belle armée, et la
nature lui avait donné les plus rares talents. Il oublia les
belles doctrines qu’il avait prônées dans son Anti-Machiavel,
et céda à la tentation de mettre la main sur la Silésie, riche
prorince qui doublerait la population de ses États. Sans faire
part de son projet à personne, il l’envahit avec 40 000 hom-
mes, la conquit en quelques semaines, puis offrit sincèrement
la paix et son alliance pour prix de cette cession. Marie-Thé-
rèse, femme d’énergie et de talent, était un roi. Elle ne vou-
lut pas inaugurer son règne par un démembrement, sans avoir
du moins envoyé les vétérans d’Eugène contre cette royauté
parvenue et ces troupes qui n’avaiSnt encore combattu qu’à la
parade. L’essai ne fut pas heureux : les Prussiens remportè-
rent la victoire de Molwitz (1741).
En commençant cette campagne, Frédéric avait dit à l’am-
bassadeur de France : c Je vais jouer votre jeu : si les as me
viennent, nous partî^erons. » Un petit-fils de Fouquet, le
comte de Belle-Isle, homme à projets, hardi et aventureux,
proposa, dans le conseil, l’alliance de la Prusse, et im plan
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CRÉATION DE LA PRUSSE.
457
qui réduisait Marie-Thérèse à la Hongrie, à la basse Autri-
che, à la Belgique, et partageait le reste avec les prétendants;
l’électeur de Bavière serait empereur ; la France ne prenait
rien pour elle. C’était trop de générosité, mais les grands sen-
timents, en politique étrangère, étaient fort en honneur à la
cour de Louis XV. On voulait faire le magnanime pour avoir
à agir le moins possible. Malgré Fleury , ce plan fut adopté ,
et le traité de Nymphenbourg conclu sur ces bases (18 mai
1741).
La France, au lieu d’agir résolument avec toutes ses forces,
comme il faut le faire quand on tire l’épée, ne mit en mou-
vement qu’une armée de 40 000 hommes ; et, au lieu de se
porter du côté des Pays-Bas, où ses destinées l’appelaient,
renouvelant en Allemagne les fautes commises tant de fois
en Italie, elle envoya cette armée jusqu’au fond de la Bavière..^
Il est juste de dire que les puissances maritimes avaient mis k
leur neutralité la même condition que dans la guerre précé-
dente, à savoir, que nous ne ferions pas entrer un soldat en
Belgique. Maître de Lintz, la principale barrière de l’Au-
triche sur le haut du Danube, l’électeur eût pu s’emparer de
Vienne, il préféra conquérir la Bohême. Marie-Thérèse, qui
écrivait quelques jours auparavant ; « H ne me restera bien-
tôt plus une ville où faire mes couches, » eut le temps de
soulever ses fidèles Hongrois. Elle se présente au milieu de
la diète, portant son enfant dans ses bras. Les magnats sont
touchés de ce spectacle, des larmes de la jeune souveraine, et
dans leur attendrissement chevaleresque, ils tirent leurs sa-
bres, criant : Moriamur pro regc nostro Maria Theresa!
Quelques semaines après, des nuées de Hongrois, de Croates,
de Pandours et de Talpaches inondaient la Bavière ; les con-
vois étaient enlevés, les communications interceptées, et
tandis que l’électeur de Bavière se faisait couronner empe-
reur à Francfort, sous le nom de Charles VII, les Autrichiens
entraient à Munich (janv. 1742). Frédéric menaça, il est
vrai, la Moravie et battit les Autrichiens à Czaslau en Bohê-
me (17 mai); mais Marie-Thérèse sut faire à propos un sa-
crifice : elle lui laissa la Silésie, et, à cette condition, hVédé-
ric II oublia la parole qu’il avait donnée à la France (juillet).
temps modbrnss. 26
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458
CHAPITRE XXV.
Cette défection en entraîna d’autres. L’électeur de Saxe se
retira de la guerre ; le roi de Sardaigne y entra, mais pour le
compte de l’Autriche; et l’Angleterre, qui venait de renverser *
du ministère le pacifique Walpole (fév. 1742), et d’arracher
la guerre contre l’Espagne, parce qu’elle refusait de lui
ouvrir ses colonies *, la demandait à grands cris contre la
France, dont le commerce prenait un prodigieux essor. En
outre, elle ne voulait pas laisser consommer la ruine de « sa
maréchaussée d’Autriche. » Le nouveau ministre promit à
Marie-Thérèse un subside de 12 millions. Ainsi tout le poids
de la lutte retomba sur la France, qui n’avait pris les armes
qu’au profit d’autrui. Notre armée de Bohême fut coupée de
la Bavière lorsque les Autrichiens eurent repris Lintz et
Budweis, et assiégée dans Prague, où du moins elle se défendit
bien. Fleury, qui naguère croyait la guerre finie et déjà dés-
armait, troublé de ces revers, écrivit au comte de Kœnigsegg,
général autrichien, une lettre confidentielle et des plus hum-
bles. Kœnigsegg la publia. Le vieillard s’en plaignit dans une
seconde lettre et déclara au comte qu’iine lui écrirait pim ce
qu'il pensait. Celle-ci fut encore rendue publique. Fleury,
deux fois joué ù la face de l’Europe, mit le comble k cette
risée en désavouant ses propres lettres. Il entravait tout
par sa timidité. Maillebois, qui opérait dans la Franconie,'ne
put faire autre chose pour la délivrance de Prague que de
s’emparer d’Êgra. C’était du moins ime ligne de retraite qu’il
ouvrait à Belle-Isle , pour rentrer dans la vallée du Mein.
Belle-Isle, en effet, sortit de Prague, avec 14 000 hommes,
1 . L’Angleterre avait obtenu de l’Espagne le droit d’envoyer en Amérique
un vaisseau de BOO tonneaux chargé de marchandises anglaises. A la faveur de
celte concession, les Anglais organisèrent, avec les colonies es|)agnoles, une
vaste contrebande. A mesure que le vaisseau, de permission se vidait, une foule
de petits navires venaient remplacer les marchandises vendues. Le vaisseau
toléré n’était plus qu’un entrepôt. inépuisable od s’approvisionnaient les colons
espagnols, au grand détriment de l’industrie métropolitaine. La cour de Ma-
drid protesta, se plaignit, l’our mettre fin à l’abus, elle demanda et prit le
droit de visite sur les navires qui fréquentaient le littoral de scs colonies.
Aussitôt éclate en Angleterre un orage de réclamations. Journaux, pamphlets,
brochures, tous demandent <x la mer libre ou la guerre! » Walpole ne put
résister. On arma. Les Anglais prirent Puerio-Bello, mais ne prirent pas Car-
thagéne (1739-1740).
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CRÉATION DE LA PRUSSE. 459
et fît à travers la glace, la neige et les ennemis, une gloriense
mais pénible retraite; le noble et infortuné Vauvenargues y
ruina sa santé. Ghevert resta dans la ville avec les blessés et
les malades. On le somma de se rendre à discrétion : < Dites
à votre générai que s’il ne m’accorde pas les honneurs de la
guerre, je mets le feu aux quatre coins de Prague et je m’en-
sevelis sous ses ruines, a On consentit aux conditions qu’il
exigea (janvier 1743). Quelques jours après, Fleury mourut
à 83 ans ; il avait voulu la paix à tout prix, et il laissait la
France avec une grande guerre sur les bras.
L’Angleterre était entrée en lice : 50 000 Anglo -Allemands
arrivèrent dans la vallée du Mein ; le maréchal de Noailles
les cerna à Dettingen, mais la folle impétuosité du duc de
Oramont compromit ses habiles combinaisons, et ce ne fut
qu’une sanglante affaire au lieu d’une victoire. De Broglie,
qui commandait sur le Danube, ayant reculé jusqu’au Hhin
devant les Autrichiens, Noailles dut suivre ce mouvement de
retraite (1743). Pour relever les affaires, on crut nécessaire
de mettre le roi à la tête des armées. Une nouvelle favorite,
la duchesse de Ghâleauroux, femme énergique et ambitieuse,
voulait le tirer de son indigne torpeur. Louis XV vint donc,
en 1744, se montrer aux troupes. On avait changé le plan
général de la guerre. Au. lieu de combattre au fond de l’Al-
lemagne, on s’était décidé à frapper des coups plus à notre
portée. Le roi entra dans les Pays-Bas et vit le maréchal de
Saxe prendre plusieurs villes. Sur la nouvelle que les Autri-
chiens menaçaient l’Alsace, il y courut, emmenant avec lui
Noailles et 50 000 hommes.
Une maladie fort grave l’arrêta h Metz. La mort, en s’ap-
prochant, lui inspira une bonne pensée, qui malheureuse-
ment ne tint guère, et une belle parole. Il renvoya la du-
chesse de Ghâteauroux pour se réconcilier avec la reine et fît
écrire au maréchal de Noailles : « Souvenez-vous que, pen-
dant qu’on portait Louis XIII au tombeau, le prince de
Gondé gagnait une bataille. » La France paya de sa recon-
naissance cet effort de son roi^ « S’il succombe, disait -on,
c’est pour avoir marché à notre secours I II meurt au moment
où il allait devenir rm grand roi ! » Un soir , le bruit courut
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CHAPITRE XXV.
k Paris qu’il n’était plus ; aussitôt la foule affligée se répandit
dans les rues, dans les églises, avec des pleurs et des gémis-
sements. Quand on sut qu’il vivait, il y eut chaque jour un
concours de peuple au-devant des courriers, et ceux dont les
nouvelles étaient bonnes étaient portés en triomphe. Lors-
qu’on apprit enfin son rétablissement, les églises retentirent
d’actions de grâces pour remercier Dieu d’avoir conservé le
Bien-Aimé{nkk). Que la tâche était facile à cette royauté
encore si populaire !
Cependant le roi de Prusse, effrayé des progrès de l’Au-
triche, reprit les armes et pénétra en Bohême. Cette diversion
dégagea la ligne du Rhin. L’empereur Charles VII rentra
dans son électorat, mais pour y mourir. Son fils traita avec
Marie-Thérèse. La reine de Hongrie lui restitua ce qu’elle
occupait encore de la Bavière, et Maximilien renonça k toute
prétention sur la succession d’Autriche (traité de Fuessen,
1745).
La guerre n’avait plus d’objet pour nous; mais comme les
ennemis refusaient de traiter, il fallut conquérir la paix. La
France l’alla chercher aux Pays-Bas. Le maréchal de Saxe,
tout mourant qu’il était, se mit à la tête des troupes et investit
Tournai. Pour ne la point laisser prendre, 55 000 Anglo-
Hollandais, sous la direction du duc de Cumberland, s’ap-
prochèrent de la place. Le maréchal gagna sur eux la bataille
de Fontenoy. Cette victoire eut des suites considérables. Tour-
nai, Gand, le dépôt général des ennemis, Oudenarde, Bruges,
Dendermonde et Ostende capitulèrent. Au commencement de
l’année suivante les Français entrèrent à Bruxelles.
Le roi de Prusse, vainqueur en même temps à Friedberg
en Silésie, écrivait à Louis XV : « Je viens d’acquitter la
lettre de change que Votre Majesté a tirée sur moi k Fon-
tenoy. » La victoire de Kesseldorf lui ^'uvrit ensuite la Saxe
et Dresde; il y signa avec Marie-Thérlse un nouveau traité,
qui lui confirma la cession de la Silésie. Cette défection ne
nous laissait plus un allié en Allemagne ; la défaite du pré-
tendant Charles Stuart, qui, après avoir pénétré jusqu’k trente
lieues de Londres, fut vaincu k Culloden (1746), empêcha une
révolution qui eût paralysé pour longtemps l’Angleterre.
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CRÉATION DE LA PRUSSE. 461
Marie-Thérèse' et George II , libres de toute inquiétude,
Tune à l’égard de la Prusse, l’autre de la part des Jacobites,
imprimèrent une nouvelle activité aux hostilités. Marie-Thé-
rèse chercha à se dédommager en Italie de ce qu’elle avait
perdu en Allemagne et de ce qu’elle pouvait perdre encore
aux Pays-Bas. L’armée franco- espagnole, après une tentative
inutile sur la Savoie, s’était assuré le comté de Nice par la
victoire de Coni (1744), et l’Apennin piémontais par l’alliance
des Génois et du duc de Modène. La bataille deBassignano
lui livra le Milanais (1745). Mais l’impératrice porta en Italie
des forces supérieures. Lichtenstein y réunit 45 000 Autri-
chiens auxquels Maillebois n’avait à opposer que 28 000 hom-
mes. La journée de Plaisance (1746) et la défection de l’Es-
pagne donnèrent aux Impériaux tout le nord de la Péninsule.
De son côté l’Angleterre qui, en 1745, avait bombardé toute
la côte de Ligurie et Gênes elle-même, en 1746, essaya de
s’emparer de Lorient et seconda une invasion des Austro-
Sardes en' Provence. Les alliés pénétrèrent jusqu’en vue de
Toulon. Mais cette invasion eut le sort de toutes les autres.
Les mesures énergiques du maréchal de Belle-Isle et le sou-
lèvement de Gênes contre les Autrichiens décidèrent la re-
traite.
Au midi, la France ne faisait donc que défendre sa fron-
tière, et le beau plan qu’avait formé le ministre d’Argenson
pour chasser les étrangers d’Italie et réunir tous les États de
la Péninsule en ime confédération italienne, était manqué, au
grand détriment de l’Italie elle-même et de la paix du monde.
Mais au nord la France avait d’éclatants succès. La bataille
de Raucoux, gagnée par le maréchal de Saxe, y signala
l’année 1746. Louis ne demandait rien autre chose, après
chaque victoire, que la paix, « ne voulant pas, disail-il, traiter
en marchand, mais en roi. » On refusait de croire à ce désin-
téressement inusité, et la Hollande, effrayée de voir les Fran-
çais à ses portes, rétablit, comme en 1672, le stathoudérat,
sacrifiant sa liberté pour sauver son indépendance. Entraînée
aussi par l’Angleterre, qui nous cherchait partout des enne-
mis, la czarine Élisabeth (1747) conclut un traité de subsides
et mit à la disposition des ennemis de la France 50 vaisseaux
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CHAPITRE XXV.
russes et 37 000 hommes qui s’acheminèreut vers le Rhin. La
France^ seule contre tous, avança encore aux Pays-Bas, la
paix dans une main, l’épée dans l’autre. Le maréchal de Saxe
gagna la bataille de Lawfeld (1747) et le comte de Lowendal
prit l’imprenable Berg-op-Zoom. La Hollande était envahie.
Maurice de Saxe fit, par d’habUes manœuvres, en 1748, l’in-
vestissement de Maastricht.
La déclaration de guerre de la France à l’Angleterre n’avait
été faite qu’en 1 744, après la brillante bataille navale de
Toulon, qui fut indécise comme tant d’autres actions de mer.
Mais on ne soutint pas ce beau conunencement. Brest, Tou-
lon furent bloqués par les Anglais, Antibes bombarbé, et
Lorient ne leur échappa que par une terreur panique qui les
fit courir vers leurs vaisseaux, au lieu d’entrer dans la ville
mal défendue. Nous ne pouvions pas, avec 35 vaisseaux de
ligne, lutter contre 110. Nos chefs d’escadre firent du moins
honorer leur défaite par un courage héroïque. Le 3 mai 1747,
à la hauteur du cap Finistère, le marquis de la Jonquière,
pour sauver un convoi destiné au (!Ianada, fit tête avec 6 na-
vires à 17.11 futprisaprès la plus glorieuse résistance. < Je n’ai
jamais vu un pareil courage, • écrivait un des vainqueurs. H
nous restait sur l’Atlantique 7 vaisseaux : on les donna à
M. de l’Estanduère pour convoyer une flotte marchande de
250 voiles. 11 rencontra près de Belle-Isle l’amiral Hawke
avec 15 navires, et pour sauver son convoi, livra bataille. Elle
fut acharnée. Deux navires, lo Tonnant et nnlrépide, tra-
versèrent toute la flotte victorieuse et rentièrent à Brest,
monceaux flottants de ruines sanglantes. L’amiral anglais
passa devant une cour martiale pour les avoir laissés échapper.
« Dans celte guerre, dit un historien anglais, l’Angleterre
n’a dfi ses victoires qu’au nombre de ses vaisseaux. » En Amé-
rique, ils nous enlevèrent Louisbourg et l’ile importante du
Cap-Breton, qui aurait pu rempIacerl’Acadie perdue en 1713.
Aux Indes, la France avait deux hommes qui, s’ils avaient pu
s’entendre et s’ils avaient été soutenus, nous eussent donné
l’Hindoustan : la Bourdonnais et Dupleix. Le premier avait tout
créé à, Bourbon et à l’ile de France, dont il était gouverneur
pour la Clompagnie des Indes : les cultures, les arsenaux, les
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CRÉATION DE LA PRUSSE. 463
fortifications. Ingénieur, général, marin, rien ne l’arrêtait :
et de l’île de France, devenue avec son excellent port la clef
de l’océan Indien, il courut cette mer et en chassa les Anglais.
Dupleix, autre homme de génie, se proposait de les chasser
du continent de la presqu’île du Gange. Il rêvait de grands
projets. Il voulait que la Compagnie, dont il administrait les
comptoirs dans l’IIindoustan, n’agrandit pas seulement son
commerce, mais son territoire. Pour réussir, ces deux hommes
eussent dû agir de concert. A la prise de Madras, ils se
brouillèrent mortellement, et la Bourdonnais, rappelé en
France, fut à son retour enfermé à la Bastille, sur des accu-
sations parties de l’Inde. Dupleix racheta cette mauvaise
action par la belle défense qu’il fit, en 1748, dans Pondi-
chéry; ü sauva cette ville et fit éprouver aux Anglais un échec
qui retentit jusqu’en Europe. La paix était donc, pour nous,
inopportune dans l’Inde comme elle l’était aux Pays-Bas;
mais notre marine était réduite à 2 vaisseaux, notre dette
s’était accrue de 1200 millions, et le roi, incapable de se faire
plus longtemps violence, demandait qu’on le laissât à ses plai-
sirs. L’Angleterre, qui redoutait de voir la France s’établir à
demeure aux bouches de l’Escaut, se décida enfin à traiter.
La paix d’Aix-la-Chapelle (avril 1748) stipula que les con-
quêtes seraient restituées de part et d’autre. L’Angleterre
recouvra pour quatre années Vasiento (droit d’importer des
nègres) et le vaisseau de permission dans les colonies espa-
gnoles ; l’Autriche céda Parme et Plaisance à l’infant don Phi-
lippe, la Silésie au roi de Prusse, et plusieurs places du
Milanais au roi de Sardaigne. La France rendit Madras et
rentra en possession de l’ile Royale (Ca{>-Breton); mais elle
ne garda rien aux Pays-Bas qu’elle occupait presque tout
entiers, et se laissa imposer la condition de ne fortifier Dun-
kerque que du côté de la terre. Des commissaires anglais,
payés par nous, s’assurèrent que cette condition était exécu-
tée ; et quand le roi George exigea l’expulsion de France du
prétendant, ce fut à l’Opéra qu’on l’arrêta, comme si l’on te-
nait à montrer que les ministres anglais faisaient la police
dans Paris même.
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CHAPITRE XXV.
Ciuerre de Sept mus VAS).
Les huit années qui suivirent cette paix furent la plus belle
époque du commerce français au dix-huitième siècle. Lorient
qui, en 1726, n’était qu’une bourgade, avait reçu, en 1736,
pour 18 millions de marchandises. Si la Bourdonnais n’était
plus à l’île de France , son souvenir, ses leçons y vivaient :
Bourbon devenait une grande colonie agricole. Dupleix cher-
chait à élever dans l’Inde, en s’appuyant sur les puissances
indigènes, un vaste empire colonial. Aux Antilles, la Guade-
loupe , la Martinique , surtout Saint-Domingue , arrivaient à
une prospérité qui rejaillissait sur les villes marchandes de la
métropole : sur Nantes, sur Bordeaux, qui se rappellent encore
avec regret ces jours de richesse ; sur Marseille, qui avait de
plus pour elle tout le commerce du Levant, dans la Méditer-
ranée, où nul ne lui faisait alors concurrence. Le sucre, le
café des Antilles françaises chassaient du marché européen
les produits similaires des colonies anglaises, et la Louisiane, si
longtemps languissante, trouvait, dans la liberté du commerce
qui lui avait été rendue en 1731, une fortune que le monopole
ne lui avait pu donner.
La dernière guerre maritime n’avait fait que suspendre ce
mouvement ; dès qu’elle cessa , il reprit son cours avec une
énergie que le gouvernement lui-même seconda ; car, malgré
l’inertie de Louis XV et la misérable influence de Mme de
Pompadour, la force croissante de l’opinion publique imposait
au gouvernement certains hommes et une certaine direction.
C’est ainsi que le marquis d’Argenson avait été appelé, en
1744, au ministère des affaires étrangères, et que celui de la
marine fut donné à Rouillé et à de Machault , qui firent de
louables efforts pour rétablir la flotte. En 1754, on compta
dans les ports 60 vaisseaux, 31 frégates et 21 autres bâtiments.
L’Angleterre, avec ses 243 bâtiments de guerre, dont 131
vaisseaux de ligne, eût pu ne pas être jalouse de cette marine,
imposante encore par le chiffre des bâtiments, mais à qui tout
manquait. Elle s’effraya néanmoins de cette renaissance de
notre puissance navale, surtout des progrès de notre com-
CRÉATION DE LA PRUSSE. 465
merce, à qui le doublement du droit de 50 sous par tonneau,
décrété par Machaulten 1740, donnait une énergique impul-
sion, et elle trouva aisément une cause de rupture.
Quand on veut faire la paix à tout prix, on la fait mal. Or
Mme de Pompadour avait dit aux plénipotentiaires envoyés
en 1748 à Aix-la-Chapelle : « Souvenez- vous de ne pas reve-
nir sans la paix ; le roi la veut. » De là il était résulté qu'on
avait rendu ce qu’on eût pu garder, et qu’on n’avait pas pris
soin de vider tous les différends. La France avait, en Amé-
rique , deux magnifiques possessions : le Canada et la Loui-
siane, c’est-à-dire le Saint-Laurent et le MisSissipi, les deux
plus grands fleuves de l’Amérique du Nord, qu’elle tenait
ainsi par les deux bouts. On nomma des commissaires pour
Oxer la frontière. Ils ne purent s’entendre, et les colons, mê-
lant les Indiens à leurs querelles, commencèrent les hostilités.
Washington, alors bien jeune, se distingua dans ces rencon-
tres, mais d’abord d’une manière malheureuse. Le détache-
ment qu’il commandait surprit et tua, avec toute son escorte,
un officier français, Jumonville, qui portait aux Anglais une
sommation d’évacuer la vallée de l’Ohio et de se retirer der-
rière les Alleghanys. Ce fut le premier sang versé dans cette
guerre (28 mai 1754). En 1755, sans déclaration de guerre ,
l’amiral anglais Boscawen captura 2 vaisseaux de ligne fran-
çais ; le ministère protesta , mais resta six mois sans joindre
les actes aux paroles; et pendant ces six mois, les Anglais
nous enlevèrent plus de 300 navires marchands, chargés d’une
cargaison de 30 millions de livres et montés par 10 000 ma-
telots qu’ils enrôlèrent pour la plupart dans leurs équipages.
Il fallut bien pourtant reconnaître que c’était la guerre et s’y
résigner.
L’intérêt de la France était de conserver à cette guerre son
caractère exclusivement maritime, et de garder toutes ses
forces réunies pour son duel avec l’Angleterre ; mais ce n’était
pas le compte de cette puissance. Le ministère anglais, grâce
à son or, déchaîna de nouveau la guerre continentale. Il offrit
des subsides à qui voudrait être notre ennemi. La Prusse en
accepta, se sentant menacée de quelque péril par un rappro-
chement inattendu de l’Autriche et de la France. Nul prince
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CHAPITRE XXV.
n’avait i^kieux employé que Frédéric II les années de paix qui
venaient de s’écouler. 11 s’était attaché la Silésie par de sages
mesures, il avait commencé son grand travail de réformation
de la justice et des finances, et, en 1744, incorporé à son
royaume l’Osl-Frise, dont sa famille avait depuis longtemps
l’expectative, mais son esprit faisait tort parfois à sa politique.
Par ses épigrammes trop justifiées , il avait blessé la czarine
Élisabeth et la marquise de Pompadour. Ou en était malheu-
reusement encore au temps où des ressentiments personnels
de princes ou de favorites avaient plus de force que les inté-
rêts des peuples. Marie-Thérèse vit naître cette colère et
l’attisa habilement, dans l’espoir de la faire tourner au profit
de sa rancune implacable contre la Prusse. Elle ne pouvait
voir un Silésien sans pleurer, et la paix était à peine signée
qu’elle avait préparé la guerre, disciplinant son armée et ses
finances de manière qu’avec moins de provinces que son père,
elle avait plus de soldats et de revenus. Elle remplaça les mi-
nistres intrigants de Charles Y1 par un habile politique, le
célèbre Kaunitz, et dès qu’elle y vit jour, elle fit proposer au
cabinet de Versailles une alliance sur ces bases ; restitution
de la Silésie à l’Autriche, cession des Pays-Bas à un Bourbon
de la branche d’Espagne , de Mous et de Luxembourg à la
France. Un billet amical de Marie-Thérèse à Mme de Pom-
padour, où la fière impératrice se disait k la bien bonne amie »
de cette parvenue, décida le renversement de la politique deux
fois séculaire de la France. Le traité de Versailles (1756),
tout à l’avantage de l’Autriche, car la promesse des Pays-Bas
fut retirée , réunit les deux puissances dont la rivalité avait
fait couler tant de sang. La czarine Élisabeth, qui ne par-
donnait pas à Frédéric II ses coups de langue, la Suède, qui
regrettait la Poméranie, la Saxe, qui voulait s’agrandir, y
accédèrent. Ainsi l’Autriche devenait l’amie de la France,
l’ennemie de l’Angleterre, sa vieille alhée, et nous allions ,
attaquer la Prusse, qui combattait naguère avec nous. C’était
tout le système des alliances européennes qui était changé.
La France, forcée encore de combattre des deux mains,
frappa d’abord un coup vigoureux. A l’attentat de l’amiral
Boscawen , elle répondit en lançant sur Minorque , alors aux
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CRÉATION DE LA PRUSSE.
467
Anglais, une escadre et une armée : l’nne, commandée par
la Galissonnière , battit la flotte anglaise de Byng; l’autre,
sous le maréchal de Richelieu, enleva la forteresse réputée
imprenable de Port-Mahon ; ce fut un des beaux faits d’armes
de ce siècle. L’Angleterre se vengea de cette défaite , comme
autrefois Carthage ; le malheureux Byng fut condamné à mort
et fusillé à son bord.
Sur le continent, la guerre commença par une irruption en
SaJte du roi de Prusse, qui, comme toujours, prévint Ses en-
nemis. Il enveloppa les Saxons dans leur camp de Pirna. Les
Autrichiens s’approchant pour les dégager, il courut à leur
rencontre en Bohême, les battit à Lowositz, puis revint
prendre toute l’armée saxonne, qu’il incorpora dans ses
troupes. La France déclara ensuite les traités de Westphalie
violés' et fit entrer deux armées en campagne : le maré-
chal d’Estrées en Westphalie , Soubise vers le Mein. Attaqué
par tous ses voisins, sans autre appui que l’Angleterre,
Frédéric n’aurait pu , malgré son génie , se défendre contre
cette coalition formidable, si les alliés eussent mis quelque
concert dans leurs opérations. Il fut servi d’ailleurs par
l’ineptie ou la légèreté des généraux français, Soubise et
Richelieu, et par la lenteur de Daun , le généralissime autri-
chien. De la Saxe, qu’il avait tout d’abord et hardiment occu-
pée, il rentra en Bohême et gagna la Sanglante bataille de
Prague (1757). Vaincu à son tour près de cette ville, à Kol-
lin , par Daun (1757), il fut forcé, dans la retraite, de diviser
ses forces, ce qui l’exposa à de nouveaux revers. En même
temps, à l’est, les Russes lui prenaient Memel et battaient un
de ses lieutenants à lœgemdorf, mais sans savoir tirer parti
de leurs succès ; à l’ouest, d’Estrées gagnait, sur les Anglais,
la bataille de Hasterabeck, qui nous livrait le Hanovre, et une
autre armée française marchait rapidement sur Magdebourg
et la Saxe. Ainsi, le cercle d’ennemis dont Frédéric était en-
veloppé se resserrait chaque jour sur lui (1757). Il demanda
la paix. On le croyait aux abois, on la lui refusa : il se décida
alors, s’il le fallait, « à mourir en roi, » comme il l’écrivit :i
Voltaire. L’incapacité de ses adversaires le dispensa de tenir
parole.
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CHAPITRE XXV.
Richelieu, qui sucëda à d’Estrées dans le couimandeineut
de l’armée de Hanovre, enferma le duc de Cumberland dans
une impasse, au milieu d’un pays marécageux; mais, au lieu
de le faire prisonnier, il lui accorda la capitulation de Glos-
terseven, que le gouvernement anglais, dirigé par le fameux
William Pitt, désavoua. Richelieu avait commis la faute de
ne point dissoudre cette armée qui se retrouvera tout entière,
quand elle reprendra les armes, et le résultat de deux cam-
pagnes heureuses sera perdu. Il en commit une autre lors-
qu’il donna à ses officiers et à ses soldats l’exemple d’une
scandaleuse avidité. De retour à Paris, il se fit bâtir, du fruit
de ses déprédations, un élégant pavillon que le pubbc nomma
satiriquement pavillon de Hanovre. Les soldats, dont il au-
torisait le pillage, l’appelaient le bon père la Maraude. La
discipline était ainsi ébranlée, au moment même où on arri-
vait en présence de ces armées prussiennes, les mieux disci-
plinées de l’Europe.
C’était à Soubise, le favori de Mme de Pompadour, qu’é-
tait échu le rôle difficile de leur tenir tête. Il s’était réuni à
Varmée d'exécution que l’Empire avait levée pour soutenir
Marie-Thérèse, et marchait sur la Saxe. Frédéric II accou-
rut de la Silésie, sur la Saale; il n’avait que 20000 hommes
contre 50000. H s’établit non loin des champs fameux d’Iéna
et d’Awerstaedt, au village de Ros^ch, sur des hauteurs,
cachant sa cavalerie dans un repli du terrain, et une artille-
rie formidable derrière les tentes de son camp. Les alliés
s’avancèrent témérairement, sans ordre, au bruit des fan-
fares, trompés par les apparentes hésitations du roi, et le
croyant prêt à fuir. Tout à coup l’artillerie prussienne se dé-
masque et tonne, la cavalerie se précipite sur le flanc droit
de Soubise que ce général ne croyait point menacé; l’infan-
terie la suit ; les Franco-Allemands sont dispersés en quel-
ques instants. Les Prussiens ne tuèrent que 3000 hommes,
car on se battit peu; mais ils firent ,7000 prisonniers, enle-
vèrent 63 pièces de canon et ne perdirent que 400 soldats.
Frédéric laissant fuir Soubise se retourne contre les Autri-
chiens, les chasse de la Saxe où ils étaient rentrés, et les
suit en Silésie, qu’il leur reprend à la journée de Lissa, où
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CRÉATION DE LA PRUSSE.
4G9
il renouvelle la naanœuvre de Rosbach, menaçant une aile,
écrasant l’autre (1757). Pitt, plus tard lord Ghatam, devenait
à ce moment premier ministre et déterminait l’Angleterre k
de plus grands efforts en faveur de son allié. Le roi, en
échange de nombreux subsides que Pitt lui fit voter, envoya
un de ses lieutenants, Ferdinand de Brunswick, prendre le
commandement de l’armée hanovrienne, qui, violant sa pa-
role, rentra en campagne. Devant cet habile général, les
Français reculèrent, repassant le Wéser, l’Ems, le Rhin;
après quoi ils furent encore battus à Grevelt (1 758).
Napoléon a dit de ces courtisans qu’un caprice de Mme de
Pompadour plaçait k la tête de nos armées, que tous, géné-
raux en chef, généraux particulier.»!, étaient de la plus par-
faite incapacité. A quoi il faut ajouter que les querelles de
cour se continuaient au camp, et que plusieurs ont pu, non
sans apparence de vérité, être accusés d’avoir, pour ruiner
un rival, fait manquer des plans et perdre des batailles. Ce
n’étaient pas seulement de très-mauvais tacticiens, mais de
détestables administrateurs. Les armées, fort mal composées,
étaient encore plus mal tenues. Quand le comte de Clermont
succéda k Richelieu, il dut casser 80 officiers. On vît une fois,
à. l’armée de Soubise, 12 000 chariots de marchands et de
vivandiers; le jour de la bataille, 6000 maraudeurs étaient
hors des rangs. Le mal n’était pas que Ik. Depuis que les
femmes gouvernaient, l’administration supérieure était livrée
aux caprices les plus désordonnés. De 1756 à 1763, vingt-
cinq ministres furent appelés ou renvoyés, « dégringolant,
l’un après l’autre, écrit Voltaire (3 déc. 1759), comme les
personnages de la lanterne magique. » Les plans changeaient
comme les hommes, ou plutôt rien ne se faisait et tout allait
à l’aventure.
Cependant, après les honteuses défaites de Rosbach et de
Grevelt, si l’on ne changea pas les générau.x, on leur donna
des forces tellement supérieures k celles de l’ennemi, que ce
même Soubise, ce même comte de Clermont, le duc de Bro-
glie, le maréchal de Gontades, halancèrent k peu près la for-
tune les années suivantes avec les Prussiens, les Hessois et
les Hanovriens.
TEMPS MOOERMBS. 3T
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47 C CHAPITRE XXV.
Soubise était sur le Mein pendant la retraite du comte de
Clermont; en menaçant la Hesse où de Broglie remporta, à
Sandershausen, près de Cassel, un léger avantage, il rappela
le duc Ferdinand en arrière et battit une partie de ses trou-
pes à Lutzelberg (1758). L’année suivante, de Broglie eut
un autre et plus important succès à Bergen sur la Nidda;
mais placé sous les ordres de Gontades, il le servit mal, et la
rivalité des deux généraux amena un nouveau désastre à Min-
den (août 1759). Gontades en porta la peine, il fut destitué;
de Broglie eut son commandement avec plus de 100000 hom-
mes. Il ne sut point les employer, et se contenta de l’occu-
pation de quelques villes, Cassel, Minden, et d’une rencontre
heureuse que le comte de Saint-Germain eut à Gorbach (1760)
avec les Prussiens. Un détachement qu’il fit sur le Rhin
réussit mieux encore : 20000 Prussiens venaient de prendre
Glèves, de Castries les battit à Clostercamp. C’est là^ que se
dévoua le chevalier d’Assas, capitaine au régiment d’Auver-
gne. Tombant dans une embuscade où l’ennemi comptait
surprendre l’armée française, il crie de toute sa force : « A
moi, Auvergne I voilà l’ennemi 1 > Il est percé de coups,
mais l’armée est sauvée (1760);
Ainsi, dans l’ouest de l’Allemagne, la guerre n’avait
d’autre résultat que la dévastation du pays, où nos armées
prenaient toujours leurs quartiers d’hiver. Au sud et à l’est.
Frédéric tenait tête aux Russes et aux Autrichiens. H disait
des premiers : « Ils sont plus durs à tuer, que difficiles à
vaincre. » Cependant ils lui enlevèrent Eœnigsberg, mais il
les battit à Zorndorff, près de Gustrin (1758). Une défaite
que les Autrichiens lui firent essuyer à Hochkirchen, en
Lusace, balança ce succès. Les Russes se vengèrent même
l’année suivante (1759), à Zullichau et à Knnnersdorff, où
20 000 hommes restèrent de chaque côté sur le champ de
bataille ; et Frédéric se fût trouvé dans une position critique,
si ses adversaires avaient su profiter de leur victoire. Le bril-
lant succès du prince Ferdinand à Minden (août 1759), sur le
maréchal de Gontades, releva ses espérances. B saisit ce re-
tour de fortune pour demander la paix; ses ennemis, ne
voyant dans cette démarche qu’un signe de détresse, la lui refu-
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CRÉATION DE LA PRUSSE.
471
sèrentencore (1760). Il les détrompa, battit Laudon à Liegnitz,
délivra sa capitale surprise par les Russes et les Autrichiens,
força Daun dans une position formidable près de Torgau, et
resta maître des deux tiers de la Saxe, tandis que ses lieu-
tenants faisaient échouer au nord et à l’ouest les projets des
Suédois et des Français.
Mais « ces travaux d’Hercule » avaient épuisé les forces du
roi et de son peuple. II se tint, durant toute la campagne de
1761, sur la défensive. Elle lui réussit mal ; si de Broglie fut
battu à Fillingshausen, parce qu’il comptait sur Soubise qui
ne le secourut pas, Frédéric II perdit Schveidnitz et Dresde,
et fut privé des subsides de l’Angleterre. Heureusement la
czarine Élisabeth mourut au commencement de 1762, et
Pierre III déclara aussitôt la neutralité de la Russie ; la Suède
se retira en même temps de la lutte. Tranquille à l’est et au
nord, Frédéric agit avec vigueur dans la Silésie qu’il recouvra,
et en Saxe où le prince Henri remporta la victoire de Frey-
berg. Il ne gagnait pas seulement des batailles, il gagnait aussi
l’opinion publique. Si dans la guerre précédente les vertus
et le courage de Marie-Thérèse avaient excité l’enthousiasme,
aujourd’hui la persévérance héroïque de Frédéric II, les ta-
lents qu’il déployait pour sortir des positions les plus désespé-
rées, augmentaient chaque jour le nombre de ses admirateurs.
Sa langue maternelle, qu’il méprisait, s’animait pour chanter
ses victoires, et toute l’Europe récitait quelques beaux vers
qu’il écrivait à Voltaire.
Si nous avions soutenu la^ guerre sur le continent sans trop
de désavantage, mais aussi sans beaucoup d’honneur, puisque
nous combattions à trois contre un, France, Autriche et
Russie contre le seul Frédéric II, sur mer nous étions aux
prises avec un ennemi dont l’écrasante supériorité ne laissait
à nos marins que l’espérance de quelques succès isolés. La
victoire navale gagnée par La Galissonnière, en 1756, ne se
renouvela plus; cependant l’honneur du pavillon fut brillam-
ment soutenu dans nombre de rencontres partielles; ainsi,
en cette même année, dans les parages de Rochefort, deux
frégates françaises attaquèrent une frégate et un vaisseau
anglais et les mirent hors de combat. L’un des capitaines
472
CHAPITRE XXV.
français, Maureville, ayant un bras emporté, criait de l’entre-
pont à ses marins : « Courage, mes amis, grand feu! je dé-
fends d’amener. » Il y eut beaucoup d’exploits semblables.
Mais, tandis que l’Angleterre prodiguait toute sa sollicitude
à sa marine, le gouvernement français laissait nos colonies
manquer de navires, de soldats, d’argent; et de malheureuses
divisions énervaient la discipline : les officiers gentilshommes;
appelés officiers rouges, pleins de dédain pour les officiers
bleus ou roturiers, qu’on laissait en temps de paix dans les
garnisons, refusaient de leur obéir. De là des tiraillements, de
la défiance, et pour résultat un mauvais service. Les Anglais
bloquaient nos ports, et il n’en sortait pas un bâtiment qui
ne tombât entre leurs mains : 37 vaisseaux de ligne, 56 fré-
gates furent ainsi pris, brûlés ou périrent sur les écueils. Des
descentes opérées par les Anglais sur les côtes de Normandie
et de Bretagne, à Cherbourg et à Saint-Malo, n’eurent pas de
conséquences durables, mais montraient que notre territoire
pouvait être impunément violé, depuis que notre flotte n’en
protégeait plus les rivages. Dans une de ses tentatives
sur t Saint-Malo , l’ennemi perdit pourtant à Saint -Gast,
5000 hommes que le duc d’ Aiguillon et la noblesse de Bre-
tagne, accourue en masse, lui tuèrent ou lui prirent (1758).
Mais l’année suivante, l’amiral La Clue, qui n’avait que
7 vaisseaux contre 14, fut battu au cap Sainte-Marie, et l’im-
péritie de Gonflans amena la destruction de la flotte de Brest.
En 1763, les Anglais s’emparèrent de Belle-Isle : ils eurent
alors dans le golfe de Gascogne, en vue de Nantes, entre Brest
et Rochefort, l’avantageuse position que Jersey leur donnait
de l’autre.côté de la Bretagne, en vue de Saint-Malo, entre
Cherbourg et Brest. Tout notre littoral de l’Océan, depuis
Dunkerque jusqu’à Bayonne, se trouva comme assiégé.
Dupleix avait été rappelé en 1754 ; si la France lui eût
envoyé de l’argent et de bons soldats au lieu de ne lui expé-
dier, comme il s’en plaignait, que la plus vile canaille, l’Inde
serait peut-être à nous et non aux Anglais ; il mourut à Paris
dans la misère en 1763. Un Irlandais au service de la France,
Lally, sans avoir ses grandes vues, avait au moins un courage
indomptable. Mais obligé, pour trouver de l’argent, d’aller
473
CRÉATION DE LA PRUSSE.
faire la guerre aux rajahs indiens, à cinquante lieues dans les’
terres, il ne put empêcher les Anglais, commandés par l’habile
lord Clive, de reprendre l’avantage. Pourtant il faillit ressaisir
Madras : la brèche était ouverte, il commande l’assaut, ses
soldats refusent de marcher parce qu’on ne les a pas payés. A
son tour il est assiégé dans Pondichéry, où avec 700 hommes,
il se défend neuf mois contre 22 000. Les Anglais, maîtres
enfin de la ville, en chassèrent les habitants et la rasèrent ; ce
fut le coup de mort pour la domination française dans l’Inde.
Elle ne s’y est pas relevée.
De même au Canada, le drapeau français fut d’abord porté
très-haut, puis renversé. Les marquis de Vaudreuil et de
Montcalm enlevèrent les forts Oswégo et de Saint-George,
sur les lacs Ontario et du Saint-Sacrement, boulevards des
possessions anglaises (1756). Mais, en 1759, ils n’avaient que
5000 soldats à opposer à 40 000 hommes, et la colonie man-
quait de vivres, de plomb et de poudre. Mme de Pompadour
coûtait par an à la France 3 à 4 millions ; faute d’une pareille
somme, on ne put faire passer au Canada 4000 soldats qui
s’offraient à y demeurer après la guerre comme colons ^ qui
eussent changé l’issue de la lutte. L’ennemi assiégea Québec;
Montcalm livra bataille pour sauver cette ville, et, blessé à
mort, il criait encore à ses soldats dont il s’était rendu l’idole
par son courage chevaleresque : « En avant , et gardons le
champ de bataille. > Le général anglais Wolf, atteint aussi de
trois coups de feu, entendit dans l’agonie de la mort crier par
les siens : « Ils fuient !» 11 se releva un instant et dit : « Je
meurs content. » Vaudreuil lutta encore quelque temps, mais
enfin le Canada fut perdu. La Guadeloupe, la Dominique, la
Martinique, la Grenade, Saint-Vincent, Sainte-Lucie, Ta-
bago, Saint-Louis du Sénégal, l’île de Gorée, l’étaient
aussi.
Un habile ministre prit alors la principale influence dans
les affaires de la France, le duc de Ghoiseul. Mme de Pompa-
dour l’avait rappelé de l’ambassade de Vienne, pour lui
donner, en 1758, le portefeuille des affaires étrangères, qu’il
échangea, en 1761, contre celui de la guerre. Deux ans plus
tard, il eut encore la marine et fit donner les affaires étran-
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474
CHAPITRE XXV.
gères à son cousin, le duc de Praslin. Ghoiseul conserva l’ai-
liaace autrichienne; mais il en noua une autre. Il voulut
réunir comme en un faisceau toutes les branches de la maison
de Bourbon, établies en France, en Espagne, dans les Beux-
Siciles, à Parme et Plaisance. C’était réaliser le vœu de
Louis XIV ; c’était aussi donner à la France l’utile appui de
la marine espagnole. Ce traité, fameux sous le nom de pacte
de famille, fut signé le 15 août 1761 : les puissances contrac-
tantes se garantissaient mutuellement leurs États. L’Angle-
terre déclara aussitôt la guerre à l’Espagne et entraîna le Por-
tugal dans son parti. La marine de France était tombée si
bas, celle d’Espagne était si languissante, qu’il n’y avait pour
le moment rien à attendre de leur union. L’Espagne, entrée
trop tard dans la lice, n’y essuya que des pertes : elle se vit
enlever Manille, les Philippines, la Havane, 12 vaisseaux de
ligne et 100 millions de prises. Une invasion en Portugal fut
sans résultat.
Cependant en 1762, victorieuses ou vaincues, les puissances
européennes étaient lasses d’une guerre qui les ruinait toutes,
et qui avait fait périr un million d’hommes. La France y avait
pour ‘son compte dépensé 1350 millions. L’Angleterre avait
atteint son but, la destruction de notre marine marchande et
militaire. Mais ses conquêtes même épuisaient son trésor, sa
dette publique grossissait, les recrutements devenaient diffi-
ciles ; car, pour conseiTer cet empire de l’océan dont elle s’était
emparé, il fallait des armements toujours plus nombreux. La
Prusse, sans commerce, sans industrie, dévastée, dépeuplée,
ne se tenait debout que par l’énergie de son roi. L’Autriche,
qui avait voulu lui arracher la Silésie , désespérait d’y
réussir. La France et l’Angleterre signèrent, des prélimi-
naires qui aboutirent, le 10 février 1763, au traité de Paris.
A l’Angleterre étaient acqnis le Canada avec les 60000 Fran-
çais qui l’habitaient, l’Acadie, l’île du Cap-Breton, la Gre-
nade et les Grenadilles, Saint-Vincent, la Dominique, Ta-
bago, le Sénégal, et en Europe, Minorque. La France con-
servait le droit de pêche sur les côtes de Terre-Neuve et dans
le golfe du Saint-Laurent, avec les îlots de Saint-Pierre et
Miquelon ; mais sans qu’eUe pût les fortifier ; elle recouvrait
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CRÉATION DE LA PRUSSE. 475
la Guadeloupe, Marie-Galande, la Désirade, la Martiuique,
et obtenait Sainte-Lucie ; l’ile de Gorée lui était rendue au
Sénégal, celle de Belle-Isle sur la côte de Bretagne. Mais
elle-' démolissait encore les fortifications de Dunkerque du
côté de la mer, et acceptait l’insutte de la présence perma-
nente d’un commissaire anglais dans cette ville pour empê-
cher qu’on ne remuât une pierre sur les quais où s’était
embarqué JeanBart. Aux Indes orientales, Pondichéry, Mahé
et trois petits comptoirs au Bengale lui restaient, à condi-
tion qu’elle n’y enverrait point de troupes. Gomme l’Espagne,
tout en rècouvrant Cuba et Manille, perdait, au profit de
l’Angleterre, la Floride et la baie de Pensacola, la France
l’en dédommagea, quelques temps après, par la cession de la
Louisiane. « La guerre avait commencé pour deux ou trois
chétives habitations; les Anglais y gagnèrent 2000 lieues
de terrain, » et l’humanité y perdit un million d’hommes. Le
traité d’Hubertsbourg entre Marie-Thérèse et Frédéric II
confirma à celui-ci la possession de la Silésie.
Frédéric II s’était montré presque aussi grand dans le con-
seil que sur le champ de bataille. Après avoir sauvé son pays
du démembrement, après avoir constitué, pat; la gloire, un
peuple nouveau en Europe, et mis ce peuple au rang des
grandes nations, il le sauva de la misère par une adminislr».
tion habile et vigilante. Il conquit toute une province svr les
eaux en desséchant les marais qui bordaient l’üd:r au-des-
sous de Custrin, et lui donna des habitants es y attiiaut des
étrar-rers. Il planta quantité de mûners; ii’ établit des manu-
factures de soieries, de draps, de velours, une raffineiie à
Berlin qui fournit le sucre à toutes les fjrovinces; il creu.sa
le grand canal de Plauen entre l’Elbe et l’Oder; celui de
Bromberg, qui relia la navigation de l’Elbe à celle de la
Vistule ; enfin celui de la Swine, et il bâtit Swinemunde, le
port de Stettin, un hôtel des Invalides à Berlin, le château de
Sans-Souci, qui fut sa résidence favorite. La guerre de Sept
ans diminua la population de la Prusse de 500 000 âmes;
14 500 maisons avaient été brûlées; dans la Silésie, la Po-
méranie et la Nouvelle-Marche, les paysans s’attelaient eux-
mêmes à la charrue; car il manquait 60 000 chevaux pour le
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476
CHAPITRE XXV.
labourage. ^ Il y avait, dit Frédéric, comme une création
nouvelle à entreprendre. » Il recommença tous ses travaux
d’amélioration, desséchant les marais, couvrant de plantations
les plaines sablonneuses, élevant des digues pour reprendre
à la mer ce qu’elle avait pris dans une grande tempête,
en 1724.
Afin d’aider les peuples à relever les ruines faites par la
guerre, il distribua en vingt-trois ans, dans les provinces, près
de 25 millions d’écus de Prusse, et créa un système de crédit
foncier que nous n’avons imité que depuis peu de temps. II
réorganisa l’industrie publique, réforma l’administration de
la justice avec l’aide du grand chancelier Gocceii, « un sage
qui eut fait honneur aux républiques grecques, » dit le roi,
et il abolit, en fait, la torture. Croyant un jour un paysan
frappé d’une sentence injuste, il cassa l’arrêt et fit publier
dans les journaux : « Le dernier des paysans et même le men-
diant est aussi bien homme que le roi : devant la justice tous
sont égaux. »
La prophétie du prince Eugène se vérifiait. Cet électorat
changé en royaume devenait redoutable à l’Autriche. Après
lui avoir pris sa plus belle province, il lui prenait son in-
fluence dans l’empire, et, bien qu’à Sans-Souci on ne res-
pectât guère ni Hermann, ni Luther, et qu’on n’y criât pas
encoi; vivat Teutonia, on cherchait déjà à se donner le ca-
ractère d'Uiie puissance exclusivement allemande et protes-
tante, en opposVion à l’Autriche, État catholique et à demi
slave, dont le manteau impérial n’était fait que de s de
rapport. Lorsqu’on 1777 l’électeur de Bavière mourut sans
enfants, Marie-Thérèse acheta la succession à l’héritier direct,
l’électeur palatin. L’affaire était bonne pour l’Autriche à qui
elle donnait un territoire non interrompu, depuis les fron-
tières de la Turquie jusque vers le Rhin, presque toute l’Al-
lemagne du midi. Frédéric II s’y opposa et s’appuya sur les
cours de Versailles et de Saint-Pétersbourg. Après une cam-
pagne sans combat, la médiation franco-russe amena la paix
de Teschen (1 779). Le duc des Deux-Ponts, héritier de l’élec-
teur palatin, eut la succession bavaroise ; la Saxe et le Mec-
klenboui^ obtinrent des indemnités, et l’Autriche quelques
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CRÉATION DE LA PRUSSE. ‘ 477
districts qui joignaient le Tyrol à ses autres domaines.
Frédéric se contenta de la gloire d’avoir été l’arbitre de
l’Allemagne. Gela seul était déjà un assez beau profit pour
le successeur des électeurs de Brandebourg. Il y en avait nn
autre, la Prusse gagnait beaucoup à ce que l’Autriche ne se
fortifiât pas.
I
CHAPITRE XXVI.
ciiapitrp: xxvi.
PtlSSAiVCE MARITIME ET COLOMALE
DE L’ANGLETERRE.
L’Angleteri'e de 1G88 à 17G8. — La Compagnie anglaise des Indes
orieulales.
l/'Angletcrre di • “ V03.
La révolution de 1688 avr’ ’J pour ré.sultats, au dedans,
faire revivre les lih ationales, . oit politiques, soit
religieuses; au deliors, c. ituer à la Hollande épuisée
l’Anglotcne, comme ad versa., e la Fran ce et de Louis XIV.
. La guerre- de la ligue d’Ausbo <3t celle de la succession
d’Espagne ruinèrent la marine ( ' France et permirent à
sa rivale de saisir le sceptre des • >. La guerre n’est pas,
d’ordinaire , favorable aux libertés publiques ; cependant
l^Angleterre affermit les siennes duran cette grande lutte. Le
glorieux Guillaume III ne trouvait h l’intérieur que gêne et
. contrariété : on le contraignit à rovo)' ,“r sa garde hollan-
daise; son revenu lui était parcimœiéuseï nout mesuré parles
chambres, et pour obtenir quehues smbsides, il était obligé,
eu 1694, de déclarer les parlmenls lir’ennaux.' Aussi le
voyait-on plus souvent à La Hayecm’i Londres, et on disait
qu’il n’était que slathouder en An fîBire'mais qu’il était r«i
en Hollande. Il mourut d’une chute de cheval, le 16 mars l'ÿ>2.
Sa femme, la reine Marie, l’avait précédé de sept ans au tom-
beau, et comme il ne laissait pas d’enfants, la seconde fille de
[ Jacques II lui succéda. En 1696, il avait fan commencer un
hôpital des invalides de la marine à Green' ich, lieu déjà
célèbre par l’observatoire que Charles II y avait fondé.
La bonne reine Anne, zélée protestante, avait épousé eu
K
* â
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PUISSANCE MARITIME DE L’ANGLETERRE. 4 /9
1683 le prince de Danemsrci, frère de Christian V, üin
rut en 1703. Elle eut pour favorite, jusqu’en 1710,1a ’
Chili, duchesse de Malboroujrh, femme du général de . *
et que soncaractère orgueilleux et hautain fildisgrâcie
L’événement le plus important de ce règne, à l’intérie ' .
ja réunion de l’Angleterre et de l’Ecosse en un seul Ei'
le nom de royaume de la Grande-Bretagne. Il n’j » '
qu’un parlement; l’Écosse y fut représentée par 16 p , ,i,
chambre haute et 45 députés à la chaml i o ;o ",s
(l" mai 1707). Mais, au dehors, l’amir t"'’ _...i Gi-
braltar (1704), et Malborough gagnait ^ b d’Hoch-
stedt (1705), de Ramillies (1706), d’C • (1708 et de
Malplaquet (1709)^: sa disgrâce mérité ' rapines, et la
révolution' parlementaire de 1710, qu 'Rappela les tories au
pouvoir à la place des whigs, représentants de la révolution
de 1688, et par conséquent fort animés à la guerre contre la
France, amenèrent le traité d’Utrccht (1713)^On a vul/'^
avantages considérables qu’il faisait k l’Angleterre. Uu autre
traité, conclu en 1703 par sir Méthuen avec la cour de Lis-
bonne, eut d’importantes conséquences. Les Portuj;ais s’en-
gageaient à prendre R iijours les produits manufactmés de
l’Angleterre, la Grande-Bretagne les vins du Portugal, pour
lesquels il ne serait payé à l’entrée que les deux tiers de Co
que payaient les vins ie France. Le Portugal devint alors uu
marché anglais ; tout l’or du Brésil suflit à peine pour payer
les ouvriers de Manchester et de Leeds, et les importations
étrangères rendirent impossible le développement du travfâl
national.
Il y avait entre le fils de .Jacques II, héritier légitime de la
couronne, suivant les droits de la naissance, et le prince qu’un
acte’ du parlement appelait au trône. George de Brunswick-^
L^ebourg, arrière-petit fils de Jacques P'’, par la princesse
Sophie sa mère, électrice douairière de Hanovre, 57 per-
sonnes dont les droits étaient supérieurs k ceux du dernier.
Mais George était protestant et violent ennemi de Louis XIV
et de la France. C’était un titre suffisant pour les Anglais. II
était étranger, mais de tout temps l’.Angleterre s’était accom-
modée de souverains étrangers. George I" ne savait pas un
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481^
CHAPITRE XXVI.
1 l d’anglais ni un article de la constitution qu’il jura d’obser-
\ r; il en fut quitte pour laisser gouverner Robert Wal-
pcle, chef du parti whig, que le nouveau roi rappela au pou-
vr-'’’. Ce revirement subit et la condamnation de deux chefs
d, ‘ories, d’Orinond et Polingbroke, persuadèrent au prê-
te nt Stuart, qu’on appelait le chevalier de Saint-George,
q moment (Hait enu de tenter une restauration. Un
m uenl eut li<"i en Écosse (1715). Il y débarqua lui-
mi •’ commeuci ont de l’année suivante; mais la bataille
de Sheriffniv duns le comté de Perth, fit tomber ses espé-
rances, et il ff; ■ ni 'i se sauver sous un déguisement. Deux
lords furent déra^ a' s, d’autres insurgés pendus on écartelés,
mille déportés aux lonies. Ce succès profita à la royauté;
Waljwle, voulant accroître un pouvoir dont il était dépositaire,
fit déclarer le parlement septennal. Il avait ainsi à renouveler
moins souvent ses marchés avec les députés.
George, menacé par le prétendant, et le régent de France,
qui l’était par Philippe V, se rapprochèrent. On a vu les effets
de cette alliance. Walpole, tombé du pouvoir en 1717,
mais qui y revint quatre ans plus tard, pour n’en plus
sortir qu’en 1742, se proposa d’évite;- les agitations à l’in-
térieur et au dehors. Afin de couper court aux premières,
il s’effo'rça, de concert avec les minislres.de France, surtout
avec Fleury, de conserver l'Europe en paix, et il y réussit,
sauf une courte guerre contre l’Espagne, au sujet de la com-
pagnie des Indes, fondée par l’Autriche à Ostende, et qui
ne fut marquée que par une vaine tentative des Espagnols
contre Gibraltar (1727). Au dedans il acheta la majorité dans
le parlement, calma le pays, attacha de plus en plus la masse
de la nation aux bienfaits de la révolhtion de 1688 et aux
princes qui en 'étaient les représentants, et en même temps
lança le commerce anglais dans une voix de prospérité où
il ne devait plus s’arrêter.
Lorsque George I" mourut en 1727, son fils George II
lui succéda. Us avaient fort mal vécu ensemble. U semblait
que le nouveau roi allait tout changer dans le gouvernement,
il ne changea rien, car il garda Walpole. Des 'désordres fi-
nanciers', de scandaleuses dilapidations étalées au grand jonr
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PUISSANCE MARITIME DE L’ANGLETERRE. 481
par des procès et résultat nécessaire du système corrupteur
du premier ministre, signalèrent le commencement de ce
règne. Des satires de tout genre attaquèrent Walpole. H bâil-
lonna la presse et astreignit le théâtre à une censure rigou-
reuse. L’opposition tonna contre lui, le peuple le brûla en
effigie; il paya un peu plus cher les votes ministériels et
garda sa majorité. Cependant l’esprit public s’éveillait, et la
force même qu’il avait développée, l’esprit de négoce le ren-
versa. En 1739, la nation arracha à Walpole la guerre contre
l’Espagne, qui refusait d’ouvrir ses colonies au commerce an-
glais. Cette guerre se fondit en 1742 dans la guerre générale.
Walpole ne pouvait plus être ministre de cette politique
nouvelle ; il tomba. On l’a appelé le maquignon des con-
sciences, et il se vantait de savoir le tarif de chaque homme.
Mais s’il faussa les institutions de son pays, il ne les détruisit
point, et, comme sous le fils, aussi bien que sous le père, il
fut le roi véritable le pays s’accoutuma très-volontiers à cette
formule constitutionnelle : « Le roi règne et ne gouverne
pas. »
Cette guerre 'générale, qui renversait Walpole, était celle
de la succession d’Autriche. L’Angleterre ne pouvait laisser
succomber son ancienne 'alliée, sur le continent. Le succes-
seur de Walpole, lord Carteret, envoya une armée en Alle-
magne. Le roi voulut la commander lui-même. Comme élec-
teur de Hanovre, il prenait le plus grand intérêt aux affaires
d’Allemagne, et cette possession continentale inutile à l’An-
gleterre gêna souvent sa politique en cette guerre et dans
bien d’autres. On a vu que l’expédition faillit tourner à mal,
et que George ne se tira d’un fort mauvais pas, à Dettin-
gen, que par la faute d’un de nos généraux. L’Angleterre ne
donnait â ‘la guerre continentale qu’une attention distraite ;
mais l’amiral Mathews ayant laissé indécise la bataille na-
vale de Toulon, l’opinion publique exigea sa destitution; on
n’admettait déjà plus, de l’autre côté du détroit, que l’Angle-
terre pût ne pas être partout victorieuse sur les mers. La dé-
faite du duc de Cumberland, fils ’de George II, à Fontenoy,
le 11 mai 1745, ouvrit les Pays-Bas aux Français, et, la
même année, une tentative faite par le prétendant Charles-
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482
CHAPITRE XXVI.
Édouard, petit-fils de Jacques II, porta le péril au cœur
même de la Grande-Bretagne.
Ce prince avait enfin obtenu de la France, après quatre
ans d’attente, une flotte et 15 000 soldats pour renverser la
maison de Hanovre. Débarqué en Écosse en 1745, il réunit
autour de lui beaucoup de chefs des Highlanders ou monta-
gnards écossais des hautes terres, entra dans Édimbourg,
battit à Preston le général Gope et pénétra jusqu’à Derby, à
178 kilomètres de Londres. Forcé de rétrograd,er par l’indis-
cipline de ses soldats, et l’abandon où le laissèrent les Jaco-
bites anglais, il fut encore vainqueur, le 28 janvier, à Fal-
kirk, mais fut complètement battu par le duc de Cumberland
à Giilloden (27 avril). Les représailles furent sanglantes. Cinq
lords et plus de 200 personnes furent d’abord exécutés. Gharles-
Édouard , dont la tête avait été mise à prix (30 000 livres
sterling), erra pendant cinq mois, de retraite en retraite, au
milieu des plus grands périls. Il revint en France treize mois
après son départ (1746). L’Écosse paya des derniers restes de
sa nationalité cette malheureuse expédition : le système des
clans ou tribus fut aboli, ainsi que l’usage de porter le cos-
tume montagnard ou plaid dont les carreaux variaient selon
les clans, et la juridiction héréditaire, dernier vestige du
régime féodal.
Pendant que ce drame s’accomplissait, les victoires du ma-
réchal de Saxe aux Pays-Bas rendaient inutiles les succès des
Anglais en Amérique. Quand le traité d’Aix-la-Chapelle fut
signé (1748), ils se trouvèrent n’avoif gagné à cette guerre
qu’une augmentation de la dette nationale, qui fut portée de
50 à 80 millions de livres sterling.
Walpole était mort en 1745, trois ans après sa disgrâce.
L’année suivante (1746), lors Newcastle remplaça lord Gar-
teret. Sous ce ministre, le commerce fut favorisé, la pêche
maritime encouragée par des primes, l’exportation des ma-
chines et métiers défendue, l’intérêt de la dette publi-
que ramené de 4 à 3 et demi pour 100, l’armée diminuée, la
ville d’Halifax fondée par des vétérans dans l'Acadie ou Nou-
velle-Écosse, province de l’Amérique du Nord cédée par la
France en 1713, et un autre établissement formé sur la côte
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PUISSANCE MARITIME DE L’ANGLETERRE. 483
des Mosquitos dans le golfe du Mexique. Mais en 1754, un
membre du ministère, désapprouvant la politique de lord
Newcastle, qui risquait de jeter l’Angleterre dans une guerre
dispendieuse par suite des alliances contractées avec les
princes d’Allemagne pour la défense du Hanovre que mena-
çait le roi de Prusse, donna sa démission. C’était le fds d’un
simple squire, jouissant à peine d’un revenu de 200 livres
sterling, que le bourg pourri d’Old-Sarum avait envoyé au
parlement, à l’âge de vingt-sept ans, et que ses contemporains
bntnommé le grand député des Communes, William Pitt. Tant
que Walpole fut ministre, Pitt siégea sur les bancs de l’op-
position. Nommé, en 1746, vice-trésorier d’Irlande, conseil-
ler privé et payeur général des troupes anglaises, il se distin-
gua dans ces fonctions par sa sagesse réformatrice, son
intégrité et son désintéressement. En 1756, à la chute du
duc de Newcastle, Pitt rentra aux affaires; mais ce ne fut
qu’en 1757 qu’il les dirigea comme premier ministre. A la
première audience qu’il eut du roi : « Sire, dit-il à George,
accordez-moi votre confiance ; je la mériterai. — Méritez-la,
répondit George, et vous l’obtiendrez. » Pitt tint parole;
seulement il fut le ministre national de l’Angleterre et non
le courtisan du prince de Hanovre. La France n’éprouva que’
trop ses talents et sa haine pendant la guerre de Sept ans h
laquelle il imprima, de 1757 à 1761, une énergie qui fut fa-
tale à notre marine militaire et marchande et à nos colonies.
Aussi les Communes, fières de ces succès utiles, accordaient
tout et sans peine à l’heureux ministre. Sur sa demande,
l’armée fut portée à 175 000 hommes, et il obtint tous les
subsides qu’il sollicita.
La mort de George II en 1760 fit arriver au trône son
petit-fils George III. Ce jeune prince de vingt-deux ans, pieux,
économe, de mœurs irréprochables, mais d’une raison faible,
qui fut troublée à plusieurs reprises depuis 1769, cependant
de longues années, montra, contrairement à ses deux prédé-
cesseurs, une prédilection marquée et constante pour les to-
ries. Pitt voulait h la fois la grandeur et la liberté de l’Angle-
terre ; il ne put céder aux préférences du roi et sortit du
ministère, en 1761, k la suite d’un échec parlementaire que
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484
CHAPITRE XXVI.
lui fit éprouver lord Bute, au sujet de la déclaration de
guerre à l’Espagne. Cette retraite du grand ministre n’ar-
rêta pas les succès de l’Angleterre, et c’est à lui que revint,
en réalité, l’honneur d’avoir imposé à la France le traité
de Paris, qui porta si haut la puissance coloniale de l’An-
gleterre, et que pourtant il reprocha aux ministres d’avoir
signé, ne trouvant pas que la France fût mise assez bas.
Le moment est venu de tracer le tableau de cette prodi-
gieuse fortune.
lia Compagnie anglalite dea indca oricntalea.
L’Angleterre, malgré sa position insulaire, n’avait pas été
dès le principe une puissance maritime et coloniale. Sous
Henri VII, le Vénitien Gabotto, au service de ce prince,
longea le nord de l’Amérique, sans y fonder aucun établisse-
ment. La marine se développa sous Élisabeth, avec Dracke,
Hawkins, Forbisher, Gavendish. Mais ce n’est qu’au com-
mencement du dix-septième que l’esprit de colonisation se
montra en Angleterre , quand les troubles chassèrent de la
métropole un grand nombre de ses enfants ; c’est au milieu
que l’Acte de navigation força l’Angleterre à devenir une
grande puissance marchande ; c’est à la fin que l’affaiblisse-
ment de la Hollande, et la ruine de la marine française, don-
nèrent aux Anglais l’empire des mers.
Les Anglais avaient songé d'abord aux Indes orientales. En
1600 fut fondée la Compagnie des Indes. Son capital, formé
par des actions de 1250 francs, était de 1 800 000 francs. Elle
établit quelques comptoirs à Bantam dans l’île de Java, à
Surate sur le golfe de Cambaye. Les Hollandais, alors maî-
tres absolus des mers , chassèrent les Anglais de ces faibles
positions, et la Compagnie fut près de se dissoudre. Elle se
maintint cependant, obtint, en 1650, du Grand-Mogol , le
droit de trafiquer' au Bengale, et acquit en 1688, de la cou-
ronne, Bombay, île importante de la côte du Malabar, que
Charles II avait reçue comme dot de sa femme Catherine de
Portugal. En 1683, nouvelle péripétie : les Hollandais lui
enlèvent Bantam; et les brigandages commis par John Ghild
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PUISSANCE MARITIME DE L’ANGLETERRE. 485
dans rindoustan attirent les représailles du Grand-Mogol,
Aureng-Zeyb. La colonie de Bombay fut en péril : heureu-
sement le despote indien pardonna aux Anglais (1689).
Sortie de ce mauvais pas, la Compagnie obtint quelques
terres sur les bords de l’Hougly, tm des bras du Gange, et y
fonda Calcutta (1690); elle avait acquis quelques années plus
tôt Bencoulen dans'l’ile de Sumatra, mais elle essuya des
pertes énormes dans la guerre de la ligue d’Augsbourg :
on estima que les Français firent perdre alors au commerce
de la Grande-Bretagne une valeur de 675 millions de francs.
Une nouvelle société qui s’était formée était une autre en-
trave. Finissant par mieux comprendre leurs intérêts, les
deux Compagnies cessèrent de se faire une guerre ruineuse :
elles réunirent leurs fonds en 1702; la fusion s’acheva sept i
ans après , par l’établissement d’une administration centrale
et unique pour la direction des affaires. Ainsi fut définitive- >
ment constituée cette association de marchands qui équipa l
des flottes, qui entretint des armées, qui posséda un territoire (
immense, qui gouverna des peuples innombrables et eut >
des rois pour tributaires.
Mais avant d’en arriver là, elle eut bien des luttes à
soutenir. La guerre de la succession d’Espagne fut fatale
à son commerce : les corsaires français continuèrent contre
elle le système qui leur avait si bien réussi pendant les pré-
cédentes hostilités. La mort d’Aureng-Zeyb (1707) arriva à
propos pour elle ; l’anarchie qui suivit cette mort et les ri-
valités des princes indiens lui permirent de s’étendre et de
s’enrichir.
Une puissance écbpsait alors l’Angleterre dans les Indes,
et cette puissance, c’était la France. Dès le règne de Fran-
çois I"", des négociants de Rouen avaient hasardé une expédi-
tion qui n’était pas allée plus loin que le cap de Bonne-Espé-
rance. Après les guerres de religion, sous Henri IV (1601), il
s’établit en Bretagne une compagnie des Indes orientales;
elle tomba bientôt. Richelieu en fonda une seconde qui,
d’abord plus heureuse, ne tarda pas à déchoir. Colbert en in-
stitua une troisième en 1664. Elle créa un premier comptoir
à Surate en 1675, puis un autre en 1676 à Chandernagor,
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486
CHAPITRE XXVI.
que douze aus après, elle acheta à Aureng-Zeyb. Pondichéry
était le point le plus important qu’elle occupât : elle l’avait
acquis du roi de Beidjapour en 1679. Les Hollandais nous
voyaient avec peine dans ces parages ; ils s’emparèrent de la
place, en 1693, et la fortifièrent, mais pour leurs ennemis :
le traité de Ryswick rendit Pondichéry à la France. Ce bel
établissement, qui cependant manquait d’un grand port, eût
pu devenir le centre d’une vaste domination ; malheuse-
ment la Compagnie fut abandonnée : on fit plus, on travailla
à sa ruine, en défendant d’importer les produits indus-
triels de l’Inde. La guerre de la succession d’Espagne aug-
menta sa détresse; la paix d’Utrecht ne s’occupa pas de
l’Inde, où les intérêts de l’Angleterre et de la France n’é-
taient pas encore parvenus à un développement voisin de
l’antagonisme. Bientôt parut le fameux Law avec ses projets
chimériques à force d’être gigantesques : il réunit les com-
pagnies d’Occident, de la Chine, de l’Afrique et des Indes
orientales en un seul et même corps sous le nom de Compa-
gnie perpétuelle des Indes (1719). La société perpétuelle
tomba avec le système deux ans après mais elle se releva en
1723, et parvint à une nouvelle prospérité. Pondichéry trouva
dans Dumas,' envoyé comme gouverneur général en 1735, im
homme habile et actif, qui obtint du Grand-Mogol, Moha-
med-Schad, le droit de battre monnaie, et acheta pour une
faible somme, h un prétendant indien du royaume de Tan-
jaour, la ville et le territoire de Karikal (1730).
La Compagnie française s’étendit alors avec rapidité ; elle
eut des comptoirs à Calassor dans l’Orissa, à Chandernagor,
à Dakka dans le Bengale, à Patna sur le Gange, et de plus,
sur la côte de Malabar, à Galicut, à Mahé, à Surate. L’em-
pire du Mogol était divisé en neuf grandes provinces, gou-
vernées par des soufcaôs (vice-rois); ces provinces, à leur tour,
étaient subdivisées en districts administrés par des nababs.
Après la mort d’Aureng-Zeyb, tous ces princes se rendirent
ou cherchèrent à se rendre indépendants. La Compagnie
française profita, comme l’anglaise, de ces rivalités pour con-
solider ses établissements, et elle chargea du soin de ses in-
térêts dans ces régions lointaines deux hommes remarqua-
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PUISSANCE MAMTIME DE L’ANGLETERRE. 487
blés : La Bourdonnais, gouverneur général des îles de France
et Bourbon, où il créa tout, et Dupleix, qui, nommé en 1742
gouverneur de Pondichéry et directeur général des comp-
toirs français dans l’Inde, projeta ce [que les Anglais ont
depuis réalisé, en essayant de faire une puissance territo-
riîile de la Compagnie qui n’avait jusqu’alors été que com-
merçante.
Quand la guerre de la succession d’Autriche éclata, les
hostilités, malgré les propositions du cabinet de Versailles,
et sur le refus du cabinet de Saint James, eurent aussi les
colonies pour théâtre. La Bourdonnais quitta les îles de
France et de Bourbon pour opérer sur les côtes du continent
indien, de concert avec Dupleix; malheureusement, la jalou-
sie éclata entre ces deux hommes supérieurs, la discorde pa-
ralysa leurs forces et rendit leurs exploits inutiles. Ainsi, La
Bourdonnais, vainqueur d’une escadre anglaise, met le siège
devant Madras, qui se rachète pour 10 millions. Dupleix ar-
rive, casse la capitulation, pille la ville, la livre aux flammes
(1746), et fait même destituer son rival de son commandement
à l’île de France. La Bourdonnais, de retour en France,
trouva les esprits prévenus par les accusations de Dupleix ;
il fut enfermé à la Bastille, et y resta plusieurs années sans
pouvoir justifier sa conduite. Pendant ce temps, les Anglais
rentraient dans Madras et assiégeaient Pondichéry : Du-
pleix, par une belle défense, les força à la retraite; quelques
temps après, la paix d’Aix-la-Chapelle mit fin aux hostili-
tés (1748).
Débarrassé de la guerre avec les Anglais, Dupleix reprit
ses projets de conquête. Il fit triompher un prétendant à la
soubabie du Décan, et en obtint Mazulipatam, avec un ac-
croissement de territoire pour Pondichéry et Karikal. Il com-
manda alors de la rivière Kristna jusqu’au cap Comorin et
gouverna 30 millions d’hommes avec un pouvoir absolu. _
Combattu par Lawrence et Clive, officiers anglais, que sou-
tenaient de bonnes troupes, ainsi que les Mahrattes et les
princes de Tanjaour et de Mysore, il ne put faire arriver son
candidat à la nababie du Carnate. Ces e.xpéditions coûtaient
beaucoup, les marchands, dont Dupleix était l’agent, ne de-
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488
CHAPITRE XXVI.
mandaient pas de la gloire et des conquêtes, mais des divi-
dendes; abandonné du gouvernement de Louis XY, qui eût
dû voir ce que valait un pareil homme, il fut rappelé (1754).
Il quitta en pleurant cette terre de l’Inde où il nous avait
donné 200 lieues de côtes, sur 25 à 30 de profondeur, avec
un revenu de 14 millions, et établi notre influence sur un
empire cinq ou six fois plus vaste. En 1763, il mourut en
France dans la misère. Les Anglais ont dit de lui que s’il
avait été soutenu par son gouvernement, l’Inde serait à la
France. C’est en pratiquant sa politique, qu’ils ont conquis
un empire de 150 millions d’âmes, et leur armée indigène
qui les a mis naguère en de sérieux périls, mais après leur avoir
rendu tant de services, n’est même qu’une copie de celle que
ûupleix avait organisée, comme la condition qu’ils ont faite
aux princes indiens est celle qu’il avait commencé à leur im-
poser.
L’Angleterre ne perdit pas de temps à prendre posses-
sion de ce bel héritage que la France laissait tomber en
déshérence. Son pavillon ne couvrait encore qu'un petit nom-
bre de forts ; un prince du Bengale lui enleva même, en 1756,
Calcutta, que le colonel Clive reprit. A ce moment éclatait,
en Europe, la guerre de Sept ans. Les deux Compagnies
française et anglaise stipulèrent la neutralité, mais les An-
glais la violèrent et détruisirent Chandernagor (1757), parce
que Souradja-Dowlah, le nabab du Bengale, voulait s’ap-
puyer sûr les Français. Clive renversa même ce prince et lui
substitua un autre chef qui régna pour le compte des An-
glais. Cette seule affaire valut à Clive 7 à 8 millions et trois
fois autant à la Compagnie.
Le marquis de Bussy, ancien lieutenant de Diipleix, main-
tenait encore l’influence française. On le remplaça par le
comte de Lally, Irlandais au service de la France. C’était im
officier de talent et un homme de grand courage; il avait
pour les Anglais une haine irlandaise; mais il était emporté,
violent, et il se rendit odieux aux autres agents de la Compa-
gnie, plus encore, il est vrai, par sa probité que par ses vi-
ces. 11 s’était figuré qu’Arcate était encore le pays de la ri-
chesse, que Pondichéry était pourvue de tout, qu’il serait
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PUISSANCE MARITIME DE L’ANGLETERRE. 489
parfaitement secondé de la Compagnie et des troupes. Il fut
trompé dans toutes ses espérances. Point d’argent dans les
caisses, peu de munitions, des noirs et des cipayes pour ar-
ihée, des particuliers riches et la colonie pauvre; nulle su-
bordination. Cette déception alluma en lui une humeur qui
sied mal à un chef et qui nuit toujours aux affaires. Il s’em-
para pourtant de Gondelour avec rapidité, mais il échoua de-
vant Madras (1758). Après avoir défendu longtemps Pondi-
chéry, il fut obligé de capituler, et la ville se trouva ruinée
(1761). De retour en France, Lally fut accusé de trahison,
et odieusement mis à mort; on lui ferma la bouche avec un
bâillon pour l’empêcher de parler au peuple, et il fut ainsi
conduit à la Grève dans un tombereau (1766). Sa mémoire
fut réhabilitée en 1778, à la sollicitation de son fils, Lally-
Tollendal. Nos colonies de l’Inde orientale étaient perdues.
La paix de 1763 rendit à la France Pondichéry, Karikal et
Chandernagor, mais dépouillés de leurs territoires et de leurs
fortifications. Lord Clive fut presque aussi malheureux que
Lally. Envoyé en 1764 dans l’Hindoustan avec de pleins pou-
voirs, il força le Grand Mogol à abandonner à la Compagnie
la perception des revenus du Bahar, du Bengale et de l’Orissa,
sauf un tribut annuel de 7 500 000 fr. Mais accusé plus tard
dans les Communes de concussions, il ne voulut pas, quoique
le rapport de la commission d’enquête, en parlant de ses
fautes, eût parlé aussi de ses services, survivre à ce qu’il
regardait comme une injustice, et il se tua (1774).
Les Anglais n’avaient plus aux Indes de concurrents euro-
péens : c’est alors qu’ils eurent à combattre le fameux Hay-
der-Ali, souverain du Mysore ‘ ; ils firent avec lui une paix
désavantageuse en 1769; mais en 1773 ils achevèrent la
conquête du Bengale. La Compagnie était néanmoins près
de faire banqueroute ; le gouvernement la secourut, à condi-
tion qu’il aurait le droit d’exercer une surveillance rigoureuse
sur ses affaires politiques. Chassé du Bengale, Hayder-Ali
4. Le royaume de Mysore, dans le Décan an N. E. du Malabur, entre les
Ghatles orientales et les Chattes occidentales ; plus de 3 millions d’habitants ;
capitale : Seringapatam dans une lie du Kavery, aujourd'hui dans la présidence
de Madras.
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490
CHAPITRE XXVI.
réunit les Mahrattes ‘ et le nizam du Decam ’ contre les An-
glais. Cette coalition, formée au moment où la guerre venait
d’éclater en Amérique, paraissait mettre les Anglais en péril
(1778), d’autant plus que la France avait accordé son alliance
aux colonies américaines ; mais nous n’avions plus de forces
sérieuses aux Indes, et nous perdîmes promptemeut Chan-
dernagor, Karikal et Pondichéry. Deux victoires d’Hayder-
Ali furent inutiles (1780), il fut forcé à la retraite, en 1781,
après une grande défaite. La France alors envoya à son se-
cours le fameux bailli de Suffren, un de ses meilleurs ami-
raux, qui battit les Anglais autant de fois qu’il les rencontra.
Mais Hayder-Ali mourut la même année (1782); il laissait un
digne successeur dans son fils, Tippou-Saïb, qu’on appela le
Frédéric II de l’Orient : il fut du moins le représentant éner-
gique de la nationalité indienne, et un des hommes les plus
remarquables de l’Asie moderne. Tippou-Saïb continua la
guerre ; mais il perdit l’alliance française lorsque le traité de
Versailles réconciliant l’Angleterre et la France, rendit à cette
dernière puissance Pondichéry, Karikal, Chandernagor, et à
la Hollande ses anciennes possessions, sauf Négapatam (1783).
H signa alors le traité de Mangalore (1784).
Tippou-Saïb recommença la guerre en 1792, et la soutint
pendant sept ans avec succès; il périt en défendant Serin-
gapatam, sa capitale (1799). Depuis ce moment les Anglais
furent les véritables maîtres de l’Inde ; ils possèdent encore
ce vaste et riche pays où ils ont 150 millions de sujets que
leurs premiers gouverneurs exploitèrent avec une impi-
toyable cruauté. Un successeur de lord Clive , Warren Has-
tings, le Verrès moderne, donna lieu par ses exactions à
un procès fameux dont l’Angleterre retentit pendant sept an-
nées (1788-1795).
1 . Les Mahnlles au N. O. do Décan, dans les monts Vendhya et les Ghattes
occidentales, assujettirent Ters le milieu du dix-huitième siècle la plua grande
partie de l’Inde moyenne et s’étendirent dans le N. du Décan d’une mer à
l’autre. Leurs divers États formaient une confédération, dont les principales
villes étaient Nagpour et Pounah.
2. Nizam, c’est-à-dire ortfomuirear, c’était le nom donné an gonvemenr
du Décan on du tud, sous le Grand Mogol. Il s’était rendu indépendant au
centre de la presqu’île , entre les Mahrattes au nord et le Mysore au sud.
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FONDATION DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE. 491
CHAPITRE XXVII.
FONDATION DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.
Origine et constitution des colonies anglaises d’Amérique. — Guerre
d’Amérique (1775-1783).
Ori(liie e( eonstitaU«it des colonies anglaises d’Amérlqae.
Les Anglais n’avaient pas compté snr THindoustan, et
l’Hindoustan est pour eux une mine féconde de richesses. Ils
avaient compté sur des colonies moins opulentes, il est vrai,
mais plus rapprochées, et il se trouve aujourd’hui que ces
colonies sont libres, qu’eÛes se sont enrichies pour leur pro-
pre compte, qu’elles forment une puissance considérable et
qu’elles disputent à leur mère patrie la supériorité commer-
ciale et maritime.
Au seizième siècle les Anglais firent plusieurs voyages de
découvertes le long du littoral de l’Amérique du Nord et
quelques tentatives de colonisation, principalement sous Wal-
ter Raleigh dans la province qu’il nomma la Virginie, en
l’honneur de la reine Élisabeth. On croyait trouver sur ce lit-
toral des mines d’or et d’argent , comme au Mexique , et en
1606, deux compagnies dites de Londres et de Plymouth se
formèrent pour les exploiter. Jacques leur partagea les con-
trées situées entre le 34* et le 45* degré de latitude. La pre-
mière eut la Virginie , où elle fonda Jamestown , la seconde
la Nouvelle Angleterre. On ne découvrit point de métaux
précieux; mais la pêche de la baleine sur les côtes du Groen-
land , celle de la morue à Terre-Neuve firent prendre à la
marine anglaise l’habitude de pratiquer ces parages et les ri-
ches terres de la Virginie, où la culture du tabac prit rapide-
ment de l’importance attirèrent des colons; l’intolérance du
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492
CHAPITRE XXVII.
gouvernement métropolitain en donna bientôt aux terres du
nord.
En 1618, des puritains fuyant la vieille Angleterre où
Jacques I'' les persécutait, allèrent, par de là les mers, cher-
cher un lieu où ils pussent prier Dieu à leur guise ; ils s’éta-
blirent au pied du cap God, non loin de l’endroit où Boston
s’éleva quelques années après. En même temps les Bermudes
et une partie des Antilles furent occupées; en 1627 la colonie
du Massachusetts fut organisée ; puis vinrent celles du New-
Hampshire et du Maine (1630) réuni au Massachusetts en
1677, du Maryland, cédé en 1632 à un Irlandais lord Balti-
more qui y établit 200 gentilshommes catholiques, du Con-
necticut (1635), de Rhode-Island (1636). Sous Cromwell, les
Anglais enlevèrent aux Espagnols la Jamaïque, et on peu
plus tard, aux Hollandais, la Nouvelle Belgique dont ils
firent trois provinces : New-York, New- Jersey et Ddaware
(1667).
Charles II encouragea par politique le' mouvement d’émi-
gration que son père avait provoqué par ses violences. Il donna
la Caroline, qui fut partagée plus tard en deux provinces, à
huit lords anglais et fit une pareille donation à William Penn,
qui appela Pensylvanie le pays où il s’établit (1682). Par le
traité d’Utrecht, l’Angleterre acquit l’Acadie ou Nouvelle
Ecosse, Terre-Neuve et la baie d’Hudson (1713). La Géorgie
ne fut occupée qu’en 1733.
Toutes ces colonies, fondées aux frais des particuliers, et
n’étant pas tenues comme les nôtres à la lisière par le gouver-
nement métropolitain, se développèrent rapidement. Les co-
lons anglais qui n’étaient que 4 000 en 1630, formaient, en
1660, une population de 200000 âmes. Le Canada, colonisé
beaucoup plus tôt , n’avait atteint à la même époque que le
chiffre de 11 à 12 000 âmes. C’est qu’au berceau des colonies
anglaises s’est trouvée la liberté religieuse, civile et commer-
ciale , tandis que le monopole et la plus étroite dépendance
arrêtèrent tout au Canada. Elles s’ouvraient à tous venants, et
il n’y avait pas de parti vaincu dans les révolutions de la mé-
tropole qui ne trouvât en Amérique un asile tout préparé à le
recevoir : la Nouvelle Angleterre, dont le code s’appelait the
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FONDATION DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE. 493
bodies of liberties pour les Têtes Rondes et les républicains ;
la Virginie pour les Cavaliers , le Maryland pour les catho-
liques.
R y avait trois sortes de gouvernements, les gouvernements
à charte, les gouvernements royaux, les gouvernements de
propriétaires. Dans les premiers (Massachusetts, Connecticut
et Rhode-Island) , les colons exerçaient par leurs agents ou
leurs représentants les pouvoirs législatif, exécutifet judiciaire.
Dans les seconds (Virginie, New-York, les Carohnes, la
Géorgie, le New-Hampshire et New-Jersey), le gouverneur
et tous les fonctionnaires étaient nommés par le roi, mais les
assemblées législatives étaient électives. Dans les troisièmes
(Maryland, Delaware, Pensylvanie), les propriétaires avaient
le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Là aussi , cepen-
dant, existaient des assemblées législatives, nommées partie
par les propriétaires, partie par le peuple ; de sorte que, dé-
veloppé ou restreint , le système représentatif existait partout
dans les colonies anglaises, tandis que les Français du Canada
n’avaient pu même obtenir de nommer à Québec un syndic
ou maire, « n’étant pas bon, écrivait Colbert, que personne
parle pour tous. » L’imprimerie, qui ne fut introduite dans
notre colonie qu’en 1764 après que nous l’eûmes perdue,
existait en 1638 dans le Massachusetts ; unç loi de cette pro-
vince exigeait, sous peine d’amende , qu’il y eût une école
primaire par chaque réunion de 50 feux et une école de
grammaire dans chaque bourg de 100. Un collège pour les
hautes études fut fondé en 1638 < afin, disaient-ils, que les
lumières de nos pères ne soient pas ensevelies avec eux dans
leurs tombeaux*. »
Les colonies avaient eu d’abord pleine liberté commerciale.
Cromwell la leur retira, mais elles ne se conformèrent jamais
que très-imparfaitement à ces lois restrictives, surtout la plus
t . Les autres provinces suivirent l’exemple du Massacliusetls . excepté lu
Virginie dont le gouverneur disait aux ministres de Charles II : a Dieu merci,
il n’f a dans la colonie, ni écoles libres , ni imprimerie, et j'espère bien que
nous n’en aurons d'ici à trois siècles, car les connaissances ont légué au
inonde la rébellion, l’hérésie avec toutes les sectes, et l’imprimerie les a ré-
pandues l »
TEMPS MOÜEKXES. 28
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494
CHAPITRE XX Vn.
florissante de toutes, le Massachusetts qui répondait aux mi-
nistres de Charles U : c Le roi peut étendre nos libertés ,
mais n’a pas pouvoir de les restreindre. » Les Stuarts fai-
saient à ce moment les plus sérieux efforts pour relever en
Angleterre le pouvoir absolu ; ils l’établirent aux colonies. Le '
Massachusetts perdit sa charte; la révolution de 1688 la lui
rendit.
En 1739, on avait insinué k Walpole l’idée de taxer les co-
lonies : c J’ai déjà contre moi toute la vieille Angleterre,
avait-il répondu, voulez-vous que je fasse encore de la jeune
mon ennemie? » Mais la guerre de Sept ans, si favorable
politiquement à l’Angleterre, avait porté sa dette à deux mil-
liards et demi qui exigeaient un intérêt annuel de 88 millions
de francs. Après la guerre de Sept ans, sous le ministère de
lord Granville, beau-frère du premier Pitt, le parlement éta-
blit pour les colonies d’Amérique l’impôt du timbre ^ qui les
forçait k employer dans les actes un papier timbré k Londres et
vendu fort cher (1 765); l’opposition que souleva cet impôt obli-
gea le ministère de le révoquer l’année suivante. On le rem-
plaça par un impôt sur le verre, sur le papier, sur le thé (1767).
Les colons , alléguant le grand principe de la constitu-
tion anglaise que nul citoyen n’est tenu de se soumettre aux
impôts qui n’ont pas été votés par ses représentants , refusè-
rent de payer ces droits, et quatre-vingt-seize villes formèrent
la convention de Boston , dont les membres s’engagèrent à
n’acheter aucune marchandise anglaise tant qu’il ne serait pas
fait droit k leurs plaintes. Dans la seule année 1769, les ex-
portations anglaises pour l’Amérique diminuèrent de plus
de 15 millions. Lord North, ministre d’Angleterre, voyant le
commerce baisser, proposa la révocation des nouvelles taxes,
excepté de l’impôt sur le thé. Cette demi-concession ne satis-
fit personne : les habitants de Boston jetèrent k la mer trois
cargaisons de tfié venues de Londres, et le ministre frappa la
ville d’interdit (1774). Un Congrès général des colonies s’ou-
vrit alors k Philadelphie; on adressa une requête au roi qui
fut inutile ; et, comme l’avait prévu William Pitt, qui voulait
k la fois la liberté américaine et l'intégrité de l’empire britan-
nique, la guerre éclata.
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FONDATION DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE. 495
.. Snerre tf’Amérltiae (1 VTft-lVSS).
Sur le continent américain, la guerre se fit sur trois points :
dans le nord-est aux environs des importantes places de Bos-
ton, de New-York et de Philadelphie; dans le nord-ouest,
vers le Canada , que les Américains essayèrent d’attirer dans
leur mouvement, et d’où les Anglais partirent pour prendre à
revers les colonies, qu’ils menaçaient de front du côté de
l’Atlantique; enfin dans le sud, autour de 'Charles-Town ,
dans la Caroline méridionale, où les Anglais, avec leur flotte,
avaient toute facilité de porter la guerre, ce qui -obligeait les
Américains à diviser leurs forces et à faire parcourir à leurs
troupes d’énormes distances. Quand la France prit part à la
lutte, elle s’étendit à toutes les mers.
L’ouverture des hostilités fut marquée par un succès qui
éleva le cœur des insurgents : les milices américaines batti-
rent, à Lexington, un détachement anglais (1775), et 30 000
hommes assiégèrent le général Gage dans Boston. C’était
une multitude, ce n’était point une armée. Pour l’organiser,
le Congrès nomma généralissime un riche planteur de la Vir-
ginie, qui s’était distingué dans la guerre de Sept ans, contre
les Français du Canada, George Washington. Pendant qu’il
y mettait de la discipline et qu'il en soutenait l’ardeur, les co-
lons de l’ouest envahissaient le Canada et prenaient Montréal ;
mais leur chef, Montgomery, fut tué au siège de Québec.
Carleton les repoussa de cette ville et les chassa de la province.
La prise de Boston, par Washington (17 mars 1776), n’était
pas une compensation suffisante.
Cependant le Congrès de Philadelphie ne craignit point de
rompre irrévocablement avec l’Angleterre en proclamant
l’indépendance des treize colonies, qui se réunirent en ime
confédération, où chaque État conserva toutefois sa liberté
religieuse et politique (4 juillet 1776)*. Dans cette déclaration
se remarquaient les principes suivants, qui semblaient sortir
du sein de la philosophie française : « Tous les hommes ont
été créés égaux; ils ont été doués, par le Créateur, de cer-
tains droits inahcnables ; pour s’assurer la jouissance de ces
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496
CHAPITRE XXVII.
droits, les hommes ont établi parmi eux des gouvernements
dont la juste autorité émane du consentement des gouvernés ;
toutes les fois qu'une forme de gouvernement quelconque
devient destructive des fins pour lesquelles elle a été établie ,
le peuple a le droit de la changer et de l’abolir. »
Le ministère anglais avait acheté aux princes allemands
17 000 mercenaires. Les volontaires américains, sans maga-
sins, sans ressources, ne purent d’abord tenir tête aux vieux
régiments, bien munis et bien payés, qu’on dirigeait contre
eux. Howe prit New-York, Rhode-Island , et fit essuyer à
Washington, près de la rivière Brandywine, un échec qui
découvrit Philadelphie. Le découragement se mit dans l’ar-
mée de Washington ; on vit les rares partisans que conservait
l’Angleterre, les royalistes, s’agiter, et quelques États chan-
celer dans leur fidélité nouvelle pour l’Amérique. Le Congrès
abandonna même Philadelphie, où Howe entra le 11 sep-
tembre, et se retira à Baltimore, dans le Maryland. Mais le
général américain savait conserver, au milieu des plus rudes
épreuves, l’audace tempérée qu’exigeait une pareille guerre.
Dès le 30 octobre, il reprit l’offensive à German-Town, et
s’il ne fut pas vainqueur, il n’éprouva pas non plus de
défaite. Cette constance sauva son pays; car en retenant
ainsi Howe autour de la baie de la Chesapeak, il l’empê-
cha de tendre la main à Burgoyne, qui descendait avec une
belle armée du Canada. Les milices de l’ouest auxquelles
Washington avait joint quelques-unes de ses meilleures
troupes, arrêtèrent Burgoyne à Saratoga, le 19 septembre,
l’enveloppèrent, et l’obligèrent, le 17 octobre, à mettre bas
les armes.
La France avait accueilli avec enthousiasme une révolution
où elle se reconnaissait. Elle recevait dans ses ports les cor-
saires américains , et la Hollande leur vendait des munitions.
Pour déterminer la France à changer cette assistance indi-
recte en alliance, les États-Unis lui envoyèrent tme députation
à la tête de laquelle était l’illustre Franklin, et qui, pendant
son séjour à Paris, fut l’objet d’une ovation perpétuelle. La
jeune noblesse, exaltée par les idées philosophiques et tout
ardente du désir d’effacer la honte de la guerre de Sept ans ,
Diqiti^cc hy CiOOglf
FONDATION DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE. 497
de combattre l’odieuse rivale, demandait à partir en foule
pour l’Amérique. Le marquis de La Fayette, à peine âgé de
vingt ans, quitta sa jeune femme enceinte, et fréta lui-même
un vaisseau qu’il chargea d’armes. Mais le gouvernement re-
doutait une rupture avec l’Angleterre. Turgot avait demandé
qu’on restât neutre , prévoyant bien que l’Angleterre gagne-
rait plus â reconnaître l’indépendance de ses colonies qu’à
les tenir frémissantes sous le joug. De Vergenues, d’accord
avec le cabinet de Madrid, se contenta d’envoyer d’abord des
secours indirects : il avança secrètement à Beaumarchais l’ar-
gent nécessaire pour qu’il expédiât aux colons les armes et les
munitions qui leur manquaient.
La défaite de Saratoga décida Louis XVI à céder aux in-
stances de Franklin et de ses ministres. Le 6 février 1778, il
signa avec les États-Unis un traité de commerce, corroboré
d’une alliance offensive et défensive , si l’Angleterre déclarait
la guerre à la France. L’ambassadeur anglais fut aussitôt
rappelé.
Lord North, pour conjurer le péril, offrit aux colonies, par
le bill conciliatoire, plus qu’ elles n’avaient demandé au début
de la guerre; il était trop tard. Les Américains rejetèrent
toute concession qui n’allait pas jusqu’à la reconnaissance de
leur indépendance, et la guerre continua.
La France, heureusement, avait passé par les mains de
Ghoiseul, qui avait relevé sa marine. Une flotte de 12 vais-
seaux et de 4 frégates partit de Toulon pour l’Amérique (1778)
sous le comte d’Estaing; une autre se forma à Brest pour
combattre dans les mers d’Europe; enfin une armée se pré-
para à faire une descente en Angleterre. Le combat de la
frégate la Belle-Poule, qui démâta une frégate anglaise, ouvrit
glorieusement les hostilités; et le comte d’OrvilIicrs, sorti de
Brest avec 32 vaisseaux, tint la fortune indécise, dans la
bataille d’Ouessant, contre l’amiral Keppel (27 juillet). L’An-
gleterre fut effrayée de voir la France reparaître sur mer à
armes égales, et traduisit son amiral devant un conseil de
guerre. N’avoir pas saisi la victoire, c’était pour elle avoir été
vaincu.
En Amérique, Clinton, menacé d’être enveloppé dans Phi-
••
R
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CHAPITRE XXVII.
498
ladelphie par l’armée de Washington, et par la flotte française
du comte d’Estaing, sq replia sur New-York, où il ne rentra
qu’après uu échec essuyé à Monmouth. Pour diviser les forces
qui le poursuivaient, il envoya le colonel Campbell dans la
Géorgie, et la guerre s’étendit alors aux colonies du sud. Elle
atteignit les Antilles; le marquis de Bouillé y prit la Domi-
nique, mais les Anglais s’emparèrent de Sainte-Lucie que
d’Estaing ne put recouvrer. Aux Indes , nous perdîmes Pon-
dichéry.
On recueillit alors les fruits de la pohtique du duc de
Ghoiseul, qui avait renoué l’alliance de la France avec l’Es-
pagne. Cette puissance ofirit sa médiation, que l’Angleterre
rejeta. Poussée par le comte de Vergennes qui lui montrait
Gibraltar, Minorque et les Florides à reconquérir, elle déclara
la guerre ù l’Angleterre et réunit sa marine 'à celle de la
France (1779). Le comte d’Orvilliers, avec 66 vaisseaux de
ligne, cingla sur Plyinoulh; une tempête qui dispersa sa flotte
épargna à l’Angleterre quelque désastre La France se con-
sola d’avoir perdu le fruit de ce grand armement par la prise
d^la Grenade, que d’Estaing, après une victoire sur l’amiral
Byron, enleva, en sautant le premier dans les retranchements
ennemis.
Cet événement eut à Paris un retentissement considérable.
L’amiral Rodney s’y trouvait alors, retenu pour des dettes
qu’il ne pouvait solder. Un jour qu’U dînait chez le maréchal
de Biron, il traita avec dédain les succès des marins français,
disant que, s’il était libre, il en aurait bientôt raison. Le ma-
réchal paya aussitôt ses dettes : « Partez, monsieur, lui dit-il;
allez essayer de reinphr vos promesses; les Français ne veu-
lent pas se prévaloir des obstacles qui vous empêchent de les
accomphr. >
Cette générosité chevaleresque nous coûta cher; Rodney
fallût tenir parole. Il battit une flotte espagnole, ravitailla
Gibraltar, qu’une armée franco-espagnole assiégeait, et alla
aux Antilles, livrer, l’année suivante (1780), trois combats au
comte de Guichen. Mais le comte retint la victoire indécise et
enleva, à son retour en Europe, un convoi anglais de 60 bâti-
ments, avec im butin de 50 millions.
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FONDATION DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE. 499
-, L’année 1780 fut favorable aux armes anglaises. La diver-
sion tentée par Clinton, dans le sud, avait réussi, la Géorgie
était occupée. Ce succès l’enhardit à tenter une autre entre-
prise. Il voyait les Américains, déjà, lassés de la guerre, se
' reposer sur la France et l’Espagne du soin de les sauver, et
Washington réduit à l’inaction par la misère de son armée. Il
quitta New-York avec une partie de ses forces, emporta
Gharles-Town , dans la Caroline du sud, où il fit 5000 Amé-
ricains prisonniers, et y laissa Cornwallis, qui battit tous ceux
que le Congrès chargea de recouvrer «ette province.
Un échec du comte d’Estaing devant Savannah, dont il
voulut s’emparer avant que la brèche fût ouverte, comprenait
un moment la cause américaine. Mais une vaste coalition se
formait contre le despotisme maritime de l’Angleterre. Pour
empêcher la France et l’Espagne de recevoir des régions du
nord les munitions navales nécessaires à leurs arsenaux, les
Anglais arrêtaient et visitaient les bâtiments neutres. De là
mille vexations, des abus et la ruine du commerce des neu-
tres. Catherine II, la première, proclama (août 1780) la fran-
chise des pavillons, à la condition qu’ils ne couvriraient pas
la contrebande de guerre, poudre, boulets, canons, etc.; et
pour soutenir ce principe, elle proposa un plan de neutralité
armée qui fut successivement accepté par la Suède et le Da-
nemark, la Prusse et l’Autriche, le Portugal, les Deux-Siciles
et la Hollande *. L’Angleterre déclara aussitôt la guerre à la
Hollande, la plus faible et la plus vulnérable des puissances
neutres. Rodney se jeta sur Saint-Eustache, une de ses co-
lonies, où il fit une prise de 16 millions, que le brave
Lamothe-Piquet ravit en vue des cotes d’Angleterre.
L’Angleterre plia sous le faix. La France ayant envoyé aux
Américains une armée sous Rochambeau et de l’argent, les
alliés eurent une suite de victoires (1781). Les Espagnols
1. La ligue se proposait de défendre les principes dont la France a obtenu
la reconnaissance par l’Angleterre (1854) ; le pavillon couvre la marchandise,
par conséquent liberté absolue du commerce des neutres, excepté pour la
conlrehande de guerre qui servirait à l’enficmi ; le neutre peut aller partout,
excepté dans les ports bloqués par une force effective; le neutre doit subir la
visite, s’il n’est pas convoyé par un bâtiment de guerre; mais le visiteur doit
se leniri portée de canon, et n'envoyer qu’un canot monté par trois hommes.
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500
CHAPITRE XXVII.
prirent Pensacola, dans la Floride, et le comte de Grasse
désola les Antilles anglaises. < Il a six pieds, disaient de lui
nos marins, et six pieds un pouce les jours de bataille. » Ses
victoires contribuèrent à celles que Washington, Rocham-
beau et La Fayette remportèrent sur le continent américain.
Le 11 octobre 1781, ils forcèrent le général Gornwallis à capi-
tuler dans York-Town, avec 7000 hommes, 6 vaisseaux de
guerre et 50 bâtiments marchands. C’était la seconde armée
anglaise qui, dans cette guerre, était faite prisonnière. Ce fait
d’armes fut décisif pour l’indépendance américaine. Les An-
glais, qui occupaient encore New-York, Savannah, Charles-
tow'n, ne firent plus que s’y défendre. En même temps le
marquis de Rouillé leur enlevait Saint-Eustache ; le duc de
Grillon, Minorque ; et Suffren, un de nos plus grands hommes
de mer, envoyé aux Indes orientales pour sauver les colonies
hollandaises, y gagnait quatre victoires navales (février- sep-
tembre 1782). Déjà il formait, avec Haïder-Ali, sultan de
Mysore, de vastes plans pour la destruction de la domination
anglaise sur ce continent, quand la paix vint l’arrêter.
Dans les Antilles, les Anglais ne conservaient d’autre ville
importante que la Jamaïque ; de Grasse voulut la leur enlever
en 1782; mais attaqué par des forces supérieures, sous Rod-
ney, il fut battu et pris : à son bord il n’y avait que trois
hommes qui ne fussent point blessés. Cette bataille des
Saintes, qui fut sans résultats fâcheux, eut une grande im-
portance dans l’opinion. On oublia que c’était la première,
dans cette guerre, que nous perdions.
L’habile défense de Gibraltar» contre les forces réunies de
la France et de l’Espagne, fut un autre échec. Ce siège avait
soulevé une attente universelle. Un frère de Louis XVI,
le comte d’Artois, avait obtenu du roi la permission de s’y
rendre. 20 000 hommes et 40 vaisseaux bloquaient la place.
200 bouches à feu, du côté de la terre, et 10 batteries flot-
tantes, ouvrirent, le 13 septembre, un feu épouvantable
contre ce rocher que défendaient sa redoutable position et le
courage du gouverneur anglais ElliotL La place attaquée,
4 . Cc8 batleries, inventées par le colonel d’Arçon, étaient formées par des
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FONDATION DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE. ï.01
comme nulle autre ne l’avait encore été, se trouva bientôt aux
abois. Elle avait vainement lancé 600 boulets rouges contre
les batteries flottantes, lorsqu’un de ces derniers projectiles
entra sans qu’on s’en aperçut dans le bordage de la Tailla Pe-
(Ira, où toutes les précautions recommandées par l’inventeur
n’avaient pas été prises. Il y chemina silencieusement, arriva
aux poudres et la fit sauter. L’incendie gagna les deux batte-
ries voisines, et les Espagnols, sous prétexte d’empêcher les
Anglais de s’emparer des autres, y mirent le feu. 12 000 hom-
mes périrent à ce siège, et Gibraltar resta aux Anglais.
Cependant l’Angleterre avait perdu son renom d’invincible
sur les mers, prodigieusement souffert dans son commerce,
accru sa dette de 2 milliards et demi. Lord North, chef du
parti de la guerre, quitta le ministère et fut remplacé par les
whigs (1782), qui firent porter au cabinet de Versailles des
propositions de paix. La France, de son côté, avait dépensé
1400 millions; au moins avait-elle obtenu un grand et noble
résultat : l’indépendance des États-Unis. La paix fut signée
le 3 septembre 1783. Elle était honorable pour la France,
qui faisait effacer le honteux article du traité d’Utrecht, re-
latif à Dunkerque ; obtenait pour l’Espagne Minorque, pour
elle-même, Chandernago'r, Pondichéry, Karikal, Mahé et
Surate, aux Indes; Tabago et Sainte-Lucie, aux Antilles; les
ilôts de Saint-Pierre et de Miquelon, avec le droit de pêche à
Terre-Neuve; enfin, Gorée et le Sénégal, en Afrique. Cette
guerre, le dernier triomphe de l’ancienne monarchie, porte
avec elle un enseignement : c’est que la France pourra, quand
elle le voudra sérieusement, dans une lutte seul à seul avec
l’Angleterre, disputer l’empire de la mer ou plutôt en assurer
la liberté.
La paix ne termina pas les travaux de Washington; il eut
à apaiser les murmures de ses soldats, qui se crurent oubliés
vaisseaux rasés, recouverts d’un triple toit h l’épreuve de la bombe et garais
d’un bordage épais. Une humidité sumsanlc constamment entretenue préve-
nait le danger des projectiles incendiaires. Mais le prince de Nassau négligea,
sur la Tailla Pcdra, les précautions recommandées par d’Arçon. L’idée du
colonel d’Arçon a été reprise de nos jours et avec succès ; seulement le déve-'
loppement de notre industrie a permis de substituer le fer au bois, c’est-à-
dirc de rendre ces terribles machines invulnérables.
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502
CHAPITRE XXVII.
du moment qu’ils n’étaient plus utiles. Leur sort réglé, il
donna sa démission, et simple particulier sur les bords du
Potomac, à l’ombre de sa vigne et de son figuier, il vécut
tranquille dans sa maison de Mount-Vernon, en Virginie,
avec la gloire d’avoir fondé l’indépendance de sa patrie, et
avec le nom le plus pur des temps modernes.
L’Angleterre perdait par l’affranchissement des États-Unis
uue grande partie de ses colonies d’Amérique; mais elle con-
servait la Nouvelle-Bretagne et les Antilles; elle avait des
possessions en Afrique : plusieurs forts ou comptoirs sur
la Gambie, la colonie de Sierra-Leone, le cap Corse sur la
côte d’Or, l’ile de Sainte-Hélène; elle s’ouvrait im monde
nouveau dans l’océan Pacifique, où elle établit à Botany-Bay
un lieu de déportation, et où elle fonda Sidney en 1788;
elle continuait de s’agrandir aux Indes, où Tippou-Saib, roi
de Mysore, lui résistait en vain; de sorte que, malgré ses
défaites, elle restait la première puissance maritime et colo-
niale do monde.
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DESTRUCTION DE LA POLOGNE.
503
CHAPITRE XXVIII.
DESTRUCTIOIV DE LA POLOGIVE5 ABAISSEMENT
DES TURCSî grandeur DE LA RUSSIE.
La Russie de Pierre le Grand à Catherine II. — Catherine II (I762-179G)'
premier partage de la Pologne (1772).— Traités de Kaïnardji (1774) et
de Jassy (1792). — Second et troisième partage de la Pologne (1793)
I«« Bassic de Pierre le Crand à Catherine II.
Tandis qu’un peuple nouveau naissait sur l’autre rive dé
l’Atlantique, un peuple ancien mourait dans la vieille Eu-
rope, sous l’étreinte d’une puissance qui n’avait pris rang que
depuis quelques années parmi les grands États.
Le vrai successeur de Pierre le Grand fut Catherine II.
.Marquons cependant la succession des princes russes. La
femme du fondateur de l’empire, Catherine I", gouverna
après lui durant deux ans, dirigée par MenschikofF, qui con-
tinua l’œuvre du maître auquel il devait tout. Sous Pierre II
fils du malheureux czarewitz Alexis, l’influence du ministre
panit encore s’accroître. Mais un jeune favori, Ivan Dolgo-
rouki, d’une famille qui prétendait descendre de Rurik, cap-
tiva l’esprit du czar, et le vieux ministre renversé fut relégué
en Sibérie. Pierre II étant mort prématurément à quinze an.s
(1730), les Dolgorouki et les Galitzin donnèrent l’empire à
une nièce de Pierre le Grand, Anne de Courlande, en lui im-
posant des conditions qui eussent détruit, si elles avaient élé
observées, l’œuvre de Pierre le Grand au profit de l’aristo-
cratie. Ce fut la première tentative faite par la noblesse pour
ressaisir le pouvoir. La seconde a été la grande conspiration
de 1825; mais, dans l’intervalle, les nobles ont égorgé troi.s
empereurs ; Ivan VI, Pierre III et Paul I".
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504
CHAPITRE XXVIII,
ÂDue n’eut pas grand’peiue à s’affrancliir des entraves
mises à son pouvoir. Les Qalitzin furent bannis , les Dolgo-
rouki envoyés en Sibérie, et tout plia sous le favori Biren,
fils d’im paysan courlandais, qui fit périr dans les supplices
tous ceux qui lui portaient ombrage. La Sibérie ne protégea
même pas les princes ûolgorouki contre sa haine. Quatre
d’entre eux furent écartelés, d’autres décapités; 12 000 de
leurs partisans périrent dans les suppbces; 20000 furent
exilés. En 1739, Anne fit élire son favori duc de Courlande,
malgré la résistance de la noblesse de cette province, qui
avait quelques années auparavant refusé de le reconnaître
pour simple gentilhomme. Ce règne ne manqua pourtant
point d’un certain éclat. Anne, à l’exemple de Pierre
s’entoura d’étrangers dont plusieurs montrèrent des talents.
La Russie intervint avec succès dans la guerre de la succes-
sion de Pologne, et fit reconnaître Auguste III, malgré les
droits de Stanislas Leczinski, l’élu de la nation, qu’en 1734,
une armée russe assiégea dans Dantzig. « Jamais, dans cette
guerre, dit un contemporain, 300 Russes ne se détournèrent
pour éviter 3000 Polonais. » La Porte , qui avait souffert
l’oppression des Polonais, expia cette faute. L’Irlandais
Lascy entra dans Azoff; l’Allemand Munnich força, en 1736,
les lignes de Pérécop et parcourut la Grimée, mais sans pou-
voir la garder. L’année suivante, après l’alliance conclue avec
les Autrichiens, il emporta d’assaut Otchakof, le boulevard de
l’empire ottoman sur le Dniéper; en 1739, il prit Ghoczim,
sur le Dniester, franchit le Pruth, qui avait été si fatal à Pierre
le Grand en 1711, et entra dans Jassy. Il voulait aller plus
loin, franchir le Danube, les Balkans. Il comptait sur un sou-
lèvement des Grecs, il ne doutait pas d’emporter avec eux
Gonstantinople. Mais les revers essuyés par les Autrichiens
(perte d’Orsova, 1730, défaite de Krotzka près de Belgrade,
1739) obligèrent la Russie à rendre, lors de la paix de Bel-
grade, toutes ces conquêtes (1739). Munnich est resté célèbre,
comme Souwarow, par une énergie quelquefois sauvage. De-
vant Otchakof, ime colonne refusait d’avancer, effrayée parle
feu terrible de l’ennemi : Munnich fit pointer le canon der-
rière elle. Voyant ses soldats feindre des maladies pour rester
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DESTRUCTION DE LA POLOGNE. 505
en arrière, il publia dans son armée une défense d’être ma-
lade, sous peine d’être enterré vif. Le lendemain, trois soldats
subirent ce supplice sur le front du camp.
Anne avait désigné pour lui succéder son neveu, Ivan VI,
encore au berceau, et fils de sa sœur, la duchesse de Bruns-
wick. Biren devait être régent. La duchesse gagna Munnich,
et au bout d’un mois de règne, Biren fut envoyé en Sibérie.
La vanité nationale s’irrita de voir des étrangers disposer
ainsi de la couronne et du pouvoir. Élisabeth, seconde fille de
Pierre le Grand, avec 105 grenadiers du régiment des gardes
Préobrajenski, conduits par l’Allemand Lestocq, se rendit au
palais (1741), s’en empara, relégua la duchesse Anne dans une
prison et y jeta Ivan VI, qui au bout de 22 années fut égorgé
par ses gardiens.
Une réaction terrible éclata contre les étrangers : Biren fut
rappelé de Sibérie ; mais Munnich prit sa place, et y resta
20 ans. Beaucoup d’autres eurent le même sort, quelques-
uns, plus heureux, échappèrent, tels que Keith, Lascy,
Lowendall, le mathématicien Euler, qui noirent leurs talents
au service de gouvernements moins barbares. D’ailleurs, il
n’y eut qu’un changement d’hommes; car le favoritisme
subsista. Au lieu de l’Allemand Munnich, on eut le Busse
Bestucheff. Le règne d’Élisabeth (1741-1762) fut, en somme,
funeste. A l’intérieur, elle laissa dépérir les établissements de
Pierre le Grand. Elle abolit la peine de mort, mais elle la
remplaça par la déportation en Sibérie, ce qui était pire, car
on ne pouvait déjà plus faire tomber les têtes comme Pierre
le Grand, mais on pouvait transporter des peuples entiers
4lans ce* tombeau glacé où elle jeta, dit-on, 80 000 individus.
Au dehors, elle conquit la Finlande, que la médiation de
l’Angleterre l’empêcha de garder tout entière (1743); et, pour
des motifs frivoles, elle fit une guerre aussi acharnée qu’im-
politique à Frédéric IL Sa mort sauva la Prusse d’une ruine
presque inévitable.
Pierre III, qui lui succéda, était fils d’un duc de Holstein-
Gottorp et d’une fille aînée de Pierre le Grand ; c’est l’aïeul
du czar actuel. Pierre III avait pour le héros prussien une
admiration aussi déraisonnable que la haine d’Élisabeth. Il
TEMPS MODERHXS. 29
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506
CHAPITRE* XXVIIl.
se déclara l’allié de Frédéric, et mit les troupes russes à sa
disposition. Mais ce prince incapable ne régna guère : au
moment où il allait punir les désordres de sa femme, celle-ci
le prévint, le détrôna et le fît étrangler. Elle prit le nom de
Catherine II.
Trois peuples faisaient obstacle à la Russie, et lui barraient
l’Occident : la Pologne, la Suède et la Turquie. Catherine II
prendra la première, Alexandre P'' la moitié de la seconde,
Nicolas voudra prendre la troisième tout entière, et ce ne sera
qu’ù cette dernière tèntative que l’Europe, enfin éclairée, se
lèvera pour arrêter ce torrent d’hommes et de barbares.
Comment ce peuple, né d’hier, put-il ainsi prévaloir contre
ses glorieux voisins? Ce fut moins par sa force, quoiqu’elle
fût grande, que par leur faiblesse.
La Suède, trop pauvre pour faire seule la guerre devenue
si coûteuse, trop mal peuplée pour tenir tête, comme autre-
fois, avec ses petites armées, aux multitudes qu'on a pris,
depuis Louis XIV l’habitude de mettre sur pied, venait de
dépenser avec Charles XIII, jusqu’à son dernier soldat et son
dernier écu. Il lui fallait du temps et du repos pour se remettre.
En attendant, la Russiey achète un parti, et, jusqu’à Gustave III,
la tiendra, par ses intrigues et son or, dans sa dépendance.
Les Turcs avaient de bonnes frontières et de belles pro-
vinces. Mais ils avaient perdu leur élan guerrier. Après un
siècle de courses furieuses et de victoires à travers l’Europe
et l’Asie, ce peuple, né sous la tente et mal préparé pour la
richesse et la domination, était retombé dans l’apathie orien-
tale, où sa doctrine religieuse de la fatalité devait inévitable-
ment le conduire : l’excès de repos et de mollesse après
l’excès d’activité et d’ambition. Les sultans, qui passaient de'
la prison sur le trône, n’y portaient nulle connaissance des
choses et des hommes, et leurs ministres étaient comme eux.
La vénalité corrompait tout : l’ordre civil et l’ordre militaire.
Pendant que le monde marchait autour d’eux, les Turcs
s’étaient arrêtés, et leur organisation militaire, supérieure,
au quinzième siècle à celle des Européens, n’ayant pas été
améliorée, était devenue très-inférieure. Les janissaires n’é-
taient plus une force contre le dehors, et, au dedans, ils étaien
un danger continuel par leur esprit turbulent. Enfin leur
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DESTRUCTION DE LA POLOGNE. 507
mépris pour les chrétiens les avait empêchés de se mêler avec
eux, de sorte qu’ils étaient moins un grand peuple qu’une
armée d’occupation campée au nord du Bosphore, tandis que
les vaincus, que leur tolérance, faut-il le dire, avait laissé
vivre en corps de nation, formaient en face d’eux une masse
de populations deux ou trois fois plus nombreuses, qui ou-
vrait l’oreille et donnait la main à toutes les intrigues étran-
gères. Ainsi en Turquie, superposition violente du petit
nombre au plus grand ; et ces msûtres, que tant de périls en-
tourent, passent deux siècles à perdre leurs qualités, à
augmenter leurs vices, par conséquent à diminuer leur force.
Y a-tr-il à s’étonner que le souvenir de Mahomet II et de
Soliman n’eût plus rien d’effrayant pour l’Europe ?
En Turquie, cependant, il y avait un centre, une autorité;
c’est ce qui l’a fait durer. En Pologne, il n’y en avait point.
Plaine immense, sans frontières naturelles, la Pologne était un
État, géographiquement, mal fait; de plus, et surtout, c’était
un État mal organisé qui marchait à rebours de l’Europe et de
la civilisation. Une lutte héroïque, trois ou quatre fois sécu-
laire, contre les Mongols, les Russes et les Ottomans, y avait
formé une noblesse très-brillante, très-batailleuse, mais pas
de bourgeoisie, point de peuple. Le paysan était serf. Cent
mille nobles s’estimaient tous égaux et prétendaient aux mêmes
droits. Dans la diète générale, l’opposition d’un seul député
arrêtait tout {liberum mto)^ et si la diète unanime avait voté
une mesure que quelques nobles n’approuvaient pas, ils se
confédéraient pour la combattre, et ces insurrections à main
armée étaient légales. Un Polonais n’obéissait qu’à la loi qu’il
avait approuvée. En théorie, c’était beau ; en pratique détes-
table : il en résultait l’anarchie en permanence. Ûs avaient
pris pour la royauté, depuis 1572, le système électif, sorte de
gouvernement qui serait le meilleur, s’il n’était le plus diffi-
cile, et qui ne peut être bon que pour une nation très-avancée
et bien assise, que son éducation politique et sociale a rendue
capable de le pratiquer. En Pologne, ce régime n’engendrait
que faiblesse et confusion, et ouvrait la porte à toutes les
intrigues de l’étranger. En outre, cette royauté élective, ils
l’avaient réduite à rien, ne lui laissant ni la loi à faire , ni
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508 ' CHAPITRE XXVIII.
l’armée à commander, ni la justice à rendre, alors que l’Eu-
rope entière accordait à ses rois le pouvoir absolu, c’est-à-dire
concentrait dans une seule main toutes les forces nationales.
Gustave -Adolphe, Turenne, Frédéric II renouvelaient l’art
de la guerre : ils restaient une chevalerie magnifique, sans
forteresse, ni artillerie, ni génie. Les haines religieuses s’a-
paisaient : ils reprenaient en plein dix-huitième siècle, contre
les dissidents luthériens ou grecs, les lois des plus mauvais
jours de l'intolérance, et des contemporains de Voltaire' mon-
traient toutes les fureurs de la Ligue. Il en coûte d’avoir des
paroles sévères contre cette grande infortune. U faut pourtant
bien qu’on sache, pour la leçon des peuples, que si la Pologne
a péri, c’est qu’elle n’a pas voulu se sauver en guérissant
elle-même ses maux. Mais ses ennemis ont mis à la tuer
tant de duplicité et de violence, et, pour leur résister, elle
a, dans ses derniers jours et depuis, montré un si héroïque
courage, qu’elle a justement gagné, en mourant, un renom
immortel.
Catherine II (f fSS-f premier partage de la IPolagne
Catherine II était Allemande, princesse d’Anhaltt-Zerbst;
elle s’attacha, dans les commencements, à faire oublier son
origine. Elle flatta l’orgueil moscovite en affectant de respecter
les habitudes de ses sujets, et se servit des étrangers, mais
sans se laisser dominer par eux. Elle joignit à des vices mons-
trueux beaucoup d’activité, de vigueur et de pénétration.
Elle acheva la création de Pierre le Grand, et fît de l’empire
russe une puissance du premier ordre.
D’abord elle rétablit Biren dans le duché de Courlande ;
puis, après la mort d’Auguste III, elle proposa pour roi de
Pologne une de ses créatures, Stanislas Poniatowski. Malgré
l’opposition des patriotes, ayant à leur tête l’intrépide Mokra-
nowski, qui refusèrent de délibérer sous la pression des baïon-
nettes russes, le candidat russe fut proclamé sous le nom de
Stanislas-Auguste (7 septembre 1764).
La Pologne, colosse vermoulu et sans base, puisqu’elle
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DESTRUCTION DE LA POLOGNE.
509
n’avait pas de peuple ; sans tête, puisque, à vrai dire, elle n’a-
vait pas de roi, ne pouvait être sauvée que par une réforme
énergique ; mais cette réforme, ni la Russie ni la Prusse ne
voulurent la laisser s’accomplir. Frédéric H, qui n’avait de
scrupule d’aucune sorte, roulait depuis longtemps dans sa tête
le plan d’un démembrement de la Pologne qüi lui donnerait
le territoire placé entre ses provinces de Prusse et de Pomé-
ranie. De bonne heure, il sonda la czarine sur ce projet, mais
Catherine feignit de ne pas comprendre, se réservant déjà la
Pologne pour elle seule. Ils s’entendirent pourtant sur un
point : la conservation de l’anarchie dans ce malheureux
État, et, avant l’élection de Poniatowski, conclurent un traité
d’alliance où le niaintien de la constitution polonaise était
stipulé.
Il ne fut pas difficile de pousser les Polonais à de dange-
reuses résolutions : l’affaire des dissidents servit de prétexte.
Catherine déclara qu’elle les prenait sous sa protection , et
obligea la diète à retirer les lois édictées contre eux. Les
évêques protestent. L’ambassadeur russe à Varsovie en fait
arrêter deux qu’il envoie en Sibérie. Rome s’indigne; Per-
ney applaudit; Frédéric II attend. U n’attendit pas long-
temps. Les catholiques forment la confédération de Bar
(l*' mars 1768), qui prend pour étendard une bannière de la
Vierge et de l’enfant Jésus. La croix latine marche contre la
croix grecque ; les paysans égorgent leurs seigneurs ; la Po-
logne nage dans le sang. Les Prussiens entrent dans ses pro-
vinces de l’ouest, les Autrichiens dans le comté de Zips ; les
Russes sont partout.
L’Angleterre, inquiète déjà des dispositions de ses colonies
d’Amérique, se tenait à l’écart des affaires continentales. En
France, Choiseul cherchait et ne trouvait pas un moyen de
sauver la Pologne. Le duc d’Aiguillon, son successeur, était
résolu d’avance à l’abandonner. Cependant on agissait à Con-
stantinople, et le sultan, poussé par M. de Vergennes, ambas-
sadeur de France, déclara la guerre à la Russie, à la suited’une
violation de son territoire par les Cosaques Zaporogues, qui
avaient poursuivi jusque sur les terres ottomanes quelques-
ims des confédérés de Bar (1768). Mais les armées de Cathe-
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510
CHAPITRE XXVm.
rine eurent partout l’avantage : à Ghoczim et k Âzof, en
1769; près d’Ismaïl, à Bender, en 1770 ; la Moldavie, la Va-
lachie furent occupées, et une flotte russe, conduite par des
officiers anglais, incendia la flotte ottomane dans la baie de
Tchesmé, au sud-ouest de Smyme(1770). Toute l’EJurope
applaudit à ce coup. Il fallait, disait-on, chasser les barbares
de l’Europe, et on voyait avec joie les Russes se charger
de l’exécution. Un seul homme, Montesquieu, jugeait l’em-
pire des Ottomans nécessaire à l’équilibre européen. Mais
l’Autriche, inquiète des progrès de Catherine II sur le bas
Danube, signa un traité secret avec la Porte. Frédéric aussi
s’effrayait. Il ramena, malgré elle, Catherine II aux affaires
de Pologne, en laissant entrevoir Tunion menaçante de la
Prusse et de l’Autriche. Son frère Henri alla à Moscou dé-
cider l’impératrice.
La spoliation ne s’accomplit pas sans lutte. Mais les défen-
seurs de la Pologne, Paulawski,le Français Dumouriez, que
le duc de Choiseul y avait envoyé, Oginski, grand général de
Lithuanie, ne purent par leur courage suppléer au nombre.
Les Turcs mêmes les abandonnèrent en signant un armistice
avec la Russie (1772). Une poignée d’officiers et de soldats
français, sous le brave Choisy, résista héroïquement dans
Cracovie, et y soutint un long siège. Le roi Stanislas-Au-
guste, comme s’il ne se fût agi ni de lui ni de son pays, lais-
sait faire, et restait à Varsovie au milieu des Russes. Pour en
finir, les trois cours déclarèrent que ceux qui prendraient les
armes en Pologne seraient traités comme brigands et incen-
diaires ; et, le 5 août, fut conclu, entre elles, à Pétersbourg,
. le traité de partage que le 26 septembre, leurs ambassadeurs
notifièrent au roi et à la république de Pologne. L’impéra-
trice-reine Marie-Thérèse, l’impératrice de toutes les Rus-
sies Catherine II et le roi de Prusse Frédéric H, voulant,
' disaient-ils, arrêter l’effusion du sang en Pologne et y réta-
blir la tranquillité, ont résolu de faire valoir leurs droits sur
plusieurs provinces polonaises. En conséquence, les trois
puissances demandaient la convocation de la diète afin de
régler avec elle les nouvelles limites de la république. La
diète fut tenue, en effet, à Varsovie, le 19 avril 1773, et le
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DESTRUCTION DE LA POLOGNE.
51]
traité y fut accepté : la Russie obtint tout le pays situé à l’est
de la Dwina, c’est-à-dire la Livonie polonaise, tout le pala-
tinat de Mycislam, les extrémités de celui de Minsk et une
partie de ceux de Witepsk et de Polotsk; l’Autriche se ré-
serva la Gallicie et la Lodomérie, avec les riches salines de
Wielicza et de Sambar; la Prusse acquit la Pologne prus-
sienne, sauf Dantzig et Thorn, avec la Grande Pologne jus-
au’à la Netz, ce qui réunissait la province de Prusse à ses
Etats allemands, et mettait dans sa dépendance la plus
grande partie du commerce de la Pologne. Ces provinces
avaient été occupées même avant la fin de l’année 1772. Les
trois paissances garantirent d’ailleurs solennellement à la
Pologne le reste de ses possessions.
La même année 1773, où s’accomplissait cette grande ini-
quité, un aventurier nommé Pugatscheff, d’abord soldat,
puis déserteur, enfin bandit, se fit passer chez les Cosaques,
ses compatriotes, pour Pierre III, échappé à ses assassins. Il
rassembla une armée nombreuse, fit de rapides progrès,
grâce à une guerre contre les Turcs qui avait dégarni de
troupes le sud-est de la Russie, jeta la terreur dans Mos-
cou, qu’il aurait dû attaquer, au lieu de perdre son temps au
siège d’Orenbourg, et, repoussé par le prince Galitzin, alla
prendre et saccager Kasan. Mais il s’était aliéné l’esprit des
populations en ravageant tout sur son passage; aussi son
parti diminua-t-il peu à peu ; il fut enfin livré, par un de ses
complices, moyennant 100 000 roubles, amené à Moscou
dans une cage de fer et décapité, avec cinq de ses partisans,
en 1775.
Traités de HjilnardJt (€994) et de (€999).
Les hostilités, momentanément interrompues avec la Tur-
quie en 1772, avaient recommencé en 1773. La guerre,
d’abord favoraWe aux Turcs qui firent deux fois lever le
siège de Silistrie, tourna encore à l’avantage de laRussie. Le
général Romanzoff battit le grand vizir près Kainardji, en
Bulgarie, à 70 kilomètres dans le sud de Silistrie, et obtint,
le 10 juillet 1774, le traité du même nom, par lequel la Tur-
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512
CHAPITRE XXVm.
quie reconnut l’indépendance des Tartares de la Grimée et du
Kouban, qui ne tardèrent pas à subir l’influence moscovite,
accorda aux Russes la libre navigation de la mer Noire, et
leur céda Kinbum, à l’embouchure du Dniéper, lénikalé,
Kertch, Azof, Taganrog, avec la langue de terre comprise
entre le Dniéper et le Bog, plus, une indemnité de guerre de
35 millions; une amnistie fut imposée pour les Grecs qui
s’étaient soulevés en faveur des Russes, et un droit de protec-
torat accordé aux czars sur la Moldo-Valachie. Il ne fut rien
stipulé pour la Pologne, cause occasionnelle de la guerre. Ce
silence même était une ratification de l’iniquité de 1772.
L’année suivante (1775), Catherine mit fin, en la subju-
guant, à la redoutable république des Cosaques Zaporogues
qui formaient dans l’empire un État à part, vivaient de bri-
gandages et arrêtaient l’affermissement de la domination
russe au nord de l’Euxin.
Le partage de la Pologne n’avait fait que mettre en goût
les cours spoliatrices. En 1777, l’Autriche voulut prendre la
Bavière. Cette fois, la Russie s’y opposa; et par le traité de
Teschen (1779), dont elle fut, avec la France, médiatrice, par
le droit qu’elle obtint d’en garantir la stipulation, elle s’ouvrit
l’Allemagne; deux ans plus tard, afin d'y mieux nouer ses
intrigues, elle établit des ministres résidant auprès des pe-
tites cours allemandes. Mais ce qu’elle interdisait à l’Au-
triche, elle se le promettait sur une plus vaste échelle. Les
Turcs étaient en décadence, pourquoi n’auraient-ils pas le sort
des Polonais. Dès l’année 1777, Catherine, au mépris du
traité de Kaïnardji, fit entrer des troupes en Grimée, dont le
khan lui vendit sa souveraineté moyennant une pension
qu’on ne lui paya pas. En 1783, elle en prit possession, et
Potemkin y commença, en 1786, Sébastopol; elle s’empara
aussi du pays du Kouban, et fit accepter son protectorat au
roi de Géorgie, Héraclius. La domination russe franchissait le
Caucase. La czarine portait ses vues plus loin encore. Elle
donna au second de ses petits-fils le nom de Constantin ; elle
fit frapper une- médaille avec son buste, et au revers Constan-
tinople et les sept tours écrasées par la foudre, et annonça
fastueusement ses projets par im voyage triomphal en Tau-
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DESTRUCTION DE LA POLOGNE.
513
ride (1787), durant lequel elle s’entendit avec Joseph II pour
le partage de l’empire turc. A Kherson, un arc de triomphe
portait une inscription grecque, que le ministre d’Angleterre
traduisit un peu librement par ces mots : « Chemin de By-
zance. » Le traducteur avait tort, mais l’ambassadeur avait
raison. Catherine eut en effet, vers ce temps-là, avec le
comte de Ségur, la conversation que son petit-fils Nicolas
reprit en 1853, avec sir Hamilton Seymour : « Rien ne serait
plus facile, disait-elle, que de rejeter les Turcs en Asie. La
France aurait pour son lot Candie ou l’Égypte. »
Le Divan répondit à ces provocations par une déclaration
de guerre (1787). Attaqués à la fois par les Russes et les Au-
trichiens, les Turcs ne furent secourus que par le roi de
Suède, Gustave III, qui, après une pointe hardie en Fin-
lande, trahi par |sa noblesse, menacé par le Danemark, signa
la paix de Varéla (1790). Cependant les Turcs tinrent d’abord
bravement tête aux assaillants : les Autrichiens furent rejetés
derrière la Save, Joseph II battu à Témeswar et les Russes
vaincus dans une bataille navale en vue de Sébastopol (1788).
Mais Choczim et Otchakof furent pris; l’année suivante les
Russes étaient vainqueurs à Fockschany, les Autrichiens pre-
naient Belgrade, Potemkin s’emparait de Bender, et Souwa-
row entrait dans Ismaïl après un affreux carnage . Heureuse-
ment la défiance de la Prusse s’éveilla; elle conclut une
alliance avec la Porte. La Hollande, l’Angleterre s’unirent à
elle, et aux conférences de Reichenbach obligèrent Léopold,
successeur de Joseph H, mort en 1790, à accorder au Divan
la paix de Sistowa, qui ne coûtait à la Turquie que Orzowa
et un districT'35' la Croatie sur la rive gauche de la haute
Unna (1791). En même temps 80000 Prussiens se réunis-
saient en vue des frontières russes. Catherine H, inquiète de
ces dispositions hostiles, accepta les préliminaires de Ga-
latz (179 j). Le traité deJassy donna le Dniester pour frontière
aux deux empires. La Russie gardait, avec la forteresse d’Ot-
chakof, la Grimée et le Kouban (1792). Elle avait dépensé,
dit-on, à ces conquêtes, 150 000 hommes : mais c’était une
mise de fonds que la czarine ne regrettait pas.
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S14
CHAPITRE XXVIII.
Second et troloième partage de la Pologne (1V9S).
Ce fut la Pologne qui paya pour la Turquie. Le premier
démembrement avait ouvert les yeux, et tout le monde dans
le royaume comprenait que le seul moyen de sauver le pays
était de changer sa constitution anarchique. Le successeur ^
Frédéric II encourageait les réformateurs par crainte de la
Russie, et promettait son alliance si l’on portait l’artnée à
60 000 hommes bien organisés. La diète décréta que le
liberum veto et la loi d’unanimité seraient abolis ; le pouvoir
législatif partagé entre le roi, le sénat et les nonces; le peu-
voir exécutif confié à un roi héréditaire. Le plus vif enthou-
siasme éclata dans la nation (1791). Mais on perdit du temps
à décréter ces réformes ; quand on voulut les exécuter, les
dispositions de la Prusse étaient encore changées. Elle était
rentrée dans l’alliance de l’Autriche, à cause des affaires de
France, et comptant aller avec elle étouffer la révolution dans
Paris, elle ne pouvait plus en favoriser ime autre à Varsovie.
La Pologne, abandonnée à elle-même, envoya vainement
8000 soldats, commandés par Kosciusko, lutter contre
20 000 Russes ; elle fut de nouveau démembrée, sous pré-
texte que les patriotes polonais étaient des jacobins. Par deux
traités signés le 13 juillet et le 25 septembre 1793, la Russie
prit la moitié de la Lithuanie, la Podolie, le reste des palati-
nats de Polotsk, de Minsk, une portion de celui de Wilna et
la moitié de ceux de Novogrodek, de Brzesc et de Volhynie.
La Prusse obtint la meilleure partie de la Grande Pologne,
avec Thorn et Dantzig, qu’elle convoitait depuis longtemps,
plus Czenstokow dans lal^tite Pologne. Urestaitun lambeau
de la Pologne : comme en 1773, une clause dérisoire garan-
tit à la république l’intégrité des possessions qui lui étaient
laissées.
Cette scandaleuse iniquité amena un soulèvement. A la
tête de 4000 Polonais mal armés, et comptant sur l’appui de
l’Autriche qui n’avait pas pris part au second démembrement,
Kosciusko marcha à l’ennemi et battit 1 2 000 Russes à Ras-
lawice. Varsovie chassa sa garnison, et l’insurrection se pro-
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DESTRUCTION DE LA POLOGNE.
5Î5
pa^a rapidement (1794). Mais elle manquait de moyens
matériels ; elle était troublée par des divisions intérieures.
L’accession de l’Autriche k la coalition de la Prusse et de la
Russie fut pour les Polonais im coup mortel. Kosciusko,
vaincu k Maciejowice le 10 octobre, par Souwarow, tomba
percé de coups en s’écriant : Finis Poloniæ! Il fut pris avec
son ami le poète Niemcewicz et emmené en Russie où il fat
retenu captif jusqu’k la mort de Catherine. Souwarow marcha
aussitôt sur Varsovie, s’en empara après l’assaut de Praga,
qui rappela celui d’Ismaïl. Poniatowski abdiqua pour une
pension de 200000 ducats, qu’il ne toucha pas longtemps,
étant mort k Saint-Pétersbourg le 11 février 1797, et le par-
tage définitif du pays fut conclu entre les trois puissances.
L'Autriche eut la plus grande partie du palatinat deCracovie,
ceux de Sandomir et de Lublin, et s’étendit jusqu’au cours
supérieur du Bog ; la Prusse obtint les districts entre le Nié-
men jusqu’k Grodno et le Bog avec Bialistok et Piotsk. La
Russie garda le reste (1795). Ainsi fut consommée cette hon-
teuse violation du droit des nations qui retrancha de l’Europe
la patrie de Sobieski : chose doublement fatale, et par ce
qu’elle fit et par ce qu’elle autorisa k faire. Si dans les traités
qui suivirent les grandes guerres de la coalition, les peuples
furent partagés comme des troupeaux, les pays comme des
fermes, k la convenance des vainqueurs du jour, ce fut l’ap-
plication des exemples donnés par les auteurs de cette grande
spoliation.
Catherine la Grande, ou, comme on Ta aussi appelée, la
Messaline du Nord, mourut l’année suivante (9 nov. 1796)
d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Ce fut, en bien comme
en mal, une femme remarquable. Elle faisait exécuter par
Pallas, Falks et Billings des voyages de découvertes ou d’ex-
plorations scientifiques, et elle flattait la civilisation occiden-
tale dans ses principaux représentants, entretenait une cor-
respondance avec Voltaire, avec les encyclopédistes, invitait
d'Alembert et Diderot k résider près d’elle, traduisait elle-
même le Bélisaire de Marmontel. Elle réunissait solennelle-
ment les députés de toutes ses provinces pour leur faire écrire
une constitution de l’empire qui ne s'écrivit pas. Elle laissait
516
CHAPITRE XXVm.
agiter la question de l’abolition du servage au sujet duquel
Montesquieu venait de dire : « Celui qui a des esclaves s’ac-
coutume insensiblement à manquer à toutes les vertus mo-
rales et devient fier, prompt, dur, colère, voluptueux et cruel.»
Mais pas un serf n’était affranchi. Elle appelait les étrangers
en Russie, mais laissait bien peu de Russes visiter les pays
étrangers. Enfin, le gouverneur de Moscou se plaignant que
les écoles restassent vides, elle lui répondait : « Mon cher
prince, ne vous plaignez pas de ce que les Russes n’ont pas le
désir de s’instruire; si j’institue des écoles, ce n’est pas pour
nous, c’est pour l’Europe où il faut maintenir notre rang
dans l’opinion. Mais du jour où nos paysans voudraient
s’éclairer, ni vous ni moi nous ne resterions à nos places. »
La Suède était menacée du même sort que la Pologne,
parce qu’elle était divisée aussi par les factions, le parti fran-
çais ou des chapeaux, et le parti russe ou des bonnets, et qu’à
Stockholm comme à Varsovie, la royauté était sans force.
En 1741 les chapeaux firent déclarer la guerre à la Russie
pour déchirer le traité de Nystadt; cette guerre tourna
mal, et, sans l’assistance de l'Angleterre qui interposa sa mé-
diation, la Suède eût perdu la Finlande ; eUe n’en céda, par
le traité d’Aho (1743), que quelques districts. De ce jour l’in-
fluence de la Russie devint prépondérante en Suède, et l’ar-
gent, les promesses de l’étranger entretinrent les factions qui
empêchaient la réorganisation de ce pays. Le roi Adolphe-
Frédéric (1751-1771) songea bien à faire la révolution que
son fils Gustave III accomplit; mais il recula devant les me-
naces de ses deux puissants voisins. On se souvient du traité
de 1764 qui servit de point de départ au démembrement de
la Pologne ; une convention semblable, qui n’a été connue
qu’en 1847, fut conclue entre la Prusse et la Russie pour le
maintien de la constitution, c’est-à-dire de l’anarchie de la
Suède. La décision de Gustave III en prévint les effets. Son
coup d’Êtat du 19 août 1772, complété par l’acte constitu-
tionnel de 1 789, réussit. L’aristocratie qui livrait le pays à
l’étranger dut restituer au roi ses prérogatives nécessaires, et
•la guerre que Gustave III déclara aux Russes en 1788, et dans
• laquelle il détruisit leur flotte, à la bataille navale de Swenska-
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DESTRUCTION DE LA POLOGNE. 517
Sund (1790), eût peut-être dédommagé la Suède de quel-
ques-unes de ses pertes, si le roi n'avait été trahi par ses offi-
ciers nobles, qui deux ans après l’assassinèrent (16 mars 1792).
Un roi fou, Gustave IV, un prince faible, Charles XIII, et
l’élection comme héritier présomptif du maréchal Bemadotte,
qui oublia la France pour se jeter dans les bras de la Russie,
firent retomber la Suède, à l’égard des czars, dans une sorte
de vassalité d’où la guerre de Grimée vient seulement de la
faire sortir.
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518
CHAPITRE XXIX.
LIVRE VIL
PRÉLIMINAIRES DE LA RÉVOLUTION.
CUAPITRE XXIX.
LES SCIENCES ET LES LETTRES AU D1X*HU1T1ÈME
SIECLE.
Découvertes scientifiques et géographiques. — Les lettres et les arts.
DéeouTertea ■clentlflqaea et géograpliiqueA.
Le dix-huitième siècle fut pour les sciences ce que le dix-
septième avait été pour les lettres et le seizième pour les arts,
une époque d’immenses progrès et presque de création. La
physique est régénérée par Franklin et Volta, l’analyse mathé-
matique par Lagrange et Laplace;.la botanique par Linné et
de Jussieu; la zoologie par Buffon, qui trouve encore la géo-
logie ; et Lavoisier donne à la science chimique des fonde-
ments inébranlables. En même temps, de savants navigateurs
vont compléter l’œuvre des grands marins du quinzième
siècle, et achèvent la reconnaissance de notre globe.
Descartes, Pascal, Newton et Leibnitz avaient fait faire de
considérables progrès aux mathématiques etcréé des branches
nouvelles de la science. Il restait à rendre accessibles les
hautes conceptions de ces grands génies et à avancer dans la
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LES SCIENCES ET LES LETTRES AU XVni* SIÈCLE. 519
voie qu’ils avaient ouverte. Ce fut l’œuvre des savants du
dix-huitième siècle, d’Euler, de Glairaut, de d’Alembert, et
principalement de Lagrange et dé Laplace. Lagrange montra
une rare précocité. A 19 ans, il résolvait un problème posé
par Euler; l’année suivante, il écrivait les premiers essais de
cette Méthode des variations qui seule suffirait à immortaliser
son nom. D serait trop long d’énumérer tous les travaux de
cet esprit éminemment cherchenr. Il suffit de dire qu’il a
porté l’analyse pure au plus haut degré de perfection, déve-
loppé le calcul différentiel et intégral, dont Newton et Leib-
nitz se disputaient la découverte, et que nul n’a parlé un lan-
gage à la fois aussi élégant et aussi clair dans l’exposition des
théories les plus abstraites. 11 était né à Turin, de parents
d’origine -française, et mourut à Paris en 1813. Napoléon
l’avait fait sénateur. Laplace (1749-1827), fils d’un pauvre
paysan de la vallée d’Auge, dans Ja basse Normandie, dut à
d’Alembert le premier emploi qui lui permit de résider à
Paris. Il donna dans la Mécaniq%ie céleste une démonstration
complète des différentes lois astronomiques qui régissent le
système de l’univers, ce qui complétait l’œuvre de ses plus
illustres devanciers; de sorte que l’astronomie mathématique
ne lui doit pas moins qu’à Newton et à Képler. Son Expo-
sition du système du monde est un modèle de netteté et d’élé-
gance ; sa Théorie des probabilités est devenue clasâque et a
fourni les principaux éléments des ouvrages amalognes qui ont
été publiés depuis. Laplace est mort presque de nos jours,
comblé d’honneurs par Napoléon I" et par Louis XVIII. Il
avait été ministre de l’intérieur pendant six semaines, après
le 18 brumaire; il ûit sénateur, et comte sous l’Empire ; la
Restauration le nomma marquis. Ses œuvres ont été réim-
primées, en 1844, aux frais de l’État.
Lalande (1732-1807) ne fit point d’aussi importants tra-
vaux; mais il popularisa l’étude de l’astronomie par un ensei-
gnement suivi de 46 années au Collège de France. Euler, de
Bâle (1707-1783), perfectionna le calcul différentiel et inté-
gral, appliqua l’analyse à la mécanique et à la construction
des vaisseaux, et écrivit en français ses Lettres célèbres à une
princesse d’Allemagne (la princesse d’Anhalt-Dessan, nièce
520
CHAPITRE XXIX.
du roi de Prusse), où il traite de la physique, de la métaphy-
sique et de la logique. Clairaut (1714-1765), géomètre et
astronome, présenta, à 12 ans, d’intéressants mémoires à
l’Académie des sciences, et fut reçu, à 18 ans, dans cette
compagnie. Il alla en Laponie (1736) pour mesurer, près du
pôle, un degré du méri^en que Bouguer et la Gondamine
mesurèrent sous l’équateur*. Quelque temps après, Lacaille
s’établissait au cap de Bonne-Espérance, afin de dbresser la
carte du ciel austral. Il a déjà été parlé de d’Alembert (1717-
1783), qui se fit aussi connaître dès l’âge de 22 ans par de
savants mémoires. H fut à la fois grand géomètre et habile
écrivain ; et à cette double gloire il en ajouta une autre, celle
de résister aux offres les plus sédmsantes des monarques pour
rester à la tête de l’Académie des sciences. {Traités de dyna-
mique; Traité des fluides; Réflexions sur les vents; Recher-
ches sur différents points du système du monde; Discours pré-
liminaire de V Encyclopédie, etc.) Bailly (1736-1793) est plus
célèbre par son rôle dans la Révolution que par son Histoire
de l’astronomie, qui lui fit pourtant beaucoup d’honneur.
Monge (1746-1818) créa la géométrie descriptive. L’Anglais
Bradley (1692-1762)découvritraberration de la lumière et la
nutation de l’axe terrestre. William Herschell (1738-1822),
simple organiste, devenu à force de volonté grand astronome,
fabriqua, en les perfectionnant, les instruments qu’il ne pou-
vait acheter; il découvrit Uranus, deux satellites de Saturne
et le mouvement de notre système solaire vers la constellation
d’Hercule; il créa presque en entier l’astronomie stellaire par
une étude attentive des nébuleuses.
Ramenée à l’expérience par Bacon , la physique était re-
tombée avec Descartes dans les régions de l’hypothèse. Le
dix-huitième siècle l’en fit sortir, et dès lors elle marcha vite.
Deux hommes surtout ont, pendant cette époque, contribué
au progrès de cette science. Franklin et Volta, qui ont étu-
dié, reconnu et approfondi les effets si divers de cet agent
-l. La Gondamine, qui resta dix ans dans l'Amérique du Sud, y décourrit
le caoutchouc, suc laiteux de l’heré {Jtcus elastica) dont les Indiens se ser-
vaient depuis longtemps. Il a fallu un siècle pour le populariser en Europe.
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LES SCIENCES ET LES LETTRES AU XVIII* SIÈCLE. 521
mystérieux qu’on nomme l’électricité. Né à Boston en 1706,
Franklin s’était formé seul, sans le secours d’aucun maître.
Aimant les hommes quoiqu’il les connût à fond, il cultiva la
science, non pour son plaisir ou sa vanité, mais pour accroî-
tre le bien-être de ses semblables. C’est ainsi qu’ayant dé-
montré, au péril de sa vie, que l’électricité des nuages était
la même que celle des machines, et remarqué la propriété
des pointes, il appliqua immédiatement ce principe à la con-
servation des édiJBces publics ou privés, et Philadelphie, sa
patrie adoptive, se couvrit de paratoimerres. Il excella Sur-
tout dans l’art difficile de vulgariser la science : son Alma-
nach et sa Science du bonhomme Richard ont fait pour les •
États-Unis ce que toutes les ordonnances imaginables n’au-
raient pu faire. « A quoi bon les ballons? lui demandait-on.
— A quoi bon l’enfant qui vient de naître ! » répondit-il.
L’Italien Volta, de Côme, avait de bonne heure montré
une sagacité extraordinaire dans la conduite des expériences.
La physique lui doit une foule d’appareils ingénieux, l’élec-
trophore, le condensateur électrique, l’électroscope. Mais sa
grande découverte est celle du principe si fécond que le con-
tact mutuel des corps est une source d’électricité. Galvani,
de Bologne, avait trouvé en 1791 les singuliers phénomènes
d’électricité auxquels on a donné son nom. Volta inventa,
trois ans après, la pile, qui, perfectionnée, a opéré dans la
chimie, dans le commerce et dans l’industrie une profonde
révolution. Comblé de richesses et d’honneurs par Napoléon,
ce grand physicien n’est mort qu’en 1826, à l’%e de 81 ans.
Nous citerons encore Réaumur (1683-1757) qui construisit
le thermomètre auquel il a donné son nom, et qui est plus
célèbre peut-être comme naturaliste {Mémoires pour servir
à V histoire des insectes, etc.,) que comme physicien; Coulomb
(1736-1806), l’inventeur de la balance de torsion qui porte
aussi son nom, et par laquelle il découvrit les lois des attrac-
tions et des répulsions électriques et magnétiques ; le marquis .
de Jouffroy, qui fit remonter la Saône en 1783 au premier
bateau à vapeur, découverte restée malheureusement alors
inutile ; Montgolfier, qui faisait la même année la première
ascension en aérostat. En Angleterre, Stales (1677-1761) in-
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522
CHAPrmB XXIX.
venta les ventilateurs; Watt (1736-1819) trouva le condensa-
teur, donna une précision mathématique aux mouvements
de la machine à vapeur, et économisa les | du combustible
(1764), de sorte qu’une invention, restée à peu près stérile,
devint un des plus puissants instruments de l’industrie mo-
derne. En Italie, Fontana (1730-1805) fit de savantes recher-
ches sur la phy^que et sur la diimie, et représenta un des
premiers, par des préparations en cire coloriée, les parties
du coips humain.
Jusqu’au dix-huitième siècle, la chimie, faute d’une bonne
méthode, n’avait pu faire de progrès sérieux. Un grand nom-
bre de phénomènes avaient été observés; mais on ne savait
en conclure aucune loi générale. La théorie du médecin al-
lemand Stahl (1660-1734) sur le phlogistique ou principe
particulier existant dans les corps combustibles et s’en échap-
pant pendant la combustion, égarait les intelligences les plus
sagaces. C’est Lavoisier qui fit réellement de la chimie une
science. En 1775, il démontra que la combustion des corps
et la calcination des métaux sont le résultat de la réunion de
l’oxygène avec ces corps, et que le dégagement de chaleur qui
se produit alors a pour cause le changement d’état de l’oxy-
gène. En 1 784, il décomposa l’eau, qu’il trouva formée d’oxy-
gène et d’hydrog^e. La théorie du phlogistique était déjà
renversée, ainsi que celle d^ quatre éléments. Restait à fon-
der la nomenclature chimique. Ce fut l’œuvre de Guy ton de
Morveau ; mais Lavoisier, Berthollet et Fourcroy s’associè-
rent à cette grande réforme. Us signèrent tous le fameux
mémoire de 1787. « La chimie est aisée maintenant, disait
Lagrange, elle s’apprend comme l’algèbre. » Berthollet
(1748-1822) découvrit les propriétés d^lorantes du chlore
et celles du charbon pour purifier l’eau; Fourcroy (1765-
1809) trouva plusieurs composés détonant par percussion,
et perfectionna l’analyse des eaux minérales et des substances
animales; l’Éc(»sais Black (1728-1797) soupçonna le pre-
mier l’existence de l'acide carbonique, qu’il appela <Ur fixe,
et fit connaître la chaleur latente; Cavendish (1731-1810)
analysa les propriétés du gaz hydrogène et disputa à Lavoi-
sier l’honneur d’avoir découvert la composition de l’eau;
r ■ ‘'y GoogU
LES SCIENCES ET LES LETTRES AU XVIU' SIÈCLE. 523
Priestley (1733-1804) isola le premier l’oxygène, ce qui ou-
vrit la route à Lavoisier ; Scheele de Stralsund (1742-1786)
découvrit le chlore et plusieurs autres principes chimiques. —
Ce que Lavoisier avait été pour la chimie, Buffon et Linné
le furent, l’un pour la zoologie, l’autre pour la botanique.
Tous deux naquirent en 1707, B^fFon à Montbard, en Bour-
gogne, Linné à Raeshult en Suède. Nommé intendant du
Jardin du roi, BuflFon ne consacra pas moins de 50 années à
l’étude de la nature. Les 36 volumes de l’Histoire naturelle
se succédèrent sans interruption de 1749 à 1788, univereelle-
ment admirés par la majesté du style et la beauté des des-
criptions. On lui reproche d’avoir prodigué les hypothèses
dans ses Époques de la nature. Il ne lui en reste pas moins
la gloire d’avoir fondé la géologie. En posant ce grand prin-
cipe que l’état actuel de notre globe rfeulte de changements
dont il est possible de faire l’histoire, il a montré la voie à
Cuvier et à Élie de Beaumont. Le réformateur de la botani-
que, Linné, fut d’abord apprenti cordonnier, et il ne put don-
ner un libre essor k son génie qu’à l’âge de 23 ans. Il fallait
d’abord trouver une méthode. Les savants ne classaient les
végétaux que d’après leur volume ou leurs apparences les plus
extérieures. Linné sut pénétrer les mystères intimes de la
reproduction des plantes, et créa la méthode sexuelle. Sa clas-
sification, abandonnée aujourd’hui pour la méthode naturelle
que de Jussieu fonda sur la subordination des caractères des
plantes, n’en était pas moins im grand progrès. Il y a d’ail-
leurs dans son œuvre quelque chose qui ne périra point : ce
sont ses descriptions si originales et si précises, c’est surtout
sa nomenclature {Systema naturae^ Phiimophica botanica,
etc.). Il faut rendre leur place, à côté de Buffon, k ses deux
collaborateurs, Daubenton (1716-1799) pour riüstoire des
animaux, et Gueneau de Montbeillard (1720-1785) pour
l’histoire des oiseaux. Adanson (1727-1806) mérite aussi
comme botaniste une mention particulière : il resta cinq an-
nées au Sénégal pour en étudier Thistoire naturelle.
La minéralogie fut créée par l’abbé Haüy (1743-1822),
après, toutefois, les beaux travaux du Saxon Werner, et dé-
veloppée par Dolomieu (1750-1801) qui parcourut à pied la
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CHAPITRE XXIX.
plus grande partie de l’Europe, afin d’y poursuivre ses obser-
vations.
Pour la médecine et la chirui^e, nous donnerons seule-
ment les noms de Bordeu (1722-1776), adversaire des idées
de Boerhaave et qui attribuait à chaque organe une sensibilité
qui lui était propre; de Parmentier (1737-1816), qui popu-
larisa en France la culture de la pomme de terre et rendit de
nombreux services à l’alimentation publique; de Dessault
(1744-1805), un des fondateurs de l’anatomie chirurgicale et
le maître de Bichat; de Pinel, qui montra que les fous n’é-
taient point des êtres dangereux qu’il fallait enchaîner, mais
des malades qu’on pouvait guérir; de l’ahbé de l’Épée, qui,
dans son Institution des sourds-muets, répara une des er-
reurs de la nature (1778); de Valentin Haüy, qui en diminuait
une autre en fondant V Institut des aveugles; de plusieurs
Italiens, Vallisneri, (1661-1730), qui fit de nombreuses ex-
périences d’entomologie et d’organologie humaine, et com-
battit la doctrine de la génération spontanée; Spallanzani
(1729-1799), célèbre par ses belles recherches sur la circula-
tion du sang, sur la digestion et sur les animaux microscopi-
ques; Morgagni (1682-1771), un des maîtres de la science
anatomique; enfin des Anglais, Jenner qui, en 1776, décou-
vrit la vaccine, et Gheselden (1688-1752) qui fit la première
opération de la cataracte sur un aveugle-né.
Les découvertes géographiques du dix-huitième siècle n’eu-
rent pas le même principe que celles des premiers temps de
l’ère moderne. Le mobile de ces dernières avait été ou l’amour
du gain ou le sentiment religieux. Les voyages du dix-huitième
siècle eurent avant tout un but scientifique. Colomb avait
trouvé le nouveau continent, Gama la route des Indes, Magel-
lan fait le tour du monde ; au dix-septième siècle, les Hollan-
dais avaient abordé à la Nouvelle-Hollande (1606), k la terre
de Diémen (1642), et l’Allemand Kaempfer au Japon (1683).
On ne pouvait plus que glaner après eux. Mais , s’il y avait
peu d'espoir de rencontrer de nouveaux continents, encore
fallait-il démontrer que , par delà certaines latitudes , notre
globe est inhabitable. Tel fut le résultat des trois voyages de
Dampier autour du monde (1673-1711), de ceux d’Anson
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LES SCIENCES ET LES LETTRES AU XVin* SIÈCLE. 525
(1740), de Byron (1765), de Wallis et de Carteret (1766),
surtout de ceux du capitaine Cook. Ce grand marin , qui ne
devait sa science qu’à lui-même , avait commencé sa réputa-
tion en traçant, dès 1759, une carte du Samt-Laurent qui n’a
point été surpassée. Dans son premier voyage autour du
monde , il visita Taïti , fit le tour de la Nouvelle-Zélande , et
longea les côtes de l’Australie (1768-1771). Moins heureux
que le Français Bougainville, son rival de gloire, qui venait
de découvrir les îles de la Société , l’archipel Dangereux et
l’île de Bougainville (1766-1767), Cook fut, comme Magellan,
assassiné par les naturels de l’Océanie (1779). Sa mort a
rendu célèbre la baie de Karakakoua, dans les îles Sandwich.
Sur les traces de Cook et de Bougainville, la Pérouse (1 785)
et d’Entrecasteaux (1791) parcoururent en tous sens le dan-
gereux labyrinthe d’îles et d’archipels qui forme aujourd’hui
la cinquième partie du monde. Ils ont rendu le Orand Océan
presque aussi accessible que nos mers européennes. Mais ces
voyages ont encore moins servi la géographie que la physique
générale du globe, l’astronomie et l’histoire naturelle. H se-
rait impossible de dire tout ce qu’ils ont apporté à la science
d’observations curieuses, de faits intéressants et d’indications
utiles. La Pérouse y périt. On a retrouvé en 1827 les der-
niers restes de son naufrage près des îles Vanikoro. Bass et
Flinders firent, en 1798, le tour de la Tasmanie; Behring
avait découvert, en 1728, le détroit qui porte son nom, et le
Français Kerguelen parcourut, en 1771, les mers australes.
I.e0 lettres et les arts.
Pendant que les physiciens découvraient de nouvelles forces
et les navigateurs de nouvelles terres, les écrivains, de leur
côté, trouvaient un nouveau monde.
La littérature n’était pas, comme au siècle précédent, ren-
fermée dans le domaine de l’art; elle avait tout envahi et pré-
tendait tout régler. Les forces les plus viriles de l’esprit fran-
çais semblaient tournées à la recherche du bien public. On ne
travaillait plus à faire de beaux vers, mais à lancer de belles
maximes. On ne peignait plus les travers de la société pour
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526
CHAPITBE XXIX.
en rire, nmi»pour changer la société même. La littérature'
devenait une arme que chacun, les imprudents comme les
habiles, voulait manier, et qui, frappant de toutes parts, sans
relâche, faisait de terribles et irrémédiables blessures. Par
une étrange inconséquence, ceux qui avaient le plus à souffrir
de cette invasion des geûs de lettres dans la politique étaient
ceux qui y applaudissais! le plus. Cette société du dix-
huitième siècle , frivole , sensuelle , égoïste , avait du moins ,
au milieu de ses vices, le culte des choses de l’esprit. Jamais
les salons ne furmit aussi animés, la politesse aussi exquise ,
la conversation aussi brillante. Le talent y tenait presque lieu
de naissance, et la noblesse, avec une témérité chevaleresque
qui rappelle celle de Fontenoy, essuyait, le sourire sur les
lèvres, le feu de cette polémique ardente que des fils de bour-
geois dirigeaient contre elle. « Alors, dit Malesherbes, un
noble enthousiasme s’était emparé de tous les esprits. >
Trois hommes sont à la tête du mouvement ; Voltaire,
Montesquieu et Housseau. Le premier, dont le vrai nom était
Ârouet, naquit à Paris en 1694, d’un père ancien notaire et
originaire du Poitou. Il ne vit que les années malheureuses
du grand roi , et fut un des plus ardents dans la réaction qui
éclata contre les habitudes religieuses du dernier règne. A
vingt et un ans, il fut mis à la Bastille pour une satire contre
Louis XIV qu’il n’avait point faite : il payait déjà pour sa
réputation d’esprit et de malice. Entré dans la carrière avec
sa tragédie à' Œdipe, pleme de vers menaçants (1718), et la
Henriade, apologie de la tolérance religieuse (1723), U arriva
promptement à la renommée et fut recherché partout. Un
jour, cependant, il sentit les inconvénients de cette haute
société aristocratique au milieu de laquelle il avait été intro-
duit dès le jeune âge , et dont s’accommodaient son esprit
brillant et léger, son tempérament fin et délicat. Un chevalier
de Rohan-Chabot, ayant parlé de lui avec impertinence, en
avait été aussitôt châtié par une de ces paroles acérées que
Voltaire décochait si bien. B. se vengea, en grand seigneur
lâche et brutal, par la main de ses laquais. Voltaire, qui n’a-
vait pas de laquais, demanda une répairation. Le gentilhomme,
par une seconde lâcheté, obtint du ministre qu’on enfermât à
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LES SCIENCES ET LES LETTRES AU XVIII- SIÈCLE. 527
la Bastille Timpertinent roturier qui osait provoquer un grand
seigneur. Bientôt relâché, mais à condition de passer à l’étran-
ger, Voltaire se rendit en Angleterre « pour apprendre à pen-
ser. » Il y resta trois ans , et en rapporta Locke , Newton ,
Shakspeare, avec un culte ardent pour la liberté de l’esprit et
de la parole, bien plus que pour la liberté politique. A son
retour, ses pièces de théâtre, Brutus, la Mort de César,
mirent sur notre scène un reflet du grand tragique an-
glais, et ses Lettres anglaises popxüarisèrent les idées du
sage philosophe et du grand astronome. Ce ne fut pas sans
persécutions. Le dernier ouvrage fut brûlé par la main du
bourreau.
Voltaire, qui devait au sentiment chrétien deux de ses
chefs-d’œuvre, Zaïre et Tancrède, attaquait avec acharnement
l’Église, et ses premiers, ses plus constants efforts furent di-
rigés contre le pouvoir spirituel, qui empêchait de penser,
bien plus que contre l’autorité civile, qui n’empêchait que
d’agir. Pour cette guerre, il fit alliance avec les souverains
et se couvrit de leur protection. Il fut en correspondance avec
la grande Catherine de Russie et avec beaucoup de princes
allemands; il séjourna à la cour de Frédéric II, prince scep-
tique et lettré, dont il corrigeait les vers français, et avec lequel
il finit par se brouiller. Il s’établit alors à l’extrémité de la
Fra nce, sur la frontière même, pour lapouvoir passer au moindre
indice de péril, à Femey,prèsde Genève. De là s’échappaient,
emportés par tous les vents , poésies légères , épîtres, tragé-
dies, romans, ouvrages d’histoire, de science, de philosophie,
qui en quelques jours faisaient le tour de l’Europe.
En vieillissant avec le siècle, il prit, ainsi que lui, des pen-
sées plus sérieuses. Le mal social devint comme son ennemi
personnel et l’amour de la justice sa plus ardente passion. Il
secourut, il défendit les victimes de déplorables erreurs judi-
ciaires; il dénonça saps relâche les nombreux défauts de la
législation, de la jurisprudence, de l’administration publique ;
et toutes les réformes qu’il sollicita dans l’ordre civil ont été
après lui accomplies. Il eut, en quelque sorte, pendant cin-
quante années, le gouvernement intellectuel de l’Europe et il
a justement mérité la haine de ceux qui croient que le monde
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528
CHAPITRE XXIX.
doit rester immobile et l’admiration de ceux qui regardent la
société comme obligée de travailler sans cesse à son amélio-
ration matérielle et morale.
Le président de Montesquieu (1689-1755), esprit plus
calme, plus grave, quoiqu’il eût écrit les Lettres persanes y
moquerie profonde et redoutable tout en paraissant légère
(1721), passa vingt années à composer un seul livre, V Esprit
des lois, mais c’était im monument immortel qu’il élevait.
< Le genre humain avait perdu ses titres, dit Voltaire, M. de
Montesquieu vient de les retrouver. » Montesquieu cherche et
donne la raison des lois civiles et des lois politiques; il expose
la nature des gouvernements; et s’il n’en condamne aucun,
si les changements l’inquiètent, ses préférences sont bien
claires pourtant, c’est la liberté anglaise qu’il offre à l’admi-
ration de la France. Quand il visita la Grande-Bretagne, en
1729, il écrivit : « A Londres, liberté et égalité. » Il se trom-
pait de moitié pour l’Angleterre ; mais soixante ans avant 1789,
il donnait la devise de la Révolution.
Rousseau, fils d’un horloger de Genève (1712-1778), ne
commença d’écrire qu’au milieu d’une vie déjà longue, toute
remplie de fautes, de misères et de contradic^ns. A trente-
huit ans, il composa son premier Discours contre les sciences
et les arts. C’était ime déclaration de guerre à la civilisation ;
son second livre sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes
en fut une autre à l’ordre social tout entier. Dans V Émile, il
traça un plan chimérique d’éducation; dans le Contrat social,
il proclama le principe de la souveraineté nationale et du suf-
frage universel, plaçant à côté de grandes vérités de grandes
erreurs , mais exprimant toujours les imes et les autres avec
une singulière éloquence.
Le dix-huitième siècle, à la fois si vieux et si jeune, avait
bien des sentiments de convention ; il ne connaissait du cœur
humain que les relations de plaisir, de la nature que les dé-
corations d’opéra ou de boudoir et les ifs de Versailles. Rous-
seau donna à cette société frivole une secousse vigoureuse qui
la ramena aux sentiments naturels : dans sa Nouvelle Héloïse,
il lui ouvrit les yeux sur la nature réelle et les passions véri-
tables; il créa la poésie dont le dix-neuvième siècle a vécu.
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LES SCIENCES ET LES LETTRES AU XVIII* SIÈCLE. 529
A ne considérer que le point de vue politique, on peut dire
que l’influence de ces trois hommes allait se retrouver aux
trois grandes époques de la Révolution : celle de Voltaire dans
l’élan universel de 1789, celle de Montesquieu dans les efforts
des constitutionnels de l’Assemblée nationale, celle de Rous-
seau dans la pensée , sinon dans les actes , des rêveurs farou-
ches de la Convention.
Près de ces grands écrivains, dans une région moins agitée,
mais quel^efois plus haute, se tenait Buffon, sereine et ma-
jestueuse intelligence, comme la nature même dont il se fit le
peintre inimitable.
Derrière les chefs étaient les soldats : Diderot, écrivain fou-
gueux et inégal ; d’Alembert, grand géomètre, essayaient d'or-
ganiser l’armée des philosophes. Ils fondaient V Encyclopédie,
dont le premier volume parut en 1751, immense revue de
toutes les connaissances humaines, qui y étaient toutes expo-
sées d’une manière nouvelle, souvent menaçante pour l’ordre
social, toujours hostile pour la religion. De redoutables décla-
mateurs allaient plus loin encore : Helvétius, dans son livre
de l'Esprit, le baron d’Holbach, dans son Système de la nature,
Lamétrie, dant son Homme-Machine, l’abbé Raynal, dans
son Histoire philosophique des deux In^s.
Mais il faut une place à part pour le chancelier d’Agues-
seau, dont les belles ordonnances de réformation composent
le code Louis XV; pour le moraliste Vauvenaipies, qui a
écrit cette ligne : « Les grandes pensées viennent du cœur; »
pour l’abbé de Gondillac , puissant analyste ; pour son frère ,
l'abbé de Mably, publiciste hardi ; enfin pour le marquis de
Condorcet qui, condamné plus tard avec les girondins, com-
posa , en attendant la mort, une Esquisse des progrès de l'es-
prit humain.
Les philosophes s’attaquaient à tout; les économistes ne
prétendaient toucher qu’aux intérêts matériels. Au dix-sep-
tième siècle, on croyait qu’une nation était d’autant plus riche
qu’elle achetait moins et vendait davantage. Quesnay montra
que les métaux précieux sont le signe de la richesse , non la
richesse même , et il mit celle-ci dans l’agriculture. Goumay
réclama pour l’industrie. La théorie de l’Écossais Adam
TEMPS MODBRMES. 30
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CHAPITRE XXIX.
Smith, qui vécut longtemps eu France, fut plus générale ; pour
lui, la richesse était dans le travail, et le travail avait trois
modes d’application : ragriculture, l’industrie et le commerce;
ses élèves en reconnurent un quatrième : le travail intellec-
tuel, je veux dire les arts, les lettres et les sciences.
Ainsi la pensée de l’homme, longtemps eivfermée dans les
spéculations purement métaphysiques, ou bornée au culte
désintéressé des Muses, prétendait aborder maintenant les
plus difficiles problèmes qui intéressent la société humaine.
Et tous, philosophes comme économistes, cherchaient la solu-
tion du côté de la liberté. De l’école de Quesnay était sorti
l’axiome célèbre : « Laissez faire , laissez passer, > qui fut un
moment appliqué, quand les édits de 1754 et de 1764 re-
connurent la liberté du commerce des grains, que Tui^ot
va de nouveau proclamer. Le marquis d’Argenson avait dit
la même chose sous une autre forme : c Pas trop gou-
verner. »
Il y a deux parts h faire dans la littérature du dix-huitième
siècle : l’une sérieuse, l’autre frivole. Les arts n’ont que celle-
ci. La recherche exclusive de la grâce fait oublier la beauté
des lignes et des types. On produit de charq^ants ouvrages ,
on décore avec esprit et une coquette élégance les hôtels des
riches; on ne fait ni une grande statue ni im grand tableau.
Et comme on déserte Versailles pour vivre dans les boudoirs,
les architectes réduisent leurs plans aux proportions modestes
d’une société qui ne sait plus avoir le grand air de l’âge pré-
cédent.
Ange Gabriel, mort en 1772, éleva les deux charmantes
colonnades de la place de la Concorde, en s’inspirant de la
colonnade du Louvre ; l’École militaire, jolie construction
que l’immensité du champ de Mars écrase ; la salle d’opéra de
Versailles et le château de Gompiègne ; Robert de Cotte (17 35),
la colonnade de Trianon; Soufflet (1781), le Panthéon;
Servandoni (1766), le portail de Saint-Sulpice, trop vanté et
n’ayant pas la simple grandeur de celui du Panthéon; Antoine,
le lourd édifice appelé l’hôtel des Monnaies. Les sculpteurs
ont moins laissé encore; ce sont : G. Coustou (1745); Pigalle
(1785, la statue de Voltaire à l’Institut, et le toi^eau du
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LES SCIENCES ET lÆS LETTRES AU XVHl* SIÈCLE. 531
maréchal de Saxe, à Strasbourg); Bouchardon (1762, plu-
sieurs statues à Saint-Sulpice et la lourde fontaine de la rue
de Grenelle). Les peintres ont plus de valeur, surtout Wat-
teau (1721), bien qu’il ne représente qu’un art conventionnel
avec ses bergères d’opéra; Carie Vanloo (1780), dont on vante
VÈnéè portant Anchise; et J. Vernet (1789) pour ses marines.
Mais Boucher (1770), que ses contemporains ne craignaient
pas d’appeler le Raphaël français, est justement oublié, ainsi
que ses figures « nourries de roses. » Greuze (1726-1805)
mérite ime place à part pour la simple et gracieuse naïveté
de sa peinture. Quelques-uns de ses tableaux seront dans
tous les temps des chefs-d’œuvre : V Accordée de village, le Père
paralytique, la Bonne Mère, la Petite Fille au chien. Rameau,
mort en 1764, avait fait une révolution dans la musique.
532
CHAPITRE XXX.
CHAPITRE XXX.
PRÉLIMINAIRES DE LA REVOLUTION.
Désaccord entre les idées et les institutions. — Agitation des esprits et
demandes de réformes. — Réformes opérées par les gouvernements.
— Dernières années de Louis XV (1763-1774); décadence politique et
militaire de la France. — Essai , puis abandon des réformes sous
Louis XVI (1774-1793).
DéMCcord entre lea Idéea et lea Inatltatieaa.
Le spectacle qui frappe le plus au dix-huitième siècle est
celui du mouvement qui emportait les esprits. Le seizième
siècle avait été témoin d’tm pareil élan , mais dans la sphère
étroite des idées religieuses. Ce n’était plus de dogmes qu’on
se préoccupait, et nul ne songe.ait plus, comme au temps de
Luther et de Calvin, aux questions de la grâce et du libre ar-
bitre; on étudiait l’homme et la société; on cherchait leurs
droits, leurs devoirs. L’esprit d’examen, involontairement
inauguré par Luther et Calvin, vraiment conquis, affermi,
étendu par Descartes et Voltaire, par la science et la littéra-
ture brisait ses dernières chaînes. Jamais on n’avait vu ime
curiosité aussi vive de toutes choses , une audace aussi grande
à s’aventurer hors des sentiers battus. Longtemps on s’était
consolé d’un abus par une épigramme et d’une iniquité par
une chanson. < Us chantent, donc ils payeront, » disait Ma-
zarin. Mais déjà l’on chantait moins; l’esprit devenait plus
sérieux, partant plus redoutable. En face d’une royauté qui
semblait se dégrader à plaisir, d’une noblesse qui ne savait
plus nous donner de généraux , d’un clergé où il se trouvait
trop peu de Bossuets et de Fénelons, on interrogeait les droits,
on étudiait les titres de ces puissances jadis si respectées.
L’œuvre principale de la royauté, dans la société moderne,
avait été de fonder l’unité de territoire et l’unité de comman-
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TENTATIVES DE RÉFORMES.
533
dement, en renversant la féodalité qui faisait de chaque fief
un État et qui donnait mille chefs à chacime des nations eu-
ropéennes. Cette lutte commencée en France au douzième
siècle fut achevée, au dix - septième , par Richelieu et
Louis XIV. Mais la féodalité vaincue laissa le sol couvert de
ses débris. Partout pour les personnes et pour les choses
existaient les plus choquantes inégalités, la plus étrange con-
fusion. Donnons-nous-en le spectacle en France, nous n’aurons
pour rester dans la vérité qu’à concevoir des abus encore plus
grands dans l’Europe absolutiste.
I. État politique ;
La constitution n’étant point écrite, tout reposait sur des
usages et n’avait qu’une valeur d’opinion, variable par consé-
quent comme l’opinion même et qui avait sans cesse varié. La
royauté était, en théorie, un pouvoir absolu; elle ne l’était
point toujours en fait, car des intérêts nombreux et puissants,
des traditions, des précédents qu’on érigeait en lois fonda-
mentales, lui faisaient obstacle ; de sorte que le droit de per-
sonne n’étant nullement défini et les mœurs politiques man-
quant plus encore que les institutions, tous s’efiForçaient
d’empiéter sur le domaine de chacun et nul ne se tenait à sa
place. Les ministres mettaient au besoin la main sur la
justice, comme les parlements sur la loi, pour faire violence à
l’une et à l’autre. Un édit royal n’était exécutoire qu’après
avoir été enregistré aux parlements, mais le conseil d’État
rendait des arrêts en commandement qui se passaient de cette
formalité. Le clergé et la noblesse avaient des tribunaux ; le
tiers état les fonctions publiques, qu’il avait achetées espèces
sonnantes; et, pour le plus grand nombre des charges, le roi
était dépouillé d’une de ses plus importantes prérogatives, du
droit d’appeler les plus capables et les meilleurs au service de
l’État.
Il y avait six ministres : le chancelier, chef de la justice,
mais qui n’avait plus guère qu’un titre quand il n’avait pas les
sceaux ; le contrôleur général des finances et les quatre se-
crétaires d’État de la maison du roi, de la guerre, de la ma-
rine et des affaires étrangères. Ces ministères offraient le plus
singulier enchevêtrement d’attributions, et ils se partageaient
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534
CHAPITRE XXX.
encore géographiquement le royaume. Ainsi les gouverneurs
et lieutenants généraux des provinces ne relevaient pas du
ministre de la guerre, mais les postes relevaient de lui, ainsi
que le Dauphiné et tous les pays conquis depuis 1552. Le
ministre de la marine était en même temps ministre du com-
merce maritime, et avait les consulats, la chambre de com-
merce de Marseille dans sa dépendance. Leministredes affaires
étrangères réglait les pensions et administrait les provinces de
Guienne, Normandie, Champagne, Berry, etc. Le ministre
de la maison du roi avait les affaires ecclésiastiques et les let-
tres de cachet, le Languedoc, Paris, la Provence, la Bretagne,
la Navarre, etc. ; dans les attributions du contrôleur général
on avait placé les ponts et chaussées, les hôpitaux, les prisons,
les épidémies, le commerce de terre et l’agriculture. Pour les
divisions administratives, il y en avait autant qu’il y avait
d’administrations différentes. Les circonscriptions des 34 in-
tendants, ou généralités; des 40 gouverneurs, ou provinces;
des 135 archevêques et évêques, ou diocèses; des 17 parle-
ments et conseils souverains, ou ressorts-; des 22 universi-
tés, etc., ne s’accordaient nullement entre elles.
Un des plus déplorables principes de l’administration était
de battre monnaie en créant des places inutiles qui grevaient
le public. « Pontchartrain, dit Saint-Simon, fournit en huit
ans 150 millions avec du parchemin et de la cire. » 11 avait
créé des jurés crieurs héréditaires d'enterrements, des essayeurs
de bières de Paris, des contrôleurs de perruques, et mille
offices semblables. Cet abus avait un autre et singulier effet :
le nombre des titulaires dépassant de beaucoup les besoins du
service, ces officiers ne servaient qu’à tour de rôle. Ainsi,
dans le grenier à sel de Paris (tribunal pour les £ûts de ga-
belle), les titulaires alternaient d’année en année ; les greffiers
ne faisaient même leur office qu’un an sur trois.
Treize parlements et quatre conseils provinciaux pronon-
çedent souverainement au civil et au criminel ; plus de 300
bailliages ou sénéchaussées jugeaient en première instance.
On avait le ministère public, que les anciens ne connaissaient
pas, mais on n’avait pmnt le juge de paix, que la Révolution
a institué, des parlements avaient des ressorts très-in^auz.
Digilizeo oy Vjuugle
TENTATIVES DE RÉFORMES. 535
•Celui du parlement de Paris couvrait les deux cinquièmes de
la France. En outre, il y avait des tribunaux de l’année et
du commerce, des seigneurs et de l’Église. Ceux des villes
n’avaient qu’une juridiction de police locale. Cependant le
sénat de Strasbourg jugeait à mort. Quant aux juges spirituels
des officicUités, ils pouvaient prononcer la prison perpétuelle,
et quelquefois le haut seigneur justicier, afin de prouver son
droit, a faisait pendi'e im homme qui méritait le bannisse-
ment. > Les chambres des comptes, les cours des aides et la
cour des monnaies jugeaient tous les procès relatifs aux
impôts, aux monnaies et aux matières d’or et d’argent. Le
grand conseil, les requêtes de l’Hôtd, le tribunal de l’Univer-
sité de Paris,, les capitaineries royales, etc., avaient une juri-
diction particubère. Certaines personnes ne pouvaient être
jugées que par certains tribunaux.
La loi civile consacrait bien' des injustices, mais la loi pé-
nale commandait les tortures avant le jugement, et prodiguait,
avec une effrayante facilité, les mutilations, la mort et les
supplices les plus atroces, sans accorder à l’accusé un défen-
seur qui plaidât pour lui, sans permettre un débat contra-
dictoire, sans même exiger du juge qu’il motivât son juge-
ment. En 1766, im jeune homme de dix-neuf ans, le chevalier
de la Barre, fut condamné, même sans preuves, à être brûlé
vif, après avoir eu la langue et le poing coupés, pour une
croix de bois brisée sur le pont d’AbbeviUe; quatre autres
condamnés à la même peine échappèrent par la fuite. La
procédure, lente, compliquée, poursuivie dans les ténèbres et
le silence, cherchait moins la vérité qu’un coupable; et, con-
sidérant d’avance le prévenu comme un condamné, frappait
quelquefois l’innocent. En 1770, Montbailly fol roué à
Saint-Omer, pour un crime dont le conseil supérieur d’Artois
et la France entière le déclarèrent trois mois après non cou-
pable. C’était en vain que Voltaire avait fait retentir la France
et l’Europe de ses éloquentes protestations contre de déplora-
bles erreurs judiciaires; en vain que le bvre de Beccaria avait
montré les vrais principes de la l^islation criminelle, et que
des arrêts de cassation chaque jour plus fréquents avertissaient
les juges, le parlement repoussait toute réforme, et il fallait.
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536
CHAPITRE XXX.
en 1785, au président Dupaty, autant de persévérance que de
courage pour sauver de la roue trois hommes injustement
condamnés. La magistrature, probe, éclairée, valait mieux que
la loi; mais cette loi était telle, qu’elle exposait à l’erreur le
juge le plus ponsciencieux et qu’elle devait faire trembler
l’accusé même innocent. « Si on m’accusait d’avoir volé les
tours de Notre-Dame, disait je ne sais quel personnage im-
portant de ce temps-là, je jugerais prudent d’abord de me
sauver. » D’un autre côté, cette société était embarrassée de
tant de débris encore vivants du moyen âge, qu’on y retrou-
vait jusqu’à une coutume des temps mérovingiens : le droit
d’asile existait à Paris même, dans l’enclos du Temple.
Les grands ne conspiraient plus ; on ne voyait pas, comme
autrefois, des commissions extraordinaires enlever des accusés
à leurs juges naturels. Mais le roi prononçait encore fréquem-
ment l’emprisonnement ou l’exil, sans jugement, et quelque-
fois sans terme ; et bien des procès étaient arrêtés par un lit
de justice, ou évoqués au Grand Conseil, ce qui était ime
manière de les arrêter encore.
Les ma^strats, greffiers, officiers de justice, n’étaient pas
payés par le roi ou l’étaient fort mal ; aussi se faisaient-ils payer
par les plaideurs au taux qu’ils fixaient eux-mêmes; et,
comme dans cette société si inégale, on se heurtait à' chaque
pas contre un privilège, une prohibition ou d’obscurs règle-
ments, les procès étaient innombrables, sans fin, et les plai-
deurs livrés à ce qu’un contemporain, un avocat du roi, ne
craint pas d’appeler « le brigandage de la justice. » Ces
exactions coûtaient annuellement aux justiciables 44 millions
de francs (valeur actuelle), ou, suivant un ministre de
Louis XV, près de 60. Le ressort du parlement de Paris
s’étendait, dans de certaines directions, jusqu’à 150 lieues de
la capitale, autre cause de ruine pour les justiciables contraints
d’aller chercher bien loin une justice très-lente.
Le crédit est une puissance qpii ne se développe que dans
les Etats où la loi est plus forte que les caprices du pouvoir.
Aussi n’existait-il pas en France, et moins encore pour le
gouvernement que pour les particuliers. « On était réduit, dit
le comte Mollien, à calculer les chances d’un contrat fait
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TENTATIVES DE RÉFORMES.
537
avec les ministres comme celles d’im prêt à la grosse aventure. »
Les promesses les plus solennelles ayant été cent fois violées,
le trésor n’obtenait des avances qu’en donnant un gage , et
même avec cette condition honteuse, payait encore un intérêt
usuraire de 20 pour 100 sur les avances de la Ferme géné-
rale. Cependant, dès ce temps, le gouvernement anglais trou-
vait facilement de l’argent à 4 pour 100 : ce qui veut dire que
la puissance financière de l’Angleterre était déjk cinq fois
plus grande que la nôtre. Or la guerre veut du courage et du
talent, mais elle veut aussi beaucoup d’argent.
La comptabilité était si mal tenue, que les comptes n’étaient
établis que dix, douze et même quinze années après l’expira-
tion de l’exercice dont ils devaient retracer les opérations; si
obscure, que nul, pas même le ministre, ne savait au juste ce
que l’État avait à payer, ce qu’il avait à recevoir. En 1726,
Fleury abandonne aux fermiers généraux quelques reliquats
de comptes que le trésor négligeait : ils en tirèrent 60 400 000 li-
vres (100 millions d’aujourd’hui) 1 La veille même de la Révo-
lution, de Galonné, Necker et les notables ne purent jamais
s’entendre sur le chiffre réel du déficit et de la dette publique.
En outre, depuis François I", le trésor public était confondu
avec le trésor particulier du prince, de sorte que le roi puisait
à pleines mains dans la caisse commune, sans autre formalité
que l'ordre donné au trésorier de payer la somme marquée
sur l’acquit de comptant. Louis XV prit ainsi, en une seule
année, 180 millions employés pour ime bonne part à payer ses
plaisirs ou ses courtisans. En 1769, après six années de paix,
les dépenses excédaient le revenu de 100 millions, et certains
revenus étaient mangés dix années d’avance. Il y avait des
assignations jusque sur l’année 1779.
Les impôts présentaient la plus étrange confusion, et le
gouvernement ne faisait pas lui-même, comme aujourd’hui,
toutes ses recettes. Les impôts indirects étaient affermés à des
compagnies de traitants, et à 60 fermiers généraux, qui se
disaient « les colonnes de l’État, >> et l’écrasaient bien plus
qu’ils ne le soutenaient. D’une part, ils faisaient payer au
trésor im intérêt usuraire ; de l’autre, ils grossissaient leurs
rentrées par tous les moyens possibles. Ainsi le produit du
538
CHAPITRE XXX.
don de joyeux avènement levé sous Louis XV leur fut aban->
donné pour 23 millions, ils en tirèrent plus de 40. En six
années, la ferme des droits sur les objets de consommation
leur donna un bénéfice de 96 millions. Aussi n’y a-t-il pas à
s’étonner de leur scandaleuse fortune. Un d’eux, Bouret,
mangea 42 millions, plus de 70 d’aujourd’hui; et pourtant ils
étaient forcés de partager avec les courtisans en leur assurant
des croupes, c’est-à-dire des pensions ou des parts propor-
tionnelles à leurs bénéfices. De grands seigneurs, de grandes
dames, recevaient de ces honteux présents. Louis XV lui-
même tendait la main; il était ci'oupier.
Ces traitants avaient à leur disposition un code si compliqué
que le contribuable ne le pouvait connaître, si rigoureux que
pour le seul fait de la fraude sur le sel, il y avait constam-
ment 1700 à 1800 personnes dans les prisons et plus de 300.
aux galères. Le trésor n’était pas plus indulgent : si un rece-
veur de la taille n’y versait point sa recette, on arrêtait les
quatre principaux taillables de la localité, quoiqu’ils ne dus-
sent rien à l’État, et on les retenait en prison jusqu’à ce
qu’ils eussent comblé le déficit. C’était l’odieux système de
l’administration romaine sur la responsabilité des curiales.
L’effectif réglementaire, en temps de paix, était de 170 000
honunes, dont 131 000 d’infanterie, 31 000 de cavalerie et
8000 pour la maison du roi ;.maisreffectif réel n’atteignait pas
140 000 hommes. Dans ce nombre sont comptés 12 régi-
ments suisses, 8 allemands, 3 irlandais, 1 suédois, 21 000 ca-
nonniers gardes-côtes ne servaient guère en temps de paix,
de même que les 60 000 miliciens des régiments provinciaux.
Les grades étaient multipliés outre mesure, il n'y avait pas
moins de 60 000 officiers en activité ou en retraite, et, d’après
un règlement de 1 772, un régiment de cavalerie de 482 hommes
comptait 146 officiers et sous-officiers, ce qui fait un chef pour
moins de trois soldats. Les grades s’achetaient, même dans
les armes spéciales, et les acquéreurs pouvaient, sans avoir
fait aucun service, devenir officiers généraux. Le duc de
Bouillon était colonel à 1 1 ans , le duc de Fronsac à 7 ; son
major en avait 12. Malgré les réformes de Ghoiseul, il y
avait encore bien des dilapidations dans l’armée, et un
'TENTATIVES DE RÉFORMES.
539
mauvais système d’enrôlement en gâtait la composition.
L’armée régulière était recrutée par des enrôlements volon-
taires, la milice par le sort qui désignait chaque année
10000 hommes astreints à servir six ans. Mais le tirage au
sort de la milice, qui pesait principalement sur les campagnes,
était marqué par les plus scandaleux abus, et si les volontaires
donnaient de bons soldats, les racoleurs envoyaient souvent
aux régiments la lie des grandes villes; aussi avions-nous alors
annuellement 4000 désertions à l’étranger.
Le clergé se divisait en clergé de France, dans les anciennes
provinces, et en clergé étranger dans des contrées conquises
depuis François I*'. Cette distinction n’avait d’importance que
pour les impositions. Mais les évêchés de Metz, Toul, Verdun
et Strasbourg, suffragants de Trêves ou de Mayence, et les
cinq évêchés de la Corse, suffragants de Pise ou de Gênes, ne
prenaient point part aux assemblées générales du clergé. Les
archevêques de Besançon et de Cambrai avaient au contraire
des suffragants étrangers. Les diocèses étaient fort inégaux;
celui de Rouen renfermait 1338 paroisses; ceux de Toulon et
d’Orange 20. Les revenus ressemblaient aux diocèses. L’évêque
de Strasbourg avait 500000 livres de rente, celui de Gap, 8000,
et Fleury signait « évêque de Fréjus par l’indignation divine. »
Un grand nombre d’abbés possédaient à peine 1000 livres de
revenu; celui de Fécamp pouvait en dépenser 120000 ; celui
de Saint-Germain près de trois fois autant. Beaucoup de curés
étaient fort riches , mais beaucoup de vicaires mouraient de
faim. Louis XVI mérita leur reconnaissance en fixant leur
portion congrue à 350 livres. On voit que les uns avaient trop,
les autres pas assez. Le roi nommait à toutes les places de
quelque importance dans l’Eglise ; les évêques, les chapitres
et les seigneurs laïques nommaient aux autres. En résumé,
1 2 000 évêques, abbés, prieurs et chanoines se partageaient
près du tiers des revenus de l’Église, plus de 40 millions
(valeur actuelle 70) ; les deux tiers restants devaient suffire à
huit fois autant de prêtres et de rebgieux. Je ne parle point des
•petits abbés qui n’étaient ni du monde, ni de l’Église, et qui
scandalisaient l’un et l’autre.
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CHAPITRE XXX.
540
II. État social :
Au lieu d’une seule loi il y avait 384 coutumes différentes,
de sorte qu’il pouvait arrivér que ce qui était justice dans
une province fût injustice dans une autre. Chaque parle-
ment ayant des règlements particuliers, la diversité de légis-
lation était encore accrue par la diversité de la jurisprudence.
Les trois ordres de l’État, clergé, noblesse, roture, étaient
distingués par des privilèges ou des charges qui faisaient du
peuple français trois nations différentes, chacune ayant sa
hiérarchie propre et ses classes distinctes. Ainsi il y avait la
grande et la petite noblesse, l’une qui vivait h la cour et du
budget, la seconde dans la province et de ses maigres revenus;
lé haut et le bas clergé, le premier très-riche, le second très-
pauvre. Dans la roture, 50000 familles possédant, à titre hé-
réditaire, les charges de judicature, formaient une aristocratie
réelle qui ne frayait point avec les financiers; le bourgeois
dédaignait l’artisan, et le paysan, au bas de l’échelle, dans
la misère et l’ignorance, portait avec colère tout le poids
d’une société qui l’écrasait. Dans la famille même il y avait
inégalité, le droit d’aînesse ne laissant aux puînés que leur
épée ou l’Église, à beaucoup de filles que le couvent. Au-
dessous des trois ordres étaient les serfs, les protestants, qui
n’avaient pas même d’état civil, et les juifs.
Les unes, pays d’états, comme le Languedoc, la Bour-
gogne, la Bretagne, l’Artois, avaient encore une ombre de
liberté pour la gestion de leurs affaires et lui devaient une si-
tuation meilleure ; les autres, pays d’élection, ne connaissaient
que les ordres absolus de la cour ; enfin celles-ci payaient des
impQts que celles-là ne payaient point ou payaient dans une
proportion moindre. Il y en avait, comme la Lorraine, les
Trois-Évêchés, l’Alsace et le pays de Labour, qui n’avaient
point de douanes entre elles et l’étranger. D’autres en
étaient entourées de toutes parts. En 1789, il existait encore,
dans le midi de la France, 1200 lieues de lignes de douanes
intérieures, et la même mesure de sel devait être achetée, ici
6 livres, là 62. L’impôt du vingtième était moins lourd dans
la Lorraine, l’Alsace et la Franche-Comté que dans les autres
provinces; la Lorraine n’était même pas soumise à la capita-
TENTATIVES DE RÉFORMES.
541
tion ; de sorte que la vieille France se trouvait plus chargée
que la France nouvelle, qu’elle avait conquise. Et je ne parle
pas des privilèges des localités, des corporations, des per-
sonnes. A Paris, en 1783, radministration des Invalides, de
l’École militaire, de la Bastille et diverses communautés reli-
gieuses ne payaient point de droits d’octroi. De lë une foule
d’abus; beaucoup de denrées s’introduisaient sous le nom des
privilégiés pour des gpns qui ne l’étaient pas.
Deux noblesses se partageaient toutes les places. Celle
d’épée avait les grades à l’armée, les hautes dignités dans
l’Église et les grandes charges de cour et de représentation;
celle de robe toutes les charges de judicature et les places de
la haute administration. Il ne restait au roturier que l’in-
dustrie, le commerce et la finance, après quoi, il est vrai, si
ses affaires avaient prospéré, il pouvait acheter des lettres de
noblesse et devenir marquis, sauf à encourir les sarcasmes de
ceux, qui ne l’étaient pas encore, et les longs dédains de ceux
qui l’étaient déjà.
La nation payait alors presque autant qu’aujourd’hui. Mais
trois choses rendaient cette charge bien plus lourde pour nos
pères que pour nous ; ils étaient beaucoup plus pauvres, près
d’un tiers moins nombreux, et soumis à une répartition fort
inégale. Ainsi, le clergé qui, en outre de ses immenses pro-
priétés, recevait la dîme de toute terre noble ou non noble,
ne payait rien ou peu de chose : il faisait des dons gratuits. La
noblesse et les officiers royaux, excepté dans quelques géné-
ralités, n’étaient pas astreints à la taille ou impôt foncier; ils
devaient les autres impôts directs, la capitation et le vingtième
du revenu, mais un grand nombre trouvaient moyen de s’en
faire exempter en totabté ou en partie. Les roturiers, qui ne
possédaient qu’une moitié du territoire de la France, devaient
seuls la taille, 91 millions, la dîme, qui était ici du quaran-
tième, là du quart du produit brut, et en somme coûtait aux
agriculteurs 133 millions, les droits seigneuriaux, évalués
à 35, et les corvées à 20. Pour les grandes routes, par exem-
ple, dont beaucoup furent construites sous Louis XV, l’État
ne faisait que les frais du tracé et des travaux d’art, les maté-
riaux étaient fournis et leur emploi avait lieu au moyen de la
TEMPS MODERNES. 1! I
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542
CHAPITRE XXX.
corvée; de sorte que ces travaux, si profitables à tout le pays,
étaient exécutés aux dépens et au milieu de la haine des popu-
lations rurales.
Un noble était décapité, un roturier était pendu ; ce n’est
pas de cela que je me plains, car ici la différence n’est que
dans la forme. Mais il arrivait souvent que pour un même
délit, commis en commun, la pénalité fût très-différente,
selon que l’on était de la noblesse ou du peuple.
Les corporations, jurandes et maîtrises arrêtaient l’essor de
l’industrie, en limitant le nombre des patrons, ce qui détruisait
la concurrence, et en ne permettant que l’exercice du métier
dont on avait payé l’apprentissage, ce qui enfermait chacun
dans son état, comme dans une geôle. Ne devenait pas maître
qui voulait, mais qui pouvait acheter une maîtrise trois,
quatre, et quelquefois cinq mille livres, non compris le chef-
d’œuvre, les cadeaux, le repas. Et, après avoir payé tout cela,
on n’avait pas encore acheté le droit de perfectionner son in-
dustrie, car \m perfectionnement était un attentat aux droits
antérieurs de la corporation. Le fabricant d’étoffes ne pouvait
les teindre; le teinturier en fil n’avait pas le droit de teindre
la soie ou la laine; le chapelier de vendre de la bonneterie.
Enchaînés par de minutieux règlements, les manufacturiers
étaient exposés à voir la police détruire leurs produits pour
ime inadvertance ou pour une modification dans le travail qui
ne devait produire aucun tort à l’acheteur. « Chaque se-
maine, pendant nombre d’années,' dit un inspecteur des ma-
nufactures, j’ai vu brûler, à Rouen, 80 ou 100 pièces d’étoffes,
parce que tel règlement sur le tissage ou sur la teinture n’avait
pas été de tout point observé, quoique l’étoffe fût donnée pour
ce qu’elle était. » Il n’y avait plus qu’une monnaie : celle du
roi, et depuis 1726 le commerce n’était plus entravé par des
altérations des espèces ou de subites et officielles variations
dans le prix du marc d’argent ; mais il l’était encore par la di-
versité des poids et mesures, qui changeaient de ville à ville.
La Compagnie des Indes avait, jusqu’en 1770, par ses privi-
lèges commerciaux, gêné les efforts des négociants particuliers.
On venait de l’abolir; mais, à l’intérieur, le négoce avait
encore à combattre coptre des restrictions mauvaises et des
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TENTATIVES DE RÉFORMES. 543
monopoles funestes. Ainsi, à Rouen, une compagnie était
chargée de l’approvisionnement de la ville en grains; une
autre avait le privilège du transport des blés, une troisième,
celui de les faire moudre dans ses moulins, au grand détri-
ment des habitants à qui il était interdit de se pourvoir ail-
leurs. Les blés ne circulaient même point d’une province à
l’autre, de sorte que les agioteurs pouvaient à volonté faire la
disette od l’abondance sur certains points, c’est-à-dire y ,
vendre très-cher ou y acheter à vil prix. Enfin, les douanes
intérieures qui isolaient les provinces, rendaient les relations
commerciales aussi difficiles entre elles qu’avec les pays
étrangers, et les péages prélevaient sur les transports 96 mil-
lions. Pour descendre la Saône et le Rhône de Gray à Arles,
il fallait s’arrêter et payer 30 fois, de sorte que sur cette route
dont la nature seule avait fait les frais, le commerce laissait
aux mains des péagers 25 ou 30 pour 100 de la valeur des
produits transportés. Ajoutons que les pays catholiques avaient
environ, chaque année, 50 jours de fête, que n’avaient point
les pays protestants ; ceux-ci, travaillant plus, vendaient à
meilleur compte. Cependant nos colonies étaient si floris-
santes et l’industrie européenne si arriérée, que, malgré tout
cela, notre commerce prospérait.
Près d’un cinquième des terres, immobilisées aux mains
du clergé, rendaient peu, parce qu’elles étaient soustraites
à l’action de l’intérêt personnel ; presque tout le reste, cul-
tivé par des métayers, ne donnait pas davantage. La divi-
sion de la propriété avait déjà commencé, mais la terre n’é-
tait arrivée aux mains des paysans que chargée de rentes,
cachet de l’ancienne servitude. Peu de bétail ; quatre fois
moins qu’aujourd’hui, par conséquent appauvrissement des
terres par suite d’une fumure insuffisante. Peu de grands
propriétaires cultivant eux-mêmes. « On ne compterait pas,
disait un écrivain du temps, 300 seigneurs vivant sur leurs
terres. » C’était le mal dont l’Irlande a tant souffert, qu’on
a créé un mot pour le désigner, V absentéisme. Vauban, Bois-
Guillebert se plaignaient déjà du discrédit attaché à l’état de
cultivateur. Il fallut, en 1720, un arrêt du conseil d’État
pour autoriser s nobles à prendre à ferme, sans déroger,
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544
CHAPITRE XXX.
les terres des princes du sang. Un écrivain disait encore, eu
1 788 : « L’élat de laboureur est méprisé dans les provinces
du centre; il l’est moins dans la Brie, la Beauce et la Picar-
die. » Ce mépris venait de la misère profonde où vivait le
paysan, ruiné par les impôts, les corvées, les restrictions ap-
portées au commerce des grains ; ruiné encore par les droits
de garenne, de colombier et de chasse qui étaient autant de
fléaux pour le champ du pauvre, quelquefois même pour ce-
lui du riche. Les belles routes construites sous Louis XV ne
servaient qu’entre les grandes villes. La plupart de nos voies
de communication ne remontent pas au delà de 70 ans, et
dans bien des provinces les routes non royales étaient im-
praticables huit mois de l’année.
Pour la liberté des personnes et des biens, les lettres de
cachet mettaient l’une à la discrétion des ministres et de leurs
amis; l’autre était menacée par la confiscation qu’on trouvait
écrite dans toutes les lois, par l’arbitraire dont la cour était
armée pour la création d’impôts nouveaux, par une justice qui
n’était pas toujours impartiale et par ces arrêts de surséance
qui dispensaient les grands de payer leurs dettes.
Malesherbes, président de la cour des aides, disait au roi
dans des remontrances restées célèbres : « Avec les lettres de
cachet, sire, aucun citoyen n’est assuré de ne pas voir sa li-
berté sacrifiée à une vengeance, car personne n’est assez
grand pour être à l’abri de la haine d’im ministre, ni assez
petit pourn’être pas digne de celle d’nn commis des fermes. »
Les règlements les plus sévères restaient en vigueur contre
les dissidents. En 1746, il y avait 200 protestants condanmés
par le seul parlement de Grrenoble aux galères ou à la redu-
sion, pour des actes de leur culte; en 1762, le parlement de
Toulouse fit pendre un pasteur qui avait exercé en Langue-
doc son ministère, et décapiter trois jeunes gentilshommes
qui s’étaient armés pour se défendre contre une émeute ca-
tholique. Les mêmes magistrats firent rouer le protestant
Galas, accusé d’avoir tué son fils, qui voulait, disait-on, se
faire catholique, et qui en réalité s’était suicidé. Sirven et sa
femme n’échappèrent à un pareil sort, en 1762, que par la
fuite.
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TENTATIVES DE RÉFORMES.
545
La censure existait. Il y en avait même plus d’une, celle du
roi, celle du parlement, celle de la Sorbonne. Mais souvent
elles se contrariaient. Tel livre amnistié par l’une, était brûlé
par l’autre. Il se vendait plus cher, et n’en circulait pas
moins, quelquefois sous le couvert même des ministres. La
loi prononçait la peine de la marque, des galères, de la mort
contre les auteurs ou colporteurs d’écrits hostiles à la religion
et à l’Etat; quelques sots se laissaient prendre; le plus sou-
vent l'administration fermait les yeux, et ce mélange d’exces-
sive sévérité et de tolérance aveugle ne faisait qu’irriter la
curiosité publique. On s’informait des arrêts pour savoir
quels ouvrages on devait lire. Ce siècle était bien le temps
où l’abbé Galiani définissait l’éloquence : « L’art de tout dire
sans aller à la Bastille. > Fréret y alla pour une dissertation
sur les Francs ; Leprévost de Beaumont, secrétaire du clergé,
y resta vingt et un ans, jusqu’en 1789, pour avoir dénoncé
au parlement le pacte de famine.
"Tous les témoignages montrent l’affreuse misère du peu-
ple; les paysans de Normandie vivaient en grande partie
d’avoine et s’habillaient de peaux ; dans la Beauce, le gre-
nier de Paris, les fermiers mendiaient une partie de l’année ;
on en vit réduits à faire du pain avec de la fougère. Dans
un grand nombre de provinces, l’usage de la viande était in-
connu. La consommation ne s’élève pas^ dit un écrivain, vers
1760, pour les trois quarts de la population de la France,
au delà d’une livre par tête et par mois. Les riches mêmes
étaient pauvres ; car ces charges qu’ils achetaient si cher, et
qui stérilisaient d’énormes capitaux, étant fort mal rétri-
buées par l’État, ne leur rendaient pas même l’intérêt de
leur argent, et leurs vastes domaines, mal cultivés, étaient
improductifs. Vauban n’estimait pas qu’il y eût en France
plus de 10 000 familles fort à leur aise. Le médecin de
Louis XV, Quesnay, le penseur, comme le roi l’appelait, ne
porte qu’à 76 millions la rente du sol, pour les propriétaires,
qui en retirent aujourd’hui vingt fois davantage, 1500 mil-
lions. Le premier chiffre est sans doute trop faible, mais une
chose hors de doute, c’est que depuis cent ans la population
n’a pas doublé, et que l’agriculture a quadruplé ses produits.
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546
CHAPITRE XXX.
Les denrées alimentaires étaient donc en quantité deux ou
trois fois moindres pour nos pères que pour nous; et quel-
ques vieillards se rappellent encore par quels misérables vê-
tements l’homme du peuple, l’ouvrier, était défendu contre
les intempéries des saisons. Voyez ce que Labruyère dit du
paysan, c’est un portrait fidèle.
Les institutions hospitalières ne manquaient pas : la cha-
rité chrétienne les avait multipliées ; mais le capital national
étant très-restreint, les secours étaient très-limités, et l’on
voyait incessamment des bandes de mendiants parcourir les
campagnes et effrayer les villes. La France avait alors envi-
ron 800 hôpitaux civils dont la population s’élevait à 110000
individus, mais la mortalité y était effrayante; à l'Hôtel-Dieu
de Paris, elle était de deux sur neuf, c’est-à-dire triple de ce
qu’elle y est aujourd’hui. Telles étaient l’insuffisance des se-
cours et l’ignorance des plus simples règles de l’hygiène, que
dans cet hôpital, le plus riche de France, on réunissait les
malades de toute sorte, même ceux qui étaient atteints d’af-
fections contagieuses, dans les mêmes salles et jusqu’à 5 et 6
dans le même lit, car il n’y avait que 1219 lits servant quel-
quefois, en même temps, à 6000 malades. « A Bicêtre, disait
Necker dans un rapport au roi, j’ai trouvé dans un même lit
neuf vieillards enveloppés dans des linges corrompus. »
Aussi n’y a-t-il point à s’étonner, à raison de toutes ces
causes , qu’on ait estimé la durée de la vie moyenne beau-
coup moins longue alors qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Ainsi le moyen âge, tué dans l’ordre politique, vivait tou-
jours dans l’ordre civil. De là un profond désaccord entre les
éléments constitutifs de la société. Par les idées, par les
mœurs régnantes, on était bien au dix-huitième siècle; par
les usages et par beaucoup d’institutions, on était encore au
treizième. Du moment que cette différence fut sentie, une
révolution fut proche, car de nouvelles idées appellent né-
cessairement des institutions nouvelles. Mais voilà ce dont
ne voulaient ni la cour ni tous ceux qui vivaient des abus
comme d’une propriété légitime. Un ministre parlait-il de
réforme, il était chassé. Les écrivains essayaient-ils de percer
ces ténèbres palpables amassées par le gouvernement autour
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TENTATIVES DB RÉFORMES.
547
de lui-mémc? un arrêt du conseil interdisait absolument de
rien publier sur des matières d’administration publique ; et,
en 1768, à vingt ans de Mirabeau et de la Constituante, de
pauvres diables étaient envoyés aux galères pour avoir vendu
quelques livres, parmi lesquels l’innocente brochure de Vol-
taire, l’Homim aux quarante écus.
Agitation dco e«prlta et demande* de rétarmea.
Il faut qu’un gouvernement soit bien glorieux et bien fort
pour éteindre sous ses pieds ce flambeau qu’allume l’opinion
publique. Louis XIV l’avait fait alors qu’il ne jetait que de
rares étincelles, Louis XV n’y parvenait pas. Les ruineux
abus dont je viens de parler, ces inégalités blessantes, cet im-
mense désordre et ces misères avaient en effet provoqué
l’examen. Vauban, Bois-Guillebert avaient demandé des ré-
formes au point de vue économique; Fénelon, au point de
vue politique. Durant la régence, la liberté, la licence même
de l’esprit répondirent à celle des mœurs. Le duc de Bour-
bon essaya en vain d’arrêter cette curiosité impatiente. Sous
son ministère s’organisa le club de l’Entre-soly le premier qui
ait été ouvert en France. Fleury le ferma. Mais dans le même
temps un futur ministre, le marquis d’Argenson, dans ses
Considérations sur le gouvernement de la France, écrites
avant 1 739, réclamait la décentralisation, l’abandon de tonte
l’administration locale à des conseils municipaux et canto-
naux, la liberté du commerce au dedans et au dehors, l’appli-
cation du scrutin aux choix des officiers royaux. Ët ce mar-
quis, ce ministre ne craint pas d’écrire : c On dira que les
principes du présent traité, favorables à la démocratie, vont
à la destruction de la noblesse : on ne se trompera pas.... Je
ne demande que de mettre à part le plus stupide préjugé,
pour convenir que deux choses seraient principalement à
souhaiter pour Iq bien de l’État : l’une, que tous les citoyens
fussent égaux entre eux ; l’autre, que chacun fût fils de ses
oeuvres. Les nobles ressemblent à ce que sont les. frelons aux
ruches. » Voilà déjà tout énoncé im des articles de foi de la
Révoluticm. Un autre ministre, Machault, proposa de rem-
\
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D48
CHAPITRE XXX.
placer la taille que payaient les seuls roturiers par un impôt
territorial auquel les privilégiés, nobles. et prêtres, seraient
soumis. Choiseul parlait, lui aussi, de réformes : les couvents
lui semblaient, comme à Colbert, trop nombreux, et il esti-
mait, comme les états de Pontoise en 1561, que la suppres-
sion de l’immunité d’impôt accordée à l’Église pour ses im-
menses domaines aiderait singulièrement à rétablir les
finances délabrées de l’État.
Si de telles peusées fermentaient dans la tête des hommes
publics, que ne disaient pas ceux qui s’étaient donné la
charge d’examiner toutes les questions sociales, politiques et
religieuses? On a vu précédeminent le rôle tout nouveau de
la littérature au dix-huitième siècle. Ce travail des esprits,
du haut en bas de la société avait réussi k créer en Europe
une puissance nouvelle dont les gouvernements commen-
çaient à subir l’influence, et qui obligeait les rois, même les
plus glorieux, à compter avec elle. En France, la nation
longtemps spectatrice indifférente de ces longs efforts, avait
fini par y prendre intérêt, par s’inquiéter des réformes, par
désirer un changement.
On voulait que- l’administration ne fût plus un affreux
dédale où le plus habile se perdait, et que les finances pu-
bliques cessassent d’être au pillage ; que chacun eût sécurité
pour sa liberté personnelle et pour sa fortune ; que le code
criminel fût moins sanguinaire, le code civil plus équitable.
On demandait la tolérance religieuse, au lieu du dogme
imposé sous*peine de la vie ; la loi fondée sur les principes du
droit naturel et rationnel, au lieu de l’arbitraire, de l’inéga-
lité et de la confusion de nos 385 coutumes provinciales;
Tunité de poids et mesures, au lieu de la plus extrême confu-
sion ; l’impôt payé par tous, au lieu de la misère taxée et de
la richesse affranchie ; l’émancipation du travail et la libre
concurrence, au lieu du monopole des corporations ; la libre
admissibilité aux charges publiques, au lieu du privilège de la
naissance et de la fortune; la plus active sollicitude, au lieu
de l’indifférence, pour tous les intérêts populaires. En un mot,
l’égalité devant la loi, la liberté réglée suivant le droit.
Ces réclamations étaient si vives, si générales, que la né-
k
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TENTATIVES DE RÉFORMES.
549
cessité d’y faire droit frappait tous les yeux clairvoyants. Ja-
mais plus terrible mouvement n’a eu plus de prophètes son-
nant l’alarme. Gatinat, Vauban, Saint-Simon, même Leib-
nitz, du vivant de Louis XV, s’effrayaient de l’avenir. Dès
l’année 1697, un magistrat, Bois-Guillebert, disait : « Le
procès va rouler maintenant entre ceux qui payent et ceux
qui n’ont fonction que de recevoir. » Et Fénelon, en 1710 :
« C’est ime vieille machine délabrée qui va encore de l’an-
cien branle qu’on lui a donné et qui achèvera de se briser au
premier choc. » La seule femme qui ait voulu tirer Louis XV
de sa torpeur, la duchesse de Ghâteauroux, « voyait venir un
grand bouleversement, si l’on n’y portait remède. » Au de-
dans, au dehors on pensait de même; lord Ghesterfield,
comme le philosophe allemand Kant, un homme de bien,
Malesherbes comme l’ambassadeur d’Angleterre. « Tout ce
que j’ai jamais rencontré dans l’histoire de symptômes avant-
coureurs des grandes révelutions, disait le premier, existe
actuellement ei> France et s’augmente de jour en jour. »
A mesure, en effet, que le siècle avance et que la honte
augmente, qu’après Rosbach ôn a le Parc aux cerfs et le
Pacte de famine, les voix, moqueuses d’abord, deviennent
sévères, redoutables. Ge règne, qui avait commencé par les
Lettres persanes^ finit par le Contrat social. Les uns espè-
rent, les autres s’épouvantent. Rousseau était consulté, en
1761, par un conseiller au parlement de Paris sur le choix
d’un asile en Suisse, et il ajoute : « Cette lettre ne me sur-
prit pas absolument , parce que je pensais comme lui et
comme beaucoup d’autres que la constitution déclinante me-
naçait la France d’un prochain délabrement. » Deux ans
après, le parlement de Rouen disait au roi lui-même ; « Les
maux sont à leur comble et présagent l’avenir le plus ef-
frayant. » Enfin Voltaire écrivait, le 2 avril 1764, au marquis
de.Ghauvelin :
« Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution
qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le
plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais
enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement répandue de
proche en proche qu’on éclatera à la première occasion, et
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CHAPITRE XXX.
550
alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heu-
reux ; ils verront de belles choses. »
Ces belles choses furent malheureusement mêlées à d’af-
freuses catastrophes, qu’on eût pu prévenir en cédant plus
tôt à des vœux légitimes. On l’essaya timidement : dans la
seconde moitié du dix-huitième siècle les gouvernements ré-
veillés, excités par les idées françaises, reconnurent la néces-
sité d’opérer des réformes pour ne pas avoir une révolution.
Le mouvement s’étendit d’un bout à l’autre de l’Europe ;
nous pouvons le constater dans le Portugal et le suivre à tra-
. vers tout le continent jusqu’au fond de la Russie. Voyons quels
en furent le caractère et les conséquences.
Béformes opérées par les somrernemeats.
Joseph I*', le quatrième successeur de ce Jean IV, de Bra-
gance, qui avait, en 1640, affranchi le Portugal de la domi-
nation espagnole, voulut à son tour l’affranchir de ses propres
misères.
Il donna le pouvoir à Joseph de Carvalho (1750), qui
fut créé plus tard marquis de Pombal. Ce ministre essaya
d’être le Richelieu du Portugal. Craignant que l’influence des
jésuites ne contrariât ses projets, il impliqua l’ordre dans un
complot, auquel un attentat contre la vie du prince donna de
la vraisemblance, et ils furent expulsés du royaume (1759). H
diminua le pouvoir de l’inquisition ; il intimida les nobles en
exilant les plus illustres seigneurs, un Souza, un Bragance.
Un tremblement de terre, qui coûta la vie à près de
30 000 personnes, détruisit Lisbonne (1756) ; il la rebâtit en
quelques années et en fit une des plus belles villes de l’Eu-
rope. A partir de ce moment, chaque année fut marquée par
des créations utiles ou des tentatives honorables : encourage-
ments aux manufactures par l’élévation des droits sur les pro-
duits étrangers ; à l’agriculture par la fondation d’une école
spéciale, la construction du canal d’Oëyras, le défriefaenaent
de l’Alentéjo, etc. ; à l’instruction publique par la création du
collège des nobles et d’écoles populaires gratuites; réorgani-
sation de l’armée, dont la solde fut assurée et l’effectif porté à
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TENTATIVES DE RÉFORMES.
551
32 000 hommes; réforme dans la perception de l’impôt et meil-
leure gestion financière ; répression des pirateries des Bàr-
baresques ; fortification de l’ile de Mozambique, la clef du
commerce portugais dans les Indes ; envoi de nouveaux co-
lons au Brésil; révocation, en 1753, de dotations de terres
immenses en Afrique et en Amérique, faites aux nobles par
les prédécesseurs de Joseph établissement, en 1754, d’une
compagnie commerciale pour le négoce exclusif de la Chine
et des Indes, et, en 1755, d’une autre dite du Maragnon et
du Grrand-Para. Par malheur, il voulut faire le bien à coups
de hache, elle bien ne se fait pas ainsi. Ses meilleures insti-
tutions furent victimes de la violence qui les avait établies, et
le Portugal, un moment galvanisé par ce puissant administra-
teur, retomba après lui dans son ancienne faiblesse. Sous
Pierre IV, en 1781, Pombal fut déclaré criminel et digne
d’un châtiment exemplaire ; on se contenta pourtant de l’en-
voyer en exil; il y mourut dix mois après.
L’Espagne, elle aussi, se ranima sous sa nouvelle dynastie.
Philippe V, prince indolent, fit bien peu pour la régénérer.
Il quitta, puis reprit la couronne, et toujours se laissa gou-
verner, par la princesse des Ursins, par Albéroni, qui faillit
mettre l’Europe en feu ; par sa seconde femme Élisabeth Far-
nèse, qui le jeta dans des guerres au bout desquelles il trouva
du moins le royaume des Deux-Siciles pour un de ses fils
(1734), Parme et Plaisance pour l’autre (1748); enfin par le
sage Patinho, qu’on appela emphatiquement c le Colbert de
l’Espagne, » mais qui travailla à relever la marine espa-
gnole.
Sous Ferdinand VI, ce mouvement se dessine mieux
(1746-1759). Ce prince accordait deux jours d’audience par
semaine à tout venant; il diminua les impôts, encouragea
l’agriculture, améliora l’administration des finances et de la
justice, ranima le commerce, les manufactures et la marine,
creusa le canal de Castille, et conclut, en 1753, avec le saintr-
siége, un concordat qui laissait au roi d’Espagne la collation
des bénéfices ecclésiastiques. Lorsqu’il mourut, à 45 ans, le
trésor renfermait près de 59 millions. Sous ce règne, Lima
et Quito, au Pérou, avaient été presque détruits par des trem-
t
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552
CHAPITRE XXX.
blements de terre; l’Espagne même s’était ressentie de celui
de Lisbonne.
Don Carlos, fils aîné de Philippe V et de sa seconde
femme, Élisabeth Farnèse, céda à un de ses enfants la cou-
ronne de Naples, qu’il portait depuis 1734, et prit celle d’Es-
pagne, sous le nom de Charles III (1759-1788). Il appela au
ministère, en 1766, un diplomate habile, le comte d’Aranda,
qui fit arrêter 2300 jésuites, en une nuit, et les fit conduire
hors du territoire-(1767). Toute correspondance avec eux fut
interdite aux sujets espagnols; on ne leur alloua qu’une faible
pension ; encore devaient-ils en être tous privés pour la mau-
vaise conduite d’un seul. Naples et Parme imitèrent cet
exemple, et, en 1773, le pape Clément XIV décréta l’abolition
de l’ordre. Cette mesure violente montrait que le ministre ne
s’arrêterait point devant les abus. Il établit une police vigi-
lante qui donna h Madrid la sécurité qu’elle ne connaissait
pas, fit faire le dénombrement de la population, restreignit
les rosarios ou processions, et s’attaqua même à l’inquisition.
Rome et le clergé parvinrent, en 17 73, à l’éloigner du minis-
tère, en le faisant envoyer ambassadeur en France. Mais son
rival, le coiùte de Florida Blanca, fils d’un simple bourgeois
de Murcie, voulait comme lui la régénération de son pays, et
les réformes ne s’arrêtèrent point.
Pour combler les vides de la population et ranimer l’agri-
culture , de nombreux laboureurs allemands furent attirés
dans la Péninsule ; les routes furent réparées; le canal d’Ara-
gon, ouvert sous Charles- Quint, fut continué ; on commença
ceux du Manzanarès, de Murcie , du Guadarama, de San-
Carlos et d’Urgel ; on rendit libre à l’intérieur le commerce
des grains, et l’on fonda la banque de Saint-Charles. La
fabrique de draps de Guadalaxara, organisée par Albéroni en
1718, fut réunie à celle de San-Fernaudo, qui occupa dès lors
24 000 ouvriers; la fabrique de toile à Saint-Ildephonse, celle
d’armes à Tolède, furent encouragées. Un décret de 1773
déclara que l’industrie ne dérogeait pas à. la noblesse; d’autres
dotèrent l’Espagne d’un cabinet d’histoire naturelle , d’un
jardin botanique, de plusieurs académies de peinture et de
dessin, d’un hôtel des douanes et d’un hôtel des postes. Pour
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TENTATIVES DE RÉFORMES.
553
l’armée et la marine, on créa une école d’artillerie à Ségovie,
d’ingénieurs à Carthagène, de cavalerie à Ocana, de tactique
k Avila, et la flotte fut portée de 37 vaisseaux de ligne,
qu’elle avait en 1761, à près de 80, de sorte qu’elle fut en
état de paraître avec honneur dans la guerre d’Amérique, à
côté des escadres de France. Cependant Charles III échoua à
deux reprises contre les pirates barbaresques, et ne put re-
prendre Gibraltar aux Anglais. Lorsqu’il mourut, en 1788, les
revenus de l’Espagne avaient triplé, et sa population était
montée de 7 à 11 millions. Son œuvre fut malheureusement
compromise par l’incapacité de son successeur , le faible
Charles IV, qui abdiquera à Bayonne entre les mains de
Napoléon.
Avant d’être roi d’Espagne, Charles III a^ait gouverné le
royaume de Naples sous le nom de Charles VIL Là aussi il
avait accompli d’heureuses réformes, avec l’aide de son mi-
nistre Bernard Tanucci. Il n’y avait pas dans le royaume
moins de onze législations différentes, héritage laissé par
onze peuples qui avaient possédé ce pays en totalité ou en
partie : Normands, Souabes, Angevins, Aragonais, Autri-
chiens, etc. ; elles sont simplifiées et un code uniforme est
entrepris. Le clergé possédait des privilèges et des immu-
nités incompatibles avec le bon ordre de l’État : un concordat
est signé en 1741 avec le pape Benoît XIV, qui les diminue
et restreint le nombre des prêtres en réduisant les ordina-
tions à 10 par 1000 âmes. Tanucci attaque ensuite, non dans
ses biens, mais dans ses juridictions, la noblesse, qui vou-
drait rester féodale; il met la loi au-dessus des grands, les
tribunaiix au-dessus de leur justice seigneuriale, et les rend
plus dociles en les appelant à la cour. Les sciences et les
lettres sont encouragées, des académies fondées, entre autres
celle d’Herculanum les hautes études et l’instruction secon-
daire fortifiées par d’importantes améliorations, Naples em-
belli de magnifiques monuments (théâtre de San-Garlo, hos-
pice royal des pauvres). Régent pendant la minorité de Fer-
i . Herculanum en partie renversée , puis ensevelie par une éruption da
Vésuve, 79 ans après notre ère, avec Pompéi et Slabies, avait été retrouvée
en t7t3; Pompéi le fut en 4756.
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554
CHAPITRE XXX.
dinand IV, qui succède à Charles VII, à l’âge de huit ans, en
1759, Tanucci agit encore avec plus de vigueur : U abolit les
dîmes, supprime im grand nombre de couvents, réduit de
moitié le corps ecclésiastique, bannit les jésuites (1767) et
réorganise l’enseignement public. Une disgrâce termina ce
ministère, qui n’avait pas duré moins de quarante-trois ans
(1734-1777), pendant lesquels Tanucci avait touché â beau-
coup de choses, mais sans avoir obtenu de résultats bien du-
rables. Le règne de Ferdinand IV se continua au milieu des
plus grandes péripéties jusqu’en 1825. Après Tanucci, tout
dépendit, à Naples, des caprices de la reine Marie-Carobne,
sœur de l’empereur Joseph II, et fameuse à plus d’un titre,
surtout par sa haine contre la France après 1789.
A la mort du dernier des Médicis, Jean -Gaston, en 1737,
la Toscane avait été assignée à François, duc de Lorraine,
époux de Marie-Thérèse, et qui devint empereur en 1745.
Sous ce prince, peu aimé des Toscans, en sa qualité d’étran-
ger, de sages réformes furent introduites dans la législation
et dans les finances par d’habiles ministres, le prince de Craon
et le comte de Richecourt. Son second fils, Pierre-Léopold,
frère de l’empereur Joseph II et de la reine de France Marie-
Antoinette, gouverna la Toscane de 1765 à 1790. « Constam-
ment occupé à réformer tous les abus introduits pendant plus
de deux cents ans d’une administration vicieuse , il simplifia
les lois criminelles, rendit au commerce la liberté, retira des
provinces entières de dessous les eaux, et en partagea la pro-
priété entre des cultivateurs industrieux, qu’il ne chargea
que d’ime rente peu onéreuse ; il doubla ainsi les produits de
l’agriculture, et rendit à ses sujets une activité et une industrie
qu’ils avaient perdues depuis longtemps. Mais il les fatigua
quelquefois par une vigilance inquisitoriale, et il éprouva une
violente opposition à ses réformes ecclésiastiques. Le peuple
qui lui devait tant le regretta peu. > (Sismon^.) U avait aboli
la peine de mort.
Dans les États du roi de Sardaigne, deux édits de 1761 et
de 1762 avaient accordé ce que la France n’obtiendra qu’après
1 789, le rachat des droits féodaux.
L’esprit nouveau pénétra jusque dans la vieille Autriche,
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TENTATIVES DE RÉFORMES,
555
V «t* y
et il y fat introduit par le fils de Marie-Thérèse, l’empereui'
Joseph II. Ce prince avait été élu empereur d’Allemagne à la
mort de son père François I“ de Lorraine, en 1765; mais sa
ynère avait gardé le pouvoir dans les États autrichiens. Sui-
^nt alors l’exemple de Pierre le Grand, avide d’apprendre,
quoique n’ayant pas la patience de s’instruire, comme l’écri-
vait Frédéric II, Joseph II se mit à visiter les pays étrangers,
puis parcourut ses propres domaines; à la mort de sa mère,
en 1 780, il se lança impétueusement dans les réformes.
Les diverses contrées qui formaient l’État autrichien, se
gouvernant chacune par des lois particulières , n’avaient
entre elles aucun lien ; Joseph tenta de les unir par une vaste
organisation administrative. U abolit les juridictions particu-
lières, divisa le territoire en 13 gouvernements subdivisés en
cercles. Il y eut autant de cours de justice, de commandants
militaires et de magistrats de police qu’il y avait de gouver-
nements. L’administration se partagea en 4 départe-
ments : politique, administ^R^proprement dite, justice,
guerre. Toutes les affaires furent centralisées dans les chan-
celleries d’État de Vienne, et les États provinciaux supprimés
ou annihilés; le despotisme de l’empereur se substituait aux
tiraillements du régime féodal.
En 1 780 , les dîmes , les corvées et les droits seigneuriaux
sont abolis. Une seule religion, la catholique romaine, est re-
connue; mais les bujles du pape n’ont de force qu’après avoir
été approuvées par l’empereur; les membres du clergé sont
subordonnés au pouvoir temporel ; les revenus de certains évê-
chés réduits ; plus de mille couvents changés en hôpitaux, en
maisons d’instruction ou en casernes ; 400 paroisses nouvelles
fondées ; le culte dégagé de certaines pratiques superstitieuses ;
*le droit de primogéniture aboli ; le mariage déclaré un simple
contrat civil, et le divorce facilité. Le 13 octobre 1781, un cé-
lèbre édit de tolérance autorise l’exercice des cultes grec et
protestant; les juifs sont admis aux écoles publiques; une
nouvelle traduction de la Bible est faite en allemand ; et le
pape Pie VI, qui fait le voyage de Vienne pour arrêter l’em-
pereur dans ses réformes, n’obtient que les égards dus à son
âge et à son caractère.
556
CHAPITRE XXX.
O
Joseph II était peu lettré, il encouragea cependant les
sciences et les arts ; il fonda des universités, des bibliothèques
publiques, des chaires de sciences physiques et naturelles, et
enleva la censure des livres aux ecclésiastiques pour la don- _
ner à des gens de lettres éclairés ; mais il défendit à ses su^^llb
jets de voyager à l’étranger avant 27 ans. Le commerce et
l’industrie nationale reçurent une vive impulsion : des ma-
nufactures furent établies ; les douanes provinciales suppri-
mées; l’importation des marchandises étrangères frappée d’un
droit énorme; les provinces autorisées pour la première fois
à échanger entre elles leurs produits; Trieste et Fiume furent
déclarés ports francs ; des routes nouvelles furent ouvertes ;
des canaux creusés ou réparés.
Ainsi Joseph II touche à tout. Il veut tout renouveler au
profit du bien-être matériel de ses sujets, au profit surtout de
son pouvoir. Mais il a le tort de combiner cette œuvre de
réformes intérieures avec mié|û^itique agressive et une am-
bition démesurée. Ses pr^M^s sur Maëstricht et le pays
d’outre-Meuse l’impliquent dans des démêlés avec la Hollande,
qui aboutissent à extorquer à,cette dernière 10 millions de
florins et à lui faire contracter une alliance avec la France
(1785). Ses projets sur la Bavière amènent la conclusion d’une
nouvelle ligue offensive et défensive entre les rois de Prusse
et d’Angleterre, les électeurs de Saxe et de Mayence, et une
multitude de princes allemands. Il rêve le partage de l’empire
turc avec la Russie , et quand le sultan qui se sent menacé
déclare la guerre aux Eusses (1787), Joseph, alléguant qu’il
est l’allié de la czarine, attaque la Porte sans sujet (1788) ;
mais il échoue devant Belgrade; le grand vizir Yousouf pénè-
tre dans la Hongrie , et il est battu lui-même à Temeswar.
Le feld-maréchal Laudon et le prince de Gobourg rétablissent*
l’honneur de ses armes, sans toutefois que la paix de 1791 as-
sure à l’Autriche , en cetour d’énormes dépenses , d’autres
avantages que l’acquisition de deux petits territoires. Mais
des troubles éclatent en Hongrie, où les nobles lui sont en-
nemis, parce qu’il a violé leurs privilèges féodaux ; où le peu-
ple lui est contraire, parce qu’il l’a blessé par ses innovations
religieuses ; les Pays-Bas se soulèvent , parce qu’il veut les
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TENTATIVES DE RÉFORMES. 557
soumettre à de nouveaux impôts , tout en leur retirant leurs
vieilles libertés; enfin la révolution française qui éclate ne
menace pas seulement le pouvoir de sa sœur, Marie-Antoi-
nette , elle menace tous les rois absolus. Joseph II regrette ce
qu’il a fait, s’effraye de l’avenir et descend tristement au tom-
beau le 20 février 1790.
On a vu quelle place glorieuse le roi de Prusse Frédé-
ric II avait prise parmi les princes réformateurs du dix-hui-
tième siècle. Celle que la dépravation de ses mœurs a fait
appeler la Messaline du Nord, et ses conquêtes Catherine la
Grande, aspirait aussi à ce titre. Elle flattait la civilisation oc-
cidentale dans ses principaux représentants, entretenait une
correspondance avec Voltaire, avec les encyclopédistes, invi-
tait d’Alembert et Diderot à résider près d’elle, et traduisait
elle-même le Bélisaire de Marmontel. Mais en même temps
elle écrivait au gouverneur de Moscou qui se plaignait que les
écoles fondées restassent vides : « Mon cher prince, ne vous
plaignez pas de ce que les Russes n’ont pas le désir de s’in-
struire ; si j’institue des écoles, ce n’est pas pour nous, c’est
pour l'Europe où il faut maintenir notre rang dans l’opinion.
Mais du jour où nos paysans voudraient s’éclairer, ni vous ni
moi nous ne resterions à nos places. »
En Suède, Gustave III, qui avait ressaisi le pouvoir absolu
par la révolution de 1772, abolit la torture et réprima la vé-
nalité des juges. Il fonda des maisons de travail pour les men-
diants, ordonna que des médecins iraient aux frais de l’État
visiter jusqu’aux derniers villages, et que tout journalier, père
de quatre enfants, serait exempté d’impôt personnel. Il attira
des ouvriers de tous les pays de l’Europé et doubla le produit
des mines de fer et de cuivre, la grande richesse du pays. Le
commerce favorisé par des privilèges accordés aux marins,
par la franchise donnée au port de Marstrand, à l’entrée du
Cattegat, prit l’essor; les grains purent circuler librement, et
par la suppression de vingt-deux jours de fête, la somme du
travail national s’accrut. Gomme Frédéric II, Gustave III écri-
vit beaucoup, même des drames, et, comme lui, admirait pas-
sionnément notre littérature.
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558
CHAPITRE XXX.
Dernlèm «le I.«aia XT (flMS-<994)) déCMleBC«
l^lltlqae et BiilItBire de la VraBce.
C’était la France qui avait donné l’impulsion au grand
mouvement qui agitait l’Europe entière, et elle-même ne
semblait pas devoir participer aux réformes que ses idées
avaient fait obtenir aux autres peuples. Au lieu de se régéné-
rer, elle descendait chaque jour plus bas sur la pente qui l’en-
traînait loin de la haute position où le siècle précédent l’avait
portée. Les succès de Frédéric II, l’avénement d’un nouvel
État au rang des grandes puissances , étaient un affaiblisse-
ment pour elle. Au traité d’Aix-la-Chapelle, elle paraissait en-
core la première des puissances militaires, grâce aux victoires
du maréchal de Saxe qui avaient jeté sur elle un reflet de la
gloire de Louis XIV. Mais la guerre de Sept ans avait mon-
tré l’impéritie de nos généraux , l’indiscipline de nos soldats
et, malgré quelques exceptions heureuses, l’affaiblissement
des qualités militaires de notre pays. Sur mer, c’était plus
qu’une décadence, c’était une ruine complète. Pour réparer
ces ruines, pour arrêter la désorganisation intérieure, pour
tenir tête , avec des réformes faites à propos , à la révolution
qui s’approchait , il ne fallait point compter sur le prince qui
s’abandonnait lui-même aux plus honteux désordres.
Ce que Louis XV était incapable de faire par lui-même, il
n’entendait pas qu'un autre le fit, non qu’il eût alors un grand
ministre : le duc de Choiseul n’était qu’un homme habile,
mais qui aimait son pays et qui voyait quelques-uns des maux
à guérir. 11 fut confiné dans l’administration de ses deux mi-
nistères de la guerre et de la marine, et ne s’occupa que delà
réorganisation militaire de la France, et de ses alliances au
dehors. La paix faite, il essaya de diminuer les dilapidations
dont l’armée était victime et de constituer fortement ses cadres
pour qu’il lui fût aisé de passer rapidement du pied de paix
au pied de guerre. Il reprit l’œuvre de Machault pour la
création d’une flotte, et fit construire 64 vaisseaux et 50 fré-
gates ou corvettes. La Corse, soulevée contre les Génois, ses
anciens maîtres, fut conquise et réunie, en 1 768, au territoire
TENTATIVES DE RÉFORMES. 559
français. En 1769, Napoléon y naquit, juste à temps pour
naître Français. Trois ans plus tôt, la mort de Stanislas avait
amené la réunion de la Lorraine à la France. Les Anglais
menaçaient l’Espagne d’une guerre : Choiseul prépara aus-
sitôt un formidable armement qui les fit réfléchir. En même
temps il encouragea l’opposition qui se formait parmi les
colons anglo-américains contre leur métropole ; il détacha le
Portugal et la Hollande de l’alliance anglaise, essaya de forti-
fier le gouvernement suédois contre les intrigues de la Russie,
et tendit une main amie à la Pologne, qui, sous le poids des
vifces de sa constitution, penchait de jour en jour vers l’abîme.
Cette politique extérieure n’éprouva qu’un revers, une tenta-
tive malheureuse pour coloniser la Guyane. Un acte important
de l’administration de Choiseul, bien qu’il ne relève pas di-
rectement de lui, fut la suppression des jésuites, dont un arrêt
du parlement condamna en 1762 la constitution après un
procès fameux auquel avait donné lieu une banqueroute de
3 millions faite par le P. Lavallette, préfet des missions aux
Antilles. Les jésuites avaient laissé derrière eux un parti puis-
sant qui ne pardonnait pas au ministre leur expulsion. Pour
le pelure, on employa tous les moyens. A Mme de Pompa-
dour, morte en 1764, avait succédé la comtesse du Barry dont
la seule présence était une souillure pour Versailles. Le duc
de Choiseul refusa de plier devant cette femme. Elle obséda
le 'roi pour obtenir son renvoi. En 1770, il fut exilé.
Pendant tout ce siècle les parlements avaient montré, contre
la cour, et contre les prétentions ultramontaines, un esprit
d’opposition que le roi supportait avec peine. Leurs débats
avec le clergé, au sujet de la bulle Unigenitus, qui condamnait
les jansénistes et que les parlements repoussaient, troublè-
rent tout le dix-huitième siècle. Le roi leur ayant vainement
imposé silence, les exila en 1753. Us revinrent tout aussi
décidés à ne point céder. Le procès des jésuites raviva la
querelle; un autre, en 1770, contre le duc d’Aiguillon, fit
^later la lutte. Le roi ayant, dans un lit de justice, arrêté la
procédure, les magistrats suspendirent l’administration de la
justice. « Ils veulent mettre la couronne au greffe, » dit le roi.
U donna à d’Aiguillon la place de Choiseul, et le chancelier
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660
CHAPITRE XXX.
Maupeou supprima les parlements, qu’il remplaça par de
nouvelles cours de justice. C’était un grave événement. Riche-
lieu et Louis XIV avaient détruit l’importance politique de la
noblesse : Louis XV détruisant le grand corps dë la magistra-
ture, qu’allait-il rester pour étayer le vieil édifice et couvrir le
monarque?
Et chaque jour lahonte de ce monarque augpnente. En 1773,
c’est la Pologne, que l’Autriche, la Prusse et la Russie se
partagent, sans que la France fasse rien pour empêcher cette
exécution de tout un peuple. En 1767, c’est l’association dite
le pacte de famine, qui renouvelle son bail pour l’accapare-
ment des grains et qui crée les famines artificielles de 1 768 et
de 1769*. Ce sont les lettres de cachet, qui se multiplient d’une
effrayante manière et qui livrent la liberté des citoyens aux
riches ou aux puissants qui ont une passion à assouvir on une
vengeance à satisfaire. C’est l’abbé Terray enfin, qui ne trouva
d’autre remède pour réduire la dette de l’État qu’une banque-
route. Aux clameurs qui s’élevaient de toutes parts, Terray
répondait froidement : « Le roi est le maître, la nécessité
justifie tout. » Il n’en laissa pas moins subsister un déficit
annuel de 41 millions. Et cependant, depuis 1715, les impôts
avaient plus que doublé, étant montés de 165 millions à 365.
Louis XV n’était pas sans voir que quelque terrible expiation
approchait; mais il s’en consolait en disant : « Ceci durera
bien autant que moi, mon successeur s’en tirera comme il
pourra. »
puU abandon dea réformea aona X.oala XTK
(«V94-«9»S).
Ce successeur n’était âgé que de 20 ans. C’était le fils du
Dauphin, le petit-fils par conséquent de Louis XV, un prince
de mœurs pures, d’un esprit peu étendu, d'une timidité de
caractère et de parole extrême, aimant le bien, le voulant,
malheureusement trop faible pour savoir imposer sa volonté
1. Louis XV était un des actionnaires de cette monstrueuse compagnie.
Pour regagner ce que lui coûtaient ses plaisirs, il agiotait sur les blés, il spé-
nilait sur la disette.
*
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TENTATIVES DE RÉFORMES.
561
à son entourage. D’abord il remit au peuple le don de joyeux
avènement ; il réforma la loi qui rendait les taillables soli-
daires du payement de l’impôt, et, pour donner une première
satisfaction à l’opinion publique, il rappela le parlement. Il
fit rentrer au ministère le vieux et futile Maurepas ; mais il
remplaça Maupeou et Terray par Malesherbes, qui dès 1771
avait demandé la convocation des états généraux, et par Turgot,
esprit supérieur et le seul homme de ce temps qui eût pu pré-
venir la révolution en la faisant et la guidant lui-même. Plus
tard, le roi donna le ministère de la guerre à un autre honnête
homme, le comte de Saint-Germain, q!ui voulait réorganiser
l’armée, comme ses collègues entendaient réorganiser les
finances et l’administration, mais qui, touchant à la hâte à
beaucoup de choses avec de bonnes idées et une mauvaise
exécution, nuisit en somme à la cause générale de la ré-
forme.
Turgot aurait voulu appliquer le vaste plan de réforme
qu’il avait conçu, mais l’opposition qu’il rencontra dès les
premiers pas l’obligea de procéder lentement. Il alla d’abord
au plus pressé. Il autorisa la libre circulation des grains et
farines par tout le royaume. Ses ennemis se hâtèrent de dire
que l’exportation allait être permise ; on fit craindre au peuple
la famine. Des émeutes éclatèrent dans les campagnes, même
à Versailles, à Paris. Il fallut user de la force (mai 1775). Une
explosion plus violente eut lieu contre Turgot lorsqu’il eut
fait adopter au roi le projet de remplacer la corvée par un
impôt que payeraient les propriétaires. L’abolition des jurandes
et maîtrises, c’est-k-dire la liberté entrant dans l’industrie,
comme il avait voulu la mettre dans le commerce, accrut
encore le nombre de ses ennemis.
Le principal ministre, Maurepas, minait sourdement son
crédit auprès du roi ; la reine attaquait un contrôleur général
qui ne parlait que d’économies. Malesherbes, comme lui,
poursuivi par la colère des privilégiés, faiblit le premier ; il
donna sa démission. Turgot, d’une trempe plus forte, attendit
la sienne. Le 12 mai 1776 il reçut l’ordre de quitter le mi-
nistère. Voltaire lui adressa VÉpître à un homme, et André
Chénier le célébra dans son Hymne à la France. Quatre mois
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562
CHAPITRE XXX.
étaient à peine écoulés que le roi cédait aux privilégiés le réta-
blissement de la corvée et celui des maîtrises. .
Cependant la guerre d’Amérique allait commencer. Pour
faire face aux dépenses nouvelles, on recourut au banquier
génevois Necker, qui avait une grande réputation de finan-
cier. Gomme il était protestant et étranger, il n’eut que
le titre de directeur des finances (octobre 1776). Pendant
5 années il se tira avec honneur d’une situation que rendaient
bien difficile le caractère mesquin et jaloux de Maurepas,
l’indolence du roi, l’avidité des courtisans. Il lui fallait combler
le déficit que Turgot n’avait eu que le temps de diminuer,
pourvoir aux frais de la guerre d’Amérique et aux dépenses
énormes d’une cour encombrée d’un peuple d’officiers de tout
nom et de valets de toutes sortes. 11 y réussit sans augmenter
les impôts, sans économiser beaucoup sur la cour, mais par
une réduction dans les frais de perception, par mille petites
réformes utiles et par 490 millions d’emprunts qui furent
constitués, pour la plupart, en rentes viagères. C’était bien
d’en appeler au crédit public, mais emprunter à titre oné>
reux, c’était reculer la difficulté, non la résoudre, et, sous
cette administration honnête d’un habile banquier, non d’un
grand ministre, le gouffre continuait à se creuser. Necker,
pour le combler, comptait sur la paix, sur l’avenir; mais qui
est le maître de l’avenir?
Necker tomba deux ans avant la fin de la guerre. L’oc-
casion de sa chute fut son fameux Compte rendu de l'état des
finances publié en 1781, qui fit tant de bruit et qui était
pourtant bien incomplet, car ü ne montrait que les recettes et
les dépenses ordinaires. On n’y parlait ni des emprunts ni des
dépenses pour la guerre. La recette y apparaissait supérieure
de 10 millions à la dépense. Le public, charmé qu’on levât h
ses yeux ne fût-ce qu’un coin du voile épais qui cachait les
finances, reçut cette publication avec d’immenses applaudis-
sements. Les capitalistes prêtèrent au ministre 236 millions.
Mais la cour s’irrita de cet appel à l’esprit public. Si le jour
entrait dans l’administration financière, que deviendraient les
pensions et tout le pillage habituel ? Devant les clameurs de la '
cour Louis XVI céda encore; et quand Necker, k bout de
C ■■ ;l(
TENTATIVES DE RÉFORMES. 563
patience, lui offrit sa démission, il l’accepta (21 mai 1781),
En outre de ces réformes financières, quelques actes hono-
rables avaient signalé son administration : il avait fait affran-
chir les serfs du domaine royal, détruire le droit de suite,
qui livrait au seigneur tous les biens acquis en pays étranger
par son serf fugitif, et abolir la question préparatoire.
Dans la guerre d’Amérique (1778-1783) la France aida un
peuple nouveau à monter au rang des nations. D’autres actes
signalèrent l’influence qui lui revenait. Par ses subsides à la
Suède, par sa volonté hautement déclarée de soutenir Gus-
tave III, elle arrêta l’ambition éhontée de la Prusse et de la
Russie ; d’un autre côté elle contribua à sauver la Bavière des
attaques de l’Autriche, l’Empire d’une guerre entre les deux
grandes puissances allemandes, en faisant accepter au congrès
de Teschen (1779) sa médiation et celle de la Russie par
l’Autriche et la Prusse. Sa diplomatie était donc aussi heu-
reuse que ses armes.
Mais la victoire coûte cher, et l’administration des finances
était tombée aux mains de l’incapable Joly de Fleury, puis
en celles du prodigue de Galonné, qui en trois ans et en
temps de paix fit pour 500 millions d’emprunts. La situation
s’aggrava donc au lieu de s’améliorer, et le moment vint de
tout dévoiler au roi. Alors le prodigue se fit réformateur;
Galonné imagina un plan où se mêlaient les idées de tous ses
devanciers : soumettre les privilégiés à l’impôt et à une sub-
vention territoriale; établir des assemblées provinciales; di-
minuer la taille ; donner la liberté au commerce des grains, etc.
Une assemblée de notables, réunie le 22 février 1787 pour
discuter ces plans, les accueillit fort mal; de Galonné tomba,
mais le déficit ne fut pas comblé.
Brienne, archevêque de Toulouse, brillant ambitieux qui
mêlait les affaires aux plaisirs, est choisi pour le remplacer,
et n’est pas plus habile. Le parlement refuse d’enregistrer des
édits établissant de nouvelles taxes, et déclare que les dépu-
tés de la nation ont seuls le droit de consentir l’impôt.
Louis XVI, dans un lit de justice, force la main au parle-
ment, qui est encore une fois exilé. Mais des troubles éclatent
de toutes parts. Brienne, à bout de ressources, convoque les
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564
CHAPITRE XXX.
états généraux pour le l" mai 1789. Une seconde assemblée
des notables, appelée à décider quelle serait la représentation
de la noblesse, du clergé et du tiers, se prononce pour l’éga-
lité de nombre des députés de chaque ordre. C’était donner
la majorité aux deux classes privilégiées. L’opinion publique
s’indigne, et Necker, rappelé au ministère des finances, dé-
cide le roi à déclarer de sa pleine puissance, que le nombre
des députés du tiers serait égal à celui des deux autres ordres.
La révolution française commençait (1789).
En résumant l’ensemble de ce chapitre, on voit que, sous la
pression des idées françaises, l’esprit de réforme avait gagné
l’Europe entière. Les princes se mettent d’eux-mêmes à la
tête du mouvement. Ils veulent supprimer des abus, effacer
des privilèges, donner du bien-être à leurs peuples. Mais ces
réformes d’ordre purement matériel et qui tendent bien plus
à accroître les revenus et la force des princes qu’à élever le
niveau moral et la condition politique des sujets sont impuis-
santes dans la plupart des États, parce que les gouvernements
ne songent pas à se réformer eux-mêmes, et que faute de
bonnes institutions tout dépend encore du hasard des nais-
sances royales qui peut faire passer le pouvoir absolu des
mains d’un prince intelligent à celles d’un prince incapable.
L’Espagne retombe, sous Charles IV et Godoï, presque aussi
bas que sous Charles II. Le temps des lazzarones refleurit à.
Naples sous la reine Caroline et son ministre Acton ; Joseph II
agite l’Autriche, mais ne la régénère pas. On a vu ce que
Catherine II pensait des réformes pour son peuple. En Prusse
seulement, un grand homme fait de grandes choses; et en
France d’habiles ministres qui veulent en faire n’y réussissant
pas, la nation se charge de les accomplir elle même.
FIN.
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LISTE CHRONOLOGIQUE
DES PAPES, DES EMPEREURS ET DES PRINCES QUI ONT RÉGNÉ
DANS LES PRINCIPAUX ÉTATS DES TEMPS MODERNES
Papes.
Nicolas V I4(i7
Calixtr III (Borgia) lIiSS
Pie II (Æneas-SiWius Piccolomini ) 1458
Paul II 1464
Sixte IV 1471
Innocent Vill 1484
Alexandre VI (Borgia) 1492
Pie III 1503
Jules II (de la Rovère). . . . • 1503
Léon X (deMédicis) 1513
Adrien VI 1522
Clément VII (de Médicis) 1523
Paul III (Farnèse) 1524
Jules III 1550
Marcel II 1555
Paul IV (Caraffa) 1555
Pie IV 1559
Pie V 1566
r.liÉCOiRE XIII 1572
SIXTE V 1585
Urbain vu 1590
CrÉGOIBF. XIV 1590
Innocent IX 15S1
Clément VIII 1592
Léon XI 1605
Paul V (Borghèse) 1605
Grégoire XV I621
Urbain VIII (Barbcrini) 1623
INNOCE.NT X 1644
Alexandre VU (Cbigi) 16SS
Clément IX 1667
Clément X 1670
Innocent XI 1676
Alexandre VIII 1689
Innocent XII 1691
Clément XI 1700
Innocent XIII 1721
Benoit XIII 1724
Clément XII 1730
BE-NOIT XIV 1740
Clément XIII 1758
Clément XIV (GanganeUi) 1769
Pie VI...- 1775
Empereurs d'Allemagne.
Frédéric III '1440
Maximilien 1«>- 1493
Ciiarles-Qcint 1519
abdique en 1556
Ferdinand P' 1558
déjà roi de Hongi'ieei de Bohème
depuis 1526
Maximilien II 1564
Rodolphe II 1576
-Mathias 1612
Ferdinand II 1619
Ferdinand III 1637
Léopold Mr 1658
Joseph I"'
Charles VI
mort
Charles VII (Albert de Bavière). .
La branche d’Autriche Lorraine
commence avec François l'r,
duc de Lorraine, époux de Marie-
Thérèse, fille de Charles VI
Joseph II, empereur depuis
mais souverain d’Autriche seule-
ment à la mort de Marie-Thé-
rèse , en
1705
1711
1740
1742
1745
1765
1780
, Eupagno.
ROTACMB d’ARAGON. FERDINAND II LE CATHOLIQUE, ma-
Alpuunse V 1416 rié à la reine de Castille depuis
Jean II, roi de Navarre par sa fem- J469 1479
me depuis 1425 1455
I . La date est celle de ravénemenl.
TEMPS MODERNES.
22
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566
LISTE CHRONOLOGIQUE
CASTILLE ET LÉilü.
Jlan U {>106
Hetri IV 1454
Isabelle I" 1474
Jea:<se la folle , flilc d’isnbdie
et de Ferdinand le caltiullque ,
roi d'Aragon 1504
Maison d’Autriche.
Cbaiiles I'', fils de Jeanne la Folle 1516
cmporeur (Charles V) 1519
Pbilifpe II • 155$
Philippe III 1598
Philippe IV 1621
Charles II 166$
Maison de Bourbon.
COURONNES UNIES d'aRACON, IIE CASTILLE
BT DE LÉON, OU ROVAUHE D'ESPAG.NB.
Ferdinand II le catholioi f. , roi
d’Aragon depuis 1479; Ferdi-
nand V pii Castille 1.5»tf7
conquérant de la Navarre 1512
Philippe V I70o
abdique 1724
I.ouis l*' 1724
Philippe V, pour la seconde fois. 1724
Ferdinand VI 1746*
Charles III 1759
Charles IV 1788
Vraace.
Charles VII
Louis XI
Charles VIII
Branche d’Orléans.
louis XII
Branche d’Angouléme.
François I*'
Henri II
1422 François II 1559
1461 Charles IX 1560
1483 Henri III 1574
Branche des Bourbons.
1498 Henri IV 1589
Louis XIII 1610
Louis XIV 1643
1515 Louis XV 1715
1547 Louis XVI 1774
Ctrande-Bretag;ne.
Henri VI 1422
renversé 1461
Charles I<' 1625
sa mort 1649
Branche d’York.
Edouard IV i461
Edouard V 1483
Richard III I4s3
renversé 1485
République de 1649 à 1660. Pro-
tectorat d’Olivier Cromwell
de 1653 à 1658 , — de son fils,
Richard Cromwell , 1658-1659.
Maison des Tndors.
Henri Vil 1485
Henri VIII 1509
Edouard VI 1547
Jane Cret 1553
Marie 1SS3
Elisabeth 1558
Maison des Stuarts.
Jacques I", roi d’Ecosse et d’An-
gleterre 1603
Charles II 1660
Jacques U 1685
déposé 1689
Guillaume III 1689
Anne Stuart 1702
Maison de Hanovre.
George I7i4
George II 1727
George lll 1760
Naplca.
Alphonse 1" 1435
Ferdinand I*' 1458
Alphonse II 1494
Ferdinand II 1495
Frédéric I" 1496
Ferdinand le catholique 1504
Depuis cette époque jusqu'en 1713
les rois d’Espagne régnent aussi
à Naples. L’empereur Charles VI
est roi de Naples de 1713 à 173$.
Don Carlos 1735
Ferdinand III 1759
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PAPES, EMPEREURS ET ROIS
567
Pologne.
CAâlHlR IV 1^45
Jeas I«' (Albert) 1492
Alkxa:<dre l*' 1501
SlGISMOXD l'f 1506
Sicis]io:iD II ( Auguste) * . . . 1548
Henri (le roi de Trancc Henri III). 1572
Etienne BATHORl(de Transylvanie) 1575
SicisMOND III (de Suède) 1587
Wladislas VII, son (ils 1632
Jean Casimir, frère du précédent. 1648
Micdel VVisnioviecki 1669
Jean Sobiesri 1674
AfGUSTE II, électeur de Saxe 1697
Stanislas Leczinsri 1704
Auguste III 1733
PONIATOWSRI.. 1764
PruMMe. ^
Frédéric III, premier comme roi. 1701 •rëdf.ric II
Frédéric Gdillacme I‘' 1713 Frédéric-Guillaume II,
1740
1786
BoMsie.
WASILI III 1475
Ivan III 1462'
Wasili IV 1505
Ivan IV 1533
FEDOR !•' 1584
Extinction de la dynastie de Ru-
rick 1598
Usurpateur de 1598 A 1613.
Michel , de la maison des Roma-
now 1613
Alexis 1645
Fedor II 1676
Pierre le Grand 1682
Catherine 1'° 1725
Pierre II 1727
Anne 1730
Ivan VI 1740
Elisabeth 1741
PlERIlE III 1762
Catherine II 1762
Sardaigne.
VICTOR-AMÉDÉE II 1675 ChARLES-EMMANCEL III 1730
roi en 1713 Victor-Ahédée III 1773
Suède.
Dynastie des Wasa.
Gustave I" 1523
Eric XIV 1560
Jean III 1568
SiGISMOND 1591
Charles IX 1604
Gustave 11 (Adolphe) 1611
Christine
Charles X (Gu.stave)..,
Charles XI ••.*..
Charles XII
... 1632
... 1654
... 1660
... 1697
Ulriqie Eléonore
... 1712
Frédéric I"
... 1719
Alphonse-Frédéric II..
... 1751
Gustave III
... 1771
Tnr.^ule.
Mahomet II 1451
Bajazet II 1481
SelimI" 1512
Soliman I<' 1520
Sblim II 1566
AHURATH III 1574
Mahomet II 1695
Achmet I" 1603
Mustapha 1" 1617
Othman h 1618
Mustapha I", pour la seconde
fois 1622
Amurath IV 1623
Ibrahim 1639
AIaiiometIV 1649
SOLIM.tN III 1687
Achmet 11 1691
Mistapiia II 1695
ACHMET III 1703
Mahmoud I" 1730
Othman III 1754
Mustapha III 1757
Abdul-Hamed 1774
Selim III. ...1 1789
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TABLE DES MATIERES
LIVRE L
RÉVOLUTION POLITIQUE OU RUINE DÉFINITIVE DES INSTITUTIONS
POLITIQUES DU MOYEN AGE ET SYSTÈME NOUVEAU DE GOU-
VERNEMENT.
I. ÉTAT DE l’Europe au milieu du quinzième siècle. — De la
limite entre le moyen âge et les temps modernes. ^ Eu-
rope occidentale. — États du Nord , de l’Est et du
Centre 1
II. La France de 1453 a 1494. — Progrès de l’autorité royale
dans la dernière année de Charles VII. — Louis XI
(1461-1483). Ligue du bien public (1465). Entrevue de
Péronne (1468). Ambition et mort du duc de Bour-
gogne (1477). — Ruine des grandes maisons féodales;
mort de Louis XI (1483). — Le règne de Charles VllI,
jusqu’à l’expédition d’Italie (1483-1494) 9
III. L’Angleterre de 1453 a 1509. — État de l’Angleterre au
milieu du quinzième siècle. — Guerre des deux Roses
(1455-1485). — Henri VII Tudor (1485-1509). — Suppres-
sion des libertés publiques., 2Î
iV. L’Espagne de 1453 a 1521. — État de l’Espagne au milieu
du quinzième siècle. — Navarre, Aragon, Castille et
Portugal 43
V. L’Allemagne et l’Italie de 1453 a 1494. — Divisions de
l’Allemagne et de l’Italie. Les empereurs Frédéric III et
Maximilien. — L’Italie dans la seconde moitié du quin-
zième siècle 56
VI. L’empire turc de 1453 a 1520. — Mahomet II (1451-1481).
Bajazet II et Sélim (1481-1520) 14
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570
TABLE DES MATIÈRES.
LIVRE II.
CONSEQUENCES DE LA RÉVOLUTION POLITIQUE : PREMIÈRES
GUERRES EUROPÉENNES (1494-1559).
VU. Güerhes d’Italie de 1494 a 1516. — Résumé de la période
précédente. — Expédition de Charles Vlll en Italie (1494).
— Louis, XII (1498-1515). — Nouvelle conquête du Mila-
nais par François l" (1515).. 82
VIII. Premièhf. KivALiré dks maisons de France et d’Autriche
(1519-1529). — François I" et Charles-Quint. — Première
guerre (1521-1526). — Seconde guerre (1526-1529); traité
de Cambrai 99
DL Seconde époque de la rivalité des maisons de Frange et
d’Autriche: intervention de la Turquie et de l’An-
gleterre (1529-1547). — Nouveau système d’alliances de
la France. — Charles-Quint devant Tunis et Alger; troi-
sième guerre avec la France (1536-1538). — Quatrième
guerre (1542-1544) 108
X. Troisième époque de la rivautE des maisons de France
ET d’Autriche (1547-1559).— Toute puissance de Charles-
Quint; cinquième guerre contre la France (1547-1556).
— Dernière lutte pour l’indépendance italienne; traité
de Cateau-Cambrésb (1559) 119
. LIVRE III.
RÉVOLUTION DANS LES INTÉRÊTS, LES IDÉES ET LES CROYANCES.
IL
XII.
XIII.
La révolution économique , ou découverte de l’Amérique
ritimes. — Vasco de Gama (1497) et lempire colonial
des Portugais. — Christophe Colomb (1492) ; Cortez(1519);
Mag^lan (1520) ; Pizarre (1529) ; empire colonial des
Espagnols. — Conséquences des nouvelles découvertes.
Invention des postes et des canaux à point de partage. . .
Révolution dans les lettres, les arts et les soencbs,
ou LA renaissance. — Découvcrte de l’imprimerie. —
La renaissance des lettrc-s. — La renaissaBce des arts.
— • La renaissance des sciences
La révolution dans les crotances, ou la réforme. —
129
IM
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TABLE DES MATIÈRES. 571
Etat du clergé au seizième siècle. — Luther : la réforme
en Allemagne et dans les Etats scandinaTCs (1517-1555).
— ZwinRli et Calvin : la réforme en Suisse, en France,
aui Pays-Bas et en Ecosse (1517-1&59). — La réforme
en Angleterre (1531-1562). — Principales différences
entre les f^lises protestantes. 178
UVRE IV.
RESTAURATION CATHOLIQUE ET GUERRES DE RELIGION ;
PREPONDERANCE DE L'ESPAGNE.
XI Y. Le cowciLE DK Trente et la resta d ration catholiqoe.
— Réforme à la cour pontificale et tentatives de conci-
liation avec les protestants. — Mesures défensives; l’In-
quisition (1S42), l’Index, les Jésuites. — Concile de
Trente (1545-1 563) 210
XV. Les guf.rhes de reltgion (1559-1598). — Les chefs catho-
liques et les chefs protestants. — Lutte des deux religions
aux Pays-Ras: formation de la république des Provinces-
Unies (1566-1609). — Lutte des deux religions en Angle-
terre : Elisabeth et Marie Stuart; la grande Armada
(15.59-1688). — Les guerres de religion en France (1562-
1598) 224
XVI. Suites des guerres de religion pour la France, l’Es-
pagne, l’Angleterre et la Hollande. — Décadence et
ruine de l’Espagne. — Prospérité de l’Angleterre et delà
Hollande. — Réorganisation de la France par Henri IV
(1598-1610) 262
LIVRE V.
PREPONDERANCE DE LA FRANCE SOUS LOUIS XIII ET LOUIS XIV.
XVII. Louis XIII et Richeueu : PAaFicATioN intéhiedkk (1610-
1643). — Minorité de Louis XllI et régence de Marie de
Médicis (1610-1617). — Richelieu abaisse lea protestants
et la haute noblesse (1624-1642) 283
xyill. La guerre de Trente ans. — Les lays du Nord et l’Alle-
magne à l*tpoque de la guerre de Trente ans. —
Guerre de Trente ans : périodes palatine et danoise
(1618-1626). — Périodes euédoiseetfrançaise (1630-1648). 296
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572 TABLE DES MATIÈRES.
XIX. L’Angleterre sous les Stuarts et Cromwell. — Les
Stuarts : le roi Jacques I" (1603-162^. — Charles I”
(1625-1640). — Le long parlement (1640-1649). — La ré-
publique d’Angleterre (1649-1660)
XX. La Franck de 1643 A 1661 ; état de l’Europe en 1661. —
Mazarin et la Fronde. — Guerre avec l’Espagne ; traité
des Pyrénées (1659). — Situation de l’Europe en 1661. 34.'!
XXI. Le règne de Louis XIV jusqu’à la guerre de la ligue
d’Augsbourg (1661-1681). — Centralisation administra-
' tive de la France ; Colbert et Louvois. — Guerres de
Flandre (1667) et de Hollande (1672). — Conquêtes de
Louis XIV en pleine paix ; révocation de l'édit de Nantes
(1685) 362
XXII. Révolution de 1688 en Angleterre; seconde et troi-
sième COAUTIONS CONTRE LA FRANCE; PAIX DE RySWICE
(1697) et d’Utrecht (1713). — Charles II et Jacques II
(1660-1688). — Guerres de la ligue d’Augsbourg (1688-
1697) et de la succession d'Espagne (1701-1712) 383
XXIII. Les ARTS, les lettres et les sciences au dii-skptième
siècle. — Les lettres et les arts en France. — Les lettres
et les arts dans les pays étrangers. — Les sciences au
dix-septieme siècle. 402
LIVRE VI.
%
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE : GRANDEUR DE L’ANGLETERRE,
DE LA RUSSIE ET DE LA PRUSSE.
XXIV. Création de la Russie ; ruine de la Suède. — Pierre le
Grand et la Russie au commencement du dix-septième
siècle ; puissance de la Suède ; Narva et Pultawa. — Char-
les XII à Bender; traités de Pruth (1711) et de Nystadt
(1721). — Second voyage de Pierre en Europe (1716);
Saint-Pétersbourg; le czar chef de l’Église russe 421
XXV. Création de la Prusse ; abaissement de la France et de
l’Autriche. — Régence du duc d’Orléans; ministères de
Dubois, du duc de Bourbon et de Fleury (1715-1743).—
Formation de la Prusse et situation de l’Autriche. —
Guerre de la succession d’Autriche (1741). — Guerre de
Sept ans (1756-1763) 442
XXVI. Puissance maritime et coloniale de l’Angleterre. —
L’Angleterre de 1688 à 1763. — La Compagnie anglaise
des Indes orientales 478
XXVII, Fondation des États-Unis d’Amérique. — Origine et con-
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TABLE DES MATIÈRES. 573
stitution des colonies anf^laises d'Amérique. — Guerre
d’Amérique (1775-1783) 491
XXVIII. DeSTHOCTIOM ‘PB LA POLOGNE; ABAISSEMENT DES Tt'RCS ;
GRANDBüB DE L» RUSSIE. — La Russje de Pierre le Grand
à Catherine II. -- Catherine II (1762-1796); premier par-
tage de la Pologne (1772). — Traités de Kaïnardji (1774)
et de Jassy (1792). — Second et troisième partages de
la Pologne (1793) 503
LI\TIE VII.
t
PRELIMINAIRES DE LA REVOLUTION.
XXIX. IJÎ.S .«y.rRWCR.s et les lf.ttrr.s au DiE-HiimftifB .siftr.LR. —
Découvertes scientifiques et géographiques. — Les lettres
et les arts fil8
XXX. Temtatives de réformes. — Désaccord entre les idées et
les institutions. — Agitation des esprits et demandes de
réformes. — Réformes opérées par les gouvernements.
— Dernières années de Louis XV (1763-1774) ; décadence
politique et militaire de la France. — Essai, puis aban-
don des réformes sous Louis XVI (1774-1793).. 532
nN DE LA TABLE.
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5 75^3^0
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KEIRATA.
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Page
2, ligne 30, États, lisez ; peuples.
125, — 9, grand succès, lisez : succès retentissant.
127, — 6-7, lire ainsi ; l’obéissance envers le roi et la disci-
pline des camps consacrer la révolution com-
mencée par la poudre à canon et les armées
permanentes.
194, — 38, (1541). Calvin, lisez ; (1541) ; mais il fut rappelé
195, — 1 , supprimez : eut alors.
197, — 10, inspirations, lisez : aspiratiohs.
202,^ — 7, sacrifier , lisez : abandonner.
252, — 25, lui, lisez : leur.
257, — 28, 1580, lisez : 1588.
271, — 11, Forbiser, lisez ; Forbisber.
— — 17, fait, lisez : fit.
— — 18, importait, lisez : emportait. ^
283, — 4 lignes avant la fiu, aux mères de rois, lisez; àli
mère du roi.
Paris. — Imprimeile de Ch. Lahure et C*«, rue de Fleuras, 9.
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